Chimie appliquée à l’agriculture/Chapitre 11

Madame Huzard (Tome 2p. 169-200).

CHAPITRE XI.


DU LAIT ET DE SES PRODUITS.




De tous les produits d’une ferme, le lait est un de ceux qui concourent le plus puissamment à la prospérité de l’établissement. Non-seulement il forme, par lui-même et par les principes qu’on en retire, un des principaux alimens de la famille ; mais la vente d’une partie des produits fournit encore une recette journalière, qui permet de pourvoir à presque tous les besoins de l’intérieur du ménage. J’ai donc cru ne pas m’écarter de mon sujet, en accordant un chapitre de mon ouvrage à un objet aussi important.

Le lait me paraît être une des parties les moins animalisées du règne animal. La plupart des alimens dont se nourrissent les différentes femelles lui impriment des qualités particulières : celui d’une vache nourrie avec la tige et les feuilles du maïs ou avec le marc de la betterave, est très-doux et sucré ; celui de la vache nourrie avec des choux n’a pas une saveur aussi douce et exhale un parfum désagréable ; le lait des vaches qui broutent l’herbe des prairies humides est à-la-fois séreux et fade. Nous pouvons tirer de ces principes une première conséquence, c’est qu’on peut varier la qualité du lait par le choix des alimens, et qu’il est en notre pouvoir de l’approprier aux besoins des nourrissons ; à la santé des hommes et à l’état des malades, en modifiant par la nourriture la qualité et la quantité des produits qu’on peut en extraire.

Les nombreuses expériences qui ont été faites par MM. Deyeux et Parmentier pour constater l’effet de la nourriture sur le lait de vache, leur ont présenté les résultats suivans : 1°. qu’il est dangereux de changer brusquement la nature des alimens, parce que chaque changement diminue pour quelque temps la quantité du lait, quoique la nourriture puisse être meilleure et plus succulente ; 2°. que toutes les plantes ne donnent pas au lait leurs propriétés caractéristiques, et qu’il en est qui ne portent une action particulière que sur l’un ou l’autre des principes constituans du lait.

En distillant le lait au bain-marie, on en extrait environ un seizième en poids d’une liqueur limpide, qui présente l’odeur particulière au lait et contient une matière animale, putrescible, qui peu-à-peu trouble la couleur, rend le produit visqueux, et se corrompt plus ou moins promptement, selon la nature des alimens qui ont servi de nourriture à l’animal.

Cette première distillation n’a point dénaturé les principes constituans du lait ; ils restent en une masse grasse, d’une saveur sucrée et de couleur d’un blanc jaunâtre.

Le beurre et le fromage forment les deux principaux élémens de la composition du lait ; la crême qu’on en sépare, et dont on fait un produit avantageux, n’est qu’un composé, où le beurre domine et d’où on l’extrait par une manipulation très-simple : le petit-lait qu’on obtient après avoir retiré le beurre et le fromage, contient quelques sels en dissolution, et sert de véhicule ou de dissolvant à tous les principes constituans du lait.

Les principes contenus dans le lait ne sont pas liés par une grande force d’affinité ; le simple repos suffit pour dégager le beurre qui s’élève à la surface, où il forme une couche, dans laquelle il se trouve mélangé avec du lait : c’est cette couche qui constitue ce qui est connu sous le nom de crême. En cet état, le beurre n’a qu’une faible consistance, et il existe encore en combinaison avec une partie du liquide ; mais le battage l’en sépare parfaitement, et dès-lors il se présente avec toutes les qualités qui lui sont propres.

Je crois devoir parler séparément de ces deux produits, parce que leur préparation présente quelques phénomènes que je crois dignes d’attention.


ARTICLE PREMIER.


De la crême.


La surface du lait abandonné au repos dans un lieu frais se recouvre d’une couche de matière épaisse, onctueuse, agréable au goût, ordinairement d’un blanc mât ; c’est cette substance qu’on appelle crême.

La première couche qui se forme n’a presque pas de densité ; mais à mesure que le beurre monte, elle s’épaissit ; et lorsqu’en pressant du doigt sur la surface, on le retire sans empreinte de lait, on peut alors écrêmer : vingt-quatre heures suffisent, à une température de douze degrés du thermomètre de Réaumur ; mais lorsqu’il fait plus chaud, la couche se forme plus vite et la crême a moins de consistance : on peut alors écrêmer après douze heures de repos. La crême est d’autant meilleure, soit qu’on l’emploie à cet état, soit qu’on en retire le beurre, qu’on l’a laissée séjourner moins long-temps sur le lait.

On conserve la crême dans des endroits frais et dans des pots dont l’orifice est étroit et fermé exactement, pour la soustraire au contact de l’air et aux variations de température de l’atmosphère.

Il résulte des expériences faites jusqu’à ce jour : 1°. que la crême se sépare du lait avec d’autant plus de facilité, que les vases présentent plus de surface au contact de l’air ; 2°. que la température de huit à dix degrés au thermomètre de Réaumur est la plus favorable à cette séparation.

Comme l’abondance et la qualité de la crême dépendent presque uniquement de celles du beurre, qui forme la presque totalité de sa composition, je crois devoir renvoyer à l’article suivant tout ce que j’ai à dire encore à ce sujet.


ARTICLE II.


Du beurre.


J’ai déjà fait observer que les principes constituans du lait étaient retenus dans ce liquide par une très-faible combinaison. Le seul repos suffit pour séparer en quelques heures le beurre qui y est contenu, et cette substance, très-divisée dans le lait, s’élève à la surface, sans que le rapprochement des molécules opère encore la formation d’un corps solide ; il faut, pour ramener le beurre à cet état solide, le dégager de tous les autres principes qu’il a entraînés avec lui ; c’est ce qui s’exécute par le moyen du battage ou de la percussion.

Il est bien prouvé que la proportion du beurre est d’autant plus considérable que le lait qu’on extrait d’une femelle est plus vieux : ainsi celui d’une vache qui vient de vêler commence par donner trois gros de beurre par livre de lait, et en fournit cinq à six au bout de six mois.

Il est encore connu que si on enlève la crême à mesure qu’elle se forme, le beurre qu’on extrait des premières couches est plus fin et plus délicat que celui qu’on retire des dernières.

Il paraît que le lait qui séjourne plus longtemps dans les mamelles fournit plus de beurre que celui qu’on extrait à mesure qu’il se forme. Ainsi le lait d’une vache qu’on ne trait qu’une fois par jour contient un septième de beurre de plus.

Le lait de la même traite présente également des différences sensibles. Le premier tiré est le plus séreux, le dernier a plus de consistance et fournit plus de beurre.

Tous ces faits, constatés par l’expérience présentent des applications infinies à la médecine et à l’économie rurale.

Le beurre ne se sépare pas de la crême avec la même facilité dans toutes les saisons et à toutes les températures : pendant l’hiver, il faut prolonger le battage pendant longtemps, et on n’en abrège la durée qu’en enveloppant la baratte d’un linge chaud ou en la plongeant dans de l’eau tiède ; on peut encore verser du lait chaud sur la crême ; mais tous ces moyens altèrent la finesse et les bonnes qualités du beurre. Pendant les fortes chaleurs d’été, il faut déposer les vases qui contiennent la crême dans un lieu frais, et avoir l’attention de ne la battre qu’aux heures du jour où la température est la moins chaude ; dans quelques pays, on plonge la baratte dans de l’eau très-fraîche, afin d’obtenir un meilleur résultat.

Le beurre provenant de quelques contrées dont ce produit est très-estimé, présente une couleur jaunâtre, et c’est pour tromper le consommateur qu’on cherche ailleurs à lui donner cette teinte. On emploie à cet effet la fleur de souci, dont on remplit des pots de grès, et qu’on y laisse macérer pendant quelques mois : il en résulte un suc épais qu’on passe à travers un linge et que l’on conserve pour l’usage. On emploie encore à cet usage les fleurs de safran, le roucou bouilli dans l’eau, le suc de la carotte jaune, etc. Quelle que soit la matière colorante dont on se serve, on la délaie dans la crême avant le battage, et la quantité qu’on emploie est si petite, qu’elle ne peut influer en aucune manière sur la qualité du beurre.

Le lait de toutes les femelles qu’on a pu soumettre à l’expérience contient les mêmes principes, et on n’y trouve de différence que dans la proportion, la consistance et la qualité des produits.

Le lait de vache est celui de tous dont on sépare les principes avec le plus de facilité ; c’est aussi celui dont on fait le plus d’usage pour la fabrication des produits.

Le lait de brebis fournit une grande quantité de beurre, mais il n’a jamais la consistance du lait de vache ; il est gras et rancit promptement lorsqu’il n’a pas été soigneusement lavé ; il entre en fusion pus facilement.

La matière caséeuse conserve toujours un état visqueux ; on rapproche difficilement ce lait en caillé ; sa : saveur est douce et agréable.

Le lait de chèvre a plus de consistance que celui de vache ; on le distingue par une odeur et une saveur particulières, sur-tout lorsque la femelle entre en chaleur. La crême que fournit ce lait est toujours fort épaisse, et le beurre qu’on en extrait a une blancheur constante. On peut le conserver plus longtemps que les autres sans altération. Ce lait est avec celui de brebis le plus riche en matière caséeuse ; il est plus pauvre en beurre que celui des vaches et des brebis. La consistance un peu visqueuse de la matière caséeuse et sa saveur contribuent beaucoup à le rendre propre à la fabrication d’excellens fromages.

Il n’est pas une espèce de lait dont les produits comparés diffèrent plus que ceux du lait de femme ; ce lait varie non-seulement dans la comparaison qu’on a faite de ceux qui proviennent de plusieurs femmes, mais on s’est encore convaincu que celui de la même nourrice présente rarement les mêmes résultats lorsqu’on l’analyse à des heures différentes : ces différences ont été constatées par les expériences de MM. Deyeux et Parmentier. Ce lait se recouvre constamment comme les autres d’une couche de crême, mais souvent le battage le plus prolongé ne peut pas en séparer le beurre au point de le solidifier.

Des expériences répétées ont fourni la preuve que plus ce lait s’éloignait du temps de l’accouchement, plus il contenait de matière caséeuse, et que cette matière était si faiblement dissoute, qu’à une température de seize degrés de Réaumur, elle se sépare d’elle-même en molécules extrêmement ténues. La matière caséeuse a toujours de la viscosité, et n’est jamais sèche et tremblante comme le caillé de vache.

On ne peut qu’attribuer aux passions de l’âme, aux agitations nerveuses et aux changemens fréquens de nourriture les variations étonnantes qu’on observe dans le lait des femmes. L’action des deux premiers agens est la plus puissante de toutes ; et comme elle ne s’exerce puissamment et fréquemment que sur l’espèce humaine, il n’est pas étonnant qu’elle influe si fortement sur le lait des femmes. Ces observations méritent une grande attention pour tout ce qui intéresse l’allaitement des enfans.

Le lait d’ânesse a beaucoup d’analogie avec celui de femme ; il donne, par le repos, une crême qui n’est jamais ni épaisse ni abondante ; on en extrait avec assez de difficulté un beurre mou, fade, blanc et qui rancit aisément.

Les laits d’ânesse et de femme donnent infiniment moins de matière caséeuse que ceux de vache, de chèvre et de brebis. Cette matière caséeuse est très-peu adhérente au serum et est plus visqueuse. L’analogie entre le lait de femme et celui d’ânesse a fait adopter l’usage de ce dernier pour tous les cas où il convient d’employer des alimens doux. Le lait d’ânesse a de l’avantage sur celui de femme, en ce qu’il ne présente pas les mêmes variations dans ses produits et conséquemment dans ses effets.

La fluidité du lait de jument est moindre que celle du lait de femme et d’ânesse ; sa saveur paraît moins sucrée. Ce lait fournit de la crême par le repos, mais on en extrait difficilement le beurre ; la partie caséeuse y est peu abondante, et tous ses produits ont de l’analogie avec ceux des deux dernières espèces de lait que je viens d’examiner.

On voit par ce qui précède que les faits des animaux ruminans ont entre eux une grande analogie, et qu’ils se distinguent des autres par des caractères particuliers : tous contiennent les mêmes principes, mais ces principes varient par la proportion, les quantités, la consistance et la saveur.

Ces différences reconnues dans les laits influent beaucoup sur la qualité des produits qu’on en retire, de sorte qu’en mêlant avec intelligence les diverses espèces de lait, on peut corriger les défauts de l’un par les qualités de l’autre, et obtenir ainsi des produits plus précieux.

Par le battage de la crême, on réunit en une seule masse les molécules de beurre qui étaient en dissolution dans le lait et qui sont beaucoup plus rapprochées dans la crême ; mais il y existe encore un peu de lait qui en mouille les surfaces et l’intérieur, et qui en opérerait bientôt l’altération. Pour éviter cet inconvénient on délaite le beurre.

Lorsque le beurre provient d’une crême fraîche et qu’on n’a pas l’intention de le conserver, on se borne à le comprimer et à le pétrir un peu dans les mains pour exprimer la plus grande partie du lait qu’il retient, il conserve alors la saveur douce et agréable de la crême ; mais lorsqu’on désire le conserver long-temps et prévenir toute altération, il faut le pétrir, le malaxer dans l’eau fraîche jusqu’à ce que ce liquide n’entraîna plus rien.

Toutes les opérations, depuis la fabrication de la crême jusqu’au délaitage du beurre, doivent être suivies sans retard ; car le lait qu’on exprime du beurre qui provient d’une crême qui a séjourné trop long-temps sur le lait ou dans la baratte, a déjà contracte une odeur vineuse.

Le beurre s’altère avec une grande facilité et acquiert un goût fort et désagréable. C’est dans cet état qu’on l’appelle beurre rance.

On préserve le beurre de la rancidité sans pourtant lui conserver les qualités du beurre frais, en le pétrissant et le lavant avec le plus grand soin ; car il est reconnu que moins on met d’exactitude à le bien délaiter, plus tôt il s’altère.

Pour prévenir la rancidité du beurre et pouvoir le consommer long-temps après qu’il est fabriqué, on est dans l’usage de le placer dans un lieu frais, ou de le tenir sous de l’eau fraîche qu’on renouvelle de temps en temps ; on peut encore le fondre à une très-faible chaleur, et le laisser quelque temps en fusion pour faire évaporer le peu d’eau qu’il contient. J’ai déjà parlé de la manière de saler le beurre, ce qui est le plus sûr moyen de conservation. (Voyez chap. X.)

Il paraît que la rancidité du beurre provient de la combinaison de l’oxigène qui est en contact avec cette substance ; le beurre en absorbe plus du quart de son volume, et il contracte de suite un goût rance. Ces faits résultent des expériences de MM. Parmentier et Deyeux.


ARTICLE III.


De la matière caséeuse.


Lorsque le lait est écrémé, si on le chauffe, même à un degré de chaleur qui soit au-dessous de l’ébullition, il se forme des pellicules à la surface qui prennent peu-à-peu de la consistance, et qu’on peut enlever alors aisément. En continuant la chaleur, il s’en forme constamment de nouvelles, et il arrive un moment où le lait n’en fournit plus : on peut en cet état faire bouillir, le lait sans éprouver ces boursoufflemens qui rendent l’ébullition de ce liquide si tumultueuse, si difficile à réprimer ; mais alors il n’y a plus ni beurre, ni matière caséeuse. On a séparé le beurre en enlevant la crême, les pellicules qu’on a formées par la chaleur sont la partie caséeuse elle-même ; ce qui reste après ces deux opérations n’est plus que le petit-lait ou le serum tenant en dissolution des sels connus.

J’ai déjà fait remarquer que ces pellicules ne se forment que par le contact de l’air ; on peut en accélérer la production en faisant passer un courant d’air sur la surface du lait ; elles n’ont pas lieu lorsqu’on fait bouillir dans des bouteilles bien bouchées.

On peut encore séparer la matière caséeuse du lait écrémé en l’exposant à une chaleur douce ; mais alors elle se prend en une masse molle et tremblante qu’on appelle caillé : deux à trois jours d’exposition à une chaleur de dix-huit à vingt degrés de Réaumur suffisent pour produire ce résultat.

Comme la matière caséeuse est faiblement adhérente au serum et aux sels qui y sont en dissolution, on peut la séparer par le moyen d’un grand nombre de corps de nature très-différente. C’est à l’action de plusieurs d’entre eux qu’on a recours pour faire coaguler le lait.

Les acides de toute espèce opèrent promptement la coagulation du lait écrémé ; elle a lieu plus ou moins vite selon la force des acides : mais si on les emploie à forte dose, le petit-lait et la matière caséeuse en conservent la saveur, ce qui nuit à leur qualité.

Les sels avec excès d’acide, tels que la crême de tartre, le sel d’oseille, produisent le même effet ; mais la coagulation n’est complète qu’autant que le lait est presque bouillant lorsqu’on y jette ces sels.

Les sulfates coagulent le lait avec une promptitude singulière ; leur action est beaucoup plus énergique sur le lait bouillant.

La gomme arabique en poudre, l’amidon, le sucre, etc., bouillis avec le lait, séparent le caillé en quelques minutes.

L’alcool précipite très-promptement la matière caséeuse sous la forme de molécules divisées, qui se déposent dans le fond des vases.

Les plantes éminemment acides et les fleurs de quelques végétaux, telles que celles de l’artichaut et du chardon, caillent le lait. On en emploie ordinairement l’infusion à l’eau froide ; leur vertu est très-puissante sur le lait chaud.

Mais la substance qui est le plus généralement employée, c’est la portion de lait caillé qu’on trouve dans l’estomac des jeunes veaux qu’on égorge avant qu’ils soient sevrés. L’usage qu’on fait de cette substance lui a fait donner le nom de présure.

Pour préparer la présure, on ouvre la membrane de l’estomac du jeune animal, on en détache les grumeaux, qu’on lave à l’eau froide et qu’on essuie avec un linge ; on les sale et on les remet dans la membrane d’où on les a extraits ; on suspend cette poche dans un lieu sec, pour faire sécher la présure et pouvoir s’en servir ensuite.

Lorsqu’on veut employer la présure, on en délaie un peu dans du lait et on verse le tout sur la masse qu’on veut faire cailler.

La quantité de présure qu’il faut employer varie selon l’état du lait et la température de l’atmosphère. Du lait gras, épais, et qu’on n’a pas écrémé, en exige une plus forte dose que celui qui est séreux, ou dont on a extrait le beurre. Pendant l’hiver, on est souvent obligé d’exposer le lait à une douce chaleur, pour le faire cailler.

Dès que le lait est caillé, on l’abandonne au repos dans un lieu frais, pour quelque temps, afin que le caillé prenne plus de consistance, que toutes les molécules se réunissent en une masse, et que le serum ou le petit-lait s’écoule.

On enlève alors le caillé avec une cuiller percée de trous, et on le porte dans des éclisses d’osier, à travers lesquelles le petit-lait s’échappe librement.

Dès que le caillé a pris de la consistance, on le verse dans de nouvelles éclisses de poterie, percées de petits trous dans le fond : là, le petit-lait continue à s’égoutter, et le caillé prend de plus en plus de la consistance.

Depuis sa formation jusqu’à l’état de consistance où il est parvenu par l’action de l’air, et sur-tout par la soustraction du petit-lait, le caillé forme une nourriture aussi saine que variée, et qui est d’une grande ressource dans les campagnes.

Mais ces diverses préparations ne peuvent pas se conserver long-temps ; il a fallu trouver le moyen de les préserver de toute altération ou de modérer et de maîtriser la décomposition, de telle manière qu’on pût varier presqu’à l’infini l’aliment que fournit la matière caséeuse et en prolonger la durée : c’est ce qu’on a obtenu par la fabrication des fromages.

L’existence du petit-lait dans le caillé contribue très-puissamment à hâter sa décomposition putride : nous verrons incessamment que, pour la prévenir ou la retarder, il n’est qu’un moyen, celui d’extraire ce liquide par des moyens mécaniques.

Les fromages qui se conservent le plus longtemps sont ceux qui ont été le mieux desséchés. Pour parvenir à ce but, on pétrit avec soin le caillé ; on accélère même la dessication de quelques fromages par la chaleur ou à l’aide d’une compression très-forte.

On peut prolonger la durée des fromages blancs en les imprégnant de sel : ainsi lorsque le caillé a acquis la consistance requise, on en ratisse la surface et on la recouvre avec du sel broyé ; le lendemain, on retourne le fromage, et on fait la même opération sur l’autre surface. On répète la salaison jusqu’à ce que toutes les parties soient imprégnées de sel alors on place les fromages sur une couche de paille de seigle ; on les retourne de temps en temps ; on renouvelle la paille le plus fréquemment qu’on peut ; on lave les planches ; on entretient la plus grande propreté dans l’atelier où se fait l’opération. La surface de ces fromages perd son blanc mat, le volume diminue ; il se forme une couche à l’extérieur, qui a plus de consistance que le centre et une saveur plus piquante et moins agréable.

Lorsqu’on précipite la matière caséeuse du lait non écrémé, le mélange de la crême avec cette matière forme des fromages qui n’ont point la sécheresse de ceux qui ne contiennent que la partie caséeuse : la saveur en est plus douce et le goût plus moëlleux.

Indépendamment des modifications qu’apporte à la qualité des fromages l’addition ou la suppression de la crême, le mélange de diverses espèces de lait en produit de très-grandes. J’ai déjà fait observer que la matière caséeuse des laits de brebis et de chèvre était plus molle et presque visqueuse : aussi les fromages qu’on prépare avec ce lait sont-ils plus moelleux et d’une saveur plus agréable.

Le mélange du lait de vache avec celui de brebis ou de chèvre fournit les fromages les plus renommés.

Je vais jeter un coup d’œil rapide sur les procédés les plus usités pour fabriquer les fromages.

Lorsqu’on a dépouillé, le caillé de sa sérosité, en se bornant à le faire égoutter dans des éclisses on sur de la paille, il se produit différens degrés de décomposition, qui, à diverses époques, fournissent des alimens très-variés.

Ces fromages blancs s’affaissent d’abord sur eux-mêmes ; la surface se recouvre d’une croûte ; l’intérieur conserve plus de mollesse : au bout de quelque temps, la fermentation s’établit, il s’en exhale une odeur qui devient âcre de plus en plus, de même que la saveur. On saisit dans cette marche de la décomposition les momens les plus favorables pour livrer ce fromage à la consommation.

Lorsqu’on emploie du lait de vache et qu’on l’a écrémé, le fromage est toujours sec ; mais si on caille le lait avant que la crême se dégage, le caillé qui se forme contient la matière caséeuse et tous les principes de la crême : en le traitant par les procédés ordinaires on obtient un fromage blanc qui ne tarde pas à changer de consistance ; l’intérieur se ramollit et prend la forme et presque tous les caractères de la crême. Dans cet état, le fromage est délicieux au goût ; plus tard il s’opère une décomposition putride qui en altère la qualité.

On appelle improprement fromage une préparation très-délicate et fort recherchée qui se fait avec la crême fraîche, dont on arrête le battage au moment où elle a acquis une sorte de consistance, sans que le beurre en soit encore séparé.

Tous les fromages ne sont pas susceptibles d’être gardés long-temps.

Mais lorsqu’on exprime fortement le caillé pour en extraire soigneusement tout le petit-lait, et qu’on le sale avec soin, on peut fabriquer des fromages qui aient beaucoup plus de durée : à cet effet, dès que le caillé est bien formé, on le divise avec une lame de bois, on le pétrit et on le presse avec les mains ; lorsque toutes les parties ont été bien divisées, on le met à égoutter.

Dès que le petit-lait cesse de couler, on le pétrit de nouveau, on le soumet ensuite sous la pression d’un poids considérable, qui en exprime tout le liquide qu’on peut en extraire.

Lorsque le caillé a été ramené par ces opérations à un degré de siccité convenable, on procède à sa salaison. Pour cet effet, on pétrit encore avec soin ce caillé, on le divise ensuite par morceaux, dans chacun desquels on incorpore le sel à la main : on en remplit peu-à-peu un moule ou une forme percée de trous ; on recouvre la forme d’une toile, sur laquelle on place des poids, pour presser le fromage, faire pénétrer le sel et exprimer les dernières portions du petit-lait.

Le petit-lait qui se dégage dans cette dernière opération est fortement salé, et on le conserve pour en humecter les fromages, lorsque, par les progrès de leur décomposition, ils deviennent trop secs.

Le caillé reste sous la presse pendant quelques jours ; on le retourne de temps en temps, pour que le sel en pénètre mieux toutes les parties et que le petit-lait s’écoule plus parfaitement.

En retirant les fromages de dessous la presse, on les porte dans un lieu frais et d’une température constante, à l’abri des insectes et de la lumière, et là on leur donne de nouvelles préparations, qui terminent leur fabrication.

Ici, les procèdes varient beaucoup selon les localités. Les uns retournent les fromages tous les jours, et en humectent la surface avec le petit-lait salé, à mesure qu’elle se dessèche. Dès qu’ils sont recouverts de mousse, on l’enlève et on râcle fortement la croûte avec la lame d’un couteau ; d’autres râclent et enlèvent la croûte des fromages tous les cinq à six jours ; ils séparent, par ce moyen, la partie la plus avancée dans sa décomposition et la vendent à vil prix pour servir d’aliment au peuple. Dès qu’on a enlevé cette croûte, on imprègne de sel toutes les surfaces, en le faisant pénétrer par l’effort de la main, et on reporte les fromages à la cave : on répète cette opération jusqu’à ce que le fromage soit fait.

Si pour mieux dessécher le caillé, on ajoute à l’effort de la compression l’effet du feu, on obtient des fromages plus fermes et plus durables et de qualités bien différentes.

Pour fabriquer cette sorte de fromage, on coule le lait dans une chaudière, qu’on expose à un feu modéré, et on y délaie avec soin et par l’agitation la quantité de présure nécessaire. Dès que le lait commence à se prendre, on retire la chaudière du feu, le caillé a bientôt acquis de la solidité : on sépare alors toute la partie du petit-lait qu’on peut extraire, on expose de nouveau la chaudière au feu, et l’on brasse, sans discontinuer, le caillé avec les mains et des moussoirs ; la cuite et l’évaporation sont continuées jusqu’à ce que les grumeaux qui nagent dans le petit-lait qui s’est exprimé aient acquis de la consistance, résistent à la pression du doigt et présentent une couleur jaunâtre : et l’on retire alors le chaudron de dessus le feu, on continue à remuer et à exprimer le serum ; on porte ensuite les grumeaux rapprochés dans des moules, pour les soumettre à une forte pression et les dépouiller de toute leur sérosité.

Dès que ces premières opérations sont terminées, on pétrit de nouveau ce caillé pour lui donner les différentes formes et le volume sous lesquels ces fromages sont connus dans le commerce. On les sale tous les jours en frottant les surfaces avec du sel broyé, et on les retourne chaque fois. La salaison n’est terminée que lorsque les surfaces présentent une humidité surabondante qui annonce que le fromage est saturé de sel : on place ensuite ces fromages dans un lieu frais et à l’abri de la lumière.

Ces fromages sont en général durs et secs ; ils se conservent long-temps, ce qui tient en partie à leur préparation, et sur-tout à la nature de la matière caséeuse du lait de vache avec laquelle on les fabrique.

Il n’est pas d’aliment en usage pour la nourriture de l’homme qui présente plus de variétés que ne font les fromages : cela tient à bien des circonstances dont nous pouvons assigner les principales.

Le lait qu’on extrait des femelles de genres différens n’est pas de la même qualité et présente des différences notables dans la nature du beurre et de la matière caséeuse qu’il fournit, d’où il suit que les préparations qu’on en fait ne peuvent pas avoir les mêmes qualités : les fromages de chèvre et de brebis sont plus mous et plus agréables que ceux de vache.

Ce lait produit par les femelles d’une même espèce varie encore selon la santé, la nourriture, la saison, l’époque du vêlage, etc. ; ce qui donne lieu à des modifications infinies dans les produits.

Le mélange des laits provenant de plusieurs traites exécutées à plusieurs jours d’intervalle, la qualité et la proportion de la présure qu’on emploie, les degrés de température et l’état du ciel orageux ou serein, la propreté des vases et de l’atelier, les soins apportés à exprimer plus ou moins le petit-lait du caillé, la manière de saler et le choix du sel le plus propre à la salaison, la conduite à tenir pour bien diriger la fermentation, le volume des fromages sur lesquels on opère ; tout cela influe sur la qualité des produits ; et quels que soient les soins qu’on apporte à la fabrication, il est bien difficile d’obtenir constamment les mêmes résultats. C’est ce qui fait qu’il est rare d’avoir deux fromages de même nature absolument comparables sous tous les rapports.

L’usage où l’on est dans plusieurs contrées d’écrémer le lait et de n’employer que la seule matière caséeuse pour la fabrication des fromages, donne à ces produits un caractère particulier : ils sont secs, très-propres à être conservés, et peuvent être fabriqués en plus gros volumes.

En mêlant le lait de chèvre ou de brebis avec celui de vache, on fait des fromages très-supérieurs à ceux qu’on obtiendrait en traitant le lait de vache seul. C’est par ce mélange qu’on fabrique en France les deux meilleurs de nos produits en ce genre, le fromage de Roquefort et celui de Sassenage. Si le premier a quelque avantage sur le second, cela me paraît dû à la disposition des caves où on le prépare : ces caves sont adossées contre un rocher qui présente des fentes ou crevasses, par où s’échappe un courant rapide d’air qui entretient constamment leur température à deux degrés au-dessus du terme de la glace[1] ; la fermentation est lente et peut être dirigée et maîtrisée à volonté.

Les fromages de lait pur de chèvre ou de brebis sont encore plus délicats que ceux dans lesquels ont fait entrer le lait de vache, mais il est difficile de les garder long-temps ; on les fabrique en petit volume, et on les consomme du moment qu’ils ont atteint leur perfection.

On fait beaucoup de fromages en France ; mais, à l’exception de cinq ou six lieux, cette fabrication est peu soignée, et la consommation se borne à la localité. D’ailleurs, aucun de nos fromages n’est susceptible d’être conservé long-temps.

L’importation des fromages étrangers est très-considérable. Il est à désirer qu’il se forme de grands établissemens en France, dans lesquels on recevrait le produit du laitage des particuliers voisins pour lui donner les manipulations convenables : c’est ainsi que s’approvisionnent déjà les fabricans de Roquefort, en achetant les fromages blancs sur les montagnes du Larzac.

Les essais fructueux qu’on a faits sur plusieurs points de la France pour imiter les fromages de Hollande, de Suisse et d’Italie, ne laissent plus aucun doute sur la possibilité d’introduire chez nous ces précieuses branches de l’industrie agricole.



  1. Dans le mois de juillet 1784, mon thermomètre marquant vingt-deux degrés à la température de l’air extérieur descendit à 2 + 0 dans les caves et s’y maintint.