Chincholle - Les Survivants de la Commune/Chapitre III

L. Boulanger. Éditeur (p. 69-120).

DEUXIÈME SÉRIE

LES SOLDATS
DE LA COMMUNE

ALAVOINE

Jadis simple commis à la préfecture de la Seine, aux appointements de quinze cents francs, le citoyen Alavoine s’est trouvé tout porté à l’Hôtel-de-Ville pour faire partie du comité central de la garde nationale, qui, après les élections du 26 mars, s’effaça devant la Commune élue.

Après dix ans de déportation, il est rentré à l’administration comme si rien ne s’était passé depuis son départ. M. Hérold a fêté le retour de l’Enfant prodigue en le nommant commis-principal.

C’est très encourageant.

ARNOLD

Arnold fut l’un des promoteurs de la. Commune. Il faisait, comme Alavoine, partie du comité central de la garde nationale.

Il est aujourd’hui architecte de la ville.

Il est toutefois resté fidèle à ses opinions. Aussi est-il l’un des membres influents de la Solidarité, association des proscrits de 1871.

BESTETTI

Eugène-François Bestetti est né à Paris le 14 avril 1817. C’est ce qu’on peut appeler un vieux bonze de la démocratie. De son état, il est coupeur pour chaussures. Il est marié et père de trois enfants.

Il se battit énergiquement dans les rangs des Fédérés et fut condamné pour ses hauts faits à la déportation dans une enceinte fortifiée.

Il rentra à Paris après l’amnistie et fut le principal organisateur du comité de résistance des ouvriers de sa profession. :

Délégué par sa chambre syndicale aux congrès ouvriers du Havre et de Marseille, où il fut rapporteur d’une commission, il y déploya, disent ses amis,une grande éloquence et fut nommé membre du comité central du parti ouvrier.

Le 16 mars 1882, Bestetti a été arrêté à son domicile.

Il était inculpé d’avoir pris une part active à la manifestation du 9 mars et au pillage des boulangeries.

Son arrestation s’est opérée sans aucun incident. Les voisins ne l’ont même connue que par les journaux.

BRISSAC

L’ancien rédacteur du Vengeur a publié des Souvenirs de prison fort curieux. C’est à cet ouvrage que je dois renvoyer ceux qui s’intéressent à lui.

Aujourd’hui Brissac vend les ouvrages des autres. Il est en effet libraire. Je lui recommande ce volume, qui est vraiment très édifiant.

BRUNEL

Après avoir été officier de l’armée régulière, Brunel fut élu colonel de la Commune.

Ce fut lui qui défendit pendant vingt-quatre heures la place de la Concorde. Comme tant d’autres, il put, après la prise de Paris, gagner l’Angleterre, où il est aujourd’hui professeur à l’École navale. De l’autre côté de la Manche, il n’a été ni élu, ni même nommé : il a obtenu cette place au concours. Il ne la quitterait pour rien au monde.

Le loup s’est fait agneau.

BUDAILLE

Encore un retraité de la politique.

On n’entend plus guères parler de lui.

Tout ce qu’on peut me dire, c’est que l’ancien instituteur qui servit si énergiquement la Commune, a épousé dernièrement la fille de Mes Papiers, un des héros des Irréguliers de Vallès.

ALBERT CALLET

Son enthousiasme pour la Commune lui valu trois années de détention qu’il passa à la maison centrale de Gaillon (Eure).

À sa sortie, les journaux intransigeants lui ouvrirent leurs colonnes. C’est là que le connut M. Charles Floquet qui, devenu préfet de la Seine, l’attira dans ses bureaux.

M. Albert Callet est aujourd’hui inspecteur-régisseur des bâtiments communaux.

Il a quarante ans.

Ses cheveux blonds, son teint coloré, son obésité naissante indiquent un bon enfant.

Comme homme, il a certainement bien souffert, le 6 octobre 1884, quand ses fonctions l’ont obligé à prendre scandaleusement possession des sacristies de l’église Saint-Nicolas-des-Champs condamnées par la municipalité à faire place à la rue Cunin-Gridaine. Il est vrai que, ce jour-là, comme ancien communard, il a pu se rappeler les beaux jours d’antan. Il y a eu compensation.

CHABERT

Le célèbre ouvrier graveur est resté le grand ami de Louise Michel et de Joffrin. Il ne manque jamais au banquet anniversaire du 18 mars, où il a le tort de parler. Il est extrêmement loquace.

Il s’est porté comme candidat ouvrier possibiliste aux élections municipales de 1884.

Il représente à l’Hôtel-de-Ville le quartier du Combat (XIXe arrondissement).

Il court toujours les réunions. Il y en à même où on le traite de réactionnaire !

Une fois, Lockroy ne l’a-t-il pas accusé d’avoir eu des accointances cléricales ? À quoi Chabert a répondu triomphalement que, s’il était allé dans les cercles catholiques, ç’avait été pour faire de la propagande socialiste.

PROSPER DOUVET

Ancien officier d’ordonnance de La Cécilia, celui qui était alors le citoyen Prosper Douvet, contribua à la défense de Montmartre contre l’armée régulière, s’échappa après le 28 mai, fut condamné par contumace et resta à Londres où il entra au Courrier de l’Europe. Au bout de peu de temps, il était non seulement rédacteur, mais encore propriétaire de ce journal. On l’appelait alors, en célébrant sa grande intelligence, M. Prosper Douvet.

La vérité est qu’il avait su se créer à Londres une situation importante dans la Colonie française. Il était membre de Cobden-Club.

Il revendit, il y a quelques années, le Courrier de l’Europe avec un grand bénéfice pour entrer dans l’administration d’une importante fabrique de papier d’alfa.

Cette fabrique voulut fonder une succursale à Paris. Il y vint. M. Douvet, qui la dirige toujours à également dirigé entre temps le journal le Matin.

Il préside aujourd’hui la Ligue contre le droit du blé.

Il est ou sera bientôt millionnaire.

FORTIN
LE DERNIER DES ASSASSINS DES OTAGES

— Tu sais que le pauvre père Louis s’en va ?

— Pas possible !

— Paraît qu’il est fichu. En voilà un qui pourrait en dire long sur la Commune…

Tel était le dialogue qu’on échangait auprès de moi, à la fin de 1881, à certaine réunion de la salle Graffart.

Le soir même, je savais ce qu’était « le pauvre père Louis ». Appartenant en 1871 au 66e bataillon de fédérés, il avait fait partie du peloton d’exécution des otages. Caché à temps, il avait échappé à toute poursuite.

Il y avait à recueillir un intéressant récit, des révélations peut-être… Le surlendemain, je me faisais conduire auprès du père. Louis, qu’une maladie de foie allait emporter. Il était pourtant debout. Il ne souffrait qu’à certaines heures. Je tombai dans un entr’acte.

— Je n’aime pas à tromper les gens, lui dis-je. J’appartiens à un journal réactionnaire.

— Qu’est-ce que ça me fait ! répondit-il. Ce ne sont pas les réactionnaires qui nous ont trompés. C’est l’autre !…

Jadis, l’autre, C’était Napoléon Ier. À la fin de 1881, c’était Gambetta.

— Évidemment, repris-je, vous avez beaucoup de choses à dire sur le 24 mai. Ce récit n’a jamais été écrit par un témoin « oculaire ». Voudriez-vous me permettre de vous adresser quelques questions ?

Il réfléchit un instant, puis répondit :

— À une condition. J’ai des enfants qui sont tranquilles. Je sais bien qu’on ne pourrait plus me rien faire aujourd’hui, mais ils n’aiment pas le bruit. Je n’en ai plus pour longtemps. Vous attendrez ma mort pour faire votre travail, et vous ne me nommerez pas. Tout ce que je vous dirai sera la vérité même. Je n’ai plus profit à mentir. Votre article sera d’autant plus intéressant que j’ai lu par curiosité tout ce qu’on a écrit sur la chose. Rien n’est exact. Comment aurait-on su la vérité ? Tout le monde a menti devant les juges. Interrogez-moi.

— Quel grade aviez-vous ?

— J’étais simple fédéré.

— Par quels faits êtes-vous arrivé à faire partie du peloton d’exécution ?

— Ce sera long, mais ça explique tout.

Ici il est nécessaire que je dégage ma responsabilité. Je ne vais écrire que ce que j’ai entendu. On verra à la fin de ce chapitre que la preuve de ce que je raconterai se peut encore faire.

— Le 15 mai, dit le père Louis, le 66e était de garde à la Place. Il était onze heures du soir. Un officier veut y entrer. Je crie : « Qui vive ! » Il ne répond pas et m’écarte. Je dis : « Citoyen, tu ne passeras pas sans le mot d’ordre. » Il répond : « Quand on s’appelle le comte de Beaufort, on se fout des gens comme toi. » Et il tire son sabre. Nous le connaissions. C’était un officier d’état-major, mais il était saoul. Deux hommes et moi, nous le désarmons et nous le laissons entrer. Une minute après, il revient avec un pistolet à chaque main. Nous le désarmons encore. Il dit : « Voilà un bataillon qu’il faudra purger. » Et, le 24 mai, on nous envoie à la rue Caumartin. Ça été chaud. C’était un vrai guet-apens. Les hommes tombaient comme des mouches. La barricade ne tenait plus. La ligne passait à travers. À un moment, les Versaillais prennent six hommes et les collent contre un mur. Pan ! Nous nous retirons. Place du Château-d’Eau, nous rencontrons un officier qui nous traite de lâches. C’était le Beaufort. « Cochon, lui dit le sergent, tu as dit que tu nous purgerais. Tu viens de faire fusiller six hommes. » Nous le mettons à son tour contre un mur et nous lui faisons son affaire. Tout le monde était excité. Nous étions du faubourg Saint-Antoine. Nous allons, à la mairie du XIe, raconter la chose. Ferré y était, depuis le malin avec Gustave Genton et Fortin.

— Que faisaient Fortin et Genton ?

— Eh bien, Genton, c’était un juge d’instruction installé au Palais de Justice, mais replié au XIe. Fortin était son secrétaire. Sicard, qui nous commandait, dit à Ferré : « Ça ne peut pas aller comme ça. Nous sommes trahis. La Commune a fait un décret pour nous protéger. On a fusillé six prisonniers. Vous avez plus de cent cinquante otages. Nous voulons qu’on en fusille six. » Ferré, qui était membre de la Commune et préfet de police, était furieux. Il parle un instant avec Genton. Il prend un papier ; il écrit deux lignes, et il dit à Fortin, en lui donnant le papier : « Fais ce qu’il faut. » Nous suivons tous Fortin…

— Combien étiez-vous ?

— Trente hommes à peu près.

— Quelle heure était-il ?

— Six heures. Ah ! ça n’a pas été long, vous allez voir.

— Qu’y avait-il d’écrit sur le papier ?

— Quelque chose comme cela : « Ordre au ci-citoyen-directeur de la Roquette de faire exécuter : six otages. » Je ne réponds que des derniers mots. Il y a eu après cela d’autres mots écrits. Ceux-là, je les sais par cœur et je vous les dirai tout à l’heure. Il y avait des hommes enragés, et Fortin leur montrait l’ordre. En cinq minutes, nous arrivons à la Roquette. Nous courions. Fortin montre l’ordre à François.

— Quel François ?

— Vous savez bien, le directeur. François dit : « Voici ma liste. Prenez les six premiers inscrits. » Fortin lit tout haut les noms. Aussitôt tout le monde crie : « Non, non. L’archevêque n’y est pas. Il nous faut l’archevêque. Il y a besoin d’un exemple. Nous voulons l’archevêque. »

— Quels étaient donc ces six premiers malheureux ?

— Il y avait Deguerry, Bonjean, Allard, Leclère, Ducoudray, et un autre jésuite pas connu. Fortin insiste pour avoir l’archevêque. François ne veut pas. Nous disons : « Allons trouver Ferré, » et nous, y allons tout de suite. Il était encore à la mairie. Il écrit en travers de son premier ordre d’exécution : « Et notamment l’archevêque. » Et il met le timbre. Seulement il dit à Fortin :

— Combien avez-vous d’hommes ?

— Trente.

— Ce n’est pas assez. Tâchez d’en raccoler d’autres.

Alors Fortin, sur la place Voltaire, demande tout haut :

— Y a-t-il des hommes de bonne volonté pour exécuter l’archevêque ?

— Oui, tous, tous !

Il y avait même un pompier en uniforme, qui dit :

— Je veux venger mon frère.

On ramasse comme ça quinze hommes, et nous retournons à la Roquette. Devant l’ordre de Ferré, François envoie le brigadier de la prison faire l’appel dans les couloirs.

— Quelle heure était-il ?

— Sept heures à peu près. Guère plus.

— Que s’est-il passé dans la prison ?

— Ah ! ça, je ne peux pas le dire. J’étais resté dans la cour. Alors nous avons vu les otages descendre dans le chemin de ronde.

— Vous étiez fort ému ?

— Pas du tout. — Quelle attitude avaient donc Les hommes ?

— Voilà ; de voir les otages venir tranquillement, ça les a calmés. On ne peut pas dire que tout ne se soit pas bien passé.

— Et les otages ?

— Ils ont été très bien. On n’aurait jamais dit qu’ils avaient été pris à l’improviste. Ils ont marché devant nous. Genton, qui, la seconde fois, était venu avec nous, réglait tout ça.

— Quel chemin avez-vous pris ?

— Nous avons suivi le chemin de ronde jusqu’au mur.

— Pourriez-vous me faire le plan de la scène ?

— Si vous voulez.

Sur mon brouillon, l’un des traits à l’encre s’est effacé sous le doigt de l’assassin.

Chemin    
de ronde A L’Archevêque.
  B M. Deguerry.
  C M. Bonjean.
-K D M. Leclère.
  E M. Allard.
XX-J F M. Ducoudray,
  G Peloton d’exécution.
  H Sicard.
  I Fortin.
G . . . . I J Genton.
G . . . . . . K François.
G . . . . . .    
H    
     
FEDCBA   Chemin
. . . . . .   de ronde
     

Le brouillon fait, le père Louis reprit :

— Nous avons placé les otages dans l’ordre que je viens d’indiquer.

— N’ont-ils rien dit, rien fait ?

— Voilà. Dans le parcours, un des Jésuites, je ne sais plus lequel, s’est jeté aux pieds de l’archevêque comme pour lui demander sa bénédiction. L’archevêque, qui semblait penser à quelque chose, ne l’a pas vu !

— Et M. Deguerry ?

— Très calme, très digne. Tous de même d’ailleurs.

— Aucun d’eux n’a eu un mouvement de faiblesse ?

— Aucun… Si, pourtant… M. Bonjean. On voyait bien qu’il avait de la famille. Il tenait à la main un rouleau de papier qu’il a remis à un garde, je ne sais plus lequel, en lui disant : « Vous porterez cela à mon fils. » Je ne crois pas que le garde ait pu faire la commission. Ils ont tous été fusillés au Père-Lachaise.

— Et quand les otages ont été placés, vous n’avez rien remarqué ?

— Si. Le Père Allard a dégrafé sa soutane et a montré sa chair.

— Qui a commandé le feu ?

— Sicard. Seulement il n’avait pas de sabre, et c’est Fortin qui lui a prêté le sien. Nos hommes étaient sur trois rangées, deux égales et une plus petite. J’étais sur la deuxième. Sicard a levé son sabre. Il y a eu une forte décharge. Cinq sont tombés morts du coup. L’archevêque est resté debout. « Feu ! » a crié Sicard. Quatre ou cinq hommes seulement ont tiré. L’archevêque est tombé.

— Qu’avez-vous fait alors ?

— Sicard a envoyé des gardes qui ont donné le coup de grâce et nous sommes partis.

Tout cela m’était raconté si sèchement que je ne craignis pas de demander :

— Vous n’aviez aucune émotion ?

— Ah ! on était assez habitué à la mort ! Fortin a fait le procès-verbal qu’il est allé porter à Ferré dans la salle des mariages du XIe. Sur la place, on disait que ça marchait mal pour nous. Alors j’ai pensé aux enfants et je suis allé chez un camarade, qui m’a caché une quinzaine de jours. Voilà tout ce que je peux dire.

— Qu’est devenu Sicard ?

— Il a été arrêté, mais il est mort de maladie avant d’être jugé.

— Genton ?

— Condamné à mort et fusillé le 30 avril 72.

— François ?

— Condamné à perpétuité pour l’affaire de l’archevêque et exécuté pour l’affaire de la rue Haxo, le 25 juillet suivant.

— Fortin ?

— Condamné à la déportation, mais revenu. C’est avec moi le seul qui vive encore.

— Que fait-il ?

— Il est sculpteur sur bois en vieux meubles. Quand vous publierez cela, vous verrez qu’il ne vous démentira pas, quoiqu’il ait nié devant les juges, mais aujourd’hui ça ne lui fait rien. Il est venu me voir. Nous avons causé de cela ensemble.

Le « pauvre père Louis » est enterré aujourd’hui. Je suis donc autorisé à répéter sa confession, que le dernier survivant, le sculpteur Fortin, serait seul en droit de démentir. Il ne la démentira pas. Ce sont les autres récits qu’il réfute.

J’ai volontairement laissé à mes notes toute la sécheresse des réponses de mon interlocuteur.

Les faits sont assez émouvants par eux-mêmes !

Je dois ajouter que, depuis, j’ai vu Fortin qui n’a pas du tout l’air d’avoir participé à de tels événements.

C’est un gros garçon, bon enfant réjoui, qui, m’a-t-on assuré, travaille ferme.

Ce criminel est un homme rangé.

Il est toujours sculpteur sur bois. Il est l’un des principaux fournisseurs de la rue Véron, à Montmartre. On n’imagine pas le nombre de jeunes vieux meubles qui sortent de cette rue.

Fortin n’a guère aujourd’hui que quarante ans. Il s’est marié, — civilement, cela va sans dire, — au commencement de l’hiver de 82. Henri Rochefort et Alphonse Humbert, restés ses amis, lui servaient de témoins.


HECTOR FRANCE

L’ancien chef de Légion, qui avait été d’abord officier dans l’armée, est devenu un des bons romanciers de l’École moderne.

Encore une révolution, à laquelle il se gardera probablement de prendre part, et il entrera à l’Académie.

ALPHONSE HUMBERT

Le fédéré-journaliste qui, le fusil entre les jambes, créa, en compagnie de Vermesch et de Vuillaume, le fameux Père-Duchêne de 1871, est aujourd’hui un des principaux rédacteurs du Petit Parisien. Il est trop connu pour que l’on fasse sa biographie. Il a quarante ans. Taille moyenne. Teint brun. Moustache et cheveux noirs. Petits yeux brillants qui ne savent qu’être ou joyeux ou colères. Pas de milieu.

Au moral, très bon enfant.

Humbert est le Henri IV de l’intransigeance.

Comme le Béarnais, il est surtout père de famille. Il travaille, ayant sur l’épaule mademoiselle Lucile, âgée de cinq ans, qui laboure abominablement les cheveux crépus de son esclave.

Sa plus grande joie est de la voir courir, joufflue et rose, dans l’immense parc qui attient à sa maison, sur le versant nord de Montmartre, où l’air est si vif et si sain.

Parfois Gillet voit entrer dans un de ses cabinets particuliers, un couple qui paraît des plus tendres. Le citoyen Humbert est en train de se souvenir que c’est chez ce restaurateur qu’il a fêté son mariage. On sait qu’il a épousé en 79 la sœur d’Edmond Lepelletier.

C’est un fidèle, dans la vie privée comme dans la vie publique. Son parti peut compter sur lui, mais pas plus que ses amis.

Comme littérateur, il va publier prochainement un roman de mœurs qu’il a écrit en collaboration avec M. Louis de Gramont, Angèle Chaviron.

JOFFRIN

Le 7 mai 1882 fut un beau jour pour celui qui fut pendant plus d’une année chef actif du parti ouvrier, et qui n’a pas dit son dernier mot.

Du scrutin de ballottage, le citoyen Joffrin sortit conseiller municipal de Montmartre.

D’où venait-il ?

On ne le connaissait que comme orateur des réunions publiques ; orateur médiocre et plagiaire, dégoisant, le soir, les rapsodies entendues la veille dans d’autres réunions ou lues dans les journaux du matin.

Or, sur les affiches, il se donnait comme le représentant du grand parti collectiviste ouvrier.

Il avait raison. Il est ouvrier. Il est mécanicien. On le dit même habile. Nous nous demandons, par exemple, quand il pouvait travailler.

Chaque soir, il allait dans plusieurs réunions, dont la dernière était parfois tenue fort loin de son logis. Quand on se retire, entre onze heures et minuit, il serait bien étonnant qu’on ne bût pas quelques bocks collectivistes avec les amis. Il nous semble pourtant que les ateliers ont la réputation d’ouvrir d’assez bonne heure.

Y avait-il un enterrement de communard ? Joffrin conduisait le deuil et parlait sur la tombe. Encore une après-midi perdue. Ses patrons, vraiment, devaient être fort commodes.

Nous aimons mieux croire qu’on le payait bien, durant les rares heures où il daignait travailler. Il a donc, moins que les autres, le droit de se plaindre des infâmes patrons.

Car, enfin, de quoi gémit-il, le citoyen Joffrin ? Voyons ensemble si le sort a été si cruel à son égard. Pendant la guerre de 1870-71, il était mobile de la Seine et, si nous en croyons ses anciens camarades du 15e bataillon, il se montra même assez froid au Bourget. Comme tant d’autres, il ne se sentit brave que contre ses compatriotes. Il fut, en qualité de fédéré, condamné par le conseil de guerre ; mais il avait déjà passé la Manche quand le jugement le frappa. Il entra, comme mécanicien, dans une usine de Londres, où il gagna largement sa vie.

Au lendemain de l’amnistie, il revint à Paris et trouva tout de suite de l’ouvrage.

Non, mais, là, de quoi se plaint-il ? Que veut-il ?

Ce qu’il veut ? Ah ! ses propres amis le savent bien. Joffrin, qui flotte aujourd’hui entre trente-huit et quarante-deux ans, est dans l’âge de l’ambition. Lui aussi est piqué de la tarentule politique. Il essaye de jouer aujourd’hui l’ancien jeu de Gambetta. En 1869, on pouvait se faire remarquer en criant : Vive la République !

En 1885, le cri de : Vive la Commune ! serait lui-même démodé. Joffrin pousse le cri de l’avenir : Vive la Collective !

Comme on l’applaudit, il est content. On affirme que, pour récolter plus de bravos, il forcerait encore, tant qu’on voudrait, ses sentiments socialistes.

Il s’en faut pourtant que ses partisans l’acclament toujours. Certain soir, nous avons senti passer au-dessus des têtes un de ces froids !…

Joffrin venait de dire :

— N’est-ce pas, citoyens, que vous avez assez des gens riches ? N’est-ce pas, que vous voulez qu’un des vôtres représente au Conseil municipal le grand parti ouvrier ? Je sais que la fonction que je sollicite est gratuite. Mais je vous connais. Vous serez les premiers à prélever sur vos gains la petite somme nécessaire à l’existence de votre représentant. À mon point de vue, toutes les fonctions publiques doivent être rétribuées. Je ne demande à représenter le parti ouvrier que parce que je suis ouvrier moi-même. Comme tel, je gagne ma vie. Conseiller municipal, je ne pourrai plus aller à l’atelier. Mais je crois pouvoir compter sur vous comme vous pouvez compter sur moi.

On a absolument fait semblant de ne pas comprendre.

Pour être juste, il faut ajouter que Joffrin ne se trompait pas. Il avait raison de compter sur son parti qui lui a alloué ce qu’il demandait.

Ceci nous conduit à une explication que nous tâcherons de rendre aussi peu aride que possible, mais qui est nécessaire.

Le parti ouvrier de chaque arrondissement a un comité qui réunit et gère les fonds. Ces fonds sont constitués par le bénéfice des réunions publiques, — quand il y a bénéfice ; — par des cotisations mensuelles qui sont généralement de cinquante centimes ; par des souscriptions individuelles et volontaires, dont la plupart sont de vingt et de quarante sous.

Sait-on qu’à Montmartre les élections ne coûtent absolument rien aux candidats ?

Ce sont les comités qui en font tous les frais. Leur caisse est donc vite épuisée.

Tel est le cas de celle du parti ouvrier des Grandes-Carrières. On n’a qu’à l’ouvrir pour en voir le fond.

Or, à la veille de l’élection de Joffrin, il fut entendu qu’on lui donnerait dix francs par jour, tant qu’il serait conseiller municipal.

C’est le minimum de ce qu’il faut maintenant pour vivre, et l’on conviendra que Joffrin n’était pas trop exigeant.

Au début, tout alla bien.

On lui compta, sans se plaindre, ses trois cents francs par mois. Les semaines s’écoulèrent. À la fin, cela sembla dur. En février 1883, les ouvriers gagnaient déjà peu. Ils avaient bien promis des cotisations mensuelles, mais, le jour où on venait les leur demander, ils répondaient :

— Ah ! dame ! aujourd’hui, nous chômons, on paiera ça le mois prochain.

— C’est que tout le monde nous répond cela, et il faut payer Joffrin !

— Que voulez-vous que je vous dise ? Adressez-vous au comité national.

Ce raisonnement n’était pas trop bête, car tous les comités ouvriers de France sont dirigés par un comité national alimenté par eux. Dans certaines villes, il n’y a que des bénéfices avec lesquels on comble le déficit des autres.

On le comble… quand on le peut.

Ce comité national ne manque pas d’être fort tiraillé. Aussi est-il parfois contraint de laisser tirer la langue à ses clients.

Cela, naturellement, ne faisait pas le compte de Joffrin.

Avec ses amis, il avait fait marché à dix francs, tandis que, comme mécanicien, il gagnait jusqu’à douze francs par jour. Joffrin était, paraît-il, malgré ses fréquentes absences, un ouvrier très recherché. Huit ans de séjour dans les fabriques d’Angleterre l’ont rendu très habile. En outre, selon une expression en usage dans les ateliers, dès qu’il est au travail, il masse. Cela veut dire qu’il abat beaucoup de besogne.

Des chiffres qui précèdent, il résulte que quand il avait l’honneur d’être conseiller municipal, cet honneur lui coûtait une soixantaine de francs par mois.

De là, ses premiers soupirs.

Il est vrai que ceux-ci ont été vite comprimés. Par malheur de nouveaux griefs ont rendu ses autres soupirs plus accentués.

Tout conseiller municipal a naturellement des dépenses extraordinaires. Un jour il faut aller à l’hôpital de Bicêtre, le lendemain au Vésinet. Cela engendre des frais. De ces frais-là, on n’avait point parlé, mais Joffrin a tout de même présenté sa note.

Les premiers mois, on a payé. Depuis, on s’est récrié. Déjà l’on avait de la peine à lui donner dix francs par jour. Payer les voitures avec cela, mais c’était la ruine !

Du coup, la ficelle s’est tendue. Bref, il est évident que si l’élection avait été à refaire, Joffrin ne se fût pas représenté et que, dans le cas où il se représenterait, il y aurait des chances pour qu’on ne votât point pour lui.

On objectera qu’en ce moment il y a beaucoup de réunions publiques, et qu’à la porte de chacune d’elles, les plateaux s’emplissent de sous.

Nous allons ici donner deux chiffres dont l’exactitude étonnera les intéressés eux-mêmes.

À la fameuse réunion où M. Clémenceau a rendu, en 1882, compte de son mandat au cirque Fernando, les frais se sont élevés si haut que le comité électoral en a été pour soixante francs.

En revanche, à la réunion anticléricale organisée à l’Élysée-Montmartre par un citoyen à qui je ne veux pas faire de réclame, il y a eu neuf cents francs de bénéfice. Par malheur, celle-ci n’avait rien à faire avec le parti ouvriér. Ces neuf cents francs-là ont passé devant le nez de notre conseiller municipal.

Et voilà pourquoi Joffrin soupirait tant dès la fin de la première année de son mandat.

Le résultat financier des réunions de son parti est toujours des plus minces. Il faut pérorer énormément, crier, se frapper la poitrine pendant deux heures, transpirer comme un fort de la Halle pour avoir vingt francs de bénéfice.

Oh ! comme il soupirait, Joffrin !…

Nous avons connu un temps où les ouvriers, après le travail manuel de la journée, pouvaient aller, le soir, dans les écoles municipales transformées en chaires d’éducation secondaire, étudier les sciences exactes, le dessin, la littérature.

Au commencement de 1882, le conseil municipal a changé tout cela.

Il a autorisé les clubistes à ouvrir des réunions publiques dans les écoles. Vous comprenez que, maintenant qu’on a le choix, il n’y a plus d’hésitation. À l’algèbre on préfère tout naturellement le tapage politique.

C’est Joffrin qui a inauguré la chose dans les écoles de la rue du Poteau, des Grandes-Carrières, et de la rue Lepic.

Aux Grandes-Carrières, j’ai vu, certain soir, un véritable tableau de Rembrandt.

Au milieu de la haute salle enfumée, une petite table devant laquelle est assis le bureau. Un long tuyau de poêle passe au-dessus des têtes. Dans un angle, un escalier en échelle appliqué contre le mur. Tous les bancs de la classe, toutes les marches de l’escalier portent un monde invraisemblable. Là où il y a de la place pour dix, on est quinze. C’est qu’on va dire du mal des bourgeois. Quelle fête !

Ces réunions sont organisées par le parti ouvrier socialiste, dont le grand leader est précisément le mécanicien Joffrin qui dévoile assez crûment les desiderata de ce parti.

Ce que veulent les adhérents de Joffrin, c’est :

1o La lutte sur le terrain des classes et la création d’un parti exclusivement ouvrier, en-opposition avec tous les partis purement politiques, y compris le parti radical socialiste, suspect, jui aussi, de bourgeoisisme.

Ici une parenthèse. Pour le parti ouvrier, ceux-mêmes qui, jusqu’à ce jour, ont défendu sa cause, ne sont que d’affreux bourgeois qu’on ne doit plus laisser spéculer sur le socialisme. Ainsi, Henry Maret n’est plus le citoyen Maret, mais monsieur Maret. L’ouvrier seul a le droit de s’appeler citoyen. Mais, continuons :

2o Conquête des fonctions électives dans la commune et dans l’État, afin d’arriver à :

3o La socialisation des instruments de travail, fabrique, usines, gros outillage, sol et sous-sol, champs et mines.

Joffrin dit :

— Le travailleur, est fatigué de son éternel rôle d’exploité. Il est le collaborateur du patron. Il doit participer aux mêmes bénéfices que lui. Plus de salaires ! Des gains. Le salariat est un vol… Le peuple veut la véritable rémunération de son travail, c’est-à-dire l’abolition du salariat !… Aux dernières élections, nous étions vingt-deux mille. Nous serons trente mille aux prochaines. Quoi qu’on fasse, l’avenir est à nous.

Songez qu’autrefois on se montrait un libéral. Les libéraux sont devenus républicains, puis radicaux, puis intransigeants. Aujourd’hui déjà, vous voyez : des bourgeois se dire socialistes. Patience. Réunissons-nous souvent comme ce soir. Attirez vos amis, et bientôt Paris qui est à nous, puisque c’est nous qui faisons ses maisons, ses voitures, ses habits, ses livres, Paris nous donnera toute la France. Commençons par réclamer ensemble la socialisation des fabriques. Bientôt nos frères de la culture se mettront avec nous.

Si nos gouvernants se donnent la peine de lire ces lignes instructives, qu’ils tirent eux-mêmes la conclusion ! Qu’ils mesurent la profondeur de l’abîme qui nous est chaque jour creusé par leur faiblesse. Ils comprendront où peut nous mener cette guerre au salariat.

Hélas ! plus d’un bourgeois de l’heure présente sort des anciennes classes du soir, où il allait sous l’Empire. Est-il besoin de se demander quelles gens sortiront des tristes écoles que l’on vient d’inaugurer !

Quant au style dans lequel Joffrin débite ses élucubrations ouvrières, il ferait la joie des lettrés.

Joffrin traite la langue française comme il voudrait traiter la société.

Sur ses affiches de mai 82, figurait la belle phrase suivante : « Ce n’est donc pas eux, que nous avons à convaincre ; ils le sont. »

Et les membres de son comité, marchant sur ses traces, allaient même jusqu’à bouleverser l’orthographe des noms célèbres.

L’un d’eux, donnant son adresse, écrivait : rue Oudon.

Ah ! Montmartre a pu se vanter d’être élégamment représenté !

Montmartre ? Permettez. Il y a 7,217 électeurs inscrits. Joffrin a eu en tout 1,504 voix. Il ne représentait donc que le cinquième des électeurs. Quelle belle loi que la loi électorale !

Et trois mois après, le 25 août 82, nous avions sur le mont des Martyrs le triomphe de Joffrin, rendant compte à ses électeurs de sa noble conduite.

Tant de labeur méritait son pavois !

Théâtre du triomphe : la salle des écoles de la rue Lepic, un bâtiment qui fait face au pavillon occupé alors par un auteur dramatique, M. Louis Davyl. C’est bien cela. Comœdia ! Semper Comœdia !

Donc, là où, dans la journée, les instituteurs élèvent les enfants, Joffrin, le soir, instruit le peuple.

Et cela, sous les yeux vigilants du président Charpentier. Rien de commun avec l’éditeur connu.

Citoyens, dit Joffrin, je viens vous rendre compte du « peu de travail » que j’ai pu faire au Conseil municipal, Parlons d’abord du budget de la police. J’ai refusé de le voter. Ce n’est pas à nous de continuer les traditions de l’Empire. Au lieu de Piétri, nous avons Camescasse et ses casce-têtes. La différence n’est pas sensible. Je ne suis pas votre représentant pour nourrir ces gens-là.

Pendant qu’on l’applaudit, c’est le moment de tracer enfin le portrait de Joffrin. Il a un défaut de prononciation, il zézaye, mais il n’est pas mal. Il a une tête de réactionnaire. Je vous le jure. Front carré qui pense. Joues pleines. Menton grassouillet, coupé en deux par une petite fossette. Un menton de propriétaire pas bête. Moustaches blondes d’ancien soldat.

Joffrin, mon ami, prenez garde. Vous appartenez à un parti où l’on n’aime pas les gens si dodus que cela. De plus, votre nez pointu dit votre ambition. Pensez à Gambetta, à Lullier, à Lissagaray. Vous n’en avez pas pour longtemps.

Je ne vous marchanderai donc pas votre triomphe.

Flétrissez, tant que vous le voudrez, la République bourgeoise.

On ne tardera pas à vous traiter, vous aussi, de bourgeois. Déjà votre ventre a sa chaîne à breloques, que vous aimez à faire danser, en parlant au peuple.

Puis vous êtes trop proprement mis. Cela vous coûtera cher.

En attendant, Joffrin traite, comme suit, de la question ouvrière :

Citoyens, il ne faut pas qu’on fasse une classe dans notre classe. Parmi vous, quels sont les heureux ? Les ouvriers de bâtiment que le Conseil municipal favorise ! Il leur octroie de 8 à 9 francs par jour. J’ai protesté, car il n’est pas juste que des ouvriers, — qui ont du mal, je le sais, — gagnent tant, quand les cordonniers, les tailleurs, en travaillant jusqu’à dix-sept heures par jour, ont beaucoup de peine à atteindre leurs 5 francs. Tant qu’on verra un Conseil municipal favoriser une secte sans rien faire pour les autres, on entendra mes protestations. Il ne doit pas y avoir de privilèges dans lé travail. Personnellement, je n’en admets pas.

Applaudissements enthousiastes.

Et Joffrin en récolte de semblables, en parlant de la Compagnie du gaz qu’Alphonse Humbert, dit-il, a été le seul à attaquer probablement parce que les autres se sont laissé « éclairer » par la Compagnie.

Rires approbatifs.

Successivement il parle de tout, de la guerre égyptienne qu’il flétrit, du ministère qu’il raille, de Gambetta qu’il daigne plaindre, de ceux-ci et de ceux-là. Et, tout le temps, on applaudit.

Comme c’est bon de monter au Capitole !

Mais l’heure des bocks est proche. Contre un mur, le meilleur ami de l’orateur, le citoyen chansonnier J.-B. Clément rédige un ordre du jour conçu à peu près dans ces termes :

Les électeurs du citoyen Joffrin, après avoir entendu ses explications, le remercient de son dévouement à la cause du parti ouvrier, et déclarent continuer à lui accorder leur confiance.

Cet ordre du jour est voté à l’unanimité.

Pauvre Joffrin ! Combien de temps ce succès durera-t-il ?

Si Shakespeare vivait de nos jours, il ne dirait plus.: Perfide comme l’onde… Il dirait : Perfide comme une réunion publique…

Combien de temps ce succès a duré ?

Deux ans à peine.

Joffrin, lui, pourrait dire aussi : Perfide comme le suffrage universel.

Au commencement de 1884, il redevenait d’actualité. Il venait d’être blackboulé, injustement d’ailleurs, aux élections municipales.

Le 15 mai, on parlait de lui dans tout Paris. Il était malade. Je le vis aussitôt. Il me dit :

— Ne me blaguez pas trop !

— Non, citoyen, je ne vous blaguerai pas. J’admire quelquefois les vainqueurs, mais je plains toujours les vaincus. Dans les circonstances présentes, il serait infâme d’être cruel.

Le chef du parti ouvrier était alors intéressant sous différents aspects. Les prêtres de jadis faisaient leurs sermons en trois points.

Procédons de même. Premier point : Causes de l’insuccès de Joffrin. Deuxième : Sa maladie. Troisième : Son avenir.

Les causes de l’infortune politique de l’ancien conseiller municipal sont multiples. Certains électeurs vous diront : Il s’occupait trop de politique et pas assez des intérêts locaux. D’autres: Il a perdu des voix en troublant et en empêchant, avec ses amis, une réunion privée ouverte par son adversaire. D’autres encore : Il a eu le tort de croire le parti ouvrier trop puissant et d’écrire aux journaux purement radicaux que, désirant se passer de leur concours, il les priait de ne pas le mettre sur leurs listes. Enfin, puisqu’il faut faire entendre toutes les cloches, ses amis soutiennent que c’est son succès même au premier tour qui à été cause de sa chute au second. IL avait quatre cents voix de majorité. Il faisait un temps magnifique, le matin du second tour. On est parti à la campagne, ou on est allé travailler sans remords en se disant : « Il est sûr d’arriver ». Dernière cause : On a reproché au parti ouvrier de ne pas se, désister dans les quartiers où il n’était pas premier et où il y avait ballottage. Les partisans du parti radical ont agi de même à Montmartre et ne se sont pas désistés en faveur de l’ouvrier triomphant. Il se peut, au fond, que chacune de ces causes ait contribué au résultat final. Mais à quoi bon discuter sur les faits accomplis ?

Le lendemain de l’élection, Joffrin, qui, depuis quelque temps, avait un bobo à la lèvre, alla consulter un docteur. Celui-ci lui reprocha d’avoir négligé ce mal et l’envoya chez des médecins spéciaux, qui reconnurent une épithélioma. C’est ainsi que l’on nomme une décomposition du sang à la surface du corps.

Ils déclarèrent une opération nécessaire. On résolut de le faire entrer à l’hôpital. L’opération n’a eu rien d’agréable. À l’aide-d’un fil de platine rougi à blanc, qui taille et cautérise à la fois, on lui a coupé une veine dans la partie gauche de la lèvre inférieure. Je me souviens que, la veille, je lui ai demandé : « Vous vous ferez endormir ? » Il ma répondu : « Jamais de la vie. Il faut apprendre à souffrir. »

D’après lui, cette maladie remontait à 1871. Elle était la conséquence d’une blessure qu’il reçut au même endroit pendant la Commune.

On a proposé à Joffrin de le faire mettre à la maison Dubois. Il a répliqué qu’ouvrier il devait aller, comme ses frères, à l’hospice. C’est peut-être bien de l’exagération politique !

A-t-il désarmé au sortir de l’hôpital ? Non pas. Il attend impatiemment de nouvelles élections, — continuant à s’occuper de son parti, à parler dans les réunions, à écrire « pour l’honneur » dans le journal le Prolétariat.

Nous avons parlé del allocation que, comme conseiller municipal, il recevait du parti ouvrier.

Les sous-chefs du parti voulaient continuer à lui fournir cette somme pour lui permettre de donner tout son temps à la politique active. Il n’a pas consenti.

Avant d’être conseiller municipal, il était, nous l’avons dit, ouvrier mécanicien, ayant la spécialité des machines à coudre. Il a repris son état.

En tout cas, il faut reconnaître que, comme conseiller municipal, il n’a jamais rien eu à se reprocher. Il a assisté, tant qu’a duré son mandat, à toutes les séances du Conseil, moins une, parce que, cette fois-là, il faisait une conférence à Lille.

Joffrin reviendra sur l’eau possibiliste.

LEFÈVRE-RONCIER

Cet ancien chef d’état-major de Delescluze était à Londres quand on le condamna.

Avocat, il y créa un cabinet d’affaires qui ne tarda pas à acquérir une certaine importance. C’est à ce cabinet qu’alla frapper Musurus-bey lors de son procès avec les parents de sa jeune femme, mademoiselle d’Imécourt.

M. Lefèvre-Roncier est aujourd’hui établi à Paris. Il est très lié avec les opportunistes, notamment avec M. Rouvier.

Il ne doit plus guères s’occuper de politique militante.

MAXIME LISBONNE

Comédien il était avant la Commune.

Comédien il a été depuis.

Comédien il sera toujours.

Directeur du théâtre national des Bouffes-du-Nord, on l’a vu de fois en fois opérer en public. Ce vaincu de la Commune excelle dans les rôles gais.

Il a monté avec enthousiasme, mais toujours gaîment, la fameuse Nadine de Louise Michel. Il a sollicité en riant un drame de Jules Vallès.

Chaque soir, son théâtre servait de lieu de rendez-vous aux vieux communards comme aux jeunes collectivistes.

Il les tutoie tous. D’ailleurs qui ne tutoie-t-il pas ? Il tutoie même Albert Wolff.

Un de ses souvenirs glorieux est d’avoir été enfermé, après la Commune, à l’hôpital de Versailles, dans la même chambre que Hippolyte Ferré, le frère de Théophile, et que le poète Maroteau.

Il a passé huit ans au bagne, séparé naturellement de sa femme, une charmante personne qu’il adore. En Calédonie, il a souffert tout ce que l’on peut imaginer. Il n’en veut à âme qui vive. Il est si content d’être revenu qu’il eût donné même à M. Jules Ferry une loge à demi-droit.

Mais attention !

Pour commander autre part que sur un théâtre, pour jouer en pleine vie un vrai drame, au milieu d’une fusillade réelle et d’un incendie pour de bon, le comédien Lisbonne, monté et vêtu comme Marceau, agiterait, bel et bien, son grand sabre en criant à la foule :

— Enfants de la République universelle, l’heure de la délivrance a sonné. Pour l’extinction de l’infâme classe bourgeoise, pour la mort des ignobles patrons, pour l’indépendance des pauvres travailleurs, levez-vous. Suivez-moi. En avant et toujours en avant ! Arche !!

Dire que le jour viendra peut-être où tu nous feras peur, colonel !

En attendant, Lisbonne entreprenait, quand il était directeur, tout ce qu’il pouvait pour attirer du monde à son théâtre.

Bien qu’ayant une jambe presque immobilisée par suite d’une blessure reçue place du Château-d’Eau, pendant la guerre, il déploie en toute circonstance une activité vertigineuse. Jusqu’à l’automne de 82 pourtant, il se croyait au-dessous de son devoir.

— La Porte-Saint-Martin, murmurait-il dans ses nuits d’insomnie, le Châtelet, le Château-d’Eau lui-même ont eu des lions et les Bouffes-du-Nord n’ont eu encore que des chevaux et des grues !…

Il essaya de s’aboucher avec un dompteur, de passage à Paris, mais les dompteurs sont hors de prix ! Que devenir ?

Or, il paraît qu’il y eut au moins une heure où la Providence veilla même sur les Bouffes-du-Nord.

Par hasard, Lisbonne apprit qu’il y avait dans les écuries du cirque Fernando cinq vieux lions qui avaient été abandonnés par un dompteur engagé ailleurs.

— J’ai trouvé ! s’écria-t-il. Je vais faire ce que n’a fait aucun directeur de Paris. Je dompterai ces lions. J’entrerai dans leur cage. Je leur mettrai mon pied malade sur la tête !…

À ce moment son front se rida.

Lisbonne continua son monologue :

— Oui, mais j’ai eu l’honneur de me battre pour la Commune, d’être condamné pour elle ! Moi aussi, j’ai eu ma rentrée triomphale à Paris. Ce métier va me diminuer…

Il chercha encore. Il trouva. Il appela deux fournisseurs patentés de revues de fin d’année, mes amis Beauvallet et de Jallais. Il leur en commanda une où l’on devait voir un tableau du genre suivant.

Le compère, M. Prudhomme, faisant allusion aux événements de 71, aurait dit solennellement :

M. Thiers a sauvé la France et si de nouveaux soulèvements se produisaient, d’autres lions encore se dresseraient pour épouvanter et faire fuir les rebelles.

— Les gens dont vous parlez, des lions ! se serait écrié Lisbonne. Faites-les donc voir.

La toile de fond se serait levée. Les cinq vieux lions édentés du cirque Fernando eussent apparu au public, enfermés dans une cage de feuillage. Les auteurs leur auraient donné des noms transparents, sous lesquels on eût reconnu ceux des personnages politiques en vogue.

Lisbonne se serait élancé dans la cage, eût chanté un rondeau foudroyant, agacé et fustigé les pauvres bêtes.

Il comptait sur un grand effet qui, en même temps qu’il eût empli sa caisse, eût perpétué son rôle d’artiste politique.

Telle était, en 82, sa dynamite, à lui. Après tout, elle vaut mieux que l’autre.

Hélas, il était écrit que le vaincu de la Commune serait aussi un vaincu du théâtre. À la fin de la première année, la commandite lui fit défaut. Lisbonne rentra momentanément dans la vie privée.

Il en sortit brillamment un soir, le 7 août 1884. On était on plein Congrès. Il y avait meeting antiversaillais, salle Lévis.

Le citoyen Gambon, démissionnaire du Congrès, présidait. Ce grand diable de Lisbonne était à, à côté des députés Maret et Laisant qui, eux, ne voulaient pas démissionner. La salle était houleuse.

Après avoir entendu peu respectueusement les explications des députés Maret et Laisant, les anarchistes, qui ne manquent jamais ces fêtes-là, se déchaînèrent.

L’un d’eux propose de se rendre en masse à Versailles autour de la salle du Congrès, d’envahir celle-ci, de balayer les opportunistes, qui ne sont plus pour eux que des orléanistes déguisés. Lisbonne alors demande la parole.

Avec son chapeau légendaire, tuyau de poêle aux bords plats, toujours planté sur le haut de ses cheveux frisés, avec la canne sur laquelle il est forcé de s’appuyer à cause de sa blessure, il monte à la tribune.

— Citoyens, dit-il, vous voulez aller à Versailles ?

— Oui, oui.

— Eh bien ! moi aussi, je suis tout prêt à m’y rendre. Moi, on me connaît. Je suis Lisbonne. On sait où me trouver. On sait aussi ce que j’ai fait en 71. Je ne me contente pas de parler, j’agis. Pendant les journées de Mai, il y avait à Paris deux cent mille braillards qui hurlaient : Vive la Commune ! et il y en a eu dix mille à peine qui ont réellement fait le coup de feu. Il ne faut pas qu’il en soit de même aujourd’hui.

— Non, non !

— À merveille. Eh bien ! vous êtes ici à peu près neuf cents qui criez : Allons à Versailles. Le voulez-vous réellement ?

— Qui. À Versailles !

— À la bonne heure. Ça va rouler. Seulement, puisque vous me connaissez, vous trouverez bon que, moi aussi, je veuille vous connaître. Vous ne vous étonnerez pas que je vous demande vos noms et adresses. Que tous ceux qui veulent venir avec moi, et dès demain, à Versailles, se mettent de ce côté de la salle. Allons, citoyens, par file à droite, droite !

Un mouvement se fit, Des citoyens se dégagèrent et se rendirent vivement du côté que désignait l’orateur.

Lisbonne les compta.

Il y en avait dix-neuf !

Pas un de moins. Pas un de plus.

Lisbonne, alors, eut un geste que n’eut pas désavoué Mirabeau.

— Je vous salue, vous, les braves, reprit-il en s’inclinant devant les 19. Je vous admire et je vous remercie au nom de la grande cause, mais vous voyez bien que réellement nous ne sommes pas assez nombreux pour balayer une assemblée. Allons, oust ! les braillards ! Je crois que vous allez vous taire à présent. Rentrez chez vous, vos femmes vous attendent.

On hua Lisbonne, mais il n’a pas froid aux yeux.

— Puisque la besogne qui se fait ici, reprit-il, est inutile, moi, je vais prendre un bock. Ça vaudra mieux. Ceux qui ne sont pas contents me trouveront au café.

Et il s’en alla, toujours appuyé sur sa canne.

Et on n’a plus parlé de Versailles.

Aujourd’hui Lisbonne est journaliste. Il a créé l’Ami du Peuple, journal maratiste, rédigé dans une cave. Il fait ses courses dans une petite voiture peinte en rouge, qu’il conduit lui-même. À côté de lui est un groom déguisé en forçat et fixé au siège par une chaîne !

LOUIS LUCIPIA

Lucipia est presque le compatriote d’Ignotus. Il est né à Nantes en 1843. On peut dire qu’il était déjà radical sur les bancs du collège où il fut le condisciple de Sigismond Lacroix, de Clémenceau, de Paul Dubois, mort récemment.

Il fit son droit en même temps que moi à Paris. Je me souviens des articles qu’il publiait en 64-65 dans les journaux du quartier latin, où il mordillait l’Empire.

Membre de l’Internationale, il fit partie du Comité socialiste de la septième circonscription et devint le secrétaire de Cantagrel qui, dans les réunions publique de 1869, disait d’une voix de prophète : « Ne criez pas : Vive Cantagrel ! Criez : Vive la République ! »

Capitaine pendant la guerre dans un bataillon du génie auxiliaire, il prit part au mouvement du 31 octobre et s’installa à l’Hôtel-de-Ville en compagnie de Blanqui et des autres. On sait comment Jules Ferry l’en délogea.

Le 22 janvier, nouveau mouvement. Les Bretons gardaient l’Hôtel-de-Ville. Lucipia crut qu’il n’avait qu’à leur parler pour les tourner contre Ferry. Ils tirèrent sur lui.

De son côté, au lendemain de la guerre, le général Vinoy, qui n’aimait pas les journalistes, le poursuivit pour un article qui avait ce titre significatif, quoique un peu long « Retournez à l’atelier, mais gardez votre fusil. »

Lucipia se retira dans son pays où il apprit, le 20 mars seulement, la proclamation de la Commune.

Le surlendemain il était à Paris et s’engageait dans les « fédérés ».

Le 25 mai, après l’assassinat des dominicains d’Arcueil auquel on l’accusa d’avoir pris part, il échappa à la répression en se cachant chez un ami. Pour sortir, il se déguisait tantôt en commissionnaire, tantôt en peintre d’enseignes. Mais il n’est pas de figure plus facile à reconnaître. Ses longs cheveux bleus, son épaisse, barbe de démocrate à tous crins, un défaut dans l’œil, puis un éternel lorgnon sans l’aide duquel il ne verrait point à deux pas, sont autant de « signes particuliers ».

Lucipia fut reconnu, arrêté, emprisonné. Le conseil de guerre le condamna à mort, mais la peine fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. C’est ainsi qu’il fit, sans payer, un voyage à l’île Nou.

Aujourd’hui, Lucipia est l’un des principaux rédacteurs du Radical.

Il m’est arrivé de Le rencontrer au bas de la rue Lepic, achetant les provisions du ménage. Il évite ainsi à sa mère, avec qui il habile au No 20, la peine de sortir.

S’il y avait à féliciter les gens d’aimer leur mère, il n’est pas d’éloges que le farouche fédéré ne mériterait à cet égard.

La pauvre mère est d’autant plus éprise de son Louis qu’elle a manqué de le perdre, et dans quelle tragédie !

Aux dernières élections municipales, Lucipia, tout comme Joffrin, fut blackboulé à Montmartre.

Les électeurs, maintenant, le trouvent tiède.

Il ne leur suffit pas qu’on ait été emprisonné, condamné à mort pour la cause.

Que leur faut-il donc ?

MASSON

Masson était, en 1870, sous-officier du train des équipages. Au 18 mars, on lui confia un poste important dans la légion du 17e arrondissement, puis Delescluze l’appela au ministère de la guerre.

Masson avait le tort de professer pour Rossel une trop grande admiration. Après l’arrestation de ce dernier, il fit tellement de démarches pour qu’on lui rendit la liberté, qu’on fut sur le point de l’arrêter lui-même. Il dut se cacher, ce qui lui rendit service à la fin de Mai.

Il promenait récemment encore à la Bourse une belle chaîne d’or sur un joli petit ventre rond, et s’occupe d’affaires financières.

Le terrain est glissant…. Masson, aujourd’hui, aurait bien besoin qu’on lui rendit le service qu’il voulait rendre à Rossel.

PHILIPPE

Cet ancien soldat de la Commune, qui ne fut jamais que simple garde-national, se signala assez pour être condamné à la déportation simple. Il fut dirigé vers la Nouvelle-Calédonie. Quand il en revint en 1880, il se remua, trouva des fonds et acheta l’établissement des Eaux de Belleville.

Cet établissement marchait peu. Philippe le débaptisa. Empruntant le nom d’une rue voisine, il grava-sur son fronton : Eaux de l’Atlas. Quelque temps après, il était forcé d’acheter quarante chevaux pour desservir sa clientèle. Encore un bourgeois !

Il ne doit pourtant pas trouver que la République est le gouvernement sous lequel tout est au mieux. Il paraît, en effet, que la crise actuelle, qui n’a guère épargné de choses, a fait faire des économies même sur l’eau…

Philippe aujourd’hui cherche un établissement plus solide.