Chimie appliquée à l’agriculture/Chapitre 12

Madame Huzard (Tome 2p. 201-232).

CHAPITRE XII.


DE LA FERMENTATION.




Tous les produits de la végétation se décomposent dès qu’ils sont parvenus à maturité ou qu’on les a détachés de la plante. L’air, l’eau et la chaleur, qui ont presque seuls contribué à leur formation, deviennent alors les principaux agens des altérations qu’ils éprouvent.

Les phénomènes et les nouveaux produits qui résultent de la décomposition des corps varient suivant la nature de leurs principes constituans.

En général, toutes les substances végétales se pourrissent lorsqu’on les abandonne à une décomposition spontanée ; mais lorsque, par l’expression des fruits, on mêle des principes qui étaient séparés, il en résulte d’autres produits. Le raisin pourrit sur le cep, tandis que le suc qu’on en extrait éprouve la fermentation alcoolique.

L’art est parvenu depuis long-temps à produire, à exciter, à retarder, à modifier la fermentation, et à composer des boissons et des alimens nouveaux pour l’homme et les animaux.

Dans les produits du végétal, tous les principes sont dans un état de combinaison et saturés l’un par l’autre ; tant que la plante vit, les forces organiques dominent l’influence des agens extérieurs, et maintiennent dans leurs proportions naturelles les élémens qui entrent dans la composition des produits.

Du moment que la plante est morte ou que le fruit est mûr, il s’établit un autre ordre de phénomènes : alors les parties du végétal n’étant plus sous l’empire de la vitalité, deviennent plus dépendantes de l’action des agens extérieurs ; l’influence de l’air, de l’eau et de la chaleur, s’exerce sur elles d’une manière presque absolue ; l’oxigène s’empare du carbone, et rompt les proportions entre les principes constituans ; l’eau produit le même effet en dissolvant une partie des substances ; et la chaleur, en écartant les molécules, affaiblit l’union des parties et facilite l’action des autres agens.

Le suc du raisin foulé dans le vide ne fermente point, d’après l’expérience de M. Gay-Lussac ; mais du moment qu’il a le contact de l’air, la fermentation se développe et parcourt ensuite ses périodes sans le secours de l’air.

Presque tous les procédés proposés jusqu’à ce jour pour préserver de la décomposition les substances végétales et animales, ne tendent qu’à les garantir de l’action destructive de l’air, de l’eau et de la chaleur, comme je l’ai déjà prouvé.

Du moment que l’air ou tout autre agent extérieur ont enlevé au végétal une faible partie de l’un des élémens qui entrent dans sa composition, le corps est imparfait, les proportions entre les principes ne sont plus ce qu’elles doivent être, et la décomposition ne peut plus s’arrêter. Il se forme alors de nouveaux produits par la combinaison des élémens du végétal entre eux ou avec ceux des corps étrangers qui agissent sur eux.

Lorsqu’on désorganise un corps mort en mêlant tous ses principes, la décomposition s’opère plus tôt et plus promptement, parce que la cohésion et l’affinité entre les parties sont affaiblies, et que les divers agens peuvent exercer sur elles une action plus facile.

Toutes les fois que l’homme veut approprier à ses besoins les résultats d’une fermentation, il est nécessaire qu’il y intervienne pour la diriger : la plupart des fruits contiennent tous les élémens convenables pour éprouver une fermentation alcoolique ; mais ces élémens y sont séparés, et il faut les mêler et les confondre, par l’expression du fruit, pour opérer cette fermentation. Les feuilles et le tissu ligneux sont susceptibles de la décomposition putride, mais il faut les réunir en masse et les imbiber d’eau pour les décomposer.

Pour que les sucs fermentent d’une manière prompte, il est nécessaire d’en former des volumes convenables et de les exposer à un degré de chaleur déterminé ; sans ces précautions, il y a décomposition, mais très-souvent sans résultat utile.

La fermentation alcoolique est la plus intéressante de toutes, par l’utilité de ses produits ; c’est pour cette raison que je m’en occuperai spécialement.

La fermentation alcoolique n’a lieu qu’autant qu’on réunit deux principes de nature très-différente, qui, agissant fortement l’un sur l’autre, se décomposent et donnent lieu à la formation de l’alcool.

Le premier de ces principes est la matière sucrée ; le second est une substance très-analogue au gluten animal, qu’on trouve plus ou moins abondamment dans les graines des céréales et dans le suc de quelques fruits.

Les fruits dont le suc exprimé éprouve la fermentation alcoolique contiennent ces deux principes ; ils y existent isolément ; mais l’extraction du suc par la pression les mêle, et dès ce moment ils réagissent l’un sur l’autre et se décomposent.

Dans les raisins bien mûrs, ces deux principes sont dans de justes proportions pour produire de bons résultats par la fermentation ; mais dans les céréales qu’on fait également fermenter pour fabriquer des boissons spiritueuses, le principe sucré est mis à nu lorsqu’on fait germer ce grain avant de le soumettre à la fermentation[1].

Quelques-unes des substances qui sont susceptibles de donner de l’alcool par la fermentation, exigent l’addition d’une matière étrangère, pour que le mouvement fermentatif se développe et parcoure régulièrement ses périodes ; cette matière étrangère est ce qu’on appelle levain, ferment ou levure.

Le levain est presque toujours une substance qui a commencé à fermenter, et qui contient en plus ou moins grande quantité du principe végéto-animal. On emploie à cet effet, ou les écumes qui s’élèvent à la surface des liquides qui sont en fermentation, ou la pâte de la farine de froment, seigle ou orge, fermentée.

Ces levains, délayés dans les liquides qui contiennent du sucre, continuent leur fermentation et impriment le mouvement à toute la masse.

Lorsque, par l’ébullition et la concentration du moût de raisin qu’on réduit à l’état d’extrait, on a désorganisé le principe végéto-animal, le résidu délayé dans l’eau n’est plus susceptible de subir la fermentation spiritueuse, mais on la rétablit à l’aide d’un ferment étranger.

Pour que la fermentation parcoure ses périodes avec régularité, et donne des résultats ou des produits qui soient à l’abri de toute décomposition spontanée et ultérieure, il faut que le sucre et le ferment se trouvent dans des proportions convenables : si la proportion du sucre est trop forte, il ne pourra pas être décomposé en entier, et la liqueur fermentée conservera le goût sucré ; si, au contraire, le ferment prédomine, une partie restera sans décomposition dans la masse, et alors la fermentation changera de nature, et deviendra, avec le temps, acide ou putride, selon l’espèce de corps sur lequel elle s’exerce.

Généralement en France, lorsque le raisin parvient à maturité, le sucre s’y trouve dans des proportions convenables avec le principe végéto-animal, pour subir une fermentation régulière et parfaite ; mais lorsque la saison est humide ou froide, la partie sucrée est peu abondante, le mucilage prédomine et le produit de la fermentation est peu spiritueux. Dans ce cas, le peu d’alcool qui a été développé ne suffit pas pour préserver le vin d’une décomposition spontanée, et, au retour des chaleurs, il s’établit une autre fermentation qui décompose la liqueur et produit du vinaigre.

On peut obvier à ce mauvais résultat en réparant, par le moyen de l’art, la composition imparfaite du moût ; il ne s’agit que de lui donner la quantité de sucre qui lui manque et que la nature n’a pas pu produire.

Pour déterminer la quantité de sucre qu’il convient de mêler à du moût provenant de raisins qui n’ont pas parfaitement mûri, il suffit des indications suivantes.

Dans le midi de la France, le raisin parvient le plus ordinairement à un état de maturité parfaite, et dans ce cas la fermentation ne demande qu’à être bien conduite ; les vins s’y conservent sans altération : mais dans le nord, quelque favorable que soit la saison, ce fruit n’est jamais complètement mûr. J’ai constamment observé que, dans le midi, le vin qui a bien fermenté marque, au pèse-liqueur, quelques fractions de degré au-dessous de la pesanteur spécifique de l’eau, tandis que, dans le nord de la France, les vins nouveaux font rarement descendre le pèse liqueur au même degré.

Une autre observation importante, qui peut nous guider pour connaître la quantité de sucre qu’il convient d’employer chaque année, c’est de déterminer le degré de concentration du moût, qui varie à chaque récolte. Le pèse-liqueur m’a indiqué souvent une différence de deux à quatre degrés de concentration dans le moût provenant du même vignoble, selon que la maturité du raisin avait été plus ou moins avancée : le moût pèse d’autant plus qu’il provient de raisins plus mûrs. Dans la Touraine et sur les bords du Cher et de la Loire, la pesanteur du moût varie depuis huit degrés et demi jusqu’à onze : je l’ai observé dans le midi entre dix et seize degrés.

Ainsi, lorsqu’on a déterminé une fois le degré de la pesanteur spécifique du moût provenant du raisin qui est parvenu à sa plus grande maturité, il suffit de le porter à ce degré, par l’addition du sucre, dans les années où la maturité est moindre.

En 1817 le raisin de Touraine n’avait pas mûri ; le moût de ma vendange, qui marque onze degrés dans les bonnes années, n’était qu’à neuf, je le portai à onze en y ajoutant du sucre. Je couvris la cuve avec des planches et des couvertures de laine, et je laissai fermenter. Le vin se trouva très-dépouillé au sortir de la cuve, il avait presque autant de force que celui du midi, tandis que ceux qui avaient cuvé sans addition de sucre étaient plats et épais, comme sont constamment les gros vins rouges de ces vignobles : ces derniers se vendirent cinquante francs la pièce, et j’ai refusé quatre-vingt-quatre francs du mien, ayant préféré le conserver pour ma table. Ce vin sortant de la cuve était aussi dépouillé que ceux du même crû qui ont quatre années de futaille, et il était beaucoup plus généreux et plus agréable au goût : vingt pièces de vin préparées de cette manière ont employé cinquante kilogrammes de sucre.

À mesure qu’on foule le raisin et qu’on remplit la cuve, on met du moût dans un chaudron placé sur le feu ; on porte ce moût à une chaleur suffisante pour dissoudre le sucre, et dès qu’il est dissous on verse la dissolution dans la cuve, en agitant la masse de liquide avec soin : on renouvelle cette opération jusqu’à ce qu’on ait employé tout le sucre qu’on destine à cet usage. Lorsque l’opération est terminée, on couvre la cuve et on laisse aller la fermentation.

Quelques auteurs conseillent de faire bouillir le moût et même de le réduire à moitié par une ébullition prolongée, je ne partage pas cette opinion : l’ébullition altère une partie du principe végéto-animal, qui se concrète par la chaleur ; je me borne à porter le moût à une température de trente-cinq ou quarante degrés.

Dans les pays du nord de la France, où le raisin ne mûrit jamais, on peut porter la concentration du moût, par le moyen du sucre, à un ou deux degrés de plus qu’il n’en a dans les meilleures années ; le vin en sera infiniment plus généreux et résistera mieux à la décomposition.

Cette méthode présente plusieurs avantages :

1°. En échauffant la cuve par le moyen du moût dans lequel on a dissous le sucre, on porte la température du liquide à douze ou quatorze degrés, et dès-lors la fermentation s’établit plus promptement.

2°. En couvrant la cuve, on met la vendange à l’abri des variations de température que peut éprouver l’atmosphère, lesquelles provoquent, retardent ou suspendent la fermentation.

3°. La chaleur qui se développe dans la cuve couverte est plus intense et la décomposition du moût plus parfaite.

4°. L’addition du sucre donne lieu à la formation d’une beaucoup plus grande quantité d’alcool.

5°. Le chapeau de la vendange aigrit beau coup moins.

6°. Le vin est plus dépouillé et moins susceptible de s’altérer.

7°. La déperdition qu’éprouve l’alcool, dès qu’il est formé, est moins considérable que dans les cuves découvertes.

Comme la récolte du vin est après celle du blé, la plus considérable de toutes, et qu’elle forme notre principal commerce avec l’étranger, on doit apporter les plus grands soins dans les procédés de vinification[2].

Dans plusieurs de nos vignobles, les propriétaires sont dans l’habitude de planter sur le même sol et à côté les uns des autres des ceps d’espèces différentes, dont les raisins ne parviennent pas à maturité dans le même temps : cet usage s’est sur-tout établi dans les vignobles dont les vins sont de qualité médiocre ; il a été introduit et il s’est propagé, parce que les diverses espèces de plants ne fleurissant pas dans le même temps, étant plus précoces les unes que les autres, plus ou moins délicates, plus ou moins sensibles à l’influence des variations de l’atmosphère, il est rare, d’après cela, que l’une ou l’autre ne produise point ; mais ce mélange dans la même vigne est généralement nuisible à la qualité du vin, attendu que la maturité de ces divers raisins n’arrive pas dans le même temps, et que néanmoins on les vendange à-la-fois.

Les raisins de la même espèce ne mûrissent pas non plus dans le même temps ; la différence d’exposition, la vigueur végétative des ceps avancent ou retardent la maturité de plusieurs jours. En les cueillant tous à-la-fois pour les soumettre à la même fermentation, on obtient du vin très-inférieur à celui qu’on aurait produit en triant les raisins, et en ne les soumettant à la cuve que lorsqu’ils sont parvenus à maturité.

Dans la plupart des vignobles de la France, on commence à vendanger dès le grand matin et on continue tous les jours, jusqu’à ce que la récolte soit terminée. À mesure que le raisin arrive dans le cellier, on le foule et on le jette dans la cuve. Il est reconnu que le raisin cueilli avec la rosée ou la pluie fermente moins vite et moins bien que lorsqu’il est très-sec ; il est constaté que le raisin fermente d’autant mieux et plus tôt, que la température de l’air est plus chaude pendant qu’on en fait la récolte.

Il conviendrait donc de ne cueillir le raisin que lorsque la rosée est dissipée et que le soleil l’a échauffé ; mais dans les grands vignobles et à l’époque où se fait la vendange, il est difficile de réunir toutes ces circonstances favorables ; on ne peut les observer que lorsqu’il s’agit de vins délicats et précieux. Les gros vins rouges du centre de la France, tels que ceux des bords de la Loire et du Cher, ne sont recherchés dans le commerce qu’autant qu’ils sont très-foncés en couleur, attendu que leur principal usage est de servir à couper des vins blancs ; le commerce préfère même les vins nouveaux de cette espèce, parce qu’ils contiennent un principe mucilagineux qui donne au mélange une saveur plus délicate, et il rejette les vins qui se sont dépouillés de ce principe dans les futailles, parce que, quoique meilleurs comme boisson, ils sont moins propres à être mélangés avec les vins blancs secs.

Ainsi en améliorant la fermentation de ces gros vins, on les rendrait plus propres à servir de boisson sans mélange, mais on fermerait le seul débouché qu’ils aient aujourd’hui, puisqu’on ne les achète que pour former, en les mêlant avec les vins blancs de la Sologne, la principale boisson du peuple de Paris.

Dans quelques pays de vignobles on est dans l’habitude d’égrapper les raisins ; dans d’autres on fait fermenter le moût avec la grappe. Cela tient à la nature du raisin sur lequel on opère et à la destination qu’on veut donner au vin qui en provient. Dans le midi, on égrappe le raisin lorsque le vin est destiné pour la table, et on ne l’égrappe point lorsque les vins doivent être brûlés ou distilles.

M. Labadie, propriétaire très-éclairé, a observé que les raisins blancs de Champagne fournissent des vins plus spiritueux et moins sujets à graisser lorsqu’on ne les égrappe pas.

Don Gentil s’est convaincu par sa propre expérience que la fermentation marche avec plus de force et de régularité dans du moût mêlé avec la grappe, que dans celui qui en a été dépouillé.

La grappe porte avec elle un principe légèrement amer qui se communique au vin et relève la saveur de ceux qui sont naturellement plats ; elle facilite en même temps la fermentation.

D’après cela, on doit égrapper dans tous les cas où le moût peut, sans addition aucune, subir une bonne fermentation et produire de l’excellent vin ; on ne doit pas égrapper toutes les fois qu’on opère sur un raisin qui ne donne ordinairement qu’un vin médiocre, pâteux, et qui n’est pas de garde. On peut encore ne pas égrapper lorsque le raisin est très-sucré et qu’on craint d’avoir pour résultat un vin trop doux.

Il est rare que la température du cellier dans lequel on fait fermenter la vendange soit au douzième degré du thermomètre de Réaumur, et que la chaleur de l’atmosphère et conséquemment celle du raisin marquent ce degré. Cependant le moût ne peut convenablement fermenter que lorsque la chaleur est à dix ou douze degrés, et on doit l’y porter si l’on veut obtenir de bons résultats.

On y parvient ou en chauffant le cellier avec des poëles et y laissant le raisin sans le fouler jusqu’à ce qu’il ait pris cette température, ou, ce qui est mieux encore, en chauffant des chaudronnées de moût qu’on verse successivement dans la cuve. La fermentation s’établit alors beaucoup plus vite, et elle est plus régulière et plus parfaite.

Dès que la vendange est dans la cuve, il convient de la recouvrir par des planches et de vieilles couvertures, ou mieux encore, avec l’appareil vinificateur. En interceptant presque toute communication avec l’air extérieur, on prévient les variations de température nuisibles à la fermentation ; on empêche le chapeau de la vendange de s’aigrir, et l’on détermine un degré de chaleur constant pendant tout le temps de l’opération.

Lorsque la fermentation se ralentit, on peut brasser la vendange avec un rable : par ce moyen, on rabat dans la masse les écumes qui sont à la surface et qui forment un levain qui imprime un nouveau mouvement à la fermentation.

On a encore obtenu de bons résultats en tenant la rafle constamment immergée dans la vendange par le moyen de planches ou d’un filet.

Les anciens séparaient avec soin les divers sucs qu’on peut extraire du raisin et les faisaient fermenter séparément : le premier, qui coule par la plus légère pression et qui provient du raisin le plus mûr, fournissait le meilleur de leurs vins qu’ils appelaient protopon, mustum sponte defluens antequam calcentur uvæ. Baccius a décrit ce procédé, pratiqué par les Italiens ; il s’exprime en ces termes : Qui primus liquor, non calcatis uvis, defluit, vinum efficit virgineum, non inquinatum fœcibus ; lacrymam vocant Itali ; citò potui idoneum et valde utile.

Lorsque le vin a suffisamment fermenté dans la cuve, on le met dans les tonneaux, où il éprouve encore un mouvement de fermentation insensible qui termine l’opération : là il se dépouille et se clarifie par le repos.

Dans les pays où le raisin parvient à une maturité parfaite, on peut conserver le vin dans la cuve où il a fermenté, sans craindre aucune altération ; c’est ce qui se pratique dans plusieurs cantons du midi. Lorsqu’on conserve le vin dans les cuves, il faut avoir l’attention de les recouvrir avec des planches et d’en mastiquer les joints par le plâtre pour que l’air ne puisse pas y pénétrer.

Le vin se fait mieux en grande masse que divisé dans des futailles.

Mais dans les pays où le raisin est moins sucré, et où, après la fermentation dans la cuve, le vin contient encore beaucoup de mucilage, si on tardait trop à décuver, la première fermentation serait bientôt suivie d’une seconde, qui produirait du vinaigre ; l’existence de l’alcool et du mucilage suffisent pour produire cette altération.

Les tonneaux qui reçoivent le vin sortant de la cuve doivent être placés dans un lieu frais, où la température soit constamment la même, et où ils soient à l’abri des secousses.

Lorsque la fermentation n’a pas été terminée dans la cuve, elle continue dans les tonneaux, et alors les principes contenus dans le moût qui ne sont pas susceptibles de concourir à la fermentation, se précipitent dans le fond ou se déposent sur les parois. Toutes les opérations qu’on exécute pour clarifier les vins sont fondées sur ce principe : le mucilage, le tartre et l’extractif qui étaient en dissolution dans le moût, ne sont plus qu’en suspension dans le vin bien fermenté, et se déposent peu-à-peu ; le soufrage facilite la formation du dépôt, et le soutirage sépare ces matières de la liqueur. Le collage des vins a pour but de saisir et d’envelopper toutes les substances qui restent suspendues dans le liquide pour qu’on puisse les en extraire.

Toutes ces opérations tendent à purger le vin de tout ce qui lui est étranger et à prévenir toute altération : elles lui conservent en même temps le goût et les qualités qui lui sont propres.

Les vins rouges, en vieillissant, se dépouillent d’une partie de leur principe colorant ; et lorsque la fermentation a été parfaite et que le vin est bien dépouillé, on peut avancer leur décoloration en exposant les bouteilles au soleil pendant quelques jours d’été : alors le principe colorant se précipite en pellicules ; le vin prend une teinte pelure d’oignon, et il n’est altéré que dans sa couleur ; c’est ce que j’ai observé bien des fois en opérant sur les meilleurs vins du Languedoc.

Lorsqu’on dépose le vin dans des tonneaux neufs, cette liqueur dissout une portion d’extractif et de tannin contenus dans le bois de chêne ; elle se colore et se décompose, surtout si le vin n’est pas très-spiritueux. Le vin prend alors ce qu’on appelle le goût de fût ; ce sont les mêmes principes qui colorent les eaux-de-vie dans les futailles. Pour obvier à cet inconvénient, il suffirait de charbonner la surface de l’intérieur des tonneaux ; le vin s’y conserverait alors sans altération.

La dégénération la plus commune des vins est celle qui les fait tourner à l’aigre, ou qui les convertit en vinaigre.

Cette altération n’aurait point lieu si les vins étaient complètement dépouillés de tout le mucilage et de tout l’extractif que le moût contenait ; mais rarement la fermentation est assez complète pour dégager ces principes, et les rendre insolubles, sur-tout lorsque le raisin n’est pas très-mûr.

On peut retarder et même prévenir cette dégénération du vin, en le conservant dans des tonneaux bien bouchés, et dans un lieu qui soit à l’abri des changemens de température et des secousses, qui reportent continuellement dans la masse les matières qui se déposent.

L’acescence ou la dégénération acide n’a pas lieu dans le vin qui a la saveur douce, et où il existe encore un reste de principe sucré, qui ne le rend susceptible que de continuer la fermentation spiritueuse ; mais lorsque ce principe est complètement décomposé, il suffit de la chaleur, du contact de l’air et de la présence d’un peu de mucilage pour produire l’acétification de la plupart des vins.

La dégénération acide s’opère principalement toutes les fois que le raisin ne contient pas assez de sucre pour décomposer toute la partie végéto-animale. Elle a lieu nécessairement lorsqu’il reste dans le vin une portion de mucilage ou d’extractif en dissolution : ce qui arrive dans tous les cas où la petite quantité de sucre contenue dans le raisin n’a pas suffi pour développer beaucoup d’alcool, et précipiter ces substances.

Il résulte des expériences connues jusqu’à ce jour, qu’il suffit du contact de l’air et de l’existence du mucilage, de l’extractif et d’une faible quantité d’alcool dans le vin pour produire spontanément l’acescence.

Stahl a observé que si on humectait avec de l’alcool des fleurs de rose ou de muguet, et qu’on agitât de temps en temps le vase dans lequel se faisait l’opération, on formait du vinaigre.

Le même chimiste nous apprend qu’en saturant l’acide de citron par la chaux, et versant de l’alcool sur les autres parties du suc, il suffit d’exposer le mélange à une douce température pour produire du vinaigre.

Le meilleur vin se convertit en vinaigre lorsqu’on y fait tremper ou digérer des bois verts. Le procédé décrit par Boerhaave est entièrement fondé sur ce principe. Il employait, à cet effet, les branches de vigne et les rafles de raisin.

Le marc du raisin, la lie des tonneaux et le résidu de la distillation, bien desséchés, et humectés ensuite avec un peu d’eau et d’alcool, éprouvent la fermentation acide.

Indépendamment du jus de raisin, on peut encore faire fermenter les sucs de presque tous les fruits, pour en former des boissons spiritueuses, ou pour les soumettre à la distillation et en extraire de l’alcool.

Depuis long-temps on livre à la fermentation les graines des céréales, sur-tout celles du seigle et de l’orge, et l’on en fabrique une liqueur qui, par la distillation, forme une des boissons les plus usitées dans les pays où la vigne n’est pas cultivée.

Depuis que la culture de la pomme de terre s’est prodigieusement étendue en Europe on en a multiplié les usages, en la faisant fermenter, pour en retirer l’alcool par la distillation.

Le premier procédé qui a été suivi est encore en usage sur les rives du Rhin et dans plusieurs contrées d’Allemagne ; le second est dû à la chimie moderne, qui a trouvé le moyen de convertir la fécule en une matière sucrée, susceptible de fermentation alcoolique.

Je décrirai succinctement l’un et l’autre de ces procédés, parce qu’ils se lient avantageusement à la prospérité d’une exploitation rurale, sous le double rapport de la liqueur qu’on extrait et de la nourriture qu’on prépare pour les animaux de la ferme avec les résidus ou les marcs.

L’ancien procédé se réduit aux opérations suivantes :

On place debout un tonneau de la capacité ou contenance de cinq hectolitres environ ; le fond supérieur est percé d’une porte carrée, par laquelle on introduit les pommes de terre. Une autre petite porte est pratiquée dans une des douves au niveau du fond inférieur ; elle sert à retirer les pommes de terre du tonneau. La pomme de terre est cuite au moyen de la vapeur d’eau : à cet effet, on fait pénétrer dans le tonneau le tuyau qui y conduit la vapeur par un trou pratiqué vers le fond.

Dès que les pommes de terre sont cuites, on les écrase aussi parfaitement qu’on peut entre deux cylindres de bois, garnis chacun, à l’une de leurs extrémités, d’une roue d’engrenage, et mis en mouvement au moyen d’une manivelle.

On porte la pulpe des pommes de terre dans un cuvier où doit s’en faire la fermentation.

Mais la fermentation alcoolique n’aurait point lieu si on ne l’excitait pas par l’addition d’un levain qui la développe ; ce levain se compose de la manière suivante : on prend quatre livres de farine d’orge germée, une pinte de levure de bierre et environ vingt kilogrammes de pulpe de pommes de terre ; on brasse avec soin pour délayer le tout dans trente à quarante litres d’eau chaude au quarantième degré de Réaumur, et l’on recouvre le baquet dans lequel se fait le mélange. Cette pâte fermente, elle se gonfle, et au bout de vingt quatre heures, on la mêle avec la masse de pulpe qu’on a déposée dans le cuvier ; on verse alors de l’eau chaude sur ces matières, en agitant continuellement, jusqu’à ce que la température du liquide marque quinze à dix-huit degrés au thermomètre de Réaumur, et que la pesanteur spécifique soit à six ou sept degrés au pèse-liqueur.

Il faut avoir le soin de n’opérer la fermentation que dans un lieu dont la température soit constamment à vingt ou vingt-cinq degrés, sans cela elle languit et n’est jamais complète. Lorsque les circonstances sont toutes favorables, la fermentation peut se terminer le troisième jour ; mais le plus souvent elle se prolonge jusqu’au quatrième ou cinquième.

Le liquide fermenté ne doit plus marquer que de zéro à un degré au pèse-liqueur si l’opération a été bien conduite ; sa pesanteur spécifique est d’autant plus forte que la fermentation a été plus incomplète.

La fermentation ne doit pas être tumultueuse ; il est reconnu que dans ce cas elle produit moins que lorsqu’elle est lente et régulière. Pendant qu’elle s’opère, tous les débris des pommes de terre sont portés à la surface et y forment une croûte que l’on perce vers le milieu pour laisser dégager les gaz.

Dans une fabrication courante, il n’est pas nécessaire de composer chaque fois le ferment ; on peut conserver environ vingt-cinq pintes de celui qu’on a formé, pour l’employer à une seconde opération.

La distillation doit être conduite de manière que l’alcool coule également et uniformément ; on n’obtient ce résultat qu’en conduisant le feu avec intelligence. Les variations qu’on apporte dans la chaleur qu’on applique à la chaudière accélèrent ou ralentissent la distillation, et dans ces deux cas l’alcool n’est pas au même degré : il arrive même souvent que, par un coup de feu forcé, le liquide de la chaudière passe en nature dans le serpentin.

Il est nécessaire d’avoir de l’eau en abondance dans une distillerie, soit pour laver les tonneaux qui doivent être soigneusement rincés après chaque opération, soit pour rafraîchir le serpentin, précaution nécessaire afin de ne pas laisser perdre, par l’évaporation, une portion plus ou moins considérable d’alcool.

L’opération faite sur quatre sacs de pommes de terre, ainsi que nous l’avons décrite, donne, terme moyen, cinquante litres d’eau-de-vie à vingt degrés : elle peut en fournir cinquante-cinq litres lorsque toutes les circonstances sont favorables.

Quand les vins sont chers et que les pommes de terre sont à bas prix, on trouve un très-grand avantage à les faire fermenter pour en retirer de l’eau-de-vie. Cette opération a présenté, en 1816, des bénéfices considérables : dans les temps ordinaires, elle peut encore être faite avec profit.

Les résultats de la distillation, mêlés avec de la bâle de grains et un peu de gâteau de colza ou de navette, sont une nourriture excellente pour les bœufs, qui la mangent avec avidité.

M. Kirchoff, de Saint-Pétersbourg, a été le premier à convertir la fécule ou l’amidon de la pomme de terre en une matière sucrée, fermentescible, en la traitant avec l’acide sulfurique faible, par une longue ébullition.

L’industrie s’est emparée de ce résultat et en a fait la base d’un procédé avantageux, pour disposer la fécule à la fermentation et en extraire de la bonne eau-de-vie.

Ce procédé s’est tellement perfectionné en France que les produits des établissemens de ce genre peuvent soutenir aujourd’hui la concurrence des eaux-de-vie de vin, quoique celles-ci soient à très-bas prix dans le commerce.

On commence par faire un mélange, dans une chaudière de plomb, d’acide sulfurique concentré et d’eau ; dans la proportion de trois d’acide sur cent d’eau.

On porte ce mélange à l’ébullition, on y fait tomber alors peu-à-peu, à l’aide d’une trémie, la fécule sèche qu’on veut employer ; on agite fortement et sans relâche le mélange bouillant.

Après six à huit heures d’ébullition, l’opération est terminée et on laisse reposer.

On sature alors l’acide avec de la craie ; il se forme du sulfate de chaux qui ne tarde pas à se précipiter.

Lorsque la liqueur est bien clarifiée et que tout le dépôt est formé, on la soutire avec soin pour la porter dans les cuviers, où doit s’opérer la fermentation.

Les cuviers ont cinq pieds de profondeur sur quatre et demi de diamètre. Ils sont établis dans un lieu où l’on entretient constamment vingt-cinq degrés de chaleur.

La densité du liquide doit être de sept degrés au pèse-liqueur.

Dès que la liqueur fermentescible a pris la température de l’atelier, on y délaie vingt kilogrammes de levure de bière qu’on fait venir de Hollande ; la fermentation s’annonce en peu de temps et continue pendant quelques jours. Souvent elle s’arrête, mais elle reprend quelques jours après avec une nouvelle énergie.

Cinquante kilogrammes de fécule doivent donner vingt à vingt et un litres d’eau-de-vie à vingt-deux degrés, lorsque l’opération est bien conduite. La fécule se vend à Paris 8 à 9 fr. les cinquante kilogrammes.

Cette eau-de-vie n’a ni mauvais goût ni mauvaise odeur ; elle est douce ; et les fabricans de liqueurs la préfèrent à celle de vin.



  1. Dans la germination, l’oxigène qui agit seul enlève du carbone et fait passer le grain à l’état de corps sucré. Cependant la fermentation des céréales, sans germination préalable, produit à-peu-près les mêmes résultats à la distillation, attendu que le premier effet de la fermentation est d’enlever du carbone ce qui supplée à la germination.
  2. Le terme moyen du produit des vignobles en France, calculé sur les récoltes successives depuis 1805 jusqu’à 1809, a été d’environ trente-six millions d’hectolitres. Le recensement en a été fait par l’administration des impositions indirectes, qui perçoit des droits sur cette boisson, et on peut croire que cette évaluation s’éloigne peu de la vérité.

    Depuis cette époque, les vignes nouvellement plantées qui donnaient peu à cette époque, produisent plus aujourd’hui ; on n’a pas discontinué d’en planter de nouvelles, et je suis convaincu que notre vignoble a augmenté considérablement en produit. Il est donc plus que probable que la récolte des vins s’élève en ce moment à près de cinquante millions d’hectolitres. (On peut consulter mon Traité sur l’industrie française.)