Chincholle - Les Survivants de la Commune/Chapitre II

L. Boulanger. Éditeur (p. 5-67).

PREMIÈRE SÉRIE

LES MEMBRES
DE LA COMMUNE

JULES ALLIX

Un fou.

Tel est l’avis de ses meilleurs amis.

Et un fou qui parle toujours.

C’est terrible.

On ne le connaît guère que par sa théorie des Escargots sympathiques.

Vous prenez un escargot et sa femelle. Vous gardez le mâle à Paris. Vous envoyez la femelle où vous voulez, — par exemple à Fontenay-le-Comte, patrie de l’inventeur.

Chaque fois que vous grattez le mâle à Paris, il dresse les cornes. Tout là-bas, en Vendée, la femelle dresse en même temps les siennes. Et réciproquement. Voilà pour le phénomène. Le reste est affaire de convention. On n’a qu’à établir que si les cornes se lèvent trois fois, cela voudra dire : « Organisez un grand meeting », pour avoir un système de télégraphie économique

Comment le VIIIme arrondissement a-t-il nommé membre de la Commune celui qu’a repoussé son propre pays quand il a posé, en 1848, sa candidature à la Constituante ? La chose va de soi. Jules Allix avait été un des adversaires les plus acharnés de l’Empire. Mais ses folies troublèrent tellement le gouvernement insurrectionnel, que celui-ci dut deux fois le faire arrêter.

En revanche, après l’entrée des troupes, les mêmes folies le sauvèrent de la mort. On se contenta de l’envoyer à Charenton.

Ne pas confondre Jules Allix avec le docteur Allix, un des amis de la maison Victor Hugo.

Jules est le frère de celui-ci ; qui est beaucoup plus sage que lui.

Aujourd’hui l’ancien membre de la Commune, — grandeur et décadence ! — est le modeste secrétaire d’une association de bas-bleus qui rêvent l’égalité absolue de l’homme et de la femme.

Un fou chez des folles !

AMOUROUX

41 ans. Chevelure plaquée. Petite moustache. Lèvres minces. Voix stridente.

Un convaincu, s’il en fut. Un persistant. On le rencontre dans les grandes réunions publiques. Depuis longtemps conseiller municipal, il a été réélu comme autonomiste en 1884, dans le quartier de Charonne, par 3,511 électeurs sur 4,121 votants.

M. Amouroux est un de ceux qui travaillent le plus au Conseil municipal. Il s’occupe de tout. Ses adversaires de la droite eux-mêmes proclament son zèle-et ses aptitudes. Et pourtant il se vante encore d’avoir été condamné par les assises de Riom pour avoir participé à la proclamation de la Commune à Saint-Étienne. Comme rubicond ; il est donc parfait.

Dans le groupe de l’autonomie, il a formé un petit groupe de six membres qui se plaisent à le suivre et qui pourraient, en certains cas, l’aider à déplacer la majorité, ce qui lui donne à l’Hôtel-de-Ville une importance qui est, d’ailleurs, justifiée par ses aptitudes et par son zèle.

ARTHUR ARNOULD

Fils d’un professeur de Faculté, qui lui avait fait donner une brillante éducation, Arthur Arnould, ancien rédacteur de l’Opinion Nationale, du Rappel, de la Marseillaise, — on voit la filière, — fut longtemps, pendant l’exil, le plus malheureux des anciens membres de la Commune où l’avait envoyé le VIIe arrondissement. Il erra partout, sans asile, sans argent.

Sa femme fut réduite à vendre des poulets au marché de Genève. Pendant ce temps, il écrivait, sous le pseudonyme de Mathey, quelques ouvrages qui n’eurent alors qu’un succès d’estime.

Il alla, comme il put, tenter la fortune à Buenos-Ayres, où il trouva encore la misère.

Il était sans doute écrit qu’il ne serait heureux qu’en France. Revenu à Paris après l’amnistie, il reprit le nom de Mathey, qui est celui de sa femme, et publia des romans très remarqués, grâce auxquels l’ancienne misère est à jamais éteinte.

Arthur Arnould est l’un des héros du Bachelier de son ami Jules Vallès.

Il a longtemps vécu à Paris avec un vieux camarade d’exil qu’il adorait, un singe nommé Niño qu’il avait acheté à Buenos-Ayres, et qui, par reconnaissance peut-être, raffolait des blondes.

Niño est mort, il y a deux ans. Arnould ne s’en consolera jamais.

Il m’a été donné de voir un jour le noble castillan Emmanuel Gonzalès, président honoraire de la Société des Gens de Lettres, dans tout l’éclat de sa fierté ultra-pyrénéenne.

Ce jour-là, l’ancien communard avait daigné accepter du conservateur Gonzalès une invitation à dîner.

Dans sa jeunesse, Arthur Arnould, qui était grand admirateur de Béranger, publia un intéressant volume sur le chantre de Lisette.

On le compte aujourd’hui parmi nos meilleurs romanciers. Ce succès ne lui suffit pas. De temps en temps, Arnould aborde le théâtre. Il a eu, en octobre 84, un succès littéraire à l’Odéon, a avec le Mari. La Commune est bien loin !

AVRIAL

C’était, avant la guerre, un excellent mécanicien.

Grisé par la politique, à la fin de l’Empire, il devint membre de l’Internationale, se signala dans les clubs et mérita ainsi d’être élu membre de la Commune par le XIe arrondissement. Il s’évada de Paris à l’approche de l’armée et ne fut condamné que par contumace. Il resta jusqu’à l’amnistie à Mulhouse.

Inventeur par tempérament, il est de ces hommes qui pourraient prendre un brevet par jour.

Avrial est présentement le grand fournisseur d’une fabrique de machines à coudre.

Entre temps, il envoie des articles à l’Éclaireur, des Pyrénées-Orientales.

Il surveille donc toujours la machine.

BERGERET

On l’a dit mort. D’aucuns affirment que cet ancien garçon d’écurie qui devint, grâce à sa seule intelligence, ouvrier typographe, chef de claque, puis correcteur d’imprimerie, enfin, commis en librairie, et qui, propagateur de l’Internationale, fut improvisé chef de légion par la Commune dont il était membre, est au contraire parfaitement vivant. Il n’aurait d’ailleurs que quarante-cinq ans.

D’après ce qu’on prétend, il se serait retiré en Amérique. La multiplicité de ses fonctions, avant qu’il eût joué un rôle politique, permet de croire qu’il a su se créer là-bas une situation indépendante.

Espérons qu’il est lui-même assez heureux pour n’avoir plus maintenant envie de jouer un rôle quelconque dans un mouvement insurrectionnel.

BRELAY

Nommé membre de la Commune le 26 mars 1871, il démissionna dès les premières réunions.

Il est actuellement député du IIe arrondissement de Paris. Voilà même deux fois que ce collège le nomme. Ses électeurs, généralement à l’aise, ne le jugent donc pas bien dangereux. L’a-t-il jamais été ?

LOUIS CHALAIN

Trente-neuf ans. Il était en 1869 ouvrier tourneur en cuivre. Il gagnait sa vie alors. L’Internationale en a fait un déclassé.

Mis en évidence à la fin de l’Empire par un complot qui lui valut deux mois de prison, il fut nommé, aux élections de novembre 70, adjoint au maire de Grenelle.

Chef de bataillon dans la garde nationale, il fut, après le 18 mars, élu membre de la Commune. Il s’échappa en mai, se retira en Autriche où il reprit son métier d’ouvrier.

Rentré à Paris après l’amnistie, il espéra sans doute se remettre à la tête du parti. Ses camarades, on ne sait au juste pourquoi, lui témoignèrent de la froideur. Chalain essaya alors de faire du journalisme. Sa carte porte au dessous de son nom :

Publiciste
Rédacteur au journal le Moniteur des syndicats ouvriers

Marié et père de famille, il vit maigrement à Ivry-sur-Seine. La gène pourrait l’exciter à jouer un rôle dans un mouvement anarchiste. Une bonne place en ferait un politicien en retraite.

CLÉMENCE

Ce représentant du IVe arrondissement à la Commune de Paris a trouvé sans doute des grâces à l’exil. Réfugié en Suisse, il y est resté.

On ne sait qu’il est fidèle à ses opinions que parce qu’il est membre de la Fédération Jurassienne.

J.-B. CLÉMENT

Quand il reviendra, le temps des cerises,
Et gais rossignols et merle moqueur
Seront tous en fête.
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux du soleil au cœur.
Quand il reviendra, le temps des cerises,
Sifflera bien mieux le merle moqueur.

Qui n’a entendu cette adorable chanson que Renard rendit célèbre et que les musiciens des rues ont promenée dans tout Paris ?

Elle seule suffit à amnistier son auteur.

Jean-Baptiste Clément est né à Boulogne-sur-Seine en 1837. Il n’a donc aujourd’hui que quarante-huit ans.

Entré en apprentissage à l’âge de douze ans, il fut jusqu’à la dix-neuvième année garnisseur en cuivre. Est-ce parce qu’il chantait à l’atelier qu’il se fit chansonnier ? Ses couplets, que Darcier aimait à interpréter, eurent un succès assez vif.

Mais il est bien court, le temps des cerises,
Où l’on s’en va, deux, cueillir en rêvant
Des pendants d’oreilles,
Cerises d’amour, aux roses pareilles,
Tombant sous la feuille en gouttes de sang.
Mais il est bien court, le temps des cerises
Pendants de corail qu’on cueille en rêvant.

Des méchants, il y en a toujours, ont fait observer qu’ici le mot cerises n’a pas de rime. La belle faute ! Barbey d’Aurevilly féliciterait Clément de l’avoir commise. Jusqu’à la fin de l’Empire, l’ancien garnisseur en cuivre ne fut que chansonnier ; mais en 69, les élections enflammèrent tout Paris ! Rochefort poussait à la démolition de l’Empire ; Clément prit un pavé et écrivit dans le journal ayant ce titre.

En janvier 70, il entra à la Réforme et y gagna… un an de prison. Rendu à la liberté par la révolution du 4 septembre, il redevint journaliste, prêcha la guerre à outrance, attaqua le gouvernement de Paris. Il était en même temps garde-national et clubiste.

Il en fallait moins pour être nommé membre de la Commune.

Quand vous en serez au temps des cerises,
Si vous avez peur des chagrins d’amour,
Évitez les belles.
Moi, qui ne crains pas les peines cruelles,
Je ne vivrai point sans souffrir un jour.
Quand vous en serez au temps des cerises,
Vous aurez aussi vos chagrins d’amour.

Après les journées de mai, J.-B. Clément fut arrêté et condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée.

L’amnistie lui permit de revenir à Montmartre, son berceau politique. C’est en effet le XVIII arrondissement qui l’a nommé membre de la Commune.

Presque tous les soirs, on le voit jouer au jacquet et boire un verre de menthe dans un petit café de la rue Lepic. Les jours où il n’y est pas, il figure parmi les orateurs de quelque réunion importante. Aux dernières élections municipales, il patronnait son ami Joffrin.

J’aimerai toujours le temps des cerises !…
C’est de ce temps-là que je porte au cœur
Une plaie ouverte !…
Et dame Fortune, en m’étant offerte,
Ne saurait jamais fermer ma douleur…
J’aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que j’en garde au cœur…

N. B. — Cette délicieuse chanson à rapporté à son éditeur une trentaine de mille francs et à son auteur… un mac-farlane.

CLUSERET

Fils d’un colonel d’infanterie, enfant de troupe. dans le régiment de son père, entré à Saint-Cyr en 1841, lieutenant en 48, se battant alors contre les insurgés, ce qui lui valut, quelques jours après la répression de l’insurrection, le ruban de la Légion d’honneur, capitaine en 55, blessé en Crimée ; Cluseret avait devant lui le plus bel avenir militaire. Il quitta l’armée en 56 et entra comme régisseur dans une des fermes de M. de Carayon-Latour. Cette position ne le satisfaisant pas, il partit pour l’Amérique où il se lança dans la finance. Il n’y réussit point et se livra à mille aventures.

Après s’être battu dans les Deux-Siciles sous les ordres de Garibaldi, il vint à New-York entreprendre dans le journalisme une campagne contre le général Grant ; puis, après l’élection de ce dernier, se retira en Irlande où il prit part au mouvement fénian. Arrêté par la police anglaise, il fit quelques mois de prison et rentra en France où nous le trouvons, en 68, l’un des principaux rédacteurs du journal l’Art, fondé avec l’argent de la maison de Rothschild : Condamné à la prison pour quelques-uns de ses articles, il en sortit socialiste enragé, mais peut-être intermittent, car ses amis eux-mêmes l’ont à deux reprises accusé de les avoir trahis.

Membre de la Commune, il fut, par l’ordre de ses collègues, incarcéré le 1er mai à Mazas, où cependant l’armée régulière ne le trouva plus. Il s’était sauvé en Angleterre. Condamné à mort par contumace, il se réfugia en Amérique où il est encore. Il y fait de la peinture qu’il vend sans peine, paraît-il.

Tout indique qu’au premier mouvement il reviendrait en France où ceux-mêmes qui l’ont improvisé général pendant la Commune l’acclameraient comme tel.

FRÉDÉRIC COURNET

Quarante-six ans. Actif. Journaliste de talent. Socialiste convaincu. Lutteur énergique.

Il est le fils du lieutenant de vaisseau qui, dans les fameuses journées de juin 48, commandait en grand uniforme, — pantalon blanc et bottes vernies, — la barricade de la place de la Bastille.

Une autre barricade fut célèbre. Je veux parler de celle qui couvrait le faubourg du Temple et que commandait Barthélemy.

On se fâche, même entre insurgés, même entre exilés. À Londres, Cournet fut tué en duel par Barthélemy…

Frédéric Cournet est digne de son père.

La politique révolutionnaire peut tout attendre de lui.

DEREURE

Ancien adjoint de Montmartre, Dereure, dès le 18 mars, se rallia au mouvement insurrectionnel et se sépara de Clémenceau.

Il fut nommé membre de la Commune par le XVIIIe arrondissement.

Après le 24 mai, il se réfugia en Amérique, à la colonie Icarienne.

L'amnistie lui rouvrit les portes de Paris, où il est devenu un des prêtres les plus actifs du nouveau culte : le Collectivisme. On le rencontre dans les principales réunions publiques.

Pour que Dereure marche, Jules Guesde, le chef d’une importante fraction du parti cuvrier, n’a qu’à faire un signe !

Dereure est donc resté loup.

C’est un collectiviste révolutionnaire. À ce titre, il est ennemi du possibiliste Joffrin.

EUDES

Le général Eudes, comme on dit dans son parti, est un grand diable à la mine farouche, à la voix tonitruante qui, depuis l’amnistie, n’a perdu aucune occasion d’affirmer la fidélité de ses croyances.

Ancien président du Comité révolutionnaire central, il préside aujourd’hui toutes les réunions importantes.

Son héros est Blanqui. Son héroïne Louise Michel.

Il est, dans le parti extrême, aussi terrible et non moins aimé qu’eux.

Le dimanche, 16 octobre 81, il triomphait, le général Eudes. Il présidait le premier meeting qui ait eu lieu à Paris. Jusqu’à cette date, on ne connaissait encore que les réunions.

Il y a peut-être des gens qui frémiront ; il y en a qui riront. Je crois que ce qu’il y a de mieux à faire pour rassurer les uns et pour contraindre les autres à réfléchir, c’est de donner le procès-verbal exact et minutieux de ce premier meeting, père de tous les autres.

Lieu du baptême : Le Tivoli Vaux-Hall, rue de la Douane.

Autel L’orchestre des musiciens, avec trois tables garnies de tapis verts, une immense sonnette et trois verres d’eau seulement pour quinze orateurs. Pas de sucre. Le sucre est trop bourgeois.

Le Principaux officiants : Le citoyen Eudes, nommé président à l’unanimité, moins quatre voix. Les citoyens Granger, Digeon et Franklin, assesseurs.

Fidèles : Un orateur dira tout à l’heure qu’il y en a quatre mille. Mettons trois mille cinq.

Décoration de l’église : De nombreux drapeaux ou oriflammes rouges portant, tous, ce nom : A. BLANQUI.

À deux heures précises, heure indiquée pour le commencement de la cérémonie, la chaire est encore muette. Le peuple trépigne et crie sur l’air des Lampions : Le-bu-reau ! Le-bu-reau ! On obtempère à ses ordres.

M. Marcus Allard demande la parole.

— Il y a quinze orateurs inscrits, répond le général Eudes. Vous passerez le seizième. Citoyens, ajoute-t-il d’une voix formidable, avant d’ouvrir cette solennité, je vous recommanderai le calme qui lui est indispensable. Nous avons à juger Gambetta et son grand ministère ! Malgré toute la colère qu’il y a dans votre esprit, que vos résolutions aillent froidement et droit à la face de ceux qui ont trahi la République. (Applaudissements frénétiques). Je commencerai par vous lire les adhésions des absents.

Là-dessus le général, toujours de sa même voix qui couvrirait le bruit de la grosse caisse, lit les messages des citoyens de Grenoble, de Marseille, de Vierzon, de Reims, de Nice, de Lyon, de Narbonne, etc., dans l’un desquels je relève ces mots : « M. Ferry-Famine, qui après avoir affamé les Parisiens en 70, les a fait fusiller en 71, veut maintenant les ruiner. »

Une seconde fois, M. Marius Allard demande la parole… pour une motion d’ordre, dit-il.

— En ma qualité de président, s’écrie le citoyen Eudes, je suis juge d’établir s’il y a lieu à une motion d’ordre. Je vous refuse la parole.

— Si c’est ainsi que vous comprenez la liberté… balbutie M. Marcus Allard.

— À la porte ! à la porte !

On l’expulse.

Le citoyen Coullé, premier orateur inscrit, a la parole. Discours vide où il déclare seulement que M. Gambetta a fait sa première éducation politique sous l’Empire, que jamais on n’échappe à l’influence du premier âge et que, de la sorte, il est gangrené, pourri…

— Oui, oui ! À bas Gambetta !

Après dix minutes de palinodies, le lever de rideau est joué.

C’est le docteur Castelnau qui va commencer la grande pièce en entrant à pieds joints dans le sujet du meeting : À qui incombe la responsabilité de la guerre tunisienne ? En ce temps-là, on ne connaissait pas encore le Tonkin.

Il est très regardé, le citoyen Castelnau. C’est son nez qui en est cause ou plutôt la place de son nez, car il a eu, je ne sais où, l’appendice nasal coupé net. C’est moins laid qu’on ne croirait. Puis cela permet à ses amis politiques eux-mêmes de faire des mots dans le goût de celui-ci : « Néanmoins, il parle bien. »

— Les apôtres de l’Evangile selon saint Léon, dit-il, raconteront que nous sommes ici quelques douzaines d’esclaves ivres et de souteneurs de filles. Comptons-nous. Nous sommes quatre mille. Quand un pays est conduit par un idiot comme celui qui nous préside ; quand il a vu un autre citoyen surgir, pauvre, de la foule et avoir, après dix années, les poches pleines d’or et de la graisse à en revendre à tous les charcutiers de Paris, des réunions comme celles-ci sont rigoureusement nécessaires ! (Cela, dit avec un accent méridional qui soulève naturellement une tempête de bravos.) Il y a tous les jours dans les cités des brigands qu’on arrête. En matière financière, on les appelle un syndicat. Après avoir acheté à bas prix des actions tunisiennes, ces brigands ont eu l’idée, profitable pour eux seuls, deles faire remonter. Mais il ne s’agit pas de mots. Il faut des preuves. Les voici.

Suit un long défilé de preuves qui fatiguent visiblement l’assistance.

— Assez, crient quelques-uns.

— Citoyens, s’écrie Eudes, des opportunistes se sont glissés dans la salle et voudraient faire taire l’orateur. Je ferai remarquer qu’on nous a accusés de parler sans preuves. Il ne faut pas que le jour où nous en apportons, on crie : Assez !

Le citoyen Castelnau reprend la parole et dit même une chose assez jolie. Il lit le premier article du traité voté par la Chambre, en mai dernier. « La République française s’oblige à porter appui au bey et à sa dynastie. » Ainsi, exclame-t-il, les valets de Gambetta lui ont obéi de telle sorte que si la Tunisie voulait se mettre en République, nous serions forcés, nous, d’aller défendre contre nos frères la dynastie du bey !

Ici un incident : M. Catelle demande et obtient la parole, pour répondre à l’orateur. Par malheur, il parle mal. Il n’est pas du tout de l’avis du bureau. Il croit que dans la salle il y a un assez grand nombre de citoyens qui sont de son avis. Il les adjure de lever le bras. On le conspue.

— Ne croyez pas que vous faites la un meeting, parvient-il à dire. J’ai vécu dix ans en Angleterre. À Londres, il y a toujours place pour les opinions contradictoires… (Assez, assez. À la porte !) Vous aurez bien de la peine à vous accoutumer aux mœurs de la liberté !…

Cinq minutes après, il respirait dans la rue l’air pur de la liberté.

Le citoyen Digeon gagne la barre. C’est lui qui va formuler les résolutions de l’assemblée.

— Nous avons, dit-il, à juger l’ami de Laurier, le complice de Ferrand, l’homme qui a toujours favorisé les bénéfices dés fournisseurs contre l’intérêt de l’État, l’homme pour qui nos frères meurent en Tunisie. Cet homme peut-il être atteint légalement ? On dit qu’il n’y a pas dans la Constitution un seul article pouvant le rendre responsable. Nous avons le Code pénal ! (Oui, qu’on le juge ! Non, au gibet tout de suite !) Quant à moi, voici les résolutions que je vous soumets et que je vais déposer sur le bureau :

1o Ouverture du droit d’insurrection pour le cas où la Chambre, dès sa rentrée, ne décrèterait pas la mise en accusation du ministère ;

2o La mise hors la loi de Gambetta et des ministres, comme on a fait, en 1851, vis-à-vis de Bonaparte et de ses sectaires ;

3o L’attribution, au bureau du présent meeting, du pouvoir nécessaire à l’accomplissement de ce qu’il jugera utile.

Bravos, tapage. — À mort, Gambetta ! — Vive la Commune !

Le citoyen Digeon dépose ses résolutions sur le bureau et Louise Michel se lève. Elle est, selon son habitude, tout de noir vêtue et étend comme une prophétesse les deux bras. Elle dit solennellement :

— Je salue le peuple qui met en accusation les prévaricateurs, les meurtriers et les traîtres, qui agiotent sur des crimes. Pour que Gambetta ne soit pas encore au bagne…

— Il ira ! s’écrie une voix ferme.

Ce mot soulève une tempête.

— Non, non ! Il faut sa mort. Vive Louise Michel ! Vive la Révolution sociale !

— Il nous a menacés, reprend-elle, de venir nous chercher dans nos repaires. Qu’il y vienne, suivi de son Galliffet et de ses sbires ! Le lion populaire aura plaisir dans son antre à déchirer ce serpent. Si pourtant nous sommes vaincus, si de nouveau la force nous tue, tant mieux ! Pour un fils du peuple massacré, dix se soulèveront. Tant mieux aussi, la guerre tunisienne ! Elle est le ruisseau de sang qui fait déborder le fleuve. Quant à vous, ne prenez pas le fusil, contentez-vous de saisir la pelle et le balai. Nous n’avons pas besoin de nous faire soldats. Les soldats sont pour nous. Il n’avait pas prévu cela, le misérable ! Quand vos fils reviendront de Tunisie, Galliffet, levant son grand sabre encore rouge du sang de 1871, aura beau leur dire de tirer sur nous, c’est sur lui qu’ils tireront.

— Vive Louise ! À mort Gambetta !

Elle conclut en appuyant énergiquement les conclusions du citoyen Digeon, que d’autres comparses viennent également soutenir. Le public est frémissant. Le général Eudes est pressé de faire voter. Les impatients commencent à murmurer. Plus de mille personnes, fatiguées d’être debout depuis trois heures, se dirigent vers la sortie. Eudes les retient à grand’peine.

Enfin on vote, ou plutôt on acclame les fameuses propositions du citoyen Digeon.

Deux cents gardiens de la paix étaient dans le bâtiment d’en face, prêts à faire irruption en cas de trouble. Mais Eudes s’écrie : « Du calme, citoyens, l’heure n’est pas venue, » et la sortie s’effectue sans tapage. La police n’a pas eu à se manifester.

Il a suffi de trois années pour que petit meeting fût devenu grand.

Souvenez-vous des dernières réunions de la salle Lévis.

Telle doit être la moralité du premier meeting relativement calme créé et mis au monde par le général Eudes.

ÉMILE FERRY

Comment cet homme si doux, si charmant qui, aujourd’hui maire du IXe arrondissement, a, quoique républicain, l’estime générale de son quartier, a-t-il pu être membre de la Commune ?

Il ne faut sans doute considérer ses actes ambitieux de 71 que comme des péchés de jeunesse, maintenant réparés.

On lui doit, rue Drouot, la création d’une bibliothèque populaire que son dévoûment alimente et qui à de nombreux habitués.

GAMBON

L’homme à la vache.

Qui sait encore, dans le parti conservateur, que Gambon a été magistrat et même représentant du peuple en 1848 ?

On l’appelle toujours l’homme à la vache.

D’aucuns doivent le prendre pour un toucheur de bœufs ou pour un éleveur.

Sous l’empire, Gambon se refusa à payer l’impôt. Le percepteur le poursuivit. Pour récupérer ses impositions, le fisc fit saisir une vache que le débiteur avait sur ses terres et ordonna la vente.

Si la chose eut du retentissement, on s’en doute. La vente n’alla pas toute seule. Jugez-en.

Le commissaire-priseur est là. Les anciens électeurs du représentant de la Nièvre se pressent autour de lui d’un air narquois. Le commissaire-priseur met la vache aux enchères. Gambon s’élance :

— Cette vache, s’écrie-t-il, m’a été volée par le fisc impérial. Quiconque l’achètera sera un voleur !

— Oui, oui ! répondent les électeurs.

Le commissaire-priseur est forcé de remettre la vente.

Il se rend huit jours après, avec la vache, dans une commune voisine où même scène se passe, la semaine suivante dans une troisième commune et ainsi de suite.

Il dut, pour opérer la vente, aller dans un autre département. On en rit encore dans la Nièvre.

Par tout son passé, par sa protestation contre l’impôt, Gambon méritait d’être et fut membre de la Commune où l’envoya le Xe arrondissement. Échappé de Paris, condamné par contumace et réfugié en Suisse, il s’est longtemps contenté de vivre d’une petite rente patrimoniale.

Depuis, la politique l’a repris. Il est aujourd’hui député de la Nièvre.

L’homme à la vache s’est signalé pendant le Congrès de 1884. Après avoir énergiquement flétri le gouvernement, il a démissionné.

Démission purement platonique…

Pas bête, l’ancien magistrat !

Gambon est âgé de soixante-cinq ans qu’il porte très gaillardement. Sa belle maturité ferait honte, même auprès des femmes, à nos crevés modernes.

LE DOCTEUR GOUPIL

Sa conduite pendant le siège comme administrateur du VIe arrondissement et comme commandant mandant du 115e bataillon de la garde nationale, le désigne aux électeurs qui le nommèrent membre de la Commune.

Il se fit arrêter le 31 octobre, mais eut l’esprit de se sauver de prison.

Son évasion est même assez amusante.

Goupil était à la Santé. Une de ses anciennes clientes fit demander au ministre de l’Intérieur de vouloir bien le laisser venir auprès de son lit de malade. Le directeur, sur l’autorisation du préfet de police, remit le condamné entre les mains de deux agents de la sûreté et l’envoya à l’adresse indiquée.

Après avoir examiné sa cliente :

— Une opération est nécessaire, dit le docteur, mais je ne puis la tenter sans les instruments dont j’ai l’habitude de me servir. Si ces mes- sieurs voulaient avoir la bonté de m’accompagner chez moi.

Les agents consentirent ; on se dirigea vers la rue de Rennes où habitait la femme du condamné. L’appartement avait deux portes : l’une sûr le grand escalier, l’autre sur l’escalier de service.

Dès que les trois hommes furent entrés par la première, madame Goupil ferma celle-ci à clef. Elle invita les agents à prendre quelque chose pendant que le docteur chercherait ses instruments. Ils n’avaient pas fini de boire que le prisonnier se sauvait par l’escalier de service en fermant également la seconde porte à clef. On juge du désappointement des agents quand, après une longue attente, ils constatèrent la disparition du docteur. L’un d’eux, un solide gaillard, s’évanouit du coup comme une femme. Après qu’il fut revenu à lui, il dut aider son compagnon à enfoncer la porte de service.

Aussitôt d’autres agents furent apostés autour de la maison. Ils espéraient voir sortir madame Goupil, la suivre et apprendre ainsi où était son mari.

Vain espoir. Depuis longtemps, madame Goupil avait acheté des habits d’homme et s’était habituée à les porter. Elle se coupa les cheveux ét se rendit méconnaissable. Elle passa, inaperçue, à côté des agents, et put, jusqu’au 18 Mars, rester cachée avec son mari.

Après la Commune, le docteur se retira à Marlotte. Dénoncé comme communard, il vit un jour deux gendarmes se présenter chez lui.

— Vous êtes fous, leur dit-il. Vous ne savez donc pas qui vous voulez arrêter ? Je suis membre du gouvernement.

Et il montra aux naïfs gendarmes, qui restèrent ébaubis, ses papiers de membre de la Commune, maculés de cachets bleus.

— Ah ! pardon, faites excuse ! répliquèrent-ils tout honteux.

Et ils se retirèrent. Le soir même, le docteur quittait Marlotte, mais, revenu six mois après à Paris, il fut rencontré par des agents plus experts, arrêté et condamné à cinq ans de prison. Gracié après deux ans et demi, il ouvrit à Paris, rue de Rivoli, un cabinet médical.

On affirme que ce cabinet, qui est précédé de trois beaux salons, lui rapporte plus de soixante mille francs par an.

Sous le titre de : Ligue de l’intérêt public, il a fondé, avec le patronage de Victor Hugo et de Louis Blanc, une société protectrice des citoyens contre les abus de toutes sortes. Cette société nous fait tout l’air d’être une franc-maçonnerie pratique, liant ses membres par des intérêts immédiats et quotidiens. Il se peut qu’un jour prochain, le gouvernement y voie une menace contre lui.

Le docteur Goupil est poète à ses heures. Il a publié dans sa jeunesse sous le pseudonyme de Jacques Brasdor deux volumes de poésies. Depuis il a fait quelques chansons, entre autres un rondeau, La Cage aux Parisiens, que ses amis le prient de chanter, entre le café et la chartreuse, quand ils dînent chez lui, ce qui arrive assez souvent, le docteur étant très hospitalier, surtout pour ses anciens camarades d’exil.

Ce rondeau a le double mérite d’être inédit et d’entrer absolument dans le cadre de notre sujet, puisqu’il y est question de plusieurs survivants de la Commune :

LA CAGE AUX PARISIENS

Présentons en quelques couplets
Les captifs qu’assembla l’orage.
Tenez, voyez-les dans leur cage,
Les voici tous, les oiselets !

Malicieux pince-sans-rire,
Cachant de l’esprit plein son sac,
Sachant mordre avec un sourire,
Ce fin roitelet, c’est Brissac !

Le cœur à amour épanoui,
Prêt à gracier Thiers lui-même,
Voici le modéré Géresme,
Voici l’apôtre de l’oubli !

L’histoire émue a pris ses notes,
Et nous ne pourrons oublier
L’homme aux mirobolantes bottes,
Le trop peu vacciné Gaudier !

Toujours prudent, posé, discret,
Lentement s’explique Lagarde ;
À parler prompt s’il se hasarde,
Il dit : Un pain… Un vin… Un lait !…

Ce jeune coq toujours en rage,
Qui s’en va quétant un refrain,
Et trouve une scène au passage,
Est-ce Sardou ? non, c’est Guérin !

Sous ces barreaux l’empire mort
À mis celui qui, pour l’empire,
Fut l’oiseau moqueur, dont le rire
Mène aux abîmes : Rochefort !

Et là-bas notre grand Fracasse,
Bombe vivante, obus humain,
Qui fond, bondit, éclate et casse,
Ce fulminate, c’est Séguin !

Cornac d’un pot monumental,
Déterreur de Tite et de Pline,
Cet autre à découvert… la Chine,
Et pris un brevet : c’est Marchal !

Ce sombre faiseur de cascades
A fait naître, nouvel Haussmann,

Une ville… de barricades
Au Panthéon : c’est Allemann !

« Quels bons ratas il nous servait !
Dirons-nous aux mangeurs profanes,
Quand vers la cuisine aux gourganes :
Ira notre vieux Jolivet ! »

Celui-ci montre, dès qu’il entre,
Qu’il est bourgeois, fils de bourgeois.
Vous en doutez ? Voyez ce ventre.
Ce ventre immense a nom Barrois !

Ce docteur qui prend son babil
Sans doute pour de l’éloquence,
C’est, — ô grandeur et décadence ! —
C’est Son Excellence Goupil !

Fils de Bobèche et de Bellone,
Celui-ci parait, on a ri !
Est-ce Mélingue, est-ce Lisbonne ?
C’est l’échappé de Satory !

Cet autre, cherchant au hasard
Un point d’appui vaille que vaille,
C’est le tricolore Budaille
Dévot, Favriste et communard !

Pleurant encor le beau domaine,
D’où Thiers le délogea trop tôt,
Voici notre docte Fontaine,
Un forçat des plus comme il faut !

On vous a banni, cher Reclus,
Mais le monde est votre patrie.
Vous vous plaisez en Italie :
Nous, nous vous préférions réclus !

Paris qui de tout s’émerveille,
Paris te verra-t-il bientôt,
Ton fier bonnet vert sur l’oreille,
Et ta chaîne au pied, Maroteau ?

Non, tu ne verras plus Paris,
Ô poète à l’âme sereine !
C’est la mort qui brisa ta chaîne.
Dors en paix-sous les niaoulis !

Dors ! la justice populaire
Saura faire à ce bonnet vert,
Un jour, une revanche altière,
En acclamant Trinquet, Humbert !

Nous avons vu, dans ces couplets,
Les captifs qu’assembla l’orage.
Enfin s’est ouverte la cage,
Pour tous ces tristes oiselets !

Enfin vers la forêt aimée,
Où sont suspendus tous leurs nids,
Ils ont pu prendre leur volée :
Ils ont revu leur cher Paris !

PASCHAL GROUSSET

L’ancien délégué de la Commune qui, déporté à la Nouvelle-Calédonie, eut le bonheur de pouvoir s’évader avec Rochefort dans la nuit du 19 au 20 mars 1874, s’est tout d’abord fixé à Londres.

Professeur de français, il y était très couru, très à la mode. Dans les premiers temps, il écrivait aussi dans les journaux anglais.

Cousin de M. Hébrard, il publie aujourd’hui dans le Temps, sous le pseudonyme de Philipp d’Aryl, des romans et des études consacrées à la vie et à la littérature anglaises.

Il ne semble plus s’occuper de politique.

Revenu à Paris, il n’est pas de ceux qui le troublent.

JOURDE

Quarante ans au plus.

Grande barbe rouge.

Ancien employé à la Banque de France, il a pu apporter à la Commune une parfaite connaissance des questions financières.

Pendant toute la durée du gouvernement de la couleur de sa barbe, il s’est montré excellent comptable. Il peut même se vanter d’avoir sauvé la Banque.

Grisé depuis qu’on a dit et répété qu’il est un grand financier, il ne parle plus autrement qu’en mettant la main dans son gilet et en disant : Nous autres, administrateurs

Les électeurs, qui généralement d’ailleurs se montrent peu reconnaissants, se sont refusés à l’envoyer soit au conseil municipal, soit à la Chambre. Il a été blackboulé, d’abord au quartier Saint-Ambroise de Paris, puis à Lyon.

Ils prétendent qu’au fond, Jourde n’est qu’un bourgeois. Ils le considèrent comme un réactionnaire de l’avenir, comme le Léon Say de l’an 1900.

Jourde a fondé, il y a trois ans, un journal qui n’a eu que quelques numéros, la Convention Nationale.

LEFRANÇAIS

Un fidèle qui, ayant longtemps habité Genève, est resté membre très actif de la Fédération jurassienne de l’Internationale.

À son retour à Paris, il a commencé par être caissier dans une maison de poudrette. Il végète aujourd’hui on ne sait où.

On le rencontre parfois dans les réunions. Il y parle assez longuement et très bien.

C’est un homme de valeur, mais qui est resté hors classe. Ses anciens amis disent que l’insuccès l’a rendu fielleux.

BENOIT MALON

Nommé membre de la Commune par le XVIIe arrondissement, Malon est resté l’un des principaux chefs du parti révolutionnaire Alphonse Humbert le considère même comme la forte tête de ce parti.

C’est un des rares qui savent ce qu’ils veulent et pourquoi ils veulent.

Aujourd’hui rédacteur de l’Intransigeant, il est vénéré par les blanquistes qui ne suivront peut-être pas toujours ses conseils, mais qui lui en demanderont toujours.

MARMOTTAN

Le docteur Marmottan, nommé membre de la Commune à la fin de mars, a démissionné au commencement d’avril.

Aussi a-t-il toujours été considéré comme un tiède.

Élu en 1877 député du XVIe arrondissement, il s’est représenté, en 1881, dans le même arrondissement.

— Déplorable quartier disaient les intransigeants, qui ont été d’avis de le lui laisser.

— Il ne vaut pas cher, ajoutaient-ils en parlant du docteur, mais il n’y aurait guère moyen d’en faire passer un autre.

Cet homme a la rage de démissionner. Il résilia donc son mandat. On sait qu’il a été remplacé à la Chambre en 1883, par M. Louis Calla, conservateur.

Depuis, il a même, dit-on, démissionné comme médecin.

Une prochaine Commune le trouverait rouge… contre elle.

LÉO MEILLET

Encore un qui doit le bonheur à l’exil !

Condamné par contumace comme ancien membre de la Commune (XIIIe arrondissement), il s’installa à Glascow, où il fonda un pensionnat.

L’établissement de l’exilé devint vite à la mode et fit florès. Léo Meillet donne le pain du corps et de l’esprit, peut-être celui de l’âme aussi… Proh pudor ! aux enfants des plus grandes familles d’Écosse. On peut être tranquille, ce n’est jamais lui qui ressuscitera la Commune à Paris.

Léo Meillet fut sous l’empire un des premiers organisateurs des enterrements civils.

En 70, le jour même de l’Ascension, il suivait le cercueil d’un cordonnier qui avait demandé, paraît-il, à être enterré civilement. La veuve était d’avis que l’on devait se conformer aux dernières volontés du défunt, mais les autres membres de la famille voulurent faire passer le corps par l’église.

On se rendit à la chapelle Bréa.

Au moment où le prêtre venait à la porte pour recevoir le corps, les libres-penseurs qui avaient suivi le convoi en compagnie de Léo Meillet entourèrent le cercueil et refusèrent froidement, mais énergiquement, de lui livrer passage.

Le prêtre, qui était resté sur le pas de la porte, eut la douleur de voir le cercueil conduit directement au cimetière.

Là, un cri retentit… un cri alors séditieux, celui de Vive la République ! Les agents accoururent. L’un d’eux assura qu’il avait été proféré par Léo Meillet qui, par hasard, en était innocent.

Voilà notre futur membre de la Commune arrêté, puis traduit en police correctionnelle.

Parmi les libres-penseurs s’était trouvé Lucipia, que Meillet appela en témoignage.

M. Aulois, occupait les fonctions du ministère public.

Lucipia témoigne du silence de son ami.

Le président prend la parole :

— Je vous prierai, messieurs, dit-il aux juges, de remarquer que le témoin fait profession d’athéisme, ce qui donne peu de valeur à son témoignage.

À ces mots, Léo Meillet se lève et se tournant vers Lucipia :

— Ami, s’écrie-t-il emphatiquement, je te demande pardon de t’avoir amené devant de telles gens qui doutent de ta parole !

Et il lui tend les bras.

Moralité :

Un quart d’heure après, Meillet était condamné à six mois de prison.

MELINE

Cet ancien membre de la Commune, qui y représentait en mars 71 le Ier arrondissement, eut le bon goût de démissionner dès le commencement d’avril.

Les électeurs ont récompensé sa prudence en le nommant député des Vosges. Il fut même sous-secrétaire d’État au ministère de la Justice, sous le ministère Martel. Il est aujourd’hui ministre de l’Agriculture. C’est lui qui représente le gouvernement dans les cérémonies peu importantes.

Encore un qui n’est pas à craindre, excepté comme orateur.

PORILLE

Il s’était si bien signalé dans les réunions publiques qui suivirent l’armistice, qu’il se crut en droit de se présenter aux élections communales.

À peine siégea-t-il à l’Hôtel-de-Ville. On apprit bientôt qu’il ne s’appelait pas Porille, mais Blanchet et qu’il avait été, sous ce nom, capucin, puis secrétaire d’un commissaire de police.

Il n’en fallait pas davantage pour qu’on le qualifiât de mouchard et qu’on le traitât comme tel. Il fut arrêté par la Commune même et délivré par l’armée Versaillaise.

Nul ne sait aujourd’hui ce qu’il est devenu. Nous l’apprendrons peut-être… le jour du grand coup.

EUGÈNE PROTOT

Fils de paysans pauvres, Protot était un enfant prodige. Il apprit le latin tout seul en gardant les vaches dans le pré communal de Carisey (Yonne). Émerveillé, son père l’envoya à Paris chez une parente qui faisait des ménages et qui le logea pendant qu’il suivait les cours de l’École de Droit. Le plus brillant avenir lui était réservé. Par malheur, il se jeta dans la politique… qui le contraignit, après la Commune, à fuir à Londres, où il se mit bravement garçon de cave. Il fallait bien vivre.

Cet ancien membre de la Commune eut des déboires quand, après l’amnistie, il voulut reprendre son métier d’avocat. On le fit rayer du tableau de l’ordre. Depuis, il a été tout à coup exhumé de l’ombre où il s’était retiré pour être porté aux élections municipales par la gauche du parti intransigeant.

Belleville lui a préféré un ouvrier quelconque. Cet échec humiliant l’a fait rentrer dans le silence.

Il donne aujourd’hui des conseils aux plaideurs dans l’embarras.

FÉLIX PYAT

Qui, communard. Oui, athée. Oui, blanquiste. Mais il faut bien reconnaître que Félix Pyat est, comme journaliste, un virtuose incomparable, comme dramaturge un metteur en scène puissant.

En politique, il a des théories encombrantes qui n’offrent aucun danger. Il n’a mème pas pu réussir, au printemps de 1884, à être nommé conseiller municipal par le quartier du Père-Lachaise.

Au théâtre, après avoir été un glorieux, c’est un vaincu. Voilà huit ans qu’il cherche à faire reprendre sur une grande scène le Chiffonnier de Paris. Il a dû se résoudre dernièrement à publier la réédition de ce drame. Mince satisfaction qui n’a pu adoucir son fiel. Il a fait jouer, le 24 février dernier, l’Homme de Peine à l’Ambigu. La consolation méritée était souhaitée par tous, — amis et ennemis politiques. — Elle n’est pas venue…

Félix Pyat donne en en moment des chroniques à la France libre, journal qui, bien qu’antiministériel, ne ressemble en rien à son ancien Combat, de farouche mémoire.

RANC

Aujourd’hui député de Paris, inspirateur de la République française, l’ancien membre de la Commune a refusé dernièrement d’être ministre. Sous M. Grévy, les condamnés à mort ont la vie dure.

ROBINET

Médecin il était. Médecin il est redevenu après des excursions généralement malheureuses dans la forêt de Bondy du monde politique.

Le positivisme ne compte pas d’adepte plus fervent.

ROCHEFORT

Le directeur de l’Intransigeant est trop connu pour qu’il y ait à insister sur sa personnalité.

Je veux seulement raconter une scène de famille qui, mieux que tout, fera pardonner la couleur extra-rubiconde de ses articles et de ses convictions.

Henri Rochefort a trois enfants : deux fils et une fille. Celle-ci est mariée à un peintre de talent.

De ses deux fils, l’aîné, qui porte son prénom, a le goût des explorations ; l’autre s’est voué aux sciences.

Le jeune Henri, qui n’a aujourd’hui que vingt-trois ans, à demandé, à l’âge de dix-neuf ans, la permission de faire son service militaire en Algérie. Là, on n’a qu’une année à passer sous les drapeaux, à la seule condition de rester dans le pays en qualité de colon.

Son année finie, autre demande, celle de faire partie de la mission Brazza. Permission accordée. Il s’embarqua au commencement de 1883. Ah ! c’est une histoire assez triste que celle qui va suivre.

M. de Brazza se mit en route avec quarante hommes. Combien y en avait-il auprès de lui à la fin de l’année ? Dix. Deux étaient morts. Les autres s’étaient égrenés ici ou là, exténués, malades, enfiévrés, impotents.

Dès son arrivée au Congo, Henri Rochefort attrapa les fièvres. Depuis, elles ne l’ont guère quitté. À peine pouvait-il se tenir debout trois jours par semaine.

Brazza l’avait fait chef de la Station de Loango. Il lui avait donné pour armée dix-sept laptots. C’est ainsi que l’on nomme là-bas les tirailleurs Sénégalais. Au début, tout marcha assez gentiment, mais bientôt les Portugais, qui n’aiment pas à être dérangés, excitèrent les nègres contre la mission. Celle-ci eut à soutenir un terrible combat, où force lui resta, mais où elle perdit cinq laptots.

On ne sait peut-être pas que Rochefort fils ressemble absolument à son père. C’est un fougueux.

Un jour, il apprit que, non loin de sa station, on allait faire mourir sur le tombeau d’un chef ses trente femmes et presque autant de serviteurs.

Au Malabar, la chose s’effectue dans les flammes. Au Congo, on empoisonne à l’aide d’une essence d’un effet infaillible.

Vite, Henri réunit les douze laptots qui lui restaient. Avec eux, il se rendit à l’endroit du sacrifice. Deux mille nègres piaillaient autour des femmes et des serviteurs.

— En avant …arche !

Et voilà les laptots qui, la baïonnette en avant, chargent la foule. Les nègres qui ne comprennent rien à la chose s’éclipsent. Le plus étrange est que les femmes étaient absolument furieuses. Il n’y a pas même eu moyen de les consoler. Oh ! mais, là, pas du tout.

Pauvres laptots ! C’est absolument le contraire de cela qu’ils rêvaient pour leur récompense…

Et les voilà revenus à leur station. À ce moment-là encore, ça marchait assez bien. Ils avaient au moins de quoi manger.

Mais la vérité est que Brazza est parti sans argent. Quant à lui, personnellement, il se moque des événements. Il paraît que c’est un sauvage. Il n’éprouve pas le besoin de manger. Il ne boit pas. Il est tout à son esprit de conquêtes.

Les nègres se refusent à donner même des bananes ? Eh bien ! tant pis. On serrera d’un cran sa ceinture. Cela ne peut faire l’affaire de jeunes gens qui passent la vie à marcher où à se battre.

Une fois, sur le Quillou, une autre fois sur l’Ogooué, on fit naufrage. Peu importait à Brazza. Mais les autres, dès que leurs habits étaient secs, demandaient à manger. Et rien, rien.

C’est ainsi qu’on vécut six mois au Congo, au Gabon.

Quand on traversait une ville, Henri écrivait ces misères à son père. Rochefort répondait : « Voici ma signature. Prends tout l’argent que tu voudras dans nos comptoirs. »

Mais il fallait d’abord recevoir la réponse, — ensuite, rencontrer un comptoir.

Et le pauvre garçon, toujours en proie aux fièvres, continuait à suivre Brazza sous un soleil torride. Là-bas les fièvres ont pour première conséquence de rendre anémique. La peau devient molle, les jambes se pèlent, les pieds se déchirent.

À la fin Henri, subissant tous ces effets, succomba. Le médecin de fa légion dit :

— Il faut retourner en France.

À la première ville, Henri montra à un banquier portugais la lettre de son père. Ce banquier lui donna mille francs grâce auxquels il s’embarqua sur un vaisseau anglais.

Il est revenu à Paris dans fa soirée du jeudi 6 décembre 1883. On ne saurait imaginer dans quel état.

Il avait l’air de ces malheureux qu’on voit, pâles, hâves, dans les hôpitaux. Rochefort a pleuré en le revoyant. Le pauvre enfant n’avait plus de cheveux.

La politique n’a rien à faire en ces choses tout humaines. Le lendemain, vers six heures du soir, une question artistique m’amenait chez Rochefort, juste au moment où allait se passer une scène délicieuse, celle que j’ai annoncée.

La bonne entra :

— Monsieur, dit-elle, c’est M. Octave. :

Octave, c’est l’autre fils de Rochefort, un ancien élève de l’École centrale que ses condisciples appelaient Map-Map, parce que, quand il fredonne un air, au lieu de faire tra la la, il fait map, map, map.

— Oh ! s’écrie Rochefort, ne lui dites pas qu’Henri est ici. Faites-le entrer dans la salle à manger. Dans une minute, vous m’annoncerez un monsieur.

Aussitôt Henri comprend. Il redresse son col. Il rabat son chapeau sur ses yeux.

Rochefort et moi, nous allons rejoindre Octave dans la salle à manger.

Au bout de quelques secondes, la bonne revient :

— Monsieur, dit-elle, c’est un monsieur.

— Qui ça, un monsieur ?

— Je ne sais pas.

— Eh bien ! faites entrer.

Henri entre, ayant toujours le chapeau sur les yeux.

— Qu’est-ce que vous désirez ? demanda Rochefort.

L’autre essaie de contrefaire sa voix.

— Je voudrais vous parler de la manifestation d’aujourd’hui.

— Oh, Henri ! s’écrie Octave.

Et voilà les deux frères qui se jettent dans les bras l’un de l’autre, pendant que Rochefort pleure et rit à la fois.

Ah ! je vous jure qu’en ce moment le pamphlétaire était loin. Au diable soient les gens qui ont gâté l’humanité avec leur épouvantable politique !

TIRARD

Longtemps député de Paris, aujourd’hui sénateur, cet ex-membre de la Commune a d’abord été ministre de l’agriculture et du commerce. Il est aujourd’hui ministre des finances.

Vienne une nouvelle Commune. Il la fera mitrailler pour réparer l’erreur qu’il a commise en 1871, et qui lui a pourtant été fort profitable.

URBAIN

Cet ancien chef d’institution fut nommé membre de la Commune par le VIIe arrondissement.

« Amour, quand tu nous tiens… »

Urbain était, en ce temps-là, l’amant d’une Madame L… qui n’était, paraît-il, fidèle qu’à l’infidélité.

Marguerite de Bourgogne faisait tuer ses amants.

Après le 24 mai, madame L… se serait, nous assure-t-on, contentée délivrer le sien. Urbain fut condamné au bagne.

Il est aujourd’hui employé dans une compagnie d’affichage.

Il a remplacé, vers le milieu de 1882, l’amour libre avec madame L… par un bon et solide mariage… avec une autre.

Ce n’est pas moi qui reprocherai à la vraie madame Urbain d’avoir été élevée dans un couvent.

Pour tout le monde, le mariage n’eut lieu qu’à la condition, imposée par Urbain, qu’il serait purement civil.

Mais il y avait une sous-condition, imposée par la fiancée qui avait déclaré que, même mariée devant M. le maire, elle ne serait jamais madame Urbain qu’après avoir été mariée devant Dieu.

Daniel Rochat dans la vie.

Nous passons sur mille détails d’un ordre tout intime.

Ce qu’on peut dire, c’est que, deux jours après son mariage civil, — et resté civil pour tous, — on voyait Urbain, en dépit des opinions anticléricales qu’il se plaît à afficher en public, se rendre secrètement, à six heures du malin, à l’église, y entendre une messe basse et y recevoir le sacrement du mariage.

« Amour, quand tu nous tiens. »

VAILLANT

Bombardé membre de la Commune par le VIIIe arrondissement, Vaillant, après le triomphe de Versailles, fut condamné à mort, mais par coutumace, ce qui est rarement dangereux.

Docteur en médecine, docteur ès sciences, propriétaire à Vierzon, il vit aujourd’hui de ses rentes, qui lui permettent d’être sans souci conseiller municipal.

Ancien rédacteur de Ni Dieu ni Maître, il a toujours, pour maître et pour dieu, feu Blanqui le père.

Aussi est-il membre du comité révolutionnaire central.

Cela ne l’empêche point d’avoir quelquefois maille à partir avec les révolutionnaires.

Personne n’ignore que ceux-ci sont divisés en deux groupes principaux : les blanquistes, les anarchistes.

Or Vaillant n’est que blanquiste.

Le dimanche 7 décembre 84, les ouvriers sans ouvrage avaient organisé, salle Favié, un meeting.

Mise en scène : Une salle oblongue. En face de la porte, une tribune protégée par une barrière. Tout autour, même au-dessus de la tribune, une assez large galerie. Retenez bien ce décor. La salle est archicomble. À la tribune, les organisateurs du meeting essaient de procéder à la formation du bureau. Oh ! quel tapage ! On hurle deux noms. Il faut bien dix minutes pour les percevoir. Ce sont ceux des citoyens Vaillant et Leboucher.

Vaillant, naturellement, appartient à l’extrême gauche du Conseil municipal. Mais aujourd’hui ce n’est plus assez. C’est un autonomiste. Il veut donc la Mairie centrale, la Commune légale. Insignifiances !…

Leboucher est l’un des héros des meetings ouvriers. Il a été arrêté, en novembre 84, à la sortie du meeting de la salle Lévis. C’est un anarchiste qui, ne reconnaissant aucun gouvernement, dédaigne par conséquent la Commune, puisqu elle la prétention d’en être un.

Les deux noms sont mis aux voix. L’élection n’est pas bien nette. Le bureau croit pourtant que c’est Vaillant qui est élu. Celui-ci saisit la sonnette. Mille voix hurlent : « Leboucher ! » On veut contraindre ce dernier à prendre la présidence. Vaillant se croise les bras. Pendant une demi-heure, on se dispute, on vocifère. À la fin, on envahit la tribune dont la barrière se brise. Alors, de la galerie qui domine le bureau, tombent sur ces réactionnaires de blanquistes des tabourets, des chaises, des banquettes. Les membres du bureau ripostent en lançant leurs sièges aux anarchistes. Cet échange d’armes prolonge la scène. À trois reprises différentes, le champ de bataille est abandonné, puis reconquis. Mais décidément les anarchistes triomphent. Leboucher est hissé sur la tribune au milieu des acclamations. Pendant ce temps, ceux qui ont reçu des horions se mettent des mouchoirs autour de la iète dans un petit café qui sert de foyer aux artistes.

Le silence se fait. On lit des adresses des différents groupes provinciaux et étrangers. On applaudit même celle des Allemands de Londres. Puis, au nom de la liberté (!), Leboucher prie la salle d’écouter loyalement le citoyen Vaillant.

Celui-ci a préparé un ordre du jour qu’il développe. Il veut que les représentants du peuple demandent d’urgence aux corps constitués :

1o Que, vu la crise ouvrière, les appartements au-dessous de cinq cents francs soient désormais gratuits ;

2o Que les logements non occupés soient livrés au peuple ;

3o Que tous les travaux reconnus nécessaires soient immédiatement entrepris ;

4o Qu’une somme de cinq cents millions soit mise à là disposition des ouvriers.

Il demande tout cela d’une voix de baryton enrhumé. Il a cependant l’air de rire. Il est vrai que sa tête de singe grimace toujours. Il n’a pas de succès. Tous les couplets laissent la salle froide.

C’est que les anarchistes ont préparé un autre ordre du jour qui, d’ailleurs, est beaucoup moins net. Mais vous comprenez la situation. Puisqu’il y a en ce moment la guerre entre les anarchistes et les blanquistes, le point important est que l’ordre du jour de ces derniers, fût-il excellent pour les ouvriers, ne soit pas voté.

Le ténor Ponchet, une des célébrités anarchistes, veut prendre la parole. De même que Leboucher, Ponchet a été arrêté après le grand meeting de la salle Lévis. Un groupe de blanquistes essaie de s’opposer à sa rentrée. Dans un coin, les partisans de Vaillant chantent la Carmagnole. « À la porte ! » crie-t-on. La chose est décidée. Les anarchistes s’élancent et expulsent les blanquistes, au milieu desquels est par hasard le citoyen Crespin, un révolutionnaire qui, paraît-il, n’est pas très pur. On va jusqu’à l’accuser d’être un faux frère et d’avoir des relations avec la police. On le roue de coups. Il sort tout ensanglanté de la salle. Son vêtement est en lambeaux. Crespin ne peut plus se tenir. Les nombreuses personnes qui stationnent devant la salle Favié n’ont que le temps de le porter dans un fiacre, où il s’évanouit. Il a reçu un coup de couteau anonyme…

Pendant ce temps, on déblatère dans la salle contre l’ordre du jour de Vaillant qui finalement est repoussé.

La chose, paraît-il, fut sensible au conseiller autonomiste, car on le vit durant un mois organiser avec soin des réunions aux heures mêmes où les anarchistes en tenaient. De la sorte, les blanquistes étaient seuls et pouvaient acclamer en famille le vieux, singe qui a des rentes.

Et, le 21 janvier dernier, Vaillant procédait publiquement, rue de Jussieu, à la deuxième exécution de Louis XVI.

De Louis XVI ? Pardon. J’oublie où je suis. Ici on ne connaît l’auguste victime de la Révolution que sous le nom de M. Louis Capet.

Oui, une quinzaine de blanquistes ont eu l’idée d’organiser, à l’occasion du 92e anniversaire de la mort de Louis XVI, une « grande conférence publique » dont l’ordre du jour était : L’exécution de Louis Capet, ses causes et ses conséquences.

Les dames étaient instamment priées d’y assister. Elles sont venues. On en a même nommé une assesseur.

Une autre a été élue secrétaire.

Le président, le premier assesseur et les deux citoyennes prennent place sur le petit théâtre de la salle de l’Ermitage. Un piano derrière lequel se mettent les orateurs sert ainsi de billot. L’exécution va commencer.

Sur chacun des murs latéraux est une immense affiche illustrée. Elle annonce la revue de fin d’année qu’on doit prochainement jouer sur cette scène minuscule : Cherchez le microbe. Eh bien ! soit, cherchons le microbe.

Une deuxième exécution ne doit pas ressembler à la première. D’abord, il y a des chances pour que le héros principal manque. Ce soir, on procède longuement. Il y a autant de bourreaux que d’orateurs. Chacun d’eux participe au crime.

C’est d’abord le citoyen Bergerol qui punit Louis Capet d’avoir entretenu une correspondance secrète avec les émigrés et d’avoir souhaité l’intervention des étrangers. Il reconnaît toutefois que, comme bourgeois, le sieur Capet eût été irréprochable. Ah ! s’il s’était contenté d’être serrurier. Mais tu as été roi. À mort, misérable !

Le citoyen Chauvière lance un autre réquisitoire. Ce qu’il veut tuer en Louis Capet, c’est l’idée religieuse en vertu de laquelle celui-ci s’est cru Roi. Mais, par bonheur, cette royauté a eu une fille : la République. Et cette fille, aidée d’ailleurs d’un prince du sang, Philippe-Égalité, l’a fait périr dans le sang comme périront les petits-fils de Philippe-Égalité qui briguent aujourd’hui le trône. Heureusement, le citoyen Chauvière est pressé d’aller dans une autre réunion. Il exécute vite.

Vient le tour du citoyen Emmerique. Ô peuple, comme on t’instruit ! Pour ce troisième bourreau, la Révolution a été préparée par Voltaire, par Jean-Jacques Rousseau, puis par Corneille, qui a fait des comédies républicaines ! Au moins celui-là exécute gaîment.

Il n’en est pas de même, hélas ! du citoyen Vaillant, qui veut absolument être député, et qui comptant sur le scrutin de liste, se répand en ce moment dans toutes les réunions. Il va de la Villette à Montrouge, des Épinettes au Jardin-des-Plantes. Il est l’inévitable Bertron actuel, promenant partout la monotonie de son éloquence, qui a des glou-glou de ruisseau.

En lui, il n’y a que le verre de ses lunettes qui brille. Je ne connais pas d’orateur plus assommant. Ce n’est pas seulement Louis Capet qu’il exécute. C’est toute la salle. Les auditeurs, d’ailleurs, écrasés par le sommeil, ont déjà l’air de tendre le cou. Et comme je me rebiffe, mes yeux, de nouveau, tombent sur l’une des deux grandes affiches : Cherchez le microbe !

Mais le voilà, le microbe. Il s’appelle Vaillant, le microbe de l’ambition impuissante !

C’est très malsain, les microbes. Je me sauve.