Chincholle - Les Survivants de la Commune/Chapitre IV

L. Boulanger. Éditeur (p. 121-250).

TROISIÈME SÉRIE

LES FEMMES
DE LA COMMUNE

LA DÉSIRÉE

Un incident marqua la sortie du meeting qui eut lieu, salle Lévis, le 27 août 1882.

Une citoyenne rencontre M. Henri de Lapommeraye qui venait de voir et d’entendre, pour la première fois, mademoiselle Louise Michel.

Elle s’arrête devant lui. Elle lui met le doigt à la boutonnière, sur le ruban rouge dont il a été gratifié comme professeur au Conservatoire.

Elle lui dit crânement :

— Citoyen, comment avez-vous osé venir ici avec cela ?

— Mais, madame, parce que je l’ai.

— Si je l’avais, moi, je ne le porterais pas.

Et la voici qui fait son petit discours : « La décoration est le résultat d’un abus du pouvoir. Elle a le tort d’établir une distinction entre des citoyens égaux ». Et patati, et patata.

— Vraiment, citoyen, continue-t-elle, on retire son ruban avant d’entrer dans nos réunions.

— Permettez, madame, réplique Lapommeraye, ayant l’habitude de le porter dans la rue, je juge à propos de ne l’ôter nulle part.

Et, sur ces mots, il salue et se retire.

La citoyenne, qui s’était permis cette algarade, était une petite blonde à la figure chiffonnée. Quarante ans à peu près. Toilette assez propre.

C’était la Désirée. On affirme qu’à la fin de l’Empire, elle était assez désirable.

Elle ne tenait toutefois son prénom que de sa marraine.

Quant à son nom de famille et à celui de son mari, l’un et l’autre sont restés des mystères.

Les mémoires secrets sont toujours pleins de saveur. Je bénis le hasard qui, de temps en temps, veut bien m’en livrer un chapitre.

Les héros des lignes suivantes seront, outre la Désirée, Napoléon III et Gustave Flourens.

La Désirée venait de perdre son mari.

Celui-ci, qui était un républicain ardent, l’avait rendue ultra-radicale. On se souvient de l’effervescence, qui troubla Paris à la fin de l’Empire. La Désirée y prit part, marchant à côté des forts, exaltant les faibles, ne manquant pas une réunion publique.

Parmi tous ceux qui rêvaient la chute de l’Empire, un homme surtout lui plut. C’était Gustave Flourens, dont l’enthousiasme et l’audace la conquirent.

Au commencement de 1869, à Belleville, il continua, en dépit du commissaire de police, deux réunions dissoutes. Il fut, de ce chef, condamné à trois mois de prison après avoir déjà subi deux mois de prévention à Mazas.

Dès la détention de son héros, la Désirée n’eut naturellement d’autre souci que d’adoucir sa captivité. Munie d’un panier contenant un poulet, du vin et autres agréments, elle se rendit naïvement à la prison dont on lui ferma la porte. Il lui fallait un laisser-passer, qu’elle alla demander à la Préfecture.

Comme elle n’était ni femme, ni sœur, ni même cousine du prisonnier, le laisser-passer lui fut refusé. Sa rage fut sans égale.

De-même que les paysans qui rendent toujours le gouvernement responsable du mauvais état des récoltes, elle accusa l’empereur de ne pas vouloir qu’elle vit Flourens. Sa haine politique devint une haine personnelle.

Ajoutez à cela que, de Mazas, le prisonnier qui avait une grande confiance en elle, la demandait par tous ses amis. Il voulait la charger de faire un triage parmi ses papiers dans lesquels il craignait que la police ne fouillât et qui pouvaient compromettre quelques-uns de ses amis.

Folle, exaltée, la Désirée fit un serment, celui de tuer l’empereur. Elle dressa son plan qui, selon elle, était bien simple.

Très lettrée, elle écrirait une jolie supplique à Napoléon III, lui demandant une audience pour intercéder une grâce. Rarement les souverains refusent de ces audiences.

Elle aurait une petite cartouche de picrate de potasse et la jetterait sur le bureau de l’empereur, prête à donner elle-même sa vie pour la mort du tyran.

Mais, en ce temps-là, on ne trouvait pas facilement du picrate de potasse. Il lui fallait un chimiste pour complice. Le parti radical en comptait quelques-uns qui lui refusèrent leur concours.

Il faut entendre la Désirée flétrir les pusillanimes qui lui répondirent :

— Au fond, nous ne sommes pas pour l’assassinat politique. Le suffrage universel doit tout faire…

À défaut de picrale, la Désirée pensa à s’armer d’un revolver, malgré le peu d’expérience qu’elle avait de cette arme.

À ce moment, Flourens, désespérant de la voir, lui fit parvenir ses clefs en lui donnant ses instructions. Vite, elle courut chez lui, chercha les papiers en question.

En les fouillant, elle était bien forcée de lire. Et n’eût-elle pas été forcée ?… On n’est pas vainement femme.

Les bras lui tombèrent. Il n’y avait pas que des lettres dans les papiers à consulter. Il y avait des notes intimes au milieu desquelles s’étalaient des phrases comme celle-ci : « Je serai, pour la Crète, Alexandre doublé d’Aristote. » De ces notes s’exhalaient de terribles aveux d’ambition effrénée. Quoi ? Elle révait l’abolition du pouvoir personnel et son héros lui-même, celui qu’elle considérait comme le type le plus pur de la réforme révolutionnaire, rêvait aussi d’être un tyran. C’en était trop. Son idole se brisa. À quoi bon tuer l’empereur puisque le parti auquel elle s’était vouée réservait peut-être à celui-ci une armée de successeurs ?

Quelques semaines après, Gustave Flourens sortait de prison. Il reprit rang dans le mouvement radical. Rochefort se présentait à la députation dans la première circonscription de Paris. Flourens se fit son séide et le soutint dans toutes les réunions publiques.

Un soir, il était élu président aux acclamations de la salle. Une femme demanda la parole. C’était la Désirée qui monta à la tribune, un parapluie à la main droite, un papier à la main gauche.

— Citoyens, dit-elle, je demande la permission de vous lire quelques notes intimes, en vous déclarant d’avance que je les condamne de la première ligne à la dernière et que je renie leur auteur, qui a la prétention d’être des vôtres.

Le scandale plaît toujours. La salle permit à la Désirée de lire et rugit.

— Eh bien, continua-t-elle, croyez-vous encore maintenant que l’homme qui a écrit cela soit digne de vous présider ? Car l’auteur de ces notes est assis à cette table. C’est vous, Gustave Flourens !

Et, de son parapluie, elle menaça héroï-comiquement celui qu’elle avait tant admiré.

Mais, du coup, on la mit à la porte. Le peuple ne veut pas que l’on touche à ses dieux.

Depuis ce jour-là, la Désirée est reniée par son ancien parti. La passion politique, elle aussi, a ses cruelles hystéries et ses épouvantables désillusions…

La Désirée s’est vengée en se faisant anarchiste. Elle était au milieu de ceux qui, salle Lévis, lançaient des morceaux de table aux blanquistes.

LA CITOYENNE LEMELLE

Une des huit condamnées à mort que les survivants de la Commune ont inscrites sur leur martyrologe.

Sa qualité de femme l’a sauvée. Sa peine a été commuée. La citoyenne Lemelle, ou plutôt le vieux sergent, — comme l’appellent encore ses amis en souvenir des fonctions qu’elle remplissait pendant la Commune dans l’armée des fédérés, — a été condamnée à la déportation, puis graciée. Elle vit aujourd’hui à Paris, dans un petit logement, à Montmartre, 42, passage Germain-Pilon. Très intelligente, elle a bravement demandé une place à Henri Rochefort qui lui a fait cette réponse romaine :

— Je ne sais rien de plus honorable pour une femme que de chercher à gagner sa vie par le travail.

La citoyenne Lemelle a maintenant une place de douze cents francs au journal l’Intransigeant. Ce n’est pas la fortune, mais c’est le pain assuré. Il paraît qu’elle s’en contente. À vrai dire, en sa qualité de déportée en retraite, elle entre gratuitement dans les réunions publiques où elle peut encore rêver en plein tapage le retour de la Commune.

LA CITOYENNE LEROY

C’est la plus connue des huit femmes qui ont été condamnées à mort après le terrible Mai.

On parla beaucoup d’elle parce qu’elle aima et dénonça Urbain, membre de la Commune. Il reste toujours une femme, même dans une citoyenne.

Sa peine fut naturellement commuée. La citoyenne Leroy fut, avec ses sept amies, transportée aux îles Maronites.

Depuis qu’elle a été graciée, elle a deux fois changé de nom. Elle s’est d'abord appelée madame Merr, mais son mari, un Hollandais qu’elle a connu en exil, est mort après seize mois de mariage.

Elle a épousé depuis M. Duvergier, ouvrier lithographe, et doit avoir oublié, à l’heure qu’il est, la Commune, ses pompes et ses œuvres.

LA CITOYENNE MARCHAIS

L’une des communardes les plus furibondes, la femme Marchais, qui traita de si haut la justice, a épousé… curieux retour des choses d’ici-bas… un gendarme ! Son mari, qu’elle adore, a dû arrêter, depuis, plus d’un de ses anciens amis.

LOUISE MICHEL

On célébrait le 5 janvier 1881, selon le rite de la Libre-Pensée, les obsèques de Blanqui.

Quelques centaines de convaincus et cent mille badauds avaient suivi le corps. C’était presque une seconde édition des obsèques de Victor Noir.

Les députés Louis Blanc, Barodet, Cantagrel, Daumas, Amat, Vernhes, Talandier ; les citoyens Henri Rochefort, Jules Vallès, Alphonse Humbert, Edmond Lepelletier, Fortin, le général Eudes, Lissagaray, Arnold, Vaillant, Longuet, Gaillard, Cournet ; les citoyennes Marie Ferré, Léonie Rouzade, Lemelle, Cadolle, étaient là.

Et entre toutes et tous particulièrement regardée, celle dont on a tant parlé depuis la Commune, la terrible LOUISE MICHEL.

L’un après l’autre, sur le bord de la tombe, le général Eudes, au nom du parti blanquiste, le citoyen Roche, au nom de la ville de Bordeaux, le citoyen Lepelletier, au nom de la Libre-Pensée, le citoyen Sussini, au nom du socialisme révolutionnaire de Marseille, ont parlé.

Tout à coup les rangs s’ouvrent, comme au théâtre, à l’entrée du premier sujet.

Place à Louise Michel. À son approche, un brouhaha se fait.

Droite, rigide, vêtue de noir comme toujours, presque drapée dans un grand voile qu’on prendrait pour un linceul noir, elle se place sur le bord de la tombe d’où elle semble sortir, les grands yeux fauves tout béants, le nez taillé comme avec un couteau au-dessous d’un front d’anachorète.

Elle lève le bras droit avec un mouvement de marionnette et de sa large bouche aux lèvres minces tombent lentement, mesurément, sur un ton de récitation, ces paroles enfiévrées que Bouchardy eût mises volontiers dans un rôle de Masaniello féminin :

— Blanqui, ta mort est une apothéose. Plus l’homme est enfoui, plus l’idée domine… Si on venait ici nous massacrer tous pour tes doctrines, tous nous serions heureux, et ceux qui ne sont pas ici s’empresseraient d’y accourir.

En étiez-vous si sûre que cela, mademoiselle ?

— À côté de nos chers morts de 1871, au nom de Rigault, au nom de Ferré, je flétrirai sur cette tombe toutes les ignominies, quel que soit leur nom, empire ou opportunisme. Je te vengerai, Blanqui !

— Vive Louise Michel ! Vive la Commune !

À ces cris, M. Blanqui fils se retire. Son départ est même très remarqué.

Un citoyen se présente au nom des socialistes de Lille. Comme on cause bruyamment autour de la tombe, il juge à propos, ce dont nous le remercions, de clore son discours qui avait pourtant commencé par un grand effet :

— Blanqui est mort. Vive la Révolution sociale !

Louise Michel reparaît. Nous allons apprendre pourquoi l’on causait tant tout à l’heure.

Citoyens, dit-elle, Paule Minck devait venir parler sur cette tombe. Je le sais ! Elle avait reçu des dépêches de tous les départements de France qu’elle était chargée de représenter en ce lieu solennel. Il a fallu qu’on l’ait empêchée de parvenir jusqu’ici. Elle y est pourtant puisque j’y suis et que je me charge de remplir son mandat, etc.

Après deux autres discours de comparses, la cérémonie est terminée. Alors commence une bousculade inénarrable. Les uns voudraient se retirer. Les autres voudraient approcher. D’où deux courants opposés, furieux.

Le citoyen Lepelletier a la bonne idée de conseiller de faire une trouée en règle. Un autre montre comment il faut opérer. Aussitôt chacun prend dans ses bras celui qui le précède, et l’on s’avance en poussant. Comme elles sont solennelles, ces grandes cérémonies populaires !

Pendant un quart d’heure, c’est une mêlée qu’on ne saurait peindre. Il y a de ci, de là, des groupes de dix personnes dont aucune n’a pied. On dirait vraiment des flots humains. Aux descentes, cela devient terrible. On a beau frémir, on est poussé tout de même. Enfin, l’on respire. On se trouve, sans savoir comment, à la porte du cimetière.

Là, nouvelle bagarre.

Un autre courant se produit. C’est l’héroïne de la cérémonie que l’on acclame, que l’on entraîne. Elle essaie, pour échapper à l’ouragan, de monter dans un fiacre qui stationne devant l’administration du cimetière. Le cocher se refuse énergiquement à la laisser monter. Il a été loué par l’inspecteur du Père-Lachaise.

Louise Michel prend un autre chemin. Deux mille hommes la suivent, hurlant : « Vive Louise Michel ! Vive la Révolution sociale ! » avec calembour, car on n’ignore pas que tel était le titre de son journal.

Alors, spectacle étrange, inouï, un des cinq officiers de paix de service au cimetière, un jeune homme au visage de créole, s’avance et lui dit :

— Mademoiselle, permettez-moi de vous ouvrir un passage.

Naturellement il y parvient.

Il fait héler un fiacre.

— Ah ! monsieur l’officier de paix, s’écrie Louise Michel, qui est la naïveté même, vous êtes vraiment bien gentil !

Si c’était tout ! mais non ! Les forcenés suivent la voiture, qu’ils obligent à aller au pas et qui arrive péniblement à la Bastille. Là ils contraignent le cocher à faire deux fois le tour de la colonne et entourent le fiacre en vociférant la Marseillaise.

Louise Michel n’est rentrée chez elle qu’à la nuit, radieuse, enflammée. Blanqui était mort, mais elle s’imaginait avoir vu à ses obsèques cent mille socialistes !

Et, comme le lendemain, je racontais ces choses, la femme d’un de mes amis me proposait de me fournir sur la Jeanne d’Arc de la Commune des renseignements absolument intimes.

On ne doute pas de mon empressement à les accepter. Comme je lui savais un joli brin de plume au bout du doigt, je la priai de les rédiger à mon intention, ce qu’elle fit avec une bonne grâce dont les lecteurs lui sauront gré.

Ils auront ainsi l’histoire de la jeunesse de Louise Michel racontée par un témoin de sa vie :

« Il y a plus de vingt ans, — c’est maintenant ma collaboratrice qui parle, — une institutrice qui eut longtemps une certaine réputation dans le quartier de la Bastille me présenta mademoiselle Louise de Mailly. C’est le nom que donnaient encore à Louise Michel ses amies d’enfance et les gens de son village ; elle le porta à Paris assez longtemps après la mort de son grand-père. Ces dames, catholiques pratiquantes, très charitables, plaignaient indistinctement toutes les misères. Louise y employait l’ardeur de dévouement qui l’a perdue. Je me sentis irrésistiblement entraînée vers ce cœur généreux, vers cet esprit orné, qu’un grain de folie rendait plus séduisant encore. Ce grain, devenu si énorme, est un héritage de famille. Son père et le frère de son père sont morts hypocondriaques et à peu près fous. Son grand-père vivait en savant du moyen âge, inspirant une certaine crainte aux paysans qui le croyaient bien un peu sorcier. Louise, née dans le château, y fut élevée par le vieillard comme une fille légitime. Le gentilhomme encyclopédiste et bizarre n’avait pas de préjugés. Il fit l’éducation de sa petite-fille par la lecture et par les conversations ; il la fit toucher à toutes choses, religions, sciences, philosophies, beaux-arts, mais toucher seulement, sans ordre ni réflexion. C’est au château de Mailly que Louise vit deux fois Victor Hugo ; à son admiration pour le poète se joignit une affection passionnée, que je puis certifier au-dessus de toute suspicion. Une correspondance assez suivie développa l’exaltation généreuse de ce cerveau mal équilibré. Peu à peu les théories humanitaires du maître, agrandies par les mystérieuses et mystiques formes qu’il emploie pour les hausser au ton prophétique, remplacèrent les grandes croyances et les humbles vertus chrétiennes ; la jeune fille rêva de se dévouer au salut de l’humanité ; l’orgueil latent au fond de notre pauvre espèce lui souffla, non pas la passion de l’héroïsme, mais l’ambition d’être une Jeanne d’Arc ou une Charlotte Corday. L’abominable politique complétant toujours les leçons de la philosophie moderne l’a conduite aux abîmes. Lorsque je connus Louise, elle n’en était pas là, elle dirigeait et soutenait de son talent et de son dévouement la maison d’une très vieille institutrice, préparait avec zèle ses élèves à la première communion. Ses jeunes filles remportaient les premières places au catéchisme ; Louise très savante, était fort appréciée des catéchistes, bien que les notes qu’elle prenait aux instructions fussent illustrées de croquis humoristiques dont ils riaient les premiers. Elle leur composait de jolie musique pour les cantiques de circonstance, elle en faisait quelquefois les paroles. Les enfants l’adoraient.

» Après ses classes, elle allait faire la lecture à un vieillard aveugle et courait à la Bastille lorsqu’elle n’avait pas à visiter quelque malade ou quelque infirme. Toujours prête à rendre service et à ouvrir la main, même aux indignes, elle plaidait leur misère avec tant d’éloquence qu’on finissait toujours par donner ce qu’elle demandait. Elle avait une manière irrésistible de dire certaines phrases qu’elle soulignait d’un regard plein de reproches de ses yeux de velours, éclairant alors un front d’une blancheur nacrée, et couronné de cheveux châtains d’une extrême finesse.

» Quels ravages la passion et la folie ont faits sur ce visage ! Louise écrivait une bonne partie de la nuit ; elle possédait des qualités éminemment poétiques, l’invention, le sentiment et le souffle ; mais il lui manquait l’esprit de suite et la réflexion. Ce qu’elle a commencé de travaux est inimaginable ; aucun, je crois, ne fut terminé. Elle avait cependant un certain ordre, mettait au net dans un livre de copies tous ces commencements de poésies ou de prose, laissant entre eux des pages blanches, qui ne furent, hélas ! jamais remplies. Il y avait là des pensées puissantes et d’un grand jet. Entre les meilleurs morceaux, la Mort de John Brown est à citer.

» En dehors des travaux pédagogiques, ses qualités de prosateur sont médiocres ; il faut de la mesure et de la suite pour bâtir la moindre nouvelle. Quelque brillante que soit l’imagination, cela ne suffit pas ; il faut une fin qui se rapporte au commencement.

» Elle rêva cependant de faire un livre ; et je crus, pendant plusieurs mois, qu’elle le mènerait à sa fin. Elle pensait, ce qui est vrai jusqu’à un certain point, qu’il n’est pas d’intelligence, si enfermée qu’elle soit dans la matière, qu’une autre intelligence, animée d’un grand amour du bien et d’une ardente volonté, ne puisse pénétrer d’un rayon. N’ayant point de goitreux sous la main, elle expérimentait sur les animaux, et quels animaux ! Une couleuvre, une tortue et une souris blanche, logées dans la cheminée de sa classe, dans un jardin de mousse soigneusement caché derrière le paravent, car la vieille institutrice, qui l’aimait beaucoup cependant, ne supportait guère ses enfantillages. Elle nous ensorcela si bien que nous commençâmes une espèce d’association pour donner une partie de notre temps à l’éducation des idiots. Nous comptions sur le livre pour attirer sur notre œuvre quelque chose de plus nécessaire encore que la bonne volonté ; hélas ! les Lueurs dans l’Ombre eurent à peine quelques chapitres, les premières pages en furent seules imprimées, sous le nom d’Enjolras. Les Misérables venaient de paraître, l’auteur les lui envoya par un pontife de la libre pensée, qui la mit en rapports avec les généraux en chef des frères et amis. De ce moment, la politique commença de troubler cette imagination vagabonde, et il n’y eut plus de malheureux sur la terre que le peuple. Il fallait instruire le peuple, écrire pour le peuple. Tant que la maison d’éducation de la rue du Château-d’Eau resta aux mains de la vieille institutrice, Louise ne voyait que rarement ses nouveaux amis ; mais les infirmités obligèrent la maîtresse de pension de céder. Louise la suivit et la soigna jusqu’à sa mort avec son dévouement ordinaire. Heureux de mettre la main sur une proie si facile, ces Messieurs lui procurèrent des leçons et commencèrent à s’en servir pour attirer d’autres esprits avancés parmi les femmes. Les républicains en manquent toujours. Un des professeurs de la Société d’instruction de la rue Hautefeuille, M. Francolin, s’en empara et la fit marcher, Dieu sait ! Il se faisait alors un grand mouvement scolaire. En dehors de l’utopie des femmes médecins et députés, les femmes vraiment instruites et pratiques essayaient de renouveler le mode d’enseignement, tout à fait insuffisant et défectueux. Nous souhaitions surtout établir l’enseignement oral, tel qu’il se pratique aujourd’hui dans les cours. Après quelques menées plus ou moins avouées, ces Messieurs de la rue Hautefeuille envoyèrent une circulaire à toutes les institutrices de Paris, les invitant à une conférence ayant pour but de s’entendre afin de chercher les moyens pratiques d’arriver au résultat désiré. Nous y allâmes en grand nombre. Des noms justement estimés pourraient être cités. Ces messieurs firent patte blanche ; chacune de nous souscrivit pour les premiers frais de l’association. Jour fut pris pour la lecture des statuts. Entre temps on se consulta, on se demanda : Où veulent-ils nous conduire ? On alla écouter les statuts, mais la séance fut orageuse. On ne trompe les femmes que lorsqu’elles le veulent bien ; nous découvrîmes le bout de l’oreille et l’école sans Dieu. Il y eut une troisième séance. Louise fut obligée de m’avouer qu’elles n’étaient pas dix. Elle n’en resta pas moins attachée à l’Instruction populaire et le Francolin lui persuada de recruter des institutrices pour faire des lectures aux femmes du peuple, après leur journée, dans tous les quartiers de Paris. Ce que nous tentâmes pour la dissuader de ce beau projet fut inutile ; elle fit des lectures à Montmartre et y commença sa carrière publique.

» De ce moment je la vis de moins en moins. J’en éprouvai un grand chagrin, mais je désespérais de la sauver. Elle prit une pension à Montmartre. Je la rencontrai deux ou trois fois aux examens et je la trouvai chaque fois plus descendue. Ses manières et son langage se ressentaient du milieu qu’elle hantait. La guerre vint. J’appris par la rumeur publique ses folies et ses crimes, et je ne puis penser à elle sans une douloureuse émotion. Il est toujours cruel de voir tomber une âme. Lorsqu’elle tombe par l’exagération de tant d’aimables qualités, cela est encore plus pénible. Je ne saurais assez remercier l’écrivain honnête homme qui flétrirait comme ils le méritent ces prétendus sauveurs de la société, ces amis du peuple, habiles à se servir des cœurs généreux qu’ils dupent, et qui ne craignent pas de répondre à ceux qui osent leur reprocher de perdre la vie d’une femme, et de s’en faire un drapeau : Que voulez-vous, il faut bien que quelqu’un marche en avant, il nous en faut comme cela pour entraîner les masses (Textuel).

» Aucun de ceux qui ont connu Louise, je parle du passé, ne pourrait l’accuser d’un défaut ; elle n’a jamais eu l’ombre de coquetterie, elle vivait de rien, s’occupait constamment, soit de la main, soit de la plume. Ses amies seules avaient le droit de se plaindre des impôts qu’elle levait sur leur bourse, surtout après la mort de sa vieille amie.

» Elle arrivait à huit ou neuf heures du soir, après ses leçons et disait naïvement :

» — Il n’a pas dîné.

» Si le garde-manger était vide, un pot de confitures faisait l’affaire. Du café noir, quand il n’y avait que cela. Elle ne fit jamais, je pense, d’autre cuisine, elle ne vivait guère que de café. Elle en prenait en cachette, sa vieille amie couchée, et le fabriquait dans une cafetière fantaisiste cachée dans un coin de sa ménagerie.

» Toujours au dépourvu, avait-elle des lettres à écrire, elle les écrivait dans un coin.

» Il n’a pas de papier. Il n’a pas de timbre, et cela coûtait quelquefois plus cher que le dîner.

» Rarement elle empruntait de l’argent ; il arrivait quelquefois qu’on lui en donnât pour un besoin urgent. C’était un tort. Il y avait toujours à sa porte un malandrin ou une drôlesse qui l’en débarrassait.

» Si maintenant elle dîne tous les jours, si elle porte une rotonde fourrée, c’est que quelqu’un s’occupe de sa toilette et de sa cuisine. Quant à l’argent qu’elle gagne, croyez que ce n’est pas elle qui en profite. Elle est incapable de gouverner mème la bourse du Juif errant.

Ici s’arrête le récit de ma collaboratrice.

À l’appui de ces notes, je dois publier les renseignements suivants :

C’est à Vroncourt, Haute-Marne, arrondissement de Chaumont, canton de Bourmont, que Louise Michel est née en 1830, le 29 mai, à 5 heures du soir.

Voici d’ailleurs l’extrait de naissance qui a été relevé sur les registres mêmes de l’état civil :

No 6
Michel
(Louise)

L’an mil huit cent trente, le vingt-neuf du mois de mai, à l’heure de huit heures du soir, par devant nous Étienne-Charles Demahis, maire de la commune de Vroncourt, canton de Bourmont, département de la Haute-Marne, est comparu Claude-Ambroise Laumond, âgé de quarante ans, docteur en médecine, domicilié à Bourmont, lequel nous a déclaré que le vingt-neuf du mois de mai, à cinq heures du soir, la demoiselle Marie, Anne Michel, femme de chambre, demeurant au château de Vroncourt, est accouchée dans ladite maison d’un enfant du sexe féminin qu’il nous présente et auquel il donne le prénom de Louise et le nom de Michel, lesdites déclarations et présentations faites en présence de Joseph-Benoît Girardin, àgé de trente-quatre ans, coutelier, domicilié à Vroncourt et de Claude-Desgranges, âgé de trente-quatre ans, propriétaire, domicilié à Yroncourt et ont, le déclarant et les témoins, signé avec nous le présent acte de naissance après qu’il leur en à été fait lecture.

Demamis, A. Laumond,
Girardin, Desgranges.

« Vroncourt, a-t-on écrit au Figaro, est un petit pays de 130 habitants environ, fort coquettement établi au flanc d’un coteau.

» Avec ses toits couverts les uns de lave, et les autres de tuiles, avec ses pignons blancs, il forme, sur le fond sombre des vergers, une mosaïque du plus piquant effet.

» Quant au château où est née Louise Michel et qui appartint autrefois aux Clermont-Crèvecœur, c’est une ruine.

» C’est un grand bâtiment carré, flanqué de quatre tourelles malades et assiégé par une végétation gourmande qui se glisse sous la porte mal jointe, et escalade sans peine les fenêtres. Quelques pots de moineaux sont suspendus comme des verrues aux murailles. Tout autour, un grand parc abandonné.

» La commune de Vroncourt et les petites communes avoisinantes, Conches, Audeloncourt, Gouvernes, Guermantes, sont pleines de légendes sur les origines de la célèbre anarchiste.

» Ainsi on y donne comme certain que sa mère à été livrée à la bestialité d’un châtelain idiot, dans le but d’améliorer l’état mental de celui-ci !!!

» D’où… Louise Michel. »

Elle avait vingt-trois ans quand elle tenta publiquement sa première œuvre politique.

Très connue dans le pays où ses débuts en poésie l’avaient fait appeler la Muse d’Audeloncourt, patronnée par M. et par madame de Froidefond, elle lança une souscription pour la création d’un bureau de bienfaisance dans chaque commune, et de nouveaux chantiers et ateliers de travail en tous genres.

Sur la première liste publiée par l’Écho de la Haute-Marne, le 27 septembre 1853, et dont je possède un exemplaire, on lit :

SOUSCRIPTEURS :
Mademoiselle Louise Michel.
100
Madame Adolphe Dormoy.
100

L’appel aux philanthropiques populations est suivi de ces vers qui n’ont jamais été publiés depuis :

Aux pauvres l’Humanité bienfaisante.
I

Silence dans les murs des cités bourdonnantes,
Silence : faisons taire un instant tous les bruits ;
Ecoutons attentifs ; parmi ces voix bruyantes,
Peut-être on entendrait des cris !
Voyez : le bal emplit les salles rayonnantes
De chants, de lumières ardentes,
De parfums, de feux et de fleurs ;
Mais tout bas on entend des plaintes dévorantes ;
Et le Christ, se penchant sur les cités bruyantes,
Sur nous laisse tomber des pleurs.

II

Sur l’Évangile saint, en sa nuit solitaire,
Le poète songeait : des ombres sur son front
Passaient et repassaient ; une étrange lumière
Brillait dans son regard profond,
Et les ombres, prenant l’accent des voix humaines,
Groupaient leurs hordes incertaines
Autour de son obscur foyer ;
Leurs robes de vapeur, passant dans les ténèbres
Ainsi que des linceuls, avaient des plis funèbres.
Leurs voix avaient l’air de prier.

Elles disaient : Poète, il faut prendre ta lyre,
Non pour mêler au bruit des cors et des clairons
Quelques appels guerriers, non pour aller conduire
Les pas errants des nations,
Mais pour mêler aux cris de la joie oublieuse
Ta plainte qui, silencieuse,
S’élève vers les cieux ardents ;
Il faut que l’on t’écoute, afin que la misère,
Fantôme au vol funèbre, aille loin de la terre
Porter ses hideux ossements.

Il faut que l’on l’écoute, afin qu’à la nuit sombre
Nul ne porte ses pas vers la Seine au flot bleu ;
Il faut que l’on t’écoute, afin que nul dans l’ombre
Ne tire un poignard devant Dieu.
Nous étions autrefois dans la vie orageuse.
La faim et la misère affreuse
Toujours, toujours nous parlaient bas.
Et parce que la foule égoïste et frivole
Nous jetait en passant quelque dure parole,
Il semblait que Dieu n’y fût pas.

Et la faim est, vois-tu, mauvaise conseillère ;
Un soir que le travail manquait comme le pain,
Le crime affreux s’assit auprès de la misère.
Nous avions froid, nous avions faim !
Prie à genoux la foule, appelle à la croisade,
Et debout sur la barricade,
Tenant en main la sainte croix,
Dis à tous : Ce n’est plus le siècle de la guerre.

Combattons, mais le crime et l’horrible misère.
Vas, que tous entendent ta voix.

Et le poète alors, devant le siècle impie,
Tomba sur ses genoux ; mais sa voix se perdait
Au milieu de vains bruits, et nul dans sa patrie
En passant, ne se détournait.
Alors le Christ fit faire un solennel silence,
Que troublait seul le bruit immense
Des voix qui demandaient du pain.
Alors riches, puissants, prêtres et grands du monde,
Apportèrent des dons comme une mer qui gronde,
Depuis le Gange jusqu’au Rhin.

Et leurs dons transformés en ateliers sans nombre,
Bureaux de bienfaisance et chantiers, tous ouverts
À ceux qu hier encor on entendait dans l’ombre
Jeter leurs plaintes dans les airs,
Amenèrent la paix, la paix qui, chaste et belle,
Revint nous prendre sous son aile ;
Et le crime aux ongles de fer,
De contrée en contrée, errant et sans asile,
Et retrouvant partout la paix et l’Évangile,
Vint s’ensevelir dans l’enfer.

III

Silence dans les murs des cités bourdonnantes,
Silence : faisons taire un instant tous les bruits ;
Écoutons, attentifs ; parmi ces voix bruyantes

Peut-être on entendrait des cris !
Voyez le bal emplit les salles rayonnantes
De chants, de lumières ardentes,
De parfums, de feux et de fleurs ;
Mais tout bas on entend des plaintes dévorantes ;
Et le Christ, se penchant sur les cités bruyantes,
Sur nous laisse tomber des pleurs.

Louise Michel.

Audeloncourt, le 20 septembre 1853.

Aujourd’hui le Christ qui jadis laissait tomber des pleurs sur les malheureux n’est plus qu’un vil imposteur. Comme on change !

Le 25 octobre 1881, nous étions si nombreux au faubourg Saint-Antoine, dans la salle Baudin, que faire un seul mouvement eût été impossible. Jamais harengs n’ont été plus encaqués.

Au bureau, des gamins.

En style révolutionnaire, cela s’appelle le groupe des jeunes travailleurs.

Dans le jour, ils siègent rue Montmartre. Le soir, ils travaillent dans les clubs faubouriens.

Prix d’entrée : trente centimes.

Si nous déduisons du chiffre de la recette les frais de la salle, m’est avis qu’ils doivent gagner leur soirée.

Ordre du jour, ce soir-là : « Les martyrs de la Révolution », par la citoyenne Louise Michel, et « les enfants au peuple en Afrique », par divers orateurs.

Au début, grande désillusion.

Chacun n’était venu, comme moi, que pour la Théroigne de Méricourt de la République actuelle.

Or, elle a fait comme M. de Voltaire. Elle n’est arrivée qu’après le potage.

Vous comprenez bien qu’un premier sujet comme elle ne peut décemment ouvrir une réunion. Il lui faut une entrée.

Neuf heures.

— Place, citoyens ; ouvrez les rangs, s’il vous plaît. C’est la citoyenne Louise Michel !

Et l’on s’écarte. Par quel mystère ? Je me le demande. Il faut croire que nous étions tous en caoutchouc.

— Citoyens, fait le président, l’orateur répond certainement à votre désir en cédant la parole à la Grande Citoyenne !

Bravos. Trépignements. Vive Louise Michel !

Elle prend place à la tribune, une tribune trop basse. Soudain on a vu toute l’assistance grandir de dix centimètres. Chacun se tenait sur le bout des pieds.

— Savez-vous qu’elle embellit tous les jours ? murmurait-on-autour de moi.

Ne soyons pas plus galant qu’il ne convient, et disons simplement que son succès quotidien l’a désenlaidie de réunion en réunion.

— Citoyens, fait-elle, les organisateurs de ce meeting m’ont priée de parler sur les martyrs de la liberté. Ce sujet sera toujours nouveau tant qu’il y aura des gouvernements.

— Oui, oui, bravo !

Naturellement je m’attendais à une apologie de la Commune. Pas du tout. Usée, la Commune !

À propos de la guerre tunisienne, mademoiselle Louise Michel se contente de reprendre les accusations qui ont aujourd’hui le don de soulever les applaudissements de la foule. Gambetta est sa tête de Turc. Ah ! il a eu une rude idée, le jour où il a demandé l’amnistie !

N’importe. Reconnaissons que le débit lent, froid, monotone, sépulcral de « la grande citoyenne » a conquis le peuple. Nier son succès serait mentir. Elle est le zouave Jacob de la populace. Passera-t-elle comme lui ?

En attendant, elle met, dans l’oreille des gens, des phrases toutes faites, des thèmes abominables qu’on se répète.

Sous prétexte de socialisme, elle aide à la destruction de la société.

Au premier rang de l’assistance, aux places retenues, sont ses élèves qui demain iront prêcher, soit dans les réunions, soit dans les ateliers, soit au cabaret, le mépris du bourgeois, la haine du patron.

Et quelques jours après, autre scène.

— Orgeat, limonade, bière ! entend-on crier dans les couloirs, dès que l’on entre à l’Ambigu.

— Cinquante centimes ; l’Oraison funèbre du nouveau ministère ! avons-nous entendu crier, durant une heure, le dimanche, 20 novembre suivant, à la salle de la Redoute. Achetez le Roi borgne. Citoyens, les ouvrages que je vous offre sont de la plus haute importance. Ils vous apprendront ce que c’est que le collectivisme, encore mal connu. Je livre à domicile. Ah ! pardon, citoyens, à mon grand regret, il ne me reste plus de Roi borgne. Mais si vous voulez les Crimes des Papes, l’Infâme capital, le Droit des Pauvres, Mort aux Exploiteurs.

Le crieur est soudain interrompu par un tonnerre d’applaudissements.

C’est, de nouveau, Louise Michel qui fait son entrée par la porte du public. Elle gagne l’estrade, d’où le citoyen Pierron demande qu’on forme le bureau.

Président : Le Tailleur. Assesseurs : Gandoin et… la citoyenne Jesselin.

Louise Michel a, tout d’abord, la parole. Elle n’est pas contente : « Elle aimerait mieux être dévorée par des lions que mangée par des porcs. Puis, elle-voit toujours les mêmes têtes aux réunions, etc.»

Elle s’assied. Le président lit la lettre suivante qui a été adressée à M. Jules Ferry :

Monsieur,

Vous avez dit à la tribune : « Sont venus les meetings où l’on condamne les gens sans les entendre. » Je suis chargé de vous informer que le parti ouvrier des premier et deuxième arrondissements ouvrira, le 29 novembre, à une heure de l’après-midi, un meeting public, 35, rue Jean-Jacques-Rousseau, où vos actes seront jugés et où une place vous sera réservée.

Le président fait l’appel du citoyen Jules Ferry. Tout le monde se retourne. On cherche dans les coins. Pas de Jules Ferry.

— À Londres, reprend le président, M. Disraëli, le Gambetta de l’Angleterre, daigne se rendre et s’expliquer dans les meetings. L’ex-ministre est sans doute au Bois.

Applaudissements. Le citoyen Bazin paraît à la tribune. Il en veut principalement à la Banque de France, qui gagne, au profit de quelques particuliers composant son conseil d’administration, plus d’un million par jour :

— N’est-ce pas l’État qui devrait gouverner cette Banque à notre profit à tous ? Citoyens, je vous invite à vous rallier au collectivisme. Il est honteux que certains individus gagnent des mille et des cents quand de pauvres gens suent tout un jour pour gagner trois francs. Il ne faut plus d’accapareurs. Il ne faut pas que des gens usurpent le travail des autres. Tout le monde doit travailler autant.

Ici grand tumulte. Une citoyenne, fort bien mise d’ailleurs, assise parmi les auditeurs, se lève et dénonce un voisin qui a donné des marques de désapprobation. Le voisin disparaît dans sa redingote. L’assesseur Gandoin a la parole. Changement à vue. Ce citoyen, que des auditeurs ont placé au bureau, serait-il un traître ?

— Citoyens, dit-il, on me sait républicain, mais je ne pense pas comme vous. (Tableau !) La haine vous dévore. Je ne veux pas de fanatisme. La fièvre de vos convictions vous a perdus. Vous en êtes arrivés à reprocher à M. Gambetta son ventre. Est-ce de sa faute s’il est si gros ? Nous n’arriverons au collectivisme que par l’instruction et la froideur de nos convictions. Pas de haine ! Plus de fanatisme !

Louise Michel, prenant cette attaque pour elle, bondit sur l’estrade.

J’accepte complètement, s’écrie-t-elle, ce reproche de fanatisme, cette accusation de haine. Oui, je hais ! mais, entendons-nous, si je voudrais souffleter le maître, je n’en veux pas aux valets. Je n’en voulais pas à la foule ameutée qui me huait à Versailles, mais je hais ces gens qui, au lieu de tuer un homme et d’aller au bagne, en tuent des milliers et vont au ministère. Vous avez peur de l’insurrection. On la fera quand le peuple voudra et non quand la police en aura besoin. Allez dire cela au gouvernement de la fumisterie !

Ici un triste épisode. À cette hystérique a succédé un fou, mais un fou qualifié, celui que les coulissiers appellent le fou de la Bourse, M. Lemaire, l’ancien maire de Gisors, un pauvre homme dont le 4 septembre a perdu la raison et que le public blackboule.

En revanche, il acclame le citoyen Pierron

— On a parlé d’insurrection, dit celui-ci. On ne va pas de gaieté de cœur se faire trouer la peau. Il faut estimer les insurgés. Une foi ardente les pousse… La première révolution qui se fera sera économique. Déjà la bourgeoisie se demande : « Les millions dont je suis gavée sont-ils la propriété de moi seule ou de tous. » Les petits commerçants, qui vont au Mont-de-Piété pour payer leurs traites, sont avec nous. On nous accuse de vouloir le partage des biens. C’est insensé. Nous voulons le partage du travail. L’heure approche où bientôt la France sera la vraie, la seule nation du monde.

— Nous ne voulons plus du pétrole ! réplique le citoyen Gandoin. Chaque fois que la loque rouge se dresse, elle disparaît devant la pourpre du dictateur.

Et il se tourne vers Louise Michel qui, de nouveau, prend la parole :

— On déploie la loque rouge ! Cela me regarde, s’écrie-t-elle ; ne touchez pas à la Commune qui n’a touché à rien et qui a été d’une générosité folle. Vous ne voulez pas du pétrole. Eh bien, moi, je ne veux pas de la police.

Elle cède la tribune au citoyen Émile Gautier, qui ne vient pas précisément faire un appel à la concorde.

— Il faut, dit-il, haïr les choses haïssables. Nous devons à la haine tout ce que nous avons eu de bon. C’est la haine de Rochefort qui a perdu l’Empire. Sur la place de la Bastille, il y a une immense apologie de la haine qui s’appelle lx colonne de Juillet. Dans la vie, tout le monde se hait. On n’arrive que par la haine. Moi, je hais les soldats qui mitraillent, les prêtres qui souillent, les mouchards qui arrêtent, les juges qui condamnent.

Applaudissements frénétiques. Et pourtant le public se compose surtout de bourgeois, mais où n’est-il pas gobeur ? Il va gober à nouveau tout à l’heure le citoyen Pierron, qui veut la suppression des monopoles.

— On nous fait payer l’eau, infamie ! Et le gaz, qui devrait nous être fourni par l’État ! Mais ces gouvernements ont dû songer à mettre un impôt sur le soleil !…

Quand il se tait, la « grande citoyenne » regagne la tribune.

Elle veut bien nous assurer qu’il est faux qu’elle ait dressé, comme on l’a prétendu dans un journal, une liste de suspects :

La prochaine révolution sera seulement le chemin de fer qui passe. Elle écrasera sans choisir.

Merci bien, citoyenne !

Mais nous l’avons suffisamment entendue. Maintenant voyons-la agir.

Il y a un malheur. On aura du mal à croire à l’authenticité de ce qui va suivre. Nous affirmons pourtant que, malgré son invraisemblance, jamais récit n’aura été plus sincère.

Vous vous souvenez de tous les bruits qui couraient avant le 13 juillet 1882, date fixée pour l’inauguration du nouvel Hôtel-de-Ville. Le monument devait sauter pendant le fameux banquet municipal. C’était le secret de Polichinelle. La mère disait à son fils :

— Je t’en supplie, ne va pas dîner avec M. Grévy. Il s’agit de ton existence.

Inspiré par le proverbe : « Il n’y a pas de fumée sans feu, » j’ai voulu savoir s’il y avait vraiment du feu, où il brûlait et quelle était son intensité.

Il n’était certes pas gros, mais enfin il y en avait. Vous allez le voir sous ses cendres.

Et tout d’abord qu’il soit bien entendu qu’il n’a jamais été question de faire sauter l’Hôtel-de-Ville. Le parti ouvrier a trop besoin de ce monument, où il établira la nouvelle Commune.

Mais ce qu’on voulait, c’était faire une grande manifestation. Tous les collectivistes, rassemblés par Digeon (ne pas confondre avec Songeon), devaient se réunir à la place de la Bastille.

L’héroïne de la fête eût été, comme toujours, Louise Michel.

La grande citoyenne caresse à présent un rêve étrange, celui de promener dans les rues un immense drapeau noir. Pourquoi noir ? Elle a expliqué cela le 18 mars 1882, à Belleville, salle Favié, au banquet anniversaire de la Commune :

— Plus de drapeau rouge, mouillé du sang de nos soldats. J’arborerai le drapeau noir, portant le deuil de nos morts et de nos désillusions.

Donc, nous étions menacés de voir, le 13 juillet suivant, ce gai drapeau flotter autour de la Bastille, puis se promener rue Saint-Antoine, rue de Rivoli, enfin faire le tour du nouvel Hôtel-de-Ville.

De là, on se serait rendu au Père-Lachaise pour déposer une immense couronne dans le coin du cimetière réservé aux fédérés.

Puis cela eût été tout. Seulement, la nouvelle de cette manifestation a fait, comme l’œuf du bon La Fontaine, dans la bouche des servantes. On en est arrivé à répandre le bruit de l’explosion prochaine de l’Hôtel-de-Ville.

Mais enfin pour que la manifestation projetée n’ait pas eu lieu, que s’est-il donc passé ? Ici, on va croire qu’on entre dans le domaine de la fantaisie. Tout est cependant scrupuleusement exact.

Louise Michel avait alors sa mère, qui, comme eussent fait bien des mères, n’approuvait qu’à moitié les projets de sa fille. La pauvre femme voyait toujours sa Louise entre les mains des agents, des soldats, emprisonnée, jugée, condamnée, exécutée peut-être.

Devant les citoyens qui préparaient la manifestation du 13, elle répétait :

— Louise, ne fais pas ça. À quoi bon ? N’en as-tu pas assez ?

Mais la grande citoyenne s’obstinait. Par malheur pour le parti socialiste, elle n’avait pas qu’une mère ; elle avait des chats aussi. Les noms ont-ils leur fatalité ? C’est bien possible. La vérité est que Louise Michel adore les félins, tout autant que son homonyme célèbre.

Les déportés se souviennent qu’en Calédonie elle en-avait jusqu’à douze dans un immense cabas.

À Paris, dans son petit appartement du boulevard Ornano, elle en avait, en ce temps-là, plus de trente. Ses amis l’appellent d’ailleurs la mère des chats. Elle recueille, quand elle est en liberté, tous ceux qu’on abandonne. Elle sauve ceux qu’on veut jeter dans la Seine.

Bref, comme elle venait, le 12, au soir, de terminer son drapeau funèbre et comme elle persistait à vouloir faire sa manifestation, sa mère, à bout d’arguments, lui dit :

— Louise, mon parti est pris. Si tu vas demain là-bas, tu ne retrouveras pas en rentrant un seul de tes chats !

Cela était proféré sur un ton énergique et madame Michel mère était femme à tenir parole.

La manifestation fut décommandée.

Après tout, quand les oies ont sauvé le Capitole, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que les chats aient sauvé M. Grévy ?

Outre son drapeau noir, outre l’art dramatique auquel elle à obéi en portant Nadine aux Bouffes-du-Nord, outre son amour pour les enfants, auquel nous devons, un recueil de jolis contes absolument dénués de politique, Louise Michel, dont le cerveau contient plusieurs mondes, a encore enfourché un autre dada.

Méfiez-vous. Une grande grève se prépare. Une grève imprévue. La grève des femmes ! Que vont devenir ceux qui se plaisent tant à chanter :

Les femmes, les femmes, il n’y a que ça !…

Mais ce n’est plus l’heure de chanter. Louise à parlé. Taisons-nous sans murmurer. Nous n’avons que cela à faire.

Je dis simplement : Louise, parce qu’il faut bien s’exprimer comme tout le monde. Au début, on disait Louise Michel. Puis il fut question de la grande citoyenne. Aujourd’hui l’on dit : Louise tout court, et c’est juste le moment où elle permet qu’on l’appelle ainsi, qu’elle choisit pour se mettre en grève ! C’est abominable.

Cette cruelle déclaration a été faite le 8 août 1882, à huit heures et demie du soir, au « grand meeting socialiste révolutionnaire, organisé par la Ligue des femmes ».

Louise était à la tribune et voici en substante ce qu’elle a dit :

Citoyennes, dans le cœur de la femme, depuis la naissance jusqu’à la mort, on ne trouve que deux mots : « Dévouement, Idéal. » Les pères, les maris, les fils épuisent son dévouement. Les prêtres infâmes ont nourri de religion son idéal. L’heure est venue où ces choses doivent changer… La preuve que la femme est supérieure à l’homme, c’est qu’elle en a, toujours et malgré tout, fait ce qu’elle a voulu.

Eh bien alors ?

Seulement elle l’attire en bas par la prostitution au lieu de l’attirer en haut.

Aujourd’hui, le dévouement de la femme est pour le socialisme ; son idéal se tourne vers la révolution. Elle ne veut plus de guerre, plus de prostitution. Pour arriver au but, je viens vous proposer ici d’établir un comité de femmes, un comité responsable qui, par tous les moyens, — les plus efficaces et les plus violents, — organisera la désorganisation. La mère ne veut plus que les belles filles soient à la débauche et les beaux garçons au canon. Dût-elle les étrangler pour les ravir à ce double monstre, je serai avec elle.

On applaudit peu. On est surpris, intrigué ; on écoute. Dans la salle, il y a d’excellentes bourgeoises qui ne s’attendaient pas à entendre la vierge de la révolution parler tant de la débauche ; il y a aussi des mégères dont les yeux pétillent ; celles-là voudraient encore davantage.

— Par la grève des femmes, continue Louise, nous arriverons au résultat. Quelques anciennes pétroleuses et moi, nous avons juré de sauver la femme moderne, de l’arracher à la prostitution chère à Camescasse. Je vous convoque à venir toutes, citoyennes, le 27 courant, salle Lévis. Là, nous étudierons les moyens pratiques à employer. Il est bien clair que l’homme, quand la femme se mettra en grève jusqu’à ce qu’elle ait conquis son égalité, ne tardera pas à mettre les pouces. Quant aux fils de la femme, eux aussi commencent à se fatiguer de servir les tyrans. Déjà je suis en correspondance avec un grand nombre de conscrits qui ont en horreur le métier. Je leur conseille de changer de côté quand les tyrans leur commanderont de tuer les peuples et de se mettre avec les peuples pour tuer les tyrans !

Si nous étions, le jour indiqué, à la salle Lévis, il ne faut pas le demander.

Beaucoup de monde. Une armée de journalistes. De nombreux curieux, comme par exemple M. Léon Vasseur, l’auteur de la Timbale d’argent, venu là pour voir ce que c’est qu’une réunion publique.

Les orateurs se montrent un monsieur à lorgnon, à longs cheveux. C’est M. Henri de Lapommeraye. Un citoyen m’avoue que sa présence les gène horriblement. La discussion devant être contradictoire, ils s’imaginent que Lapommeraye a l’intention de prendre la parole et de leur répondre comme il faut. Ainsi que je l’ai dit plus haut en parlant de la Désirée, la vérité est qu’il n’a jamais entendu ni vu Louise et qu’il a profité du voisinage pour s’offrir cette intéressante représentation.

Comme on doit commencer à deux heures précises, il n’est pas plus de trois heures quand la grande citoyenne monte à la tribune.

— Les présidents, dit-elle, n’ont jamais servi à rien. Nous n’avons donc pas besoin d’en élire un. Les orateurs parleront selon leur numéro d’ordre. Citoyennes, aux situations désespérées, il faut opposer des moyens désespérés. Mères de famille, ouvrières mariées ou non, la femme est esclave. L’heure est venue de nous révolter. Voilà pourquoi j’ai fondé la Ligue des femmes. Il faut que la femme soit libre. Pour cela, elle n’a qu’à se mettre en grève. Ne travaillez plus, ne vous livrez point. Plus d’ouvrières, plus de femmes perdues. Toutes en grève ! Les femmes qui répondent à mon appel ne sont pas compromises. Je brûle leurs noms et je les classe par numéros. J’ai déjà enregimenté beaucoup de pauvres créatures qui ont mené, hélas ! une existence épouvantable, mais qui m’ont écrit : « Nous ne voulons pas que nos filles soient comme nous… »

Il faut entendre Louise dire cela ! Quand elle parle de la débauche, on dirait qu’il lui sort des crapauds de la bouche. On sait que la grande citoyenne eût mérité, beaucoup mieux que certaine héroïne de Dourdan, la fameuse couronne.

Après divers orateurs, M. Desprez vient déclarer qu’il n’est qu’un ouvrier, que son métier lui suffit pour vivre, qu’il n’a pas de capital, il est vrai, mais parce qu’il n’a pas fait d’économies. D’après lui, l’économie est le dernier mot de la question sociale. Les femmes feraient bien mieux, de rester chez elles.

Tollé général. On siffle. On hurle.

Louise bondit à la tribune :

— Et comment voulez-vous que l’ouvrière économise quand elle ne gagne même pas de quoi vivre ! Comment voulez-vous qu’elle reste à la maison quand elle n’a ni lumière ni pain ?

Mais M. Desprez ne se démonte pas. Il a la parole. Il veut la garder. Un citoyen demande que, vu le nombre des orateurs inscrits, on ne reste à la tribune que dix minutes au plus. (Adopté.) M. Desprez développe sa thèse. On le hue. Louise lui braque une montre sous les yeux. Les dix minutes sont écoulées. M. Desprez proteste. Il prétend qu’on l’a sifflé pendant cinq minutes et que ce temps ne peut compter. En sa qualité d’ouvrier boulanger, il a le droit de parler. Ce disant, il montre derrière la tribune une bannière que le bureau n’a pas encore remarquée et sur laquelle on lit : « Chambre syndicale des ouvriers boulangers de la Seine. » Elle a pour gardes du corps, — ô honte, — deux drapeaux tricolores.

On s’élance, on la décroche. On retire les méprisables drapeaux. Trois mégères enlèvent de la tribune le malheureux ouvrier boulanger.

— C’est affreux, s’écrie Louise. Nous prêtons à rire à la réaction. Nous ne sommes pas des comédiens.

Mais Desprez revient encore à la charge. La citoyenne Manière, qui a le malheur d’être bossue, se place de force devant lui et l’accuse d’être un traître. Selon elle, l’économie est impossible à l’ouvrière.

— La voilà cependant, l’économie, fait-il en désignant sa bosse.

On se tord, mais Louise reprend assez éloquemment sa thèse. Par malheur, la prêtresse de la Commune compte sans les passions humaines, ce qui enlève joliment de valeur à ses théories…

Et pourtant le mois suivant, la Commune voulut sa revanche.

C’est dans les prisons de Versailles que ses gardes-nationaux ont été enfermés. C’est dans la cité de Louis XIV qu’ils ont été jugés et condamnés. C’est à Satory que leurs chefs ont été fusillés. La jeunesse anarchiste conçut le rêve, plus dramatique que tangible, de faire triompher la Commune là où fut consommée sa défaite.

Elle y reçut, le 25 septembre 1882, de deux à cinq heures, une cruelle leçon, dont elle est malheureusement incapable de tirer profit.

Dans les clubs parisiens, le collectivisme peut se faire applaudir. Versailles est à peine la province. Par ce qui s’y est passé, qu’on juge du succès que réserve la France aux idées anarchiques.

À deux heures, s’ouvraient les portes de la salle de Flore, une salle de bal située au no 1 de la rue du Bel-Air.

À deux heures et quart, on n’eût pu y mettre un collectiviste.

Les affiches, il est vrai, annonçaient le concours de Louise Michel, et toute la bourgeoisie de Versailles voulait voir la grande citoyenne. On était même venu de Ville-d’Avray. Témoin M. Jules Claretie, descendu du chemin de fer tout exprès pour voir, du même coup et pour la première fois, une réunion publique et la Vierge rouge.

Partout des chapeaux, chapeaux de soie ou de velours. Autant de féminins que de masculins.

Un signe caractéristique : les spectateurs ne fumaient pas. L’infâme bourgeoisie a conservé le respect des dames.

Impossible de trouver une chaise.

Nous sommes forcés, l’auteur du Million et moi, de nous asseoir sur une table.

Le citoyen Godard, un convaincu, ouvre la séance. Il oublie devant quel public il parle, et dit :

— Nous ne voulons plus de l’autorité. Toute autorité est une oppression. Le jour où l’oppression est trop forte, vous vous révoltez. Alors, on vous fout dedans.

— Oh ! fait la salle.

— Choisissez un peu mieux vos expressions !

Dès ce moment, la bataille était perdue. L’orateur ne peut plus dire un mot. Le citoyen Émile Gautier lui succède.

— Citoyens, dit-il, si nous sommes venus dans la ville qui a failli être le calvaire et le tombeau de la Commune, c’est parce que nous avons senti que c’était vous surtout qu’il fallait convaincre… Versailles a une réputation sinistre qu’elle a malheureusement méritée.

Toute la salle se lève comme un seul homme.

— Vous insultez notre ville !

— Versailles a été le berceau de la liberté en 89.

— Vous oubliez le Serment du Jeu de Paume.

Malgré les huées, l’orateur ne se tait pas. Il crie, il hurle, mais ce n’est pas lui qu’on veut entendre, c’est Louise. On demande Louise Michel !

Elle paraît à la tribune, toujours vêtue de noir et son grand voile tombant derrière elle. Mouvement d’attention. Silence général.

— Je vous dirai d’abord comment je comprends le socialisme. Je ne veux plus de guerres. Je rêve une seule nation dont fera partie l’univers entier. Je veux la fin des ambitions locales et personnelles et le triomphe de la race humaine tout entière…

— Des mots ! s’écrie quelqu’un.

— Allez donc dire cela à Berlin ! fait un autre.

— On me rappelle la Prusse, s’écrie-t-elle. Soit ! C’est devant les Prussiens, c’est à Sedan que la Commune à pris naissance, car nous avons eu avec nous autant d’indignés que de vrais socialistes. Et qu’on nous bénisse. Sans nous, tous les vautours de toutes les royautés se seraient abattus sur la France. Par malheur, nous avons été vaincus. Ce n’est pas pour le triomphe de gouvernants tels que ceux que vous connaissez que nous avons versé notre sang. Toutefois, je ne leur en veux pas. Ce ne sont pas eux qui sont mauvais, c’est le pouvoir. Je n’en veux qu’aux quinze de la commission des grâces. Ah ! de ceux-là je peux dire les noms. Les savez-vous ? Les voici.

Et après avoir débité les quinze noms, elle ajoute solennellement :

« Quant aux soldats, je leur pardonne ! »

Jusqu’à ce mot, cela allait assez bien, mais la citoyenne entame la thèse du bonheur universel.

— Les moyens ? lui crie-t-on.

— Vous n’êtes point pratique.

Elle a peine à dominer le tumulte. Elle comprend qu’il faut en finir. Elle demande l’attention pour le citoyen Gautier et-lui cède la parole. Dans un exorde insinuant, celui-ci tâche de se faire pardonner son premier discours. On applaudit une phrase d’excuses, dédiée à la ville de Versailles. Encouragé, il reprend la guitare collectiviste. Il ne veut plus des 600,000 sangsues du fonctionnarisme.

Les moy… ens ? reprend-on à chaque mot qu’il dit.

— On me demande les moyens. Le premier d’entre eux est de reprendre le capital et de le mettre à la disposition de tous.

Impossible de donner une idée de la tempête que soulève cette phrase. Pendant un quart d’heure, on ne s’entend pas. L’orateur sue à grosses gouttes. Il invective la salle, qui se fâche et lui impose silence.

— Je demande la parole, s’écrie quelqu’un.

On se retourne. On reconnaît l’interrupteur. C’est M. Thiébaut, un Versaillais. Il monte à la tribune.

— Messieurs, s’écrie-t-il, moi aussi, je suis socialiste, mais voici de quelle façon : Pour moi, le bonheur public n’a que deux sources : le travail et l’économie ! (Applaudissements frénétiques.) 89 a abouti à nous donner un maître plus mauvais que celui que nous avions. De même 1830. De même 48. C’est pour cela que je dis : Plus de révolutions.

Mais, à leur tour, les quelques rares socialistes qui sont dans la salle protestent. Ceux qui avaient applaudi réclament. Une nouvelle bataille s’engage. C’est le brouhaha dans toute son horreur.

Louise paraît de nouveau à la tribune.

— L’orateur avait raison, dit-elle. Toutes les révolutions précédentes ont été insuffisantes, parce qu’elles étaient politiques. Chaque fois, il ne s’agissait que de mettre des hommes à la place d’autres hommes. Mais nous voulons, nous, la révolution sociale.

— Comprends pas ! fait un interrupteur.

— Expliquez-vous !… Oui ! Non ! Assez !

Le citoyen Godard juge nécessaire de venir au secours de Louise.

— D’ailleurs, fait-il, sans les révolutions antérieures, vous seriez encore des serfs.

— Et vous, vous êtes un daim !

— Mais la révolution sociale que nous révons est si complète qu’elle fermera l’ère des révolutions.

— Eh bien, mais alors, il n’y aura donc plus de progrès. Il faudrait de la logique.

À partir de ce moment plus de discours possible. Les interruptions se succèdent. Comme un orateur revient sur la question du partage des biens, on pense à à la recette et on crie :

— Notre argent ! Notre argent !

Louise descend du bureau. On sort pour l’attendre à la porte. Les orateurs s’éclipsent. Les, hommes s’en vont on ne sait où et abandonnent leur collaboratrice à la garde de quatre adolescents et de deux vieilles femmes. Dans la ville, s’est répandu le bruit de sa présence. À chaque coin de rue, on l’attend. Tous ceux qui étaient dans la salle la suivent en la huant. Des soldats, des centaines d’enfants se joignent au cortège. À chaque pas, on en a dans les jambes. Et pas un, agent ! Louise a le tort de prendre une petite rue, menant à l’hospice. On crie : À l’hôpital ! À la Morgue ! On chante : La mère Michel. Cela devient un véritable mardi-gras. Enfin, on arrive à la gare. Un immense cri retentit : À bas la Commune ! La foule se précipite sur l’escalier.

Les employés affolés ferment les grilles, mais le guichet des billets reste forcément ouvert.

À grand’peine, nous perçons la foule. Nous arrivons sur le quai au moment où l’on colloque Louise et les deux mégères qui l’accompagnent dans un compartiment réservé.

Nous la croyions malade, évanouie peut-être.

Elle était toute souriante.

M. Jules Claretie, qui prépare une étude sur la grande citoyenne, me dit :

— Présentez-moi donc.

Je me risque. Louise nous donne l’hospitalité dans son compartiment.

Nous l’interrogeons sur son état.

— Bah ! nous dit-elle, j’en ai vu bien d’autres ! C’était aujourd’hui la première fois que je venais à Versailles depuis Satory. J’ai eu une telle émotion en arrivant que je n’étais plus capable d’en avoir d’autres. Puis, que m’importe le présent ! Je vois le but, l’avenir…

Et quelques minutes après :

— Oh ! regardez donc là-bas, derrière la grille, cette jolie petite fille. Comme-elle est bien, sous ces grands arbres ! Ah ! nous aurons beau faire, nous ne ferons jamais rien de mieux que la nature.

J’étais stupéfé. Était-ce donc la même femme qui parlait ?

Et, au grand étonnement de M. Claretie, elle développe sa théorie du bonheur universel. Ce sont d’abord les femmes, les enfants qu’elle voudrait convaincre. On croirait entendre une Velléda moderne.

Mais le train s’arrête.

— Ville-d’Avray ! crient les employés.

Jules Claretie est arrivé à destination.

Il descend du train.

— Mademoiselle, dit-il à Louise, je vous quitte avec l’impression du respect le plus profond.

Il la salue, s’éloigne, puis revenant :

— Je ne puis, dit-il, vous comparer qu’à Barbès.

Et le train se remet en marche.

Louise reprend :

— Quant à notre avenir, il est sûr. Seulement, il serait peut-être plus prompt si nous imitions les nihilistes et si une seule personne se dévouait pour supprimer un des hommes qui font obstacle. Si l’on veut, moi, je suis prête.

Oui, c’était bien la même femme.

Quatre mois après, le 9 février 1883, le peuple était invité à donner son avis sur la ridicule farce de la prétendue conspiration royaliste dont on parlait alors. Un meeting avait lieu rue de Charenton, 66.

Assemblée nombreuse. Louise Michel était sur le programme. Il fallait bien fêter sa rentrée dans sa bonne ville de Charenton.

Depuis quelques semaines, en effet, la Vierge rouge était devenue le commis voyageur de la révolution qu’on élabore toujours.

Elle s’était rendue d’abord à Lyon, où elle avait meetingué en faveur de Kropotkine, puis en Belgique et en Angleterre, où elle avait eu beaucoup, beaucoup de mal à se faire entendre.

Elle eut même, pendant ces voyages, à se plaindre de l’ingratitude de son parti.

À preuve cette lettre qu’elle adressa au commencement de janvier 1883 au journal la Revanche , une feuille anarchiste sur la mort de laquelle pleurera qui voudra :

« Citoyens rédacteurs,

» C’est l’expression d’une vive douleur que je vous envoie.

» Quoi ! pendant huit jours, les journaux de Londres ont bien voulu insérer tout ce qui, dans mes conférences, se rapportait à nos amis de Lyon, surtout à Kropotkine (très aimé à Londres), et pas un des journaux de Paris n’a parlé de cette sympathie !

» À quoi donc a servi mon voyage ?

» Si nos amis n’ont pu connaître ni l’intérêt qu’on a bien voulu leur accorder, ni l’estime qu’on éprouve pour leur courage, veuillez au moins insérer cette lettre, je vous en prie.

» Louise Michel. »

Les absentes aussi ont toujours tort.

Mais aujourd’hui au moins la citoyenne allait triompher.

On avait choisi pour salle du Trône la salle de la Rosière. On affirme que c’est la première fois que ce bal a mérité son nom.

À huit heures précises, Louise Michel est à la porte de la salle, mais elle met de la coquetterie à entrer. Elle ne veut prendre place au bureau que, lorsque sous l’épaisse fumée déjà envahissante, il n’y aura pas une place libre.

Physiquement, ses mésaventures en Belgique et en Angleterre ne l’ont pas changée.

Elle n’est pas plus amaigrie que si on ne l’y avait point sifflée, — pas plus engraissée que si elle n’avait bu ni faro, ni porter. Elle a toujours la même toilette, grand voile noir drapant une robe de mérinos noir.

Seulement elle porte sur le bras une rotonde doublée de fourrure.

Ce vêtement est un cadeau d’Henri Rochefort.

On est si pressé d’entendre la grande citoyenne que, dès la formation du bureau, on lui donne la parole.

Pas bête, Louise Michel. Il lui faut des sujets, — et toujours des sujets nouveaux, — pour donner du piment à ses réunions. Aussi fait-elle semblant de croire aux absurdes complots.

Il est vrai qu’elle leur donne une tournure imprévue. Selon elle, il n’y a eu conspiration qu’entre les seuls orléanistes :

— À quoi bon, dit-elle, un complot pour la monarchie blanche ? M. de Baudry-d’Asson, lui-même, sait qu’elle n’est plus qu’une légende. À quoi bon un complot bonapartiste ? Napoléon V, lui-même, — qui a crié trop tôt comme les oies du Capitole, — sait qu’il n’y a plus de bonapartistes. Les seuls complotiers, les seuls qui puissent croire au succès, ce sont les orléanistes. Et pourquoi ? Parce qu’ils ont tout le gouvernement avec eux. Ce gouvernement de guignols a l’air de tourmenter les princes qui en tiennent les ficelles ; mais c’est pour mieux cacher son jeu.

Tout cela, très développé et ponctué d’acclamations. La grande citoyenne a retrouvé son peuple.

Peu importent ceux qui ont parlé après elle.

Il est pourtant intéressant de noter quelques propos d’un anarchiste du nom de Raoult, et surtout un incident assez caractéristique.

L’orateur flétrit Gambetta.

Une voix. — On ne touche pas aux morts.

Louise Michel. — Les morts appartiennent à l’histoire !

Raoult. — Mon interrupteur trouve sans doute qu’il y a des fumiers qu’on ne remue pas en public. Il veut que je ne touche pas à l’opportuniste ? Je dis qu’il faut toucher aux royalistes, aux bonapartistes et aux capitalistes aussi. Il y a assez longtemps que les ouvriers travaillent pour les bourgeois. Il est temps que les bourgeois travaillent pour nous ! Les maisons du Louvre, la maison Potin et les Rothschild nous ruinent. J’affirme que jamais une révolution, si éprouvantable qu’elle soit, n’occasionnera plus de victimes que l’état social actuel.

Nous aussi, nous ferions bien d’organiser un complot, plus légitime que celui dont vous a parlé la grande citoyenne.

Formons un tribunal et disons à chacun : « Montrez vos mains » et tous ceux dont les mains ne seront pas calleuses, nous les condamnerons à mort !…

À mort ! mais sapristi, je me suis donné la mission d’être l’historiographe des Survivants de la Commune. N’ayant pas les mains calleuses, je gagne vite la porte sous les regards méprisants de l’orateur.

Et voilà comment Louise Michel, escortée de ses séides, a fait en l’an de Ferrysme 1883 sa rentrée dans sa bonne ville de Charenton.

Mais on n’excite pas ainsi les masses sans provoquer des débordements d’opinions. L’hiver avait été très rude. Le travail manquait. Les ouvriers sans ouvrage furent invités par les anarchistes, — l’avant-garde de la révolution plus ou moins prochaine, — à se trouver le vendredi 9 mars 83 à deux heures de l’après-midi sur l’esplanade des Invalides. Là, on s’entendrait…

Il va sans dire qu’aussitôt la police fut mise sur pied. Et sur quel pied !

La manifestation populaire ressembla à ces batailles après lesquelles chacun des combattants rédige un bulletin de victoire.

Le soir, la police a pu se frotter les mains. Elle a triomphé sans trop de peine.

De leur côté, les ouvriers, qui ne voulaient que se montrer, ont eu le droit de se vanter de s’être trouvés suffisamment exacts au rendez-vous. Voici d’ailleurs le récit minutieux de la journée.

À dix heures du matin, l’esplanade des Invalides avait encore sa physionomie ordinaire. On y voyait bien quelques gardiens de la paix, et de rares ouvriers. Mais aucun groupe.

Dans le jardin de l’hôtel, au contraire, deux cents ouvriers à peu près contemplent les canons de Louis XIV, puis entrent dans l’hôtel même. Là, ils rencontrent d’autres anarchistes, dont les uns visitent le tombeau de Napoléon Ier, les autres la chapelle où l’on est en train d’enterrer un vieil invalide. Ils retirent leur casquette et écoutent pieusement un bout de messe. Singulière préparation à une manifestation socialiste !

Longtemps encore, ils attendront à l’intérieur de l’hôtel, lisant l’histoire de France sur les fresques de Benedict Masson. Le panneau de l’Établissement des Communes a dû les faire rêver.

Vers midi seulement, tous vont sur l’Esplanade. Ils ne rentreront plus dans le jardin que quand la police les empêchera de stationner. Mais bientôt on en fermera les portes et cette retraite leur sera interdite.

Vers midi, le monde commence à venir. La police est des plus discrètes. Elle laisse circuler sur la vaste esplanade. Tout le temps, d’ailleurs, les voitures pourront aller et venir à l’aise. Mais des agents sont massés en nombre à l’entrée des six rues qui débouchent sur la place. Ils empêchent les groupes de passer.

La mairie de Grenelle est bondée d’agents, sous la direction de M. Pelardy, officier de paix ; M. Cuche, inspecteur divisionnaire, a établi son quartier-général au Palais-Bourbon ; M. Honnorat, officier de paix du service central, au ministère des affaires étrangères.

D’après les ordres de ces messieurs, dès qu’il y a un rassemblement de quelque importance sur l’Esplanade, un bataillon d’agents, largement déployé sur deux lignes, s’élance et disperse les groupes.

À un moment, l’un des agents repousse avec une grande brusquerie un monsieur fort bien mis, qui n’a pas le moins du monde les allures d’un anarchiste, mais qui proteste tout de même. On l’arrête. On va le mener au poste.

— Permettez, dit-il, je ne donnais pas des ordres si rigoureux quand j’étais préfet de police.

Tableau. C’est M. de Kératry. On le relâche aussitôt.

Ici ou là, vont et viennent, ensemble ou séparément, MM. Camescasse, préfet de police, Caubet, Schnerb, Macé, Clément.

Après des moments de trouble, l’Esplanade offre parfois l’aspect le plus calme. Très étrange, ce contraste. Nous voyons passer M. Keller, ancien député, qui rentre chez lui fort tranquillement.

Par instants, M. Blavier, officier de paix, à la tête de ses hommes, charge la foule. Il faut reconnaître que les gardiens de la paix ont vaincu la manifestation par des chefs-d’œuvre de stratégie.

À une heure et demie, un groupe nombreux, débouche du pont des Invalides et passe devant la Manufacture en chantant la Marseillaise. Vers les manifestants, s’avance un bataillon de gardiens de la paix. Un autre bataillon les prend à revers. En moins d’une minute, toute la cohorte est jetée dans une rue adjacente.

Puis, un nouvel entr’acte absolument calme. On cause. On rit, bien que l’on ait les pieds dans la neige boueuse. On se montre le député Fauré, puis M. Pieyre, député royaliste du Gard, M. Georges Berry. On se les montre même beaucoup trop. On n’a pas manqué de dire le lendemain, que ce sont eux qui ont organisé la manifestation. Ne sont-ce pas les bonapartistes qui ont mis le feu à Paris en 71 ?…

À deux heures, un grand bruit se produit du côté de l’eau. Jusqu’à ce moment, on n’a encore aperçu aucun personnage officiel du parti anarchiste. Ce doit être l’état-major qui approche.

Précisément. Nous allons voir une fois de plus la grande citoyenne. Elle a donné rendez-vous à ses amis près de l’Hôtel-de-Ville. La voici avec eux. Ils la poussent, comme ferait une forte vague, vers la rue Fabert. En face de cette rue, un courant contraire l’arrête.

— Mes amis, dit-elle, la manifestation que nous faisons aujourd’hui a pour signification : Droit au travail. Mais, serrez-vous les uns contre les autres, ne nous laissons pas mener à l’abattoir comme des moutons. L’heure est venue d’opposer la force populaire à la force publique.

Le citoyen Lucas répète ces paroles à la foule. À peine a-t-il prononcé les derniers mots, deux forts bataillons de gardiens de la paix viennent, l’un du côté de l’eau, l’autre du côté de Grenelle. Entre ces deux mouvements, les manifestants sont serrés, refoulés. Tous fuient ! Ils disparaissent par l’avenue de Latour-Maubourg. Où vont-ils ? Ici, nous allons raconter les incidents les plus lamentables de la journée, les seuls qui aient eu des conséquences graves.

Louise Michel, accompagnée d’à peu près deux cents hommes, opère son mouvement de retraite. Elle gagne la rue de Sèvres. À l’entrée de cette rue, stationne une voiture armoriée, qui gêne la marche du pauvre peuple ! C’est, nous dit-on, celle de madame Legonidec de Traissan. On la brise. Un ouvrier court après Louise Michel et lui présente un drapeau noir, — son drapeau favori. Elle le prend et se met en tête de la colonne. Rue des Canettes, on rencontre une boulangerie.

— Du pain ! crient les manifestants.

Quelques-uns d’entre eux pénètrent dans la boutique. Le boulanger, effrayé, leur donne ce qu’ils veulent. Ils partent et arrivent rue du Four.

Au no 13, nouvelle boulangerie, nouvelle scène de tumulte. « Du pain du pain ! » La boulangère, madame Augereau, veut fermer sa boutique. Ils serrent la pauvre femme contre la porte au point qu’elle en souffrait encore le lendemain. Ils font pour 80 ou 90 francs de dégâts, prennent du pain, des gâteaux, et continuent leur route.

Boulevard Saint-Germain, 125, chez M. Morisset, boulanger-pâtissier, même scandale. Ils prennent pour 50 francs de pain et de gâteaux ; ils paient en cassant les assiettes.

À l’angle de la place Maubert, des gardiens de la paix se précipitent sur eux. Les habitants du quartier encouragent par leurs applaudissements la police. Un agent s’empare du drapeau noir dont Louise Michel reposait la hampe sur le sol pendant le sac des boulangeries. D’autres saisissent quatre des séides de la citoyenne qui se sauve du côté de la Seine, toujours suivie de ses partisans.

Elle arrive devant la Morgue. Un fiacre à quatre places passe à vide. En une minute, le cocher est descendu de son siège, un anarchiste le remplace pendant que Louise et ses amis s’installent dans le véhicule.

Et, fouette, cocher !

Louise Michel partie, l’esplanade des Invalides n’avait plus aucun intérêt. On a beau vouloir manifester, ce n’est pas amusant d’être sans cesse foulé et refoulé et d’en être réduit à glisser entre les gardiens de la paix comme le poisson entre les mailles d’un filet. Il faut trouver autre chose. Presque instinctivement, trois mille anarchistes se dirigent vers l’Élysée, en passant par l’avenue d’Antin et la rue Matignon. L’avenue de Marigny est barrée par les agents.

À leur approche, tout le poste de l’Élysée, qui a été doublé pour la circonstance, se place devant le palais, dont le préfet de police et M. Clément dirigent la défense.

À la hauteur du no 71 du faubourg Saint-Honoré, une forte escouade de gardiens de la paix s’élance et repousse les ouvriers.

— Du travail où du pain ! crient ceux-ci.

Tout le quartier prend peur. Les boutiques se ferment. En revanche, les fenêtres des étages s’ouvrent et se garnissent. L’anxiété est sur tous les visages. Évidemment, on ne s’attendait pas à la visite des anarchistes.

M. Camescasse va et vient, du poste de l’Élysée à la grille du ministère de l’Intérieur. Un procureur de la République semble par moments lui donner des conseils.

De nouveau, les ouvriers se rassemblent et reviennent vers le palais. À la tête d’une seconde escouade de gardiens de la paix, M. Cuche les repousse.

Les gardiens de la paix font quelques prisonniers. Malgré cela, les anarchistes avancent encore. Un moment, Paule Minck est à leur tête, brandissant un revolver. Un omnibus qui ne peut pas bouger vient en aide aux agents. Sans cet omnibus qui a fait barricade, c’est peut-être dans la cour du palais que se serait terminée la lutte.

Les gardiens de la paix se mettent en triangle au coin du faubourg et de l’avenue de Marigny. Je vois sortir du palais le général Pittié en civil. Il examine le champ de bataille et paraît fort rassuré.

Les agents d’ailleurs arrivent en nombre. Ils mettent le sabre nu, dans le seul but d’ôter aux anarchistes le désir de venir voir à l’Élysée si, du bal de la veille, il ne reste pas au moins quelques sandwichs.

Arrive d’autre part la garde républicaine à cheval qui, depuis le matin, se tenait sous les armes.

C’est fini.

Ici je suis forcé de-prendre la parole pour un fait personnel.

Le lendemain, vingt journaux parisiens racontaient qu’on m’avait vu dans les groupes, couvert d’une superbe fourrure, excitant les anarchistes, criant : À l’Élysée !

Je ne fus pas seul compromis. Depuis près de treize ans, j’ai l’honneur d’appartenir au Figaro. On en arriva à dire que la manifestation était l’œuvre de ce journal. On fit tant et si bien que le rédacteur en chef du Figaro, M. Francis Magnard se vit contraint de publier en première page l’article suivant :

LE MEETING ET LE « FIGARO »

Nous n’avons pas l’habitude de relever les niaiseries venimeuses que nos confrères débitent contre nous, mais nous ne pouvons cependant laisser dire par les journaux que le Figaro a organisé — comme on a eu l’audace de l’imprimer — ou même simplement excité la manifestation du 9 mars.

Cette bêtise, ramassée dans quelques papiers d’antichambre ministérielle, va faire son tour de presse : et des journaux réputés sérieux, comme la République française, les recueillent pieusement. Le bon public finirait par croire que vraiment Louise Michel et le journal le Citoyen et la Bataille sont nos complices, et M. Chincholle, comme pérorant dans les groupes, orné d’une « superbe fourrure ». L’idée de cette fourrure évidemment offerte par les anarchistes, le charme, et, par le vent d’est qui souffle, il serait enchanté de s’en revêtir, mais la vérité l’oblige à déclarer qu’il se contente d’un simple pardessus. On s’est donc trompé et la fourrure accusatrice ne sortait point du Figaro.

F. M.

Malgré cet article, la nouvelle passa de Paris en province et même à l’étranger.

On parla de ma prétendue fourrure plus qu’on ne le fait d’un chef-d’œuvre. Aujourd’hui encore, après deux années et malgré les démentis, je reçois des lettres anonymes dans lesquelles on me reproche de manger à deux râteliers et d’être à la fois légitimiste et anarchiste. Certains correspondants ont l’air d’envier ma fortune !

Il est temps que je m’explique une fois pour toutes sur cette absurdité.

Je ferai des aveux.

La fourrure a existé, mais pas sur mon dos qui ignore cet ornement. Quelqu’un pourtant l’a portée sur le sien. Ainsi se trouve justifié, une fois de plus, le proverbe d’après lequel il n’y a pas de fumée sans feu.

On a vu en effet un grand garçon bien vêtu qui, soit par conviction, soit pour s’amuser, se mêlait aux groupes anarchistes et leur disait : Allez donc à l’Élysée !

Quelqu’un lui demanda ce qu’il faisait là, avec sa fourrure, au milieu des ouvriers sans ouvrage.

Il répondit : « Je suis du Figaro. »

Beaucoup de gens se disent de ce journal.

Or, comme pour les manifestants le rédacteur du Figaro qui s’occupe des meetings n’est autre que Chincholle, on en vint à dire que Chincholle excitait les anarchistes à aller à l’Élysée.

— Pas possible !

— Je lai vu. Il a un paletot de fourrure.

Le mot fut entendu par un confrère qui débutait dans une feuille républicaine. Il recueillit la nouvelle. On sait le reste. Huit jours après, des journaux sérieux s’étonnaient qu’on ne m’eût pas encore arrêté.

Et voilà comment à Paris on devient célèbre à peu de frais. Je ne me consolerai jamais d’avoir dû une si grande réclame à un paletot de fourrures qui se promenait sur le dos d’un vaniteux quelconque.

Et le lendemain de la manifestation, le samedi 10 mars, tous les organisateurs de l’émeute ratée étaient, à huit heures du soir, salle du Pont-d’Austerlitz.

Ils avaient bel et bien provoqué un nouveau meeting public et gratuit, mais en un lieu clos et couvert, et par conséquent interdit à la police.

L’ordre du jour portait : Protestation contre l’emploi de la force à l’Esplanade des Invalides.

La réunion promettait d’être particulièrement intéressante. Elle l’a été.

Le citoyen Montant ouvre la séance en donnant la parole à son camarade Cortellier. Après s’être plaint de la police, l’orateur continue ainsi :

— Et ce n’est pas assez d’avoir été bousculés, menacés par des argousins, il a fallu que des journaux, qui se disent républicains, nous accusent de conspirer avec les monarchistes. Oui, ce ne sont pas seulement les feuilles de l’Élysée qui ont lancé cette bourde, ce sont le Mot d’Ordre, l’Intransigeant, la Lanterne, le Réveil.

Ce sont ces faux frères qui, quand nous sommes écrasés sous le chômage, menacés de la famine, viennent encore nous jeter cette infamie à la face. Infamie et calomnie à la fois, car ils savent bien que nous aimerions mieux souffrir sous la République qu’être heureux sous une Monarchie !

Nous, vouloir faire le jeu des monarchistes ? Et nous reprocher cela à l’heure où nous venons dire aux bourgeois, aux conservateurs, à tous les monarchistes et bonapartistes du monde : « C’est nous qui avons produit la richesse sociale. Nous voulons notre part ! …»

Le citoyen Jamin demande la parole. Dès les premiers mots qu’il dit, on voit qu’il en à gros sur le cœur. Il sait que toute la presse est dans la salle. Il veut que ceux qui ont répandu les bruits absolument grotesques, signalés par le citoyen Cortellier, montent à la tribune et s’expliquent.

Nos confrères républicains pensent très justement que la tribune d’un journaliste, c’est son propre journal. Ils restent à leur place. La parole est au citoyen Laguerre. Ne pas confondre avec le député du même nom.

Le citoyen Laguerre voudrait la paix pour le lendemain.

Il donne communication du document suivant, qui a l’approbation de ses amis :

Attendu que la police est résolue à tout crime et qu’elle est organisée pour cela ;

Attendu qu’au contraire nous ne saurions nous organiser convenablement en vingt-quatre heures ;

Nous croyons devoir renoncer à nous réunir demain dimanche sur la place de l’Hôtel-de-Ville, et nous proposons de remettre notre deuxième grand meeting à la date solennelle du 18 mars.

Ce meeting, auquel nous nous rendrons de nouveau sans armes, aura lieu sur le Champ de Mars, en face de la troupe !

— Bravo ! Bravo !

— Je propose également d’engager tous nos amis à organiser de leur côté, à l’occasion du même anniversaire, un meeting semblable dans toutes Les villes de France !

Redoublement d’acclamations.

Un citoyen demande à lire une lettre de Louise Michel, qui avait promis d’ assister à la réunion.

— Lisez !

Il lit :

Mes chers amis,

Il paraît que la police a préparé pour ce soir une petite scène d’enlèvement. Excusez-moi de ne pas aller au milieu de vous. Si la police veut me parler, qu’elle me convoque. Je me rendrai devant elle, mais je ne veux pas lui donner le plaisir de m’arrêter.

Louise Michel.

Un citoyen m’apprend qu’en effet, Louise Michel, sous le coup d’un mandat d’amener, a quitté son domicile, où sa mère seule est restée.

Elle est, dit-il, chez une amie qu’on ne peut soupçonner.

La proposition du citoyen Laguerre n’est acceptée que dans sa seconde partie. Il reste convenu qu’on ira le lendemain sur la place de l’Hôtel-de-Ville, à neuf heures du matin et qu’un autre meeting aura lieu, à la même heure, sur la place de la Nation.

Un citoyen fait voter que le 18 mars, pendant que les hommes se rendront au Champ de Mars, les femmes et les enfants iront demander du pain sur la place de l’Hôtel-de-Ville.

Après la protestation du citoyen Cortellier, après l’ordre du jour du citoyen Laguerre et la lecture de la lettre de Louise Michel, la réunion ne pouvait plus avoir aucun intérêt.

La presse se retire en bon ordre.

On m’a souvent parlé des dangers que je courais en allant ainsi dans les réunions. C’est ce jour-là, au moment même où je cherchais à sortir, que je me suis vu exposé au seul danger que j’aie dû à ma profession.

Je n’en parlerai que pour remercier publiquement deux sauveteurs anonymes et un de mes confrères.

Plusieurs de ceux qui, la veille, ont pris part au sac des boulangeries me reconnaissent. Tant que je n’ai fait que citer leurs élucubrations, ils ne m’en ont point voulu. Quelques-uns même ont peut-être été flattés. Mais j’avais, le matin, parlé de leurs déprédations ! J’étais devenu un criminel…

Une dizaine d’anarchistes me poursuivent, le poing levé. Que se serait-il passé ? Dans de pareilles situations, on ne se rend compte de rien. Un vague instinct vous dit seulement qu’il faut tout d’abord songer à sauvegarder sa dignité. En ce moment, deux citoyens me saisissent chacun par un bras. Étaient-ils amis ou ennemis ? Le confrère que je vais nommer prétend que l’un au moins voulait me jeter dans la Seine. Autour de : moi, en effet, on criait : « À l’eau ! » Je suis cependant certain d’avoir entendu l’autre me dire tout bas : « Laissez-vous conduire, citoyen, il ne vous sera rien fait. » Qu’ils l’aient voulu ou non, ils m’ont toujours sauvé. Derrière moi, une voix criait : « N’approchez pas ou je tire » Je sens l’air me frapper au visage. J’étais dehors. Des gardiens de la paix se trouvaient devant la porte. Les deux citoyens, sans attendre mes remerciements, rentrent dans la salle. Je me retourne. Derrière moi, était l’excellent Berr, de la Liberté, un ancien soldat qui n’a pas froid aux yeux et qui avait le revolver au poing. C’était lui qui, en marchant à reculons derrière moi, et en faisant éventail avec son revolver, m’avait protégé contre les poings menaçants.

Mon gros Berr, merci.

Mais je reviens à notre héroïne.

Un jeune ami de Louise Michel, M. Giffaut, de l’Intransigeant, qui fut arrêté en même temps qu’elle en 1871, et qui revint avec elle de Calédonie, s’était rendu le matin à sa demeure, 45, boulevard Ornano.

Il demanda à la citoyenne comment elle comptait passer la soirée.

— Mais nos comités ont organisé quatre réunions pour ce soir. Il faut que j’aille dire au moins quelques mots dans chacune.

— Pour qu’on vous y arrête ? Jamais de la vie. Un mandat d’amener est lancé contre vous. Placez-vous là et écrivez aux quatre réunions.

On se concerta quelques minutes, et elle rédigea quatre lettres. L’une d’elles est citée plus haut.

La dernière enveloppe cachetée, Giffaut mit sa vieille amie en voiture. Après l’avoir conduite à l’Intransigeant où elle dîna, il la mena dans une maison sûre où il y avait une chambre libre. On fit courir le bruit qu’il l’avait conduite à la gare du Nord, et que là, il avait pris deux billets pour Bruxelles. Les voyageurs s’étaient arrêtés en un endroit où personne ne pouvait soupçonner la présence de la citoyenne.

On comptait l’y garder six mois.

Louise Michel, qui comprenait, disait-on toujours, que sa retraite était nécessaire au salut de ses amis, allait dans le silence et loin des troubles politiques, donner un pendant à Nadine.

On annonçait déjà, la Fille du peuple, drame en cinq actes.

Pendant ce temps M. Camescasse avait au ministère de l’intérieur un long entretien avec M. Waldeck-Rousseau.

En prévision de tout événement, on prenail pour les jours suivants des mesures de police encore plus énergiques que celles de la veille.

Quant à Louise, la vérité était que M. Giffaut l’avait conduite au domicile d’un de ses collaborateurs de l’Intransigeant, M. E. Vaughan, 26, rue Censier.

La police fut aussitôt mise en mouvement. À partir de ce moment, ce fut un roman héroï-comique.

Des agents restèrent à demeure devant la maison de l’inculpée.

D’autres battirent ou plutôt crurent battre tout Paris.

Puis, comme il faut que l’honneur de M. Camescasse soit sauf, la police fit annoncer que Louise Michel s’était réfugiée en Suisse.

Or, chaque nuit il se passait ceci :

M. Vaughan et la citoyenne sortaient du No 26 de la rue Censier, montaient en voiture et se rendaient boulevard Ornano, chez madame Michel mère.

Seulement Louise qui, pendant la Commune, se battait, vêtue en homme, et qui sait porter nos vêtements, avait une redingote et un chapeau mou. Les agents étaient toujours postés devant sa maison, mais comme ils avaient l’ordre d’arrêter une femme, ils la laissaient passer sous son costume masculin.

Ô adorable police !

Une heure après, la voiture revenait rue Censier et le tour était joué. Je garantis absolument la vérité de ce renseignement et de ceux qui vont suivre.

Le motif pour lequel on voulait arracher Louise aux conséquences dü mandat d’amener était que madame Michel mère se trouvait depuis longtemps malade. Elle était septuagénaire et paralytique. D’après M. Clémenceau qui la soignait, le moindre coup l’eût tuée. On tenait donc à ce qu’au moins l’arrestation de sa fille n’eût pas lieu sous ses yeux.

Les amis mêmes de Louise disent qu’elle est un vrai diable. M. Vaughan eut la plus grande peine à la retenir. Il fallut toute l’autorité qu’a sur elle M. Rochefort pour que, dès le premier jour, elle n’allât point partager le sort de ceux de ses amis qu’on n’avait pas manqué d’arrêter.

On la retint par des raisons de sentiment. Puis elle faisait alors un roman qui paraissait par livraisons. Elle avait de la copie à livrer, quelque argent à toucher. On lui persuada qu’elle assurerait, en travaillant tranquillement, l’existence de sa mère.

Elle resta, mais, quelques jours après, parurent dans un journal des renseignements, d’ailleurs apocryphes, qui la mirent en fureur. On la dépeignait comme s’inquiétant de sa sûreté personnelle. À partir de ce moment, la vie de M. Vaughan ne fut plus qu’un enfer.

Louise pleurait, se fâchait. Elle voulait aller se livrer… au directeur de Saint-Lazare !

Le jeudi 29 mars, M. Vaughan n’y tint plus. À six heures du soir, il l’accompagna à la préfecture de police et demanda M. Camescasse. Le préfet fit répondre qu’il n’était pas visible. On demanda M. Puybaraud. Il était absent. Sur la carte de M. Vaughan, carte portant l’adresse de celui-ci, la citoyenne écrivit :

Louise Michel tenait à n’être arrêtée ni chez sa mère, ni dans une réunion publique. Elle a terminé certains travaux et assuré le sort de sa mère. Elle vient aujourd’hui se mettre à la disposition de M. Camescasse.

Elle tendit cette carte à l’huissier, puis se retira au bras de M. Vaughan. En plein jour, alors, elle se rendit chez sa mère, puis, du boulevard Ornano, revint rue Censier.

Le lendemain matin, à huit heures, madame Vaughan ouvrit sa fenêtre. Il n’y avait pas à s’y tromper, deux agents en bourgeois se promenaient sur le trottoir opposé. Vint M. Giffaut, qui savait que sa vieille amie voulait retourner à la Préfecture de police. Après le déjeuner, il alla chercher une voiture. Il était dix heures un quart. M. Vaughan descendit avec Louise. Il donna au cocher l’adresse de la Préfecture. La voiture allait se mettre en marche. Les agents s’élancèrent.

— Nous avons, dit l’un d’eux, l’ordre d’arrêter mademoiselle Louise Michel.

— Avez-vous un mandat d’amener ? demanda M. Vaughan.

— Non.

— Alors je ne vous reconnais pas le droit de procéder à l’arrestation. Laissez la citoyenne se constituer elle-même prisonnière. Nous allons à la Préfecture. Pour tout concilier, montez, si vous le voulez, sur le siège.

Les agents obtempérèrent, — à la grande gêne du cocher, qui avait ainsi un homme assis à côté de lui et un autre, debout, sur le siège !

Rue Monge, devant une lanterne rouge, la voiture s’arrêta. Les agents descendirent.

— Nos ordres, dit l’un d’eux, sont de conduire mademoiselle au commissariat le plus proche.

M. Vaughan protesta énergiquement, mais, la foule s’amassant, il préféra s’expliquer au commissariat. Le magistrat, M. Lévy, un homme fort aimable, paraît-il, invita l’inculpée et ses amis à s’asseoir.

— Je me permets de trouver, dit M. Vaughan, la conduite des agents plus qu’inopportune, illégale. Nous nous rendions directement à la Préfecture, mais devant ce qui se passe, nous réclamons un mandat d’amener.

M. Lévy envoya chercher des ordres complémentaires. Pendant une heure et demie, les trois personnes attendirent dans son bureau. À la fin, les agents revinrent. Ils prirent à part le commissaire et s’entretinrent quelques minutes avec lui. Il rentra en disant :

— Les agents ont l’ordre de conduire mademoiselle à la Préfecture.

MM. Vaughan et Giffaut se levèrent.

— Non. Mademoiselle seule, dirent-ils en appuyant sur ce dernier mot.

À bout de patience, ils embrassèrent Louise et prirent une autre voiture.

Arrivée dans la cité, l’inculpée fut conduite, non à la Préfecture, mais au Dépôt.

MM. Vaughan et Giffaut demandèrent le procureur de la République. Ils furent reçus par son substitut, devant qui ils protestèrent contre le mode d’arrestation.

— Il est absolument légal, répondit celui-ci. Quand les agents savent qu’un mandat d’amener est décerné contre quelqu’un, ils ont le droit de l’arrêter sans ordres complémentaires. Le seul tort des agents est de n’avoir pas procédé à l’arrestation, hier, à la Préfecture. Mais quelle singulière idée a eue votre amie de se constituer prisonnière. Nous la croyions à Genève !

Les deux intransigeants se rendirent ensuite auprès de M. Barbette, juge d’instruction, et le prièrent de procéder le plus tôt possible à l’interrogatoire de leur amie.

— Je vais l’interroger immédiatement, dit-il.

Il la convoqua, en effet, à l’instant même. Il était quatre heures. À sept heures, l’interrogatoire durait encore.

Louise Michel était prévenue d’excitation au renversement du gouvernement établi et de pillage à la tête d’une bande armée.

Sur le premier chef, elle répondit qu’elle avait le droit de rêver le gouvernement de son choix. Sur le second, elle répliqua que sa bande n’était pas armée ou que, si elle l’était, elle ne le savait pas.

— J’ai été chassée, ainsi que mes amis, du Champ-de-Mars. Nous ne savions nullement où nous allions. Parmi ceux qui m’accompagnaient, il y en avait qui avaient faim, mais je ne les ai nullement excités à faire le sac des boulangeries.

— On vous a entendu dire : Prenez du pain.

— Parfaitement. Ils en prenaient. Je leur ai dit : « Prenez du pain, mais ne faites pas de mal aux boulangers, ne détruisez rien. » Les témoins le déclareront. Quand je demande du pain pour ceux qui souffrent, je ne demande pas du pain temporaire. Je veux du pain pour aujourd’hui et pour demain, du pain par le travail.

Le procès allait naturellement passer aux assises, c’est-à-dire devant le jury. L’inculpée, se croyant sûre d’être acquittée, se laissa emmener gaîment par les agents, qui la conduisirent à Saint-Lazare.

Depuis deux cents ans qu’il est construit, le lourd bâtiment qui s’élève au milieu du faubourg Saint-Denis a eu bien des fortunes contraires et vu bien des visages d’expression différente. Jadis les grands seigneurs allaient y faire la retraite. Pendant la première Révolution, les victimes de la politique y furent enfermées et, non loin des prostituées qui y subissent maintenant leur peine, Louise Michel pouvait songer à André Chénier attendant l’échafaud.

Elle était — « à la pistole » ». Au premier étage de la vaste prison, elle occupait à elle seule, une petite cellule de trois mètres sur quatre, n’ayant qu’une porte et une fenêtre.

La fenêtre grillée, et exceptionnellement garnie de rideaux blancs, donne sur une cour intérieure. La prisonnière n’avait qu’à l’ouvrir pendant les heures de récréation pour voir — spectacle qui devait la stupéfier ! — ses voisines de captivité se promener entre les arbres de la cour, un chapelet à la main. Oui, au contact des sœurs, les pierreuses qui récemment encore montraient tant d’audace, dans le faubourg Montmartre ou sur les boulevards, sont si bien transformées qu’elles ne veulent plus se souvenir que de l’enfance, où elles priaient.

Ii est vrai que les sœurs sont leurs seules gardiennes. On remplacera peut-être celles-ci dans tous les hôpitaux. Il sera difficile de les chasser de là. Sous Louis-Philippe, c’étaient des infirmières laïques qui tenaient la prison. La République de 48 découvrit contre elles tellement de sujets de plaintes qu’elle jugea nécessaire de les remplacer par des Sœurs !

La porte de la cellule de Louise Michel était, comme toutes les autres d’ailleurs, garnie d’un guichet par lequel on pouvait la surveiller.

L’unique sœur de garde n’ouvrait le guichet que pour demander à la prisonnière si elle n’avait besoin de rien. Elle ne franchissait la porte que si Louise le désirait. La sœur s’acquittait si doucement de sa mission que la citoyenne s’est toujours crue et se croit encore forcée de la complimenter.

Il est vrai qu’on n’a jamais vu prisonnière plus calme. Du matin au soir, elle écrivait, tantôt des lettres qui naturellement passaient sous les yeux du directeur, tantôt un chapitre de roman.

Elle faisait aussi beaucoup de questions sur le régime de la prison, prenant des notes pour un ouvrage qu’elle rêve et qui se déroulera à Saint-Lazare.

Elle n’avait alors que deux soucis : sa mère et sa nichée de chats.

Elle subissait presque chaque jour un interrogatoire.

On a dit que Louise Michel, en allant de Saint-Lazareau Palais, était soumise au cabriolet, ce lien cruel qui fixe le bras du prévenu à celui du gendarme. C’est absolument faux.

Elle était traitée avec la plus grande douceur. Elle eût voulu manger un sorbet qu’on le lui eût permis.

Le régime de Saint-Lazare est d’ailleurs si clément que beaucoup d’entre les prisonnières en arrivent à redouter la liberté et ses désagréables conséquences. Elles demandent à rester à Saint-Lazare en qualité de servantes. Toutes les domestiques de l’établissement sont d’anciennes « tendresses », comme on dit aujourd’hui.

Les moins gaies pensionnaires de la maison sont les toutes jeunes filles, les petites marchandes de violettes, qui vendent surtout leurs bouquets aux vieillards. On ne les met à Saint-Lazare que depuis le préfectorat de M. Ferdinand Duval qui, par un arrêté toujours en vigueur, a spécifié qu’elles y resteraient jusqu’à la réclamation des parents ou jusqu’à leur majorité.

Or, bien souvent, la réclamation des parents tarde. Parfois même, elle ne vient jamais. Aussi ne sont-elles pas très folâtres, les pauvres petites !

Savez-vous comment on les appelle là-bas ? Les Duval. L’ancien préfet de la Seine ne se doute certainement pas de ce regain de popularité.

Comme on sait qu’il y a deux aumôniers à Saint-Lazare, on est en droit de se demander s’ils n’ont pas essayé de convertir Louise. Non. Ces messieurs, professant à leur façon la liberté, attendaient qu’elle manifestât le désir de recevoir leur visite. Cela pouvait s’appeler attendre sous l’orme…

Et pendant qu’on tire devant moi les énormes verrous qui barricadent ces dames, un souvenir me traverse le cerveau.

On se rappelle ce représentant qui, à la tribune de l’Assemblée nationale, parla si chaleureusement de la fraternité qu’à sa péroraison les représentants de tous les partis s’embrassèrent. Le lendemain, par exemple, ils se battaient tous.

Eh bien ! ce représentant, un vénérable prélat, l’abbé Lamourette, qui, deux ans après, devait mourir sur l’échafaud, était, à cette époque, directeur de Saint-Lazare… L’auteur du fameux « baiser Lamourette » a gouverné dans ces murs où sont punies, pour avoir vendu trop de baisers, plus de six cents femmes… — Louise Michel exceptée.

Enfin arriva le 22 juin, jour fixé pour la comparution de Louise et de ses complices devant le jury de la Seine.

Je ne saurais mieux faire que d’emprunter à l’intéressant volume de mon confrère et ami Albert Bataille, Causes criminelles et mondaines de 1883, les principaux points de ce procès. Questions et réponses ont été pour ainsi dire sténographiées.

À côté de Louise Michel étaient les anarchistes Mareuil et Pouget, qui l’assistaient dans le pillage des boulangeries. Mareuil est un petit bonhomme très barbu, mais très chauve, cordonnier de son état. Pouget, courtier en librairie, est un garçon de vingt-deux ans, à moustaches noires, à mine éveillée, bien mis, presque un monsieur.

C’est au domicile de Pouget qu’on saisit une collection de fioles contenant des matières incendiaires, et c’est lui qui répandit dans les casernes un infâme libelle excitant les soldats à la mutinerie, au pillage et à l’assassinat de leurs chefs.

Au banc des accusés libres prennent place un nommé Enfroy, un nommé Moreau, dit Garraud, qui ont reçu de Pouget les brochures à distribuer aux soldats. Vient enfin une cabaretière plantureuse, la femme Bouillé, de Roanne, qui avait reçu également un envoi du libelle. Deux derniers correspondants de Pouget, Georget, de Roanne, Thierry, de Reims, sont en fuite ; il seront jugés par contumace.

Sur la table des pièces à conviction, le drapeau noir que Louise Michel promenait dans Paris le jour de la manifestation des ouvriers sans ouvrage : c’est un simple lambeau de drap accroché à un manche à balai ; puis des paquets de brochures à l’armée, un revolver que portait Pouget quand on l’arrêta, enfin les fioles saisies chez lui et renfermant les matières explosibles.

M. le président Ramé interroge d’abord Louise Michel :

D. Vous avez pris part à la manifestation des ouvriers sans ouvrage ? — R. Hélas ! je suis toujours avec les misérables.

D. Pourquoi n’êtes-vous pas restée chez vous vous ? — R. Je pensais que le gouvernement allait balayer l’Esplanade des Invalides avec ses canons. J’ai voulu être au danger.

D. Pouget vous donnait le bras. C’est votre secrétaire, votre instrument ?

Louise Michel. — Je n’ai pas d’instrument. Mais j’ai de l’estime pour ce jeune homme, qui s’occupe d’études scientifiques. C’est très beau par ce temps d’abaissement du niveau moral.

M. le président. — Oui ; il s’occupe d’études scientifiques… chimiques. Vous êtes un anarchiste, Pouget ?

Pouget (avec une voix à la Taillade). — Je l’ai dit, je le répète, je le proclamerai toujours.

M. le président (à Louise Michel.) — Vous êtes bien sûre que les manifestants étaient de vrais ouvriers sans ouvrage ?

Louise Michel. — Certes !

D. Il y a un petit malheur. Sur 33 individus qu’on à arrêtés, il y avait 13 repris de justice, dont 11 précédemment condamnés pour vol. Si la proportion devait être acceptée, il faudrait dire que, sur le nombre des manifestants, on doit compter un tiers de voleurs.

Louise Michel. — Je ne pouvais leur demander à tous leur état civil.

C’est sans doute de leur casier judiciaire que veut parler l’accusée.

M. le président. — Quand la police eut dispersé la grande manifestation, vous avez voulu avoir votre exhibition particulière. C’était pour vous affaire de popularité et de vanité. Un inconnu vous a apporté un drapeau noir, et, flanquée de Pouget et de Mareuil, vous avez pris la tête d’une bande qui a parcouru le faubourg Saint-Germain en pillant les boulangeries.

Vous vous êtes arrêtée rue des Canettes, devant la boulangerie de M. Bouchet. Là, les individus qui vous suivaient ont pillé la boutique et menacé M. Bouchet de leurs cannes. Ils criaient : « Du pain, du travail ou du plomb ! »

Louise Michel (avec un grand sérieux). — S’il y avait des gens à gourdins, ils étaient de le police. (Hilarité.)

D. Vous prétendez qu’on a le droit de voler du pain quand on à faim ? — R. Oh ! quant à moi, je ne demanderai jamais de pain à la République, pour laquelle j’ai combattu toute ma vie. Si jamais je meurs de faim, je lui jetterai ma vie, mais je ne lui tendrai pas la main.

Ce n’est donc pas ma faute si on s’est arrêté devant les boulangeries. Je n’ai excité personne. Ce que je voulais, c’était faire défiler dans Paris les ouvriers sans ouvrage. Rien de-plus. Est-ce ma faute si, malgré tout ce qu’ont fait nos pères, nous sommes toujours comme à la veille de 89 ?

M. le président, — Votre bande a encore pillé les boulangeries de M. Augereau, rue du Four, et de M. Morisset, boulevard Saint-Germain ; on a cassé les vitres, brisé les assiettes à gâteaux et jeté le pain dans da rue. Partout vous avez donné le signal du pillage.

— R. Je le nie… mais j’étais sous une impression pénible. La rue ressemblait à une ruche pleine d’abeilles, et je songeais que celles-là qui font le miel ne le mangent jamais. Je suis restée pour manifester en faveur des meurt-de-faim.

D. Pouget et Mareuil ont été arrêtés par la police. Vous, vous êtes montée dans un fiacre et vous avez disparu. On ne vous a retrouvée que plus tard. — R. Mes amis m’ont enlevée. Ils ne voulaient pas que je fusse arrêtée ce jour-là. Mais il n’est pas dans mon caractère de fuir. Une autre fois, je resterai.

Ici l’on voit apparaître les princes d’Orléans.

Louise Michel. — J’ai appris que les d’Orléans embauchaient l’armée contre la République. J’ai voulu embaucher pour la République les travailleurs et les soldats.

M. le président. — Oui, vous voulez parler des brochures à l’armée que Pouget a expédiées par ballots en province ? — R. Parfaitement ; c’est moi qui les ai demandées au citoyen Herzig, le chef des anarchistes de Genève, c’est moi qui les ai fait distribuer par Pouget. Au surplus, je ne les ai pas lues.

M. le président. — Saviez-vous que Pouget fût détenteur de matières explosibles ? — R. Il étudie la science ! C’est bien. Je voudrais que la science ne fût plus le monopole de gens qui ne s’en servent que pour exploiter les travailleurs.

D. Vous persistez à dire que vous n’aviez en vue qu’une manifestation pacifique ? — R. Oui, pacifique, platonique !

D. Et le pillage des boulangeries ? — R. Ce n’est rien. Vous en avez bien fait d’autres en 1871, quand Galliffet égorgeait le peuple dans la rue !

M. le président procède à l’interrogatoire de Pouget :

D. Vous avez un métier, vous, vous êtes courtier en librairie. Qu’est-ce que vous alliez faire à la manifestation des ouvriers sans ouvrage ? — R. J’allais protester contre le gouvernement, qui laisse les travailleurs sans pain.

D. Alors, c’est le gouvernement qui est responsable de tout ?

Pouget. — Parfaitement.

D. Vous avez été arrêté près de Louise Michel. Vous criiez : « Mort aux Vidocq ! En 1871, on a tué pas mal de sergots ; on en tuera bien davantage cette fois-ci ! » — R. Je n’ai pas tenu ces propos.

D. Vous portiez un revolver ?

Louise Michel (interrompant). — Il est à moi. Je le lui avais remis.

Pouget. — Non, il est à moi.

M. le président. — Vous aviez sur vous 71 francs en pièces de vingt sous ? — R. C’était le produit des entrées à une réunion socialiste qui s’était tenue le matin…

Puis vient l’interrogatoire de Mareuil :

M. le président. — Vous êtes, dit-on, un très bon ouvrier. Qu’alliez-vous faire à l’esplanade des Invalides ? — R. J’ai été élevé dans la misère : ma mère s’est suicidée à soixante-dix ans, parce qu’elle mourait de faim. Et vous ne voulez pas que j’aille avec ceux qui souffrent !

D. Vous connaissiez Louise Michel ? — R. Pas du tout. Je savais seulement que c’était un cœur d’or…

Les interrogatoires d’Enfroy, de Moreau, dit Garraud, de Martinet et de la femme Bouillé sont absolument sans intérêt.

La fin de l’audience est consacrée aux premières dépositions.

Les boulangers dont les maisons ont été envahies et pillées, M. Bouchet, madame Augereau, M. et madame Morisset, déposent tour à tour.

Madame Morisset a parfaitement reconnu Louise Michel, qui frappait la terre de la hampe de son drapeau noir et qui riait.

— C’est de la fantaisie, madame, dit sèchement l’accusée, vous êtes une hallucinée ! Viennent ensuite les agents qui ont arrêlé Mareuil et Pouget. Louise intervient encore :

— Tout ça, s’écrie-t-elle, c’est le roman de Camescasse !

Le cocher de fiacre Grandard avait mis pied à terre et causait avec un client quand un groupe d’hommes a jeté une femme dans sa voiture. Cette femme, c’était Louise Michel qu’on faisait fuir. Un individu est monté sur le siège et « fouette cocher ». Grandard n’a retrouvé son fiacre que beaucoup plus tard, sur le pont Marie. (Hilarité.)

Le dernier témoin entendu est M. Girard, chef du laboratoire municipal.

M. Girard a analysé le contenu des fioles saisies chez Pouget.

Les unes renfermaient une dissolution de phosphore, les autres du sulfure de carbone et du pétrole, matière incendiaire bien connue sous le nom de feu fenian.

Prenant une feuille de papier buvard, M. Girard l’imbibe de quelques gouttes de chaque liquide, et aussitôt le papier prend feu.

Cette expérience, qui clôt la première audience, paraît impressionner vivement l’auditoire.

Le lendemain, 23 juin, reprise des débats.

À l’ouverture, on constate que le citoyen Moreau, dit Garraud, qui se pavanait la veille au banc des prévenus libres, est assis mélancoliquement entre deux gendarmes.

M. Clément l’a cueilli au sortir de l’audience précédente. Il paraît que ce compagnon est recherché par le parquet de Troyes, pour vol, et qu’il a été condamné par défaut à deux ans de prison, pour escroquerie, par le tribunal correctionnel de Poitiers. Le citoyen Moreau, dit Garraud, proteste contre une arrestation qu’il qualifie d’illégale, mais ça n’empêche pas les gendarmes de le garder.

Après cet incident, M. Girard, chimiste, qui a fait à la première audience des expériences malheureusement trop concluantes sur les matières incéndiaires que possédait Pouget, est interpellé par l’accusé lui-même ; au dire de Pouget, M. Girard aurait pris pour de l’essence minérale le contenu d’une fiole qui serait en réalité pleine d’eau claire.

M. Girard verse immédiatement sur du papier buvard plusieurs des liquides saisis, et le papier buvard prend feu. Mais Pouget ne se démonte pas pour si peu.

— On a changé le contenu des bouteilles, dit-il avec un grand sang-froid.

Les demoiselles Morisset, filles du propriétaire d’une des boulangeries pillées, déposent qu’elles ont parfaitement vu Louise Michel à la-tête de la bande. Elle tenait à la main son drapeau noir et riait aux éclats.

Louise Michel. — Ce sont des dépositions apprises par cœur. Il y aurait vingt petites Morisset qu’elles diraient toutes la même chose. On ne répond pas à des enfants.

Vient ensuite M. Chaussedat, peintre, qui affirme que Louise Michel ne s’est pas arrétée devant les boulangeries…

M. Henri Rochefort, cité comme témoin à décharge, dépose :

Les 71 francs saisis sur Pouget provenaient d’une cotisation faite la veille dans une réunion publique. Louise Michel me l’a déclaré avant d’aller se constituer prisonnière. Elle venait me prier de m’intéresser à sa mère, et elle m’a assuré qu’elle avait désiré que la manifestation fût pacifique.

Elle ne s’était pas laissé arrêter pendant la manifestation pour éviter l’effusion du sang.

J’ajoute que j’ai été surpris, très surpris de l’accusation de pillage relevée contre elle. Je connais Louise Michel, avec laquelle j’ai été détenu en Nouvelle-Calédonie. Sa case était vis-à-vis de la mienne. Louise Michel, pendant le trajet, n’avait cessé de se sacrifier pour ses compagnes, leur donnant sa nourriture et ses vêtements.

Louise Michel. — Je vous en prie, taisez-vous. Je ne vous ferai plus appeler.

M. Henri Rochefort. — Je dois dire la vérité. À la Nouvelle-Calédonie, vous alliez sans chaussures, vous aviez transformé votre case en hôpital, vous y soigniez les malheureux.

Louise Michel. — Je vous en supplie…

M. Henri Rochefort. — Elle couchait par terre, elle se nourrissait de rien. Elle donnait tout ce qu’elle avait.

Louise Michel. — J’ai appelé M. Henri Rochefort pour tout autre chose que pour me faire souffrir. Le témoin ne continuera pas, j’en suis sûre.

M. Henri Rochefort. — Eh bien ! je me retire.

MM. Georges Meuzy et Vaughan, rédacteurs de l’Intransigeant, déposent ensuite sur divers incidents de détail.

M. Vaughan. — Avant de me retirer, je manifeste ma respectueuse sympathie pour madame Louise Michel ; je suis fier d’être son ami.

Louise Michel. — Je ferai en sorte, citoyen, que mes amis soient toujours fiers de moi. Le témoin voudrait-il dire de quelle façon on a traité ma famille ? Car nous aussi nous avons des familles !

M. Vaughan. — Je sais qu’un misérable est venu frapper d’un coup de canne, à domicile, la femme qui sarde la mère de Louise Michel.

M. l’avocat général Quesnay de Beaurepaire commence son réquisitoire.

Il compare Louise Michel à une Furie, à une Erynnie en tournée, à une Amazone, à une sultane flanquée de ses deux vizirs, Mareuil et Pouget :

Elle a voulu avoir, par pure vanité, sa petite Jacquerie parisienne, et elle a promené le drapeau noir qui, d’après ses propres paroles, « fera un jour sans pitié ni merci le tour du monde ».

Ce n’est plus la femme de la République romaine, qui gardait la maison et filait de la laine. Cependant, quelle admirable lecon lui donnait le hasard de l’émeute, quand il vint lui mettre en main un drapeau fixé… à un manche à balai ! (Rires.)

L’organe du ministère public s’indigne de voir cette femme n’obéir qu’à des sentiments de haine.

Eh quoi ! s’écrie-t-il, ne sommes-nous plus la nation chevaleresque et généreuse des temps passés ! Ne sommes-nous plus capables que de haïr !

Mais ces crimes que vous avez à punir, messieurs les jurés, ce sont des crimes antifrançais.

Qu’est donc cette brochure que répandait Pouget, sinon le code de l’incendie et du pillage ! Cet homme a osé s’en prendre à l’armée, l’armée qui est la frontière vivante, faite des poitrines de nos frères ! (Mouvement prolongé.)

M. l’avocat général rend en passant, un juste hommage à la grande famille des officiers et il est amené à saluer, au milieu de l’émotion générale, celui qui vient de tomber si vaillamment, l’héroïque commandant Henri Rivière. Il supplie les jurés de défendre l’armée, de ne pas faillir à à leurs devoirs de patriotes, de faire justice de ceux qui sont prêts à recommencer demain les mêmes tentatives impies !

La parole est à M. Balandreau, défenseur nommé d’office à Louise Michel. Mais le vœu de la grande citoyenne est de plaider elle-même, et l’honorable avocat déclare qu’il ne peut que s’incliner.

Louise Michel se lève. Elle relève son voile, et commence :

— Oui, ce procès est un procès politique ! En nous, tous les anarchistes sont accusés. Vous nous appliquez la loi des vainqueurs de 71, qui nous ont écrasés comme la meule broie le grain. À Versailles, à Satory, autour de Galliffet, partout des cadavres !

Vous êtes étonnés de m’entendre, de voir une robe de femme frôler des robes d’avocats. Vous croyez que la femme ne peut être que ménagère ou courtisane. Erreur, elle a le droit de combattre à côté de l’homme, tenant en main, non le drapeau rouge qui est cloué sur les tombes de la Commune, mais le drapeau noir de la misère.

Nous avons pillé des boulangeries ? Avons-nous pillé les boutiques de changeurs… où il y avait de l’or ? Nous avons pris du pain. Avons-nous pris des bijoux ?

Je ne connais pas de frontières ! L’humanité tout entière a droit à l’héritage de l’humanité. Et cet héritage, ce n’est pas la famine, c’est la liberté.

Vous nous reprochez d’avoir endoctriné l’armée. Pourtant, à Sedan, les soldats eussent eu le droit de tirer sur, leurs généraux. M. Bonaparte n’eût pas été épargné et nous n’aurions pas aujourd’hui de la boue jusqu’aux joues !

Condamnez-moi, fût-ce à vingt ans de bagne. Auparavant, vous m’entendrez vous parler de liberté, d’égalité. Moi aussi, j’ai pris ces mots au sérieux. J’aurais pu rester institutrice ! Alors je n’aurais pas vu la Commune, Nouméa, ma mère insultée par les policiers.

Maintenant j’ai tout vu. Je ne crains rien. J’aime mieux être en prison qu’au pouvoir, comme mes amis Gautier et Kropotkine. Eux aussi, je les aime mieux là. Les grandeurs donnent le vertige.

Ah ! les soldats ont porté nos brochures à leurs officiers ! Et leurs officiers leur portent-ils les mots d’ordre qu’ils reçoivent à Chantilly ? Cependant, je ne reproche rien aux d’Orléans, ni aux Bonaparte. Ce n’est pas leur faute s’ils sont fils de loups.

 

Notre société, où chacun lutte pour l’existence, ressemble au radeau de la Méduse. Mais, au delà de vos prisons, je vois le progrès qui se lève. J’ai crié le cri du peuple qu’on mène aux hécatombes et qui se plaint ! Mon ambition est de le voir heureux, de sentir naître en l’humanité de nouveaux sens, d’écraser la petite vanité individuelle.

Condamnez-moi pour mes délits de parole, j’en commets encore en ce moment, mais ne cherchez pas de prétexte, ne m’accusez pas de pillage. C’est une folie !

Troisième journée :

Louise Michel ayant parlé deux heures, son secrétaire Pouget ne met pas beaucoup moins de temps à donner lecture d’un Mémoire où il est question du major Labordère, de Victor Hugoret de M. Jules Grévy qui, lui, aurait pris d’assaut, non pas une boulangerie, mais la caserne Babylone en 1830.

Après les plaidoieries de Mes Lenoël Zévort et Georges Laguerre qui défendent, non sans talent, Mareuil, Enfroy, Martinet et la femme Bouillet, on arrive au verdict.

Le jury, après une heure de délibération, reconnaît :

Louise Michel coupable de pillage en bande ;

Pouget, de pillage en bande, de détention de matières explosibles, de distribution aux soldats d’écrits les excitant à la révolte et au meurtre des officiers ;

Moreau, dit Garraud, de distribution des mêmes écrits.

Tous trois obtiennent des circonstances atténuantes.

Les autres distributeurs présumés, Enfray, Martinet, et la femme Bouillet, sont acquittés.

Également acquitté Mareuil, qui assistait Louise Michel et Pouget le jour de la manifestation des « ouvriers sans ouvrage », mais qui est un bon ouvrier, égaré plutôt que perverti, auquel ce procès servira de leçon.

En conséquence du verdict du jury, la Cour condamne Louise Michel à six ans de réclusion et dix ans de surveillance de la haute police ;

Pouget à huit ans de réclusion et dix ans de surveillance de la haute police ;

Moreau, dit Garraud, à un an de prison ;

Georget et Thiery, contumaces, distributeurs de la brochure « À l’armée », à deux ans de prison chacun. (Ils ont été acquittés depuis, par jugement contradictoire.)

Des cris de : « Vive Louise Michel ! Mort aux jurés ! » retentissent dans la salle d’audience. Ce sont des anarchistes en nombre infime, qui manifestent.

M. le président Ramé prévient les condamnés qu’ils ont trois jours pour se pourvoir en cassation contre la sentence.

— C’est inutile, répond en souriant Louise Michel, votre verdict a trop bien mérité de l’Empire !

Comme on l’emmène, de nouveaux cris s’élèvent :

— Vive Louise Michel ! le peuple l’acquitte !

Et quelques jours après, le soir même de la fête nationale, pendant qu’on essayait, sous la pluie, d’illuminer les monuments publics, on avertit la condamnée, encore à Saint-Lazare, qu’elle aurait le lendemain à se lever de très bonne heure ; on la pria de faire son paquet.

Son paquet, c’est le mot. En un mouchoir, tout son bagage fut contenu.

Le lendemain matin, à cinq heures, elle était debout. Deux agents vêtus en bourgeois vinrent la chercher et la firent monter en voiture. À cinq heures cinquante, elle prenait place, au chemin de fer du Nord, dans un wagon cellulaire. À huit heures moins le quart, elle descendait à Clermont.

Le nouveau directeur de la maison centrale, M. Gent, frère du sénateur, l’attendait sur le quai.

— Madame, lui dit-il textuellement, vous avez été matinale, aujourd’hui.

— Il ne faut pas m’en féliciter ; c’est malgré moi. Oh ! j’ai bien froid.

Elle grelottait. Elle avait l’air très fatigué.

Il la fit monter, toujours entre les deux agents, dans une tapissière, louée à un hôtel situé près de la gare, et la conduisit à la Maison Centrale. Aussitôt là, elle demanda la permission d’écrire à sa mère et elle remit au directeur ce court billet :

« Ma chère mère, j’arrive à l’instant à la Maison Centrale. J’ai fait bon voyage. Ne t’inquiète pas. »

J’ai suivi Louise Michel dans toutes les réunions publiques. Pour compléter ma tâche, j’avais le devoir de la suivre à Clermont.

La Maison Centrale est à un kilomètre de la gare. Étrange retour des choses humaines, on a établi les cellules dans le château même où est né, en 1296, un roi de France, Charlesle Bel. Ce vieux château, dont il ne reste plus aujourd’hui qu’un corps de bâtiment, une porte et deux fragments de colonnes, se dresse au-dessus d’une petite montagne, d’où l’on a une vue superbe. Il est bâti sur un terre-plein soutenu par de hautes et épaisses murailles qui rendent toute évasion impossible.

Louise Michel, qui s’est, on l’a vu plus haut, livrée elle-même à la justice, n’a pas manqué de s’étonner des mesures prises pour son transfert. On lui en a donné la raison.

Quand Gabrielle Fenayrou vint à Clermont, plus de mille personnes l’attendaient autour du chemin de fer. Comme le public savait par les journaux qu’elle était gentiment vêtue, on dut, pour dérouter les curieux, la faire changer de toilette à l’intérieur du wagon cellulaire, resté en gare. La police a désiré éviter un pareil incident.

Arrivée à la Maison Centrale, Louise Michel fut conduite, non pas dans le quartier des détenues ordinaires, mais bien en cellule provisoire. On ne voulait pas la considérer comme une condamnée de droit commun ; le directeur de la prison a reçu le mandat de ne voir en elle qu’une condamnée politique.

Ses vêtements lui ont été laissés. On ne lui a pas, comme un de ses amis de l’Intransigeant le redoutait, coupé les cheveux, — et il y a à cela une bonne raison. On coupe les cheveux aux hommes, par mesure de propreté. On les laisse toujours aux femmes. La direction des prisons juge que les leur enlever serait une aggravation de peine, une mutilation.

Je n’apprendrai rien à personne en disant qu’à Clermont toutes les détenues, dont le nombre est d’environ 475, travaillent du matin au soir. Elles n’ont qu’une heure de récréation par jour, en deux fois.

Le travail de la Maison Centrale a été longtemps affermé à un fabricant de chaussures. Autrefois, tout le monde y faisait des souliers, mais il paraît qu’aujourd’hui une partie de l’entreprise est concédée à des fabricants de corsets, de faux cheveux, etc.

Disons-tout de suite que Louise Michel n’a été soumise à aucun travail.

Durant les récréations, les détenues sont obligées de se promener, l’une derrière l’autre, dans la cour intérieure. Elles ne peuvent s’asseoir que le dimanche, sur le banc de pierre qui fait le tour de la cour.

Louise Michel se promenait seule, après les autres.

La nourriture de la Maison Centrale est celle des casernes. Les détenues qui travaillent ne touchent l’argent gagné que lorsqu’elles sont arrivées, après leur libération, au lieu de leur résidence, mais on leur fait crédit à la cuisine.

Il leur est permis de s’acheter du lait, des fruits, des douceurs. Une d’elles, le jour de ma visite, s’est même payé une sole frite.

Louise Michel pouvait donc, sur la pension que lui fait M. Henri Rochefort, prélever quelques francs et s’offrir un régime alimentaire de son goût. Elle préférait laisser toute sa pension à sa mère.

Elle a retrouvé, à Clermont, les bonnes Sœurs dont elle a été si contente à Saint-Lazare. La maison est tenue par quarante-cinq Filles de la Sagesse. Un républicain me disait : « On ne saurait pas les remplacer. » Elles font surtout merveille dans le quartier des « Amendées » et dans celui « de La Préservation ».

Le premier quartier est réservé aux infanticides qui n’ont pas prémédité leur crime ; le second aux pauvres filles qui n’ont été condamnées qu’une fois et qu’on espère ramener au bien. Les Sœurs les consolent, les instruisent et tentent d’en faire d’honnêtes femmes. On affirme qu’elles ont souvent réussi.

J’ai dit que Louise Michel était installée dans une cellule provisoire. Elle seule, en effet, était — relativement — maîtresse de son sort. Voilà un point qu’il est nécessaire de préciser.

Voulait-elle rester en cellule, c’est-à-dire être seule — toujours ! — ou vivre en commun ?

Voulait-elle prendre part au travail manuel de la maison et gagner ainsi quelques sous, ou préférait-elle continuer ses travaux littéraires ?

Elle n’avait qu’à écrire au ministère de l’intérieur. Je sais pertinemment qu’on lui eût accordé à cet égard ce qu’elle eût désiré.

Une seule chose lui était interdite. Comme une école est installée à la Maison Centrale, il se pouvait que Louise Michel, se souvenant qu’elle a été institutrice, demandât à donner des leçons. On s’y serait absolument refusé. On eût craint qu’elle n’enseignât la révolte.

Si cela lui avait plu, même, elle serait retournée en Nouvelle-Calédonie. Tous les six mois, passe dans la maison une inspectrice qui demande aux détenues si elles désirent y aller.

À son dernier passage, trois ont consenti. L’une avait encore treize mois à faire. La deuxième n’avait plus que six mois, la troisième que deux mois à subir. Celle-ci a dit : « Mon avenir est perdu en France. Je suis déshonorée. Là-bas, je trouverai à me marier.»

Mais il n’était pas probable que Louise Michel demandât à retourner à Nouméa. À Clermont, elle était encore près de sa mère. Puis elle espérait — et le gouvernement même lui faisait espérer — sa grâce.

Quoi qu’il en soit, quand je me retirai, quand, du haut de cette montagne, le dos contre les épaisses murailles de la prison, je vis dans le lointain la célèbre maison d’aliénés des frères Labitte, involontairement je pensai :

— N’est-ce pas plutôt là qu’elle devrait être ?…

Une longue année s’écoula.

Dans sa prison, Louise Michel reçut une horrible nouvelle. Sa mère était malade. Sa mère était en danger de mort. La prisonnière demanda, elle obtint la permission de venir à Paris, de s’installer auprès d’elle.

Et le premier janvier 1885, tout le monde — j’insiste sur ce mot — s’attendait à ce que Louise Michel, qui semblait avoir suffisamment payé son escapade de mars 83, fût grâciée.

Je suis donc allé voir si elle avait reçu ses étrennes. Sur sa porte, j’ai trouvé l’écriteau suivant :

Par ordre des médecins, il est expressément défendu de recevoir qui que ce soit.

En conséquence, inutile de frapper.

Il n’est pas besoin de faire remarquer que cette note émanait de la préfecture de police. D’abord, madame Michel mère n’avait pas « des médecins ». Elle n’en avait qu’un, M. Clémenceau, qui venait chaque matin à Clignancourt.

À cette date, l’état de la malade était toujours le même. Des crises nerveuses alternaient avec des accalmies. Pendant les premières, qui ressemblaient à des accès de folie, la malade s’imaginait qu’on venait chercher sa fille pour la reconduire en prison. C’est alors que Louise Michel elle-même devenait folle et se figurait, de son côté, que les croque-morts venaient enlever le corps de sa mère. On voit que la situation n’était pas précisément gaie pour les deux agents de la sûreté qui gardaient la prisonnière. Ils ont pourtant eu droit à tous les éloges. Ils ont fait leur métier avec le plus grand dévouement et ont plutôt été des garde-malades que des policiers.

Donc, le premier janvier, dès le matin, la petite-nièce de madame Michel, qui, depuis quatre ans vivait auprès d’elle, a couru à la librairie voisine où l’on avait retenu le Journal officiel. La prisonnière a vite parcouru la rubrique des actes officiels. Son nom n’y figurait pas… ce qui s’explique d’ailleurs, puisqu’on se contente d’y mettre le nombre de grâces accordées, et jamais les noms des graciés. Madame Michel mère attendait, anxieuse. Depuis une quinzaine de jours on lui disait :

— Votre fille sera graciée.

À sa visite, M. Clémenceau, qui s’était renseigné, apprit que rien encore n’était décidé.

Il a fallu recourir à une supercherie. Celle-qui a si longtemps concouru à tromper le peuple n’a pas hésité à tromper sa mère. Elle a feint une grande joie et dit qu’elle avait a grâce :

— Maintenant, personne ne m’éloignera plus de toi. Je pourrai te donner tous les soins qu’il te faut et je te guérirai, tu verras… Je n’aurai plus à présent d’autre souci que ta santé.

Bref, elle a convaincu la malade, que la vérité eût tout de suite tuée peut-être.

Dans la journée, un assez grand nombre de personnes se sont cassé le nez devant l’écriteau dont j’ai reproduit la teneur. La maison, pourtant assez grande, au quatrième étage de laquelle habitait la famille Michel, n’a pas de concierge. Il était donc assez difficile d’avoir des nouvelles. La police n’avait autorisé que quatre personnes, MM. Clémenceau, Rochefort, Vaughan et Giffaut, à pénétrer auprès de la citoyenne qu’on ne laissait à Clignancourt que parce que sa mère ne voulait rien accepter que de sa main.

Deux jours après, — le 3 janvier, — madame Michel mère succombait à cinq heures du matin, à la maladie qui la minait depuis si longtemps. Elle n’était jamais descendue en effet, du modeste appartement qu’elle occupait depuis 1881 au boulevard Ornano.

Peu à peu, la paralysie avait atteint la région du cœur… Tout était fini.

Sans parler de sa première jeunesse, il n’y a point de tourments que n’a connus la pauvre femme. Depuis plus de vingt ans, la mère et la fille vivaient ensemble. On se doute des déchirements qu’il y eut après la Commune…

À son retour de Calédonie, Louise rentra « chez maman ». Depuis, elle ne l’a quittée que pour aller aux réunions ou… en prison. Le ménage, composé de trois personnes, madame Michel mère, Louise et une jeune parente, vivait d’une pension de deux cents francs par mois, fournie moitié par M. Rochefort, moitié par M. de T***.

Les dernières années de la vie de l’ancienne femme de chambre de M. de Mailly ne furent qu’un long supplice auquel la paralysie à mis fin.

J’ai vu la pauvre femme sur son lit de mort, dans la modeste chambre située à côté de la salle à manger qui sert de salon.

Le corps reposait sur un petit lit en noyer, garni de rideaux blancs. En face, une commode au-dessus de laquelle était le portrait de Louise.

Dès la nouvelle de la mort, tous les députés de l’extrême gauche se sont rendus auprès de la prisonnière. Aucun n’a manqué de promettre à Louise sa grâce… Elle n’y tient plus. Si elle l’avait, dit-elle, elle se retirerait à l’étranger.

L’enterrement a été fixé au lundi suivant, onze heures. Le corps devait être porié au cimetière de Levallois-Perret. Louise a désiré en effet que sa mère reposât auprès du corps de sa meilleure amie, Marie Ferré.

Il était intéressant de savoir si la prisonnière assisterait aux obsèques. Ses amis eussent voulu lui donner cette consolation. Ils n’ont pu, on le comprend, réussir à obtenir du gouvernement une telle autorisation…

On nous a rapporté toutefois ce mot de M. Grévy :

— Elle nous obligerait bien si elle pouvait se sauver !…

Son état ne le lui eût pas permis…

Le surlendemain, 5 janvier, avait lieu l’enterrement civil. Le matin, à sept heures, arrivaient à la maison mortuaire les familiers de la maison, les amis politiques de Louise Michel. Trois jours auparavant, le gouvernement proposait à ces derniers de mettre la prisonnière dans une maison de santé. La veille de l’enterrement, on a pris peur d’elle.

— Ma chère amie, lui dit Rochefort en entrant, j’ai la triste mission de vous mener à Saint-Lazare.

— Oh ! c’est moi qui vous conduirai, fit-elle fort tranquillement. Seulement je vous demanderai de m’accompagner à pied.

Elle déposa un baiser surle cercueil. Sa mère avait été mise en bière la veille dans la soirée. On descendit. Derrière la prisonnière marchaient. MM. Rochefort, Clémenceau, Vaughan, Barrois, Rouilion, puis deux agents. Durant tout le trajet, ceux-ci se sont tenus à l’écart. En mainte occasion, Louise eût pu se sauver…

On arriva à la prison vers huit heures et demie, juste au moment où deux femmes ayant chacune un enfant sur les bras montaient en voiture cellulaire pour être transportées à la Conciergerie.

— Regardez donc, Rochefort, fit-elle, est-ce assez triste de voir ces pauvres enfants déjà aux prises avec la justice ? Cela suffirait à excuser ce qu’on appelle nos folies. Et ils ne sont pas couverts, les malheureux !

Elle fouilla dans sa poche.

— Ne cherchez pas, lui dit Rochefort, vous n’avez rien.

Et il donna vingt francs au directeur de Saint-Lazare en le priant de faire vêtir ces enfants.

Rochefort revint à la maison mortuaire où il veilla aux dernières mesures. La cérémonie était d’ailleurs payée par lui.

Déjà la porte de la maison était tendue de noir. La bière fut exposée et couverte de couronnes et de fleurs.

Une immense couronne de perles portait ces mots : À ma mère. Sur plusieurs autres on lisait des inscriptions comme celles-ci : « Fédération du dix-neuvième arrondissement. — Groupe de la Libre pensée de Levallois-Perret. »

Peu à peu, la foule s’amassa devant la maison, foule composée de blanquistes et de curieux. À dix heures trois quarts seulement, arrivèrent les anarchistes. L’un d’eux, le citoyen Tony Grellat, portait une bannière ; un autre, le citoyen Holtz deux drapeaux. Bannière et drapeaux étaient enroulés. On ne les mit à l’air que lorsqu’on vit, à onze heures précises, l’ordonnateur prendre la tête du convoi. Le char était de septième classe.

À ce moment, les derniers parents de Louise Michel, puis MM. Henri Rochefort, Vaughan, Alphonse Humbert, Lisbonne, Giffaut, Joffrin, Lucipia, mesdames Cadolle, Lemelle, Gaillard, Huot se placèrent derrière la voiture mortuaire. Immédiatement derrière eux se glissèrent les anarchistes, qui déroulèrent la bannière et les drapeaux. Sur la première, qui, toute rouge, était surmontée d’un bonnet phrygien, on lisait : « La Sentinelle révolutionnaire — Groupe communiste-anarchiste du dix-huitième arrondissement. » Les deux drapeaux étaient également rouges. On se mit en marche.

Il y avait bien six mille personnes derrière le corps. Tout le long du trajet, la foule allait s’accroître. Çà et là, en effet, des groupes attendaient. Chaque fois qu’on en voyait un, les anarchistes hurlaient : « Vive la révolution sociale. Vive l’anarchie. » À certain endroit, un enfant, qui croyait bien faire, répondit : « Vive la monarchie. »

Devant une caserne, on cria : « À bas l’armée ! » Devant une église : « À bas la religion ! »

Il n’y a pas à se le dissimuler. Une fois de plus, les blanquistes ont été vaincus. Les anarchistes ont confisqué le corps à leur profit. Ils étaient pourtant en minorité, mais ils avaient l’audace, et c’est toujours la minorité audacieuse qui réussit.

— Je ne les aurais jamais crus capables de cela, disait à côté de nous un blanquiste en montrant la bannière anarchiste.

Rochefort, qui n’est décidément pas bête, prit le parti de dissimuler la défaite des blanquistes. À un moment, il prit même la défense des anarchistes. C’était boulevard Berthier, devant le bastion 46. Vingt-cinq agents, commandés par M. Florentin, officier de paix, s’étaient mis en travers de la voie. Il était alors plus d’une heure.

— Nous avons l’ordre, dit l’officier de paix, de faire enrouler les bannières.

Le directeur de l’Intransigeant se détacha du cortège, parlementa un instant, puis voyant venir M. Gaillot, inspecteur divisionnaire, dit à ce dernier :

— Monsieur, voici bientôt deux heures que nous marchons ainsi. Nulle part, nous n’avons provoqué le désordre. Je n’ai pas besoin de vous rappeler d’ailleurs qu’il y avait des bannières et des drapeaux rouges à l’enterrement de Gambetta. Si vous ne vous opposez pas à notre passage, je prends tout sur moi, il n’y aura pas de désordre. Si vous voulez, au contraire, nous arracher nos drapeaux, je ne réponds de rien. Et voyez combien il y a de monde derrière le corps.

L’inspecteur divisionnaire, d’ailleurs très courtois, répondit qu’il allait seulement, par mesure de prudence, faire précéder le convoi par ses hommes. Le cortège continua sa marche.

Il était près de deux heures quand on arriva au cimetière de Levallois-Perret, déjà plein de monde.

Le corps devait être déposé dans le caveau de la famille Ferré, dont la pierre tombale porte les inscriptions suivantes :

FAMILLE FERRÉ
Madame Ferré, née Marie Rivière
décédée le 15 juillet 1871
à l’âge de 59 ans

Th. Ferré
décédé le 28 novembre 1871
à l’âge de 26 ans

Marie Ferré
décédée le 23 février 1882
à l’âge de 37 ans

Près du caveau se tient M. Ferré père, un vieillard à cheveux blancs qui ressemble à un juge d'instruction en retraite.

Le convoi ne peut approcher de la tombe. Les couronnes d’abord puis la bière passent au-dessus de nos têtes. On est tellement pressé qu’on a peine à respirer. À côté de nous, une femme se trouve mal. Les orateurs eux-mêmes sont dans l’impossibilité de venir devant le caveau. Ils sont forcés de monter à vingt pas de la bière sur une tombe du haut de laquelle ils parlent à la foule.

Ils sont au nombre de sept qui s’appellent les citoyens Ernest Roche, de l’Intransigeant ; Chabert, conseiller municipal ; Digeon, Duprat, anarchistes ; Champy, blanquiste ; Tortelier, anarchiste.

Ernest Roche, au nom de la douleur de Louise Michel, la grande martyre, demande l’union de tout le parti révolutionnaire ; le citoyen Chabert appuie ce vœu.

Les anarchistes, au contraire, sans insister sur l’union, ne parlent qu’au nom de leur parti. Ils demandent la fin de tout gouvernement et poussent les cris mille fois répétés de « Vive la Révolution sociale ! »

Il y a un huitième orateur qui réclame l’amnistie.

— Non, lui répond-on. Pas de grâce ! Nous n’en ferons pas.

Il est trois heures. Tout le monde est brisé de fatigue, affamé. On se retire. Ceux qui peuvent s’approcher du monument jettent dans le caveau les fleurs rouges que les révolutionnaires ont l’habitude de porter à la boutonnière, quand on enterre un des leurs. On quête pour les détenus politiques et les familles des ouvriers sans ouvrage.

Pendant ce temps, M. Clémenceau, retourné à Saint-Lazare, essaie de consoler la prisonnière. Combien celle-ci ne doit-elle pas maudire l’horrible politique qui l’a empêchée de rendre, comme une simple mortelle, les derniers devoirs à sa mère !

À l’heure où ces pages s’impriment, Louise Michel, malgré l’attente générale ; est toujours à Saint-Lazare. Ce n’est pas à moi de parler avec sentiment de la situation qui est faite à l’éternelle ennemie de toute société. Je ne peux pourtant pas m’empêcher, quand je pense à la prisonnière de Saint-Lazare, de me dire que ceux qui l’y détiennent ont fait bien plus de mal qu’elle à la France…

Quelle belle chose que la justice humaine !

LA CITOYENNE MINRADA

La remarquable poésie suivante, qui est vendue, au profit de l’auteur, dans les principales réunions publiques, est tout ce que nous connaissons de la citoyenne Minrada.

UNE BALAYEUSE
AUX PRÉTENDANTS CONSPIRATEURS

Puisque les Conspirateurs font la proclamation
Pour le renversement de la République,
Moi, je fais une réclamation
Pour le balayage monarchique.

La mode fait porter aux dames des balayeuses.
Moi, je suis plus que ça envieuse.
Que. je voudrais être moi-même balayeuse !
Cette fonction me rendrait si heureuse !

Du reste j’ai des idées qui sont d’abord
Contraires de l’avis du comte de Chambord.
Si j’étais Richer avec ses tonnes et ses vidangeurs,
Je ferais fourrer dedans les couronnes avec leur ampleur.

Et les amis, qui pensent comme moi,
Ne souffriront jamais un roi,
Car il nous forcerait d’aller à l’église
Pour assister à des véritables bêtises.

Et je ne vous-conseille pas de le faire monter
Dès le lendemain, il se ferait sauter.

Comme je n’aime pas voir fracasser les rois
Pas plus que de voir tordre le cou aux oies,

Je ne vous dis pas ça pour vous faire peur.
Je n’ai que de bons sentiments dans le cœur.
Je n’aimerais pas vous voir légèrement blessés
À cause de vos tristes intentions si intéressées.

À quoi bon de nous faire tant de misère ?
Moi pour tout le monde je voudrais être mère
Afin que tout le dissentiment disparaisse
Et de nous aimer d’une sincère tendresse.

LÉONIE ROUZADE

Je ne l’ai bien vue qu’une fois.

C’était le mardi, 2 août 1881.

La dernière période électorale était à peine ouverte. On commençait à démolir Gambetta, qui se trouvait réellement à la salle Graffard, le Palais-Royal de la Villette.

Le futur grand ministre y était en effet, non pas en personne, mais en effigie morale.

Son corps seul y manquait.

Pendant trois heures, on y a montré, étalé, disséqué le traître, « celui qui dort dans le lit de Morny et qui, malheureusement, s’y réveille ».

Sur le pas de la porte, on vendait Gambetta ou la Justice du Peuple. Dans la salle, on offrait, en attendant que le bureau fût formé, la Biographie du nouveau Jecker.

— Achetez, citoyens, le gros et le bien petit Gambetta. Il est à vendre. Achetez le ventru !

Ici la voix devenait solennelle :

— Ce que je vous offre, citoyens, ce sont de vrais documents. Vous avez tous besoin d’être édifiés. Il faut lire cela.

Et voilà ce que j’ai entendu pendant soixante minutes, car la réunion Graffard, annoncée pour huit heures, n’a commencé à former son bureau qu’à neuf heures.

Président nommé par un millier de personnes : Robert.

Premier assesseur : Dangé.

Mais il en faut un autre.

— Citoyens, dit le président, les deux sexes, qui sont-égaux, doivent être représentés aux deux côtés de ce bureau. Je vous prie de me désigner une citoyenne.

— Rouzade ! crie la salle.

La citoyenne Léonie Rouzade est nommée assesseur.

Elle monte au bureau.

Un petit corps de brunette, qui annonce timidement dement d’agréables surprises. Cheveux abondants et très noirs. Gentil air modeste.

Je profiterai de l’occasion pour essayer d’esquisser la toilette socialiste. Robe d’orléans noire, col droit tuyauté, immense cravate de dentelle blanche que recouvre la bride toute jaune du chapeau en paille noire, orné d’une plume circulaire de même couleur ; bouquet de fleurs rouges par derrière. Et voilà.

Après quelques discours plus ou moins édifiants de quelques orateurs plus ou moins joffrinesques, la parole est à la citoyenne Rouzade, qui me plaît moins comme conférencière que comme femme. D’abord elle a une petite voix vinaigrée qui fait mal à l oreille. Elle aussi eût bien voulu être la Judith de Gambetta :

— Quelle inconséquence ! s’écrie-t-elle. Vous êtes le peuple et on vous propose d’élire un bourgeois !

On ne peut pas lui reprocher de ne pas étendre, autant que possible, le rôle de l’électeur. Elle voudrait que le collège électoral eût toujours le droit de destituer le député qui, comme le Morny moderne, manque à ses serments.

La période électorale ne cesserait d’être ouverte !

LA CITOYENNE X…

C’était le dimanche 27 août 1882, à la salle Lévis.

On venait de meetinguer sur les droits et les devoirs de la Femme libre.

On allait se retirer.

Une pauvre femme, comme poussée à la tribune par un besoin de sa conscience, prend la parole et nous fait entrevoir un horrible drame de famille :

— Mères, ne donnez pas à vos fils une éducation au-dessus de votre position, car l’État fera de vos fils des soldats et leur instruction en fera des officiers, et vos fils ne vous connaîtront plus… et ils seront Versaillais… Moi, j’étais de la Commune et j’ai fait mon devoir !…

Personne n’a pu me donner le nom de cette malheureuse, mais je me souviendrai toujours de sa voix caverneuse, de ses yeux sombres, de ses gestes désolés.

Pauvre femme !…