Chili et Bolivie, notes de voyage
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 404-435).
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CHILI ET BOLIVIE
NOTES DE VOYAGE

II.[1]
ANTOFOGASTA


I

Quand nous parcourons de nouveaux pays, nous sommes souvent moins préoccupés de les découvrir que d’y trouver les sensations promises. S’ils ne répondent point à nos présomptions, nous sommes tentés de les dénigrer. La nature nous triche. J’ai horreur des reptiles, mais, si je traversais dix lieues de l’Amazone et que le trot de mon cheval n’en débusquât point, je m’estimerais frustré. En me risquant dans ces solitudes, ne savais-je pas les émotions qui m’y poindraient ? N’en avais-je pas escompté l’âpre douceur ? J’ai droit à mon frisson et à ma vipère. Un jour un Anglais, qui explorait la République Argentine, apprit qu’il existait dans la province de Salta une espèce de moustiques plus gros que des sauterelles. Ces insectes géans, dont ni portes ni fenêtres n’arrêtaient l’invasion, dévoraient les voyageurs. Notre Anglais, qui nourrissait un spleen solitaire, y courut. Il descend dans une misérable auberge et demande à l’aubergiste : « Avez-vous des moustiques ? — Très peu, lui répond-on. — C’est juste, pensa-t-il, on se garderait bien de me prévenir. » Il s’installe. La nuit venue, il allume sa bougie, et, pour ne point languir, il ouvre ses croisées. D’innocentes mouches entrèrent et consciencieusement se brûlèrent à la flamme. Point de moustiques, nul monstre. Impatienté, il sonne. L’hôte se présente : « Eh bien, et les moustiques ? — Mais, señor, fait le brave homme, il n’y en a pas ! — Il n’y en a pas ? — Non. — Alors, que suis-je venu faire ici, je vous le demande ? » — En effet, l’aubergiste se le demanda longtemps. Le paysage était admirable, le clair de lune féerique. Notre Anglais ne voulut rien voir. Nous lui ressemblons souvent ; nous ne voyageons que pour jouir de nos moustiques. Là où ils ne bourdonnent pas, nous restons déçus et mécontens. C’est moins l’imprévu qui séduit, lorsqu’on court le monde, que le prévu réalisé. Et c’est pourquoi les lutins de notre imagination sont les plus merveilleux peintres des continens inconnus. Et puis il ne faut pas croire que le soleil naisse et meure différemment à Paris ou à Santiago ! Bien des paysages, qu’on décrit avec amour à cinq mille lieues de sa patrie, on négligerait de les noter, si on pouvait les contempler de sa maison natale. Les multiples aspects de la nature se réduisent sous notre plume ou sous notre pinceau à un petit nombre de clichés dont la diversité ne consiste qu’en nuances légères. Mais ce que nous n’inventons pas, ce que nous n’évoquons jamais d’une manière satisfaisante, si nous ne l’avons point vu et entendu nous-mêmes, c’est l’homme des étranges latitudes, sa silhouette, son accent, son geste, son âme enfin, telle que l’ont façonnée les mœurs, les préjugés, l’air, le soleil, la brise, les miasmes ou les parfums. Il est l’impérissable amuseur du passant ; il vaut qu’on affronte pour lui et les bourrasques de l’Océan, et le vent chaud des déserts. Je soupçonne ses grandes joies et ses grandes misères d’être partout les mêmes : mais ses tics, ses travers le classent, l’étiquettent ; et la psychologie du voyageur s’attache plus au relief de l’individu qu’à son fond immuable. Les états d’âme, voilà les vrais paysages ! Malheureusement, il me semble plus commode de mettre du rose sur du vert, et du rouge sur du noir, que de peindre ce qu’un regard vous trahit, ce qu’une parole vous dénonce, ce qu’une conversation vous révèle.

Quand, après mon séjour dans le désert, je revins à Iquique, j’appris que le paquebot du Nord avait trois jours de retard, par suite de la révolution du Pérou. Les révolutionnaires, à moins que ce ne fussent les révolutionnés, l’avaient retenu à Callao ou dans le port d’Arequipa. Cette guerre civile durait déjà depuis de longs mois, et j’ai été fort surpris de l’indifférence presque générale avec laquelle on accueillait les bulletins de victoire de Piérola et ceux de Cacérès. On m’en donna une bonne raison : au Pérou, quand deux armées se sont battues, leurs deux généraux lancent, le même soir, à la même heure, le même télégramme triomphant ; et les deux partis se félicitent, chacun de leur côté, avec la même ardeur. D’ordinaire, c’est pendant le sommeil des troupes que la victoire se précise, et, le lendemain matin, le héros vaincu et dégrisé constate qu’il a perdu le champ de bataille. Il ne s’explique pas cette merveille et met sur le compte de la nuit ce que l’histoire lui mettra sur le dos. Pendant qu’il dormait, la terre a un peu trop tourné. Aussi les étrangers et les spectateurs des frontières ne s’émeuvent pas pour une dépêche, ni même pour deux. Ils attendent patiemment la défaite suprême. Puis, il faut l’avouer, le Pérou, toujours en ébullition, a blasé ses voisins sur les péripéties des luttes intestines. On se dit : « Tiens, c’est aujourd’hui qu’on va s’égorger à Lima », du même ton que les gens de Beaucaire doivent se dire : « Tiens, c’est aujourd’hui que les Tarasconnais promènent leur Tarasque. »

Au fond, rien n’est plus douloureux que d’assister aux dernières convulsions d’une république qui agonise et ne reprend conscience d’elle-même que pour se frapper et élargir les plaies. Il n’y a point d’Etat au monde où le sang ait plus abondamment trempé la terre. Son histoire s’ouvre par un massacre de dix mille Indiens, qui dura un quart d’heure. Courte et bonne, la saignée ! Mais les Espagnols la payèrent son juste prix. Les fumées du sang les avaient à jamais enivrés, eux et leurs descendais. Quand ils n’eurent plus d’Indiens à tuer, ils se tournèrent les uns contre les autres. Pizarre décapita Almagro, Rada assassina Pizarre. Et la liste des crimes déroula ses rouges anneaux sous le soleil des tropiques. Les autodafés ne s’éteignirent que le jour où la guerre de l’Indépendance embrasa l’Amérique. La république sortit de la fournaise, et ce fut alors comme dans les généalogies lugubrement monotones de la Bible : il y eut un président, qui fut assassiné par un colonel, qui fut assassiné par un avocat, qui fut assassiné par un général. Quand par hasard le pistolet rate ou que le poignard dévie, la mort se commue en exil. Aujourd’hui le général Cacérès, qui avait usurpé le pouvoir, a décampé devant le général Piérola, qui l’usurpa jadis. Mais on s’est fusillé trois jours dans les rues de Lima : à peine convint-on d’un bref armistice pour enterrer les morts, qui devenaient menaçans. Et les raisons de ce carnage ? Il n’y en a pas d’autres que l’ambition stupide de la présidence. Les derniers Péruviens se disputeront encore à main armée l’honneur de gouverner une nécropole. Présidens de cimetière ! Le plus riche pays de l’univers, le pays de l’or, de l’argent, des belles moissons, dont la rapacité n’a pu tarir les sources fantastiques, le pays où les paladins farouches se métamorphosaient en Aladins émerveillés, se stérilise et s’enveloppe pour mourir dans les haillons sanguinolens de sa misère anarchique. Au moment où je me trouvais à Iquique, Piérola n’était pas encore vainqueur. Cependant personne ne doutait de l’issue de la guerre. Dans ces états, dont les citoyens s’entre-déchirent, il est rare que l’insurrection ne triomphe point. Le gouvernement, né de l’émeute, s’est toujours rendu odieux ; et le peuple, qui n’a pas l’esprit de Voltaire, ne se lasse point de remplacer une bête féroce par une autre.

Il me fallut donc attendre à Iquique l’arrivée du bateau. J’y retrouvai la société de nos compatriotes, et, au cours des conversations, que défrayait le plus souvent la question des salpêtres, ma naïveté commerciale fut ébahie d’apprendre comment s’opéraient les ventes de salitre. Je m’imaginais que les maisons d’Europe l’achetaient directement à celles de Tarapaca. Heureuse simplicité ! Le nitrate de soude se vend à Valparaiso. Valparaiso le passe à ses agens d’Iquique. Ceux-ci traitent avec les représentai des compagnies maritimes. Ces compagnies, dont les navires l’emportent, le débitent à des négocians de produits chimiques, qui, eux-mêmes, en fournissent des marchands au détail, et ces derniers le livrent aux agriculteurs. Entre celui qui l’élabore et celui qui le consomme, cinq ou six intermédiaires s’échelonnent, font la chaîne. Un ou deux suffiraient. Et maintenant chiffrez le bénéfice des commissionnaires ! On est effrayé du nombre de parasites que notre état social engendre. Pensez-vous que ces agens, ces sous-agens, ces succédanés de sous-agens facilitent les transactions ? Erreur : ils les ralentissent. On a maintes fois essayé de s’affranchir de leur concours ; et l’on s’en fût toujours bien trouvé, s’ils ne s’étaient immédiatement coalisés, et, au risque de ruiner les récoltes de dix provinces, n’avaient étouffé ces velléités d’indépendance sous l’éternel boisseau des accapareurs. Je comprends le commissionnaire qui fait l’article et dont on paie la lutte contre la concurrence. Mais, ici, ni concurrence à craindre ni réclames à organiser : les salitreros suffisent à peine aux besoins de la consommation ou s’arrangent de manière à ne point les excéder. Nos sociétés ressemblent souvent aux vieux donjons, dont les plantes parasites disloquent les derniers remparts.

Cependant j’en avais assez du salpêtre ; et, comme je cherchais des diversions, le hasard mit sur ma route un aimable Péruvien, avec qui je ne tardai pas à lier connaissance.

C’était un homme qui portait un grand chapeau, de grands sourcils, un grand nez et de grandes moustaches. Sauf la taille, qu’il avait moyenne, tout était grand en lui, y compris le discours qui ne manquait pas de grandiloquence. L’âge avait poivré sa moustache et saupoudré ses cheveux. Son visage réalisait le triomphe de la ligne busquée. Ses sourcils, son nez, sa barbe en croc, le redressement de son menton lui donnaient un air farouche de yatagan fait homme. On n’y voyait dans ses yeux non plus que dans un four ; sa peau était cuivrée ; mais ses trente-deux dents lançaient trente-deux éclairs. Au demeurant, le plus pacifique des hidalgos et le plus brave des bourgeois. Excellent père de famille, il adorait ses enfans et vénérait sa femme, issue, disait-il, de sang royal ; mais, insoucieux du lendemain, il tirait le diable par la queue avec l’impertinence cavalière des Péruviens de bonne maison, qui ne doutent pas un instant que le diable n’en soit fort honoré. Enfin, cet homme sombre et tranchant était un raffiné de politesse. La première fois qu’il vous voyait, vous l’aviez conquis et il déclarait ne point ambitionner d’autre joie que celle de vous servir. Le lendemain vous ne pouviez lui demander l’heure qu’il ne vous offrît sa montre. Bourse, pénates, famille et lui-même, tout était mis à votre disposition. Il avait joué un rôle dans la politique du Pérou. Je ne me souviens plus de quel portefeuille il avait été chargé, mais il est aussi difficile de rencontrer en voyage un Péruvien qui n’ait pas été ministre qu’un) Bolivien qui ne soit pas colonel. Qui sait si plus tard on n’en dira pas autant de certaines républiques européennes ?

Un matin, il entra dans ma chambre.

— Monsieur, fit-il, vous parcourez l’Amérique pour vous distraire, et aussi pour vous instruire, vous et ceux qui vous liront.

— Mon Dieu, lui répondis-je, je n’oserais me flatter de l’espérance d’instruire mes contemporains, mais je ne serais point fâché de leur apprendre certaines particularités de ces régions lointaines, qu’ignore leur humeur casanière.

— Parfaitement ! parfaitement ! me répliqua mon interlocuteur ; je viens vous faciliter votre tâche.

Il s’assit, prit une cigarette de la Havane, une de ces grosses cigarettes qu’on dirait roulées dans du papier d’emballage, l’alluma et continua :

— D’abord, monsieur, permettez-moi de vous demander quelle impression vous laissent cette pampa salitraire et cette ville d’Iquique !

Il ne me donna pas le temps de lui répondre.

— Mauvaise, n’est-ce pas ? Vous avez été étonné, car nous vivons évidemment dans un pays unique au monde, puis écœuré. Ne dites pas non ! L’écœurement est de rigueur. Je défie un voyageur désintéressé de ne point en remporter un souvenir de desséchante tristesse. Vous pouvez vous vanter d’avoir visité le plus abominable hôpital de la convoitise humaine. La fièvre du chèque, la boulimie de l’or, la danse de Saint-Guy des millions, la peste noire de l’égoïsme, sans parler d’autres contagions moins allégoriques, vous avez tout vu. J’habite depuis cinq ans Iquique, et je ne saurais vous dire à quel point je jouis de ce spectacle. J’en éprouve une telle volupté que, m’offrît-on un château dans votre douce et plantureuse Touraine, où j’ai voyagé, je le refuserais pour assister plus longtemps à la décomposition de ce peuple.

Ses dents luisaient terriblement : je ne m’imaginais point qu’un tel sadisme intellectuel fermentât dans l’âme de cet ancien ministre ; et je le regardais, presque abasourdi.

— Ah ! ah ! continua-t-il, vous ne me comprenez pas ! Vous oubliez que je suis Péruvien et que cette terre nous fut volée par le Chili, oui, volée, monsieur ! Les Chiliens l’ont annexée pour la livrer en pâture aux agioteurs et aux croupiers de leur douane. Ça leur portera malheur ! Leur conquête nous vengera mieux qu’une armée victorieuse. Le guano nous a perdus, le salpêtre les ruinera. Rien ne démoralise plus vite une nation qu’un débordement de richesse, qui semble infini parce qu’il est torrentiel, et qui ne sollicite aucun effort méritoire parce qu’il est passager. Quand les machines se rouilleront à Tarapaca, dans un désert stérilisé, alors seulement le Chili se réveillera, comme un fumeur d’opium abruti par son rêve. Le flot d’or tari, il ne restera plus que le limon charrié et l’atmosphère viciée pour longtemps. On verra la génération du salpêtre se répandre à travers la république et y propager son défaut de sens moral et sa grossièreté d’esprit. D’ailleurs le mal est commencé : consultez les commerçans étrangers établis au Chili depuis vingt ans, il n’y en a pas un, pas un seul qui n’aura constaté le dépérissement de la probité et les progrès de la mauvaise foi. Ils vous diront tous que jadis le Chilien avait l’honnêteté rigide et ne plaisantait pas sur la parole donnée, qu’il était sévère pour lui-même, moins aveuglé par les questions de lucre, plus préoccupé de l’intérêt général. La forte race, monsieur ! pas distinguée, mais robuste comme une forêt de chênes et résistante comme des forteresses basques. Vous l’avez comparée à la race romaine, je crois : elle le méritait, et, si je l’avoue, personne n’a le droit d’en douter. Aujourd’hui la malaria d’Iquique fait singulièrement vaciller sa belle flamme d’honneur. Les membres des plus hautes familles laissent protester leur signature ; les particuliers vivent sur l’emprunt ; les banquiers spéculent sans vergogne ; on ne songe qu’à la rapine. C’est tout à fait comme au Pérou, du temps des guanos ! Patience : ça deviendra pire. Et c’est pourquoi je ne me fatigue point du séjour d’Iquique, ni du spectacle de ses débauches, ni de la vue de ses millions. S’il ne tenait qu’à moi, je les multiplierais : je changerais son sable en grenailles d’or, ses pierres en lingots, ses rochers en pépites. Ah ! tu nous a arraché notre bien, peuple de juifs portugais, ah, tu as soif d’argent ! Eh bien, en voilà, en voilà ! Prends, gorge-toi, crève !

Il s’était levé, le bras tendu vers la fenêtre, impétueux.

— Calmez-vous, lui dis-je.

Il se mit à rire :

— Je m’amuse, fit-il, et, Dieu me pardonne, je me croyais encore au parlement péruvien.

Il se rassit, alluma une seconde cigarette et continua :

— Ce que vous venez d’entendre, il faudra le répéter à vos lecteurs. C’est la vérité, caramba ! la pure et sainte vérité. Le condor chilien en a dans l’aile. Il mourra du dernier grain de salpêtre, comme un perroquet d’un brin de persil, et les Anglais l’empailleront, à moins que les Allemands, toujours affamés, ne le mangent aux confitures. Que vous importe à vous, Français ? Vous vous êtes, bien à tort, désintéressés de la côte américaine du Pacifique. Vous n’y avez point risqué de gros capitaux et votre influence y décroît chaque jour. Je ne le constate pas sans un vif regret : j’aime la France ; j’y ai vécu ; elle est ma seconde patrie et ma terre de prédilection. Et je rêve pour elle une conquête pacifique, dont je m’autorise à vous soumettre le plan.

Il s’arrêta pour savourer ma surprise, et, comme à sa grande déception peut-être je ne m’épanchais pas en remerciemens, et que mon absence d’enthousiasme menaçait de compromettre son éloquence, il s’avança vers moi et me saisit la main :

— Cher monsieur ! s’écria-t-il.

Et je lui répondis : — Cher monsieur ! — Et j’attendis avec curiosité.

— Il ne dépend que de la France, continua-t-il, de dominer moralement et de posséder industriellement le plus riche pays de l’Amérique du Sud. Ce pays, qu’on s’accorde à considérer comme ruiné, abonde toujours en mines d’argent, d’or et de cuivre. Bien qu’on l’ait exploité durant trois siècles, on n’en a pas encore exploré toutes les merveilles…

— Mais c’est du Pérou que vous me parlez ! m’écriais-je.

— Précisément.

— Hélas ! monsieur, je suis de votre avis ; votre patrie me semble privilégiée. Son nom est devenu pour nous synonyme de richesse, et il le restera longtemps. Mais quels capitalistes seront assez téméraires pour y commanditer des entreprises, que vos gouvernemens éphémères non seulement ne sauraient garantir, mais encore compromettraient par leurs exigences et entraîneraient dans leurs chutes ? Je connais des Européens qui ont préféré abandonner et les mines qu’on leur avait concédées et les travaux qu’ils y avaient montés, plutôt que de subir le pillage des troupes ou de s’exposer à leur rançonnement.

— Je ne dis pas que ces choses-là ne se voient pas et je conviens de bonne grâce que, depuis le ministère dont j’ai fait partie — et encore ! — le Pérou n’a pas eu de gouvernement sérieux. Mais le jour où une nation européenne — la France, par exemple, qui est la plus aimée — s’en donnerait la peine, ces tristes incidens ne se renouvelleraient plus.

— Eh quoi, le Pérou accepterait-il un protectorat ?

— Protectorat ! Le mot est gros, mais l’idée juste. Je ne voudrais point d’une tutelle reconnue et légalisée : je souhaiterais seulement un officieux patronage.

— Belle chimère !

— Très réalisable, je vous le certifie. Que réclament les Péruviens ? Un gouvernement. S’ils en changent comme de chemise, n’allez point croire que ce soit par esprit d’insubordination : c’est bien plutôt par besoin d’être commandés. Que poursuivait don Juan, je vous prie, à travers ses mille et une aventures ? L’amour, un idéal amour qui le retînt à jamais. De même le peuple péruvien ne cherche à travers ses révolutions que des maîtres fermes qui se l’attachent pour toujours ; et l’on ne peut pas plus dire de lui qu’il n’est pas fait pour obéir, que de don Juan qu’il n’était point né pour aimer.

— Fort bien, interrompis-je, mais si votre peuple ne doit jamais rester plus fidèle à ses maîtres que le héros espagnol à ses maîtresses, les capitalistes me paraîtraient aussi fous de lui confier leur cassette que les pères de marier leur fille au meurtrier du Commandeur.

— Permettez : comparaison, quand on la prolonge, n’est jamais raison. Don Juan exigeait de la femme des qualités surhumaines que le Péruvien ne demande pas à son gouvernement.

— Sait-il lui-même ce qu’il veut ?

— Justement, il ne le sait pas, et la seule chose qu’il réclame de ses présidons, c’est de le lui apprendre ! Et voilà, monsieur, ce qu’aucun parti politique n’a jamais fait. Et la raison en vient de ce que les partis l’ignorent aussi.

— Mais alors, m’écriai-je en riant, je n’y vois plus goutte, et le soleil me brûle, si je comprends le rôle que la France jouerait dans une aussi profonde inconscience !

— Comment, vous ne devinez pas, monsieur ? La France, ou l’Angleterre ou l’Allemagne, pourrait éclairer le gouvernement sur ses intérêts à elle et lui persuader qu’ils sont les siens. Et le gouvernement crierait au peuple : « Nous avons trouvé l’objet de tes désirs. » Et le peuple le croirait et serait même enchanté de la perspicacité de ses ministres, et tout le monde y gagnerait, le peuple péruvien, les ministres et la France !

Il s’arrêta, passa son mouchoir sur son front, mais il reprit aussitôt :

— Quand je dis que la France pourrait éclairer le gouvernement péruvien, je donne au mot d’éclairer tous ses sens et principalement celui que les joueurs lui affectent. Je vous confesserai que je ne hais point les cartes et que le rocambole et le baccara ont abrégé un certain nombre de mes nuits. Eh bien, monsieur, lorsque vous vous asseyez à un tapis vert et qu’on vous prie d’éclairer, vous portez la main à votre poche. C’est surtout dans cette acception que le gouvernement péruvien désire être éclairé. Il juge qu’il n’y a point ici-bas de plus sûre lumière que celle de l’or. Nous avons nommé nos piastres soles, soleils, et logé ainsi la vérité dans une métaphore. C’est la monnaie, blanche ou vermeille, qui allume la lanterne de l’humanité. Je ne connais que deux choses, qui mettent de la flamme dans les yeux de tous les hommes, la vue d’une jolie femme et celle d’un billet de banque. La France devrait donc éclairer les maîtres du Pérou, et de telle sorte qu’ils ne pussent se tromper de route ni choir dans les ornières.

— Vous n’y pensez pas, lui dis-je ! La France se ruinerait en frais d’éclairage.

— Pas le moins du monde. Il s’agit simplement d’éclairer à propos. Quelques globes électriques valent mieux que des milliers de lampions. C’est une affaire de cinq cent ou six cent mille francs, ni plus ni moins.

— Par trimestre ?

— Pas même par an ! À chaque renouvellement normal des pouvoirs. Vous vous imaginez peut-être qu’un président et des ministres coûtent cher au Pérou ? Erreur, monsieur. Ils reviennent à bien meilleur marché qu’aux États-Unis ou dans la République Argentine. Avec 500 000 francs, je me chargerais de former un gouvernement à votre dévotion. Si notre pays est prodigieusement riche, nous, ses enfans, nous sommes prodigieusement pauvres. Pieroliste convaincu, je ne vous parlerai point de Piérola : mais regardez notre usurpateur actuel, le général Cacérès. Croyez-vous qu’il n’ait qu’à se baisser pour ramasser des rentes ? Le pauvre homme, que deviendrait-il sans sa femme ? Il a épousé pour son bonheur une métisse indienne qui ne rechigne point à la besogne. Du matin au soir elle élit domicile chez son pharmacien ; et c’est là, derrière le comptoir, qu’elle reçoit tous ceux qui briguent un titre ou postulent un emploi. Pendant que l’apothicaire débite ses drogues, elle délivre des brevets, des charges, des honneurs. La même personne peut, dans la même boutique, acheter pour cinquante piastres de galons et vingt centavos d’ipéca. Et ne vous figurez pas que ce petit trafic soit un des griefs invoqués contre Cacérès ! Il lui donne au contraire un peu de popularité. On se dit : « Voilà des gens qui ne sont pas fiers et qui ne rougissent pas de gagner leur vie. » Et on les respecte davantage. Le peuple aime beaucoup Mme Cacérès, et s’il lui en préfère une autre, ce ne peut être que Mme Pierola. Aussi vous comprendrez aisément que 500 000 francs bien distribués feraient du Pérou une nation d’intrépides gallophiles. La France obtiendrait toutes les concessions et tous les privilèges qu’il lui plairait ; et je ne suis pas de ceux qui vont répétant que vous ne savez pas coloniser. En quelque endroit que l’Anglais s’implante, on le subit plus qu’on ne l’accepte. Les Allemands ne réussissent qu’à force de plier l’échine. Ils ne colonisent pas : ils creusent des taupinières. Quant aux Yankees, nous ne pouvons les souffrir. Les Français s’établiraient au Pérou, dont ils assureraient la prospérité. Ils s’y enrichiraient, créeraient de merveilleux débouchés pour leurs capitaux, et le gouvernement leur garantirait son appui.

— Vous êtes un utopiste, lui dis-je. Le parti de l’opposition — et vous admettrez bien qu’il resterait quelques indisciplinés sous votre nouveau régime — aspirerait à jouir aussi des lumières de la République française, et n’attendrait point l’expiration des pouvoirs pour courir au vote avec des casques au lieu d’urnes et des cartouches en guise de bulletins. Une révolution éclaterait : la banque nationale saute, les industries s’écroulent et les insurgés vainqueurs, assis autour du tapis vert, prient la France d’éclairer derechef. Il faudrait faire descendre de nouvelles langues de feu sur ces bons apôtres.

— Non, monsieur ! s’écria l’ex-ministre péruvien. Si les mutins menacent l’ordre, deux cuirassés français dans la rade de Callao les mettent à la raison ; et, fort de leur présence, le gouvernement ne se laisse point escamoter son autorité. Il aurait pour lui tous les honnêtes gens et le peuple qui ne serait point fâché qu’on le massacrât moins souvent. On a beau ne pas redouter la mort : on aime mieux mourir dans son lit que de vider ses entrailles dans un ruisseau.

— Mais les mauvais esprits ne s’indigneraient-ils point que l’étranger les empêchât de former leurs bataillons ? Ils crieraient bien vite à l’indépendance étouffée. On prêcherait une croisade contre les oppresseurs… — Ah ! monsieur, votre pessimisme est trop pointilleux ! On les pendrait ou on les nommerait agens des douanes, car il vaut toujours mieux convaincre ses ennemis que les supprimer. Les morts reviennent. Nous en savons quelque chose au Pérou. Depuis deux cents ans, les cadavres nous hantent, et tous les ciboires des messes dites à leur intention n’ont pas désaltéré leurs mânes. Le sang des citoyens court de lui-même au fleuve des anciens carnages. Vous pourrez trouver étrange qu’un Péruvien vous ait parlé, comme je l’ai fait, de son pays et de son gouvernement. Mais ma conviction est que notre salut ne viendra que d’un État puissant, qui plantera des garde-fous autour de nos institutions. Je n’entends pas aliéner notre indépendance : je voudrais la préserver. Le Pérou a besoin d’un conseil de famille. Que la France lui en compose un. Si l’Angleterre met le pied chez nous, elle nous asservira ; si l’Allemagne s’y hasarde, elle nous alourdira. Avec la France, nous sommes toujours sûrs de garder sauves notre intelligence et notre liberté. Sur ce, monsieur, bonsoir ! Vous partez demain et je compte que vous me ferez l’honneur d’accepter ma compagnie jusqu’au navire.

Et avant même que j’eusse rien trouvé à lui répondre, mon ex-ministre s’était levé, m’avait embrassé, et j’entendais craquer ses bottines dans l’escalier de l’hôtel.

Le lendemain, en effet, je quittais Iquique et mettais le cap sur Antofogasta. Mon Péruvien m’accompagna jusqu’au petit môle de bois où les barques s’entre-choquaient furieusement. Et comme j’allais démarrer, l’amusant personnage me cria :

— Surtout n’oubliez pas notre entretien d’hier !

J’eus le plaisir, en abordant le paquebot, de constater qu’il n’était point encombré de voyageurs. Le vaisseau s’éloigna ; la houle était forte, et Iquique, qui reculait derrière nous, m’apparut avec sa ceinture d’écume, ses toits noircis, ses hauts tuyaux, comme une énorme officine adossée à la montagne et baignée par un océan plus changeant que celui des sables.


II

Je descendis à Antofogasta, où je devais rejoindre le directeur des mines de Huanchaca, M. Leiton, et le suivre en Bolivie. De son côté notre excellent compatriote, M. Vattier, président de la même société de Huanchaca, m’avait télégraphié son arrivée. Mais dès le lendemain de son débarquement, il fut pris de l’influenza, et notre départ pour les Hauts Plateaux retardé de jour en jour. Bref, je passai plus de quinze jours dans cette petite ville de sable, où je ne comptais séjourner que quarante-huit heures, et rien ne se réalisa de ce que nous avions projeté. Je ne voyageai point en compagnie de Vattier ; M. Leiton ne quitta Antofogasta qu’après moi ; en revanche j’entrai en Bolivie au moment exceptionnel du carnaval ; et, si, pour l’aller, je ne connus pas les avantages d’un train spécial et quasi présidentiel, je n’en fis pas moins le plus agréable voyage et avec les plus charmans compagnons.

Le hasard avait réuni à Antofogasta plusieurs personnes qui se trouvaient dans mon cas. Elles désiraient toutes partir pour la Bolivie, et des circonstances imprévues les retenaient sur ce rivage, où elles s’ennuyaient à périr. L’un, M. Costa, un Corse, ancien officier, aujourd’hui ingénieur, retournait à Sucre avec toute sa famille, mais la maladie d’un de ses enfans l’avait cloué à l’hôtel. Son neveu, M. Philippi, attaché à la compagnie de Huanchaca, et M. Ribeira Dennera, colonel bolivien, un vrai, celui-là, qui avait eu l’honneur d’être proscrit pour son libéralisme, attendaient pour se mettre en marche que M. Leiton, patron du premier et cousin du second, s’ébranlât. M. Leiton attendait que M. Vattier se rétablît, M. Vattier attendait qu’on lui coupât sa fièvre, et j’attendais ces messieurs. Remarquez bien que le colonel, Philippi, Leiton et moi, chacun de nous, pouvait aller de l’avant sans faire tort aux autres. Mais l’Amérique du Sud est le pays du monde où l’on s’attend le plus volontiers. Il semble qu’on ait peur de se mouvoir, peur d’agir. L’indolence américaine, qui influe très vite sur le caractère des Européens, répugne au déplacement. Ce n’est point à dire qu’on craigne les voyages. Les distances n’effrayent pas : un Français recule devant dix-huit heures de chemin de fer, trois jours de route ne sont qu’une bagatelle pour un Hispano-Américain. Mais comme on sait l’itinéraire très long, on ne ménage guère le temps. Qu’est-ce qu’une quinzaine de plus ou de moins devant l’immensité des pampas ? Il suffit que sa halte lui plaise pour que le Chilien ou le Bolivien s’y attarde. Elle n’a pas même besoin de lui plaire : il suffit qu’il y soit. Là où il s’arrête, ses pieds tendent à prendre racine. Et puis il s’accommode si aisément du provisoire ! Leiton était descendu de son nid de condor depuis trois mois et s’endormait dans la chaleur d’Antofogasta. Le colonel revenait d’exil. Philippi revenait de plus loin encore, car il avait espéré filer sur l’Europe et se voyait dans la nécessité de regagner les Hauts Plateaux. Et pour mon compte, je ne m’étais jamais promis de faire une saison d’été dans un hôtel des tropiques. Mais une mystérieuse inertie, supérieure à nos volontés, nous engourdissait, nous paralysait ; et, tout en maugréant contre la longueur des après-midi, leur inutilité, l’ennui mortel de la ville et la saleté des restaurans, nous restions là, les bras ballans, et, je rougis de le dire, presque heureux que le jour du départ ne fût pas le jour présent.

J’ai sous les yeux quelques notes prises le soir, quand, par hasard, je pouvais respirer dans ma chambre. Elles feront mieux comprendre que toutes les réflexions l’espèce de torpeur béate dans laquelle vivent tristement les habitans de la côte, et elles donneront peut-être une impression assez exacte de ces bourgs perdus sur des grèves désertes, quand ils ne sont pas, comme Iquique, secoués par la trépidation des négoces effrénés. Notez cependant qu’Antofogasta, autrefois le seul havre de Bolivie avec Cobija, possède d’énormes établissemens industriels et un chemin de fer d’une extrême importance, qu’on en exporte du salpêtre, du borax, des minerais d’or, des barres d’argent, que sa population se compose d’Anglais, d’Allemands, de Boliviens et de Chiliens ; et que, pour les gens des hauteurs, elle apparaît comme la Mecque du plaisir, une des grandes marchandes de sourires du Pacifique.


Lundi soir, 4 février.

J’ai visité la ville, qui n’est qu’une réduction d’Iquique. Toutes ces villes ont le même caractère de campement sans audace ni pittoresque. Etouffées par des hauteurs poudreuses, aveuglées par le soleil, assourdies par l’Océan, elles ne révèlent chez leurs hôtes aucune énergie morale. On s’y établit pour vivre au jour le jour. Des rues montantes, larges et vides, peu ou point de trottoirs ; du sable et de la poussière. La place centrale ressemble à un immense terrain vague. Elle est découpée en carrés de luzerne. Au coucher du soleil, assis sur un banc, je me croyais dans un de ces champs pauvres, que dominent les fortifications de Paris. D’un côté l’Intendance, une jolie maison particulière et les Postes et Télégraphes ; de l’autre l’Eglise, tout en bois et d’un style à prétentions mauresques, l’Alhambra du bon Dieu. Ce soir, par la porte ouverte, une veilleuse suspendue filtrait des lueurs d’étoile rouge. Je suis entré. Trois chandelles allumées sur le maître-autel éclairaient vaguement la silhouette d’un prêtre qui psalmodiait des prières, et je comptai sept ombres encapuchonnées de mantos, qui, disséminées sous la nef, accompagnaient d’un murmure inintelligible sa voix tombante. Et ces formes noires dansant au reflet des lumières jaunes, et d’où s’échappaient de sourds ronronnemens, me produisaient un effet de fantaisie macabre. Dieu, qu’elle était triste, cette église d’Antofogasta, avec ce bruit de prières anonnées, le silence autour d’elle, et la grande rumeur des vagues à l’horizon !

Mardi soir.

Les bains de mer sont l’unique distraction de la ville. De huit heures du matin à cinq heures du soir, on va s’installer dans une baraque élevée sur pilotis, et l’on sirote une copita quelconque en regardant les baigneurs. Les hommes ignorent l’usage du maillot : le simple caleçon n’effarouche aucune pudeur. Plus loin, les gamins plongent nus comme des vers. Une rangée de cabarets-borde un lambeau de plage. L’un d’eux s’intitule orgueilleusement « les Bains du Rhin. »

Dans ce port d’Antofogasta, la colonie germanique me semble la plus nombreuse, bien que les Anglais assurent aux cabaretiers une solide clientèle. Quant aux Français, ils se comptent, et on les compte pour rien. L’intendant de la province d’Atacama, satrape épaissi, fait même profession de gallophobie. Nos couleurs ont le don de l’exaspérer, je n’ai jamais su pourquoi.

Allemands et Anglais ont fondé un petit club, où le soir les désœuvrés viennent échouer sur une table de rocambole. Nous sommes loin des cercles d’Iquique. Je ne dis pas qu’on boive ici avec plus de réserve, mais la fièvre des affaires n’y sévit pas aussi brûlante. En dehors de ce club, qui reçoit quelques revues étrangères, et des établissemens de bain, je ne vois aucune distraction.

Les matinées et les après-midi sont également chauds, et le ciel n’a plus cette ardente limpidité des jours d’Iquique. Souvent les nuages l’obscurcissent de hauts nuages pesans. On vit dans l’attente d’un orage qui n’éclate jamais. La brise se lève vers cinq ou six heures, à la tombée du soleil. C’est l’heure propice pour errer le long des grèves : les montagnes rougeâtres s’éteignent brusquement. La nuit est sur vous, mais elle a devancé la chute du soleil, qui déroule à l’horizon de la baie de larges ceintures superposées d’or rouge, d’or jaune et d’or vert. Et je ne puis comparer ce spectacle qu’à celui du théâtre de Bayreuth, avec son orchestre dans l’ombre et sa scène éclatante de lumière. Les flots moutonnent au loin : leur andante arrive entrecoupé d’allégros ; des sons de fifres déchirent le grondement des basses ; et il semble qu’on va voir apparaître, sur le flamboiement de cette toile de fond, des acteurs de tragédie chaussés de prodigieux cothurnes et parlant à travers des masques de foudre. Puis les coloris se dégradent ; le décor s’enfonce dans l’Océan, et une étoile, un éblouissant solitaire, sur la houleuse obscurité jaillit.


Jeudi soir.

Antofogasta est flanquée à droite et à gauche de deux établissemens industriels, qui rivalisent avec les plus vastes du monde. A droite, l’officine de salpêtre, première cause de la guerre du Pacifique ; à gauche, mais en dehors de la ville, l’usine de Playa-Blanca, où se fondent les minerais d’argent. Ces deux établissemens attestent chez ceux qui les conçurent une véritable folie de grandeur. On y sent la démence qui s’empare de l’homme devant l’expectative des millions. Rien ne lui coûte pour affirmer sa suprématie sur la nature, et la toute-puissance de ses entreprises. Il devient extraordinaire d’imprudence et d’audace. On y sent aussi, et moins poétiquement, le gaspillage effréné — je parle surtout de Playa-Blanca — et la cupidité de ceux qui touchèrent le tant pour cent sur la concession des travaux.

L’officine salitraire fut installée pour exploiter les dépôts de « caliche » trouvés à une trentaine de lieues du rivage, dans le désert d’Atacama. On la fit immense et telle qu’en deux ou trois ans, je crois, il ne resta plus rien des gisemens primitifs. C’était la ruine des actionnaires, l’effondrement pitoyable de cette colossale entreprise, quand le hasard justifia les sommes dépensées et sauva la compagnie. On découvrit plus loin de nouveaux dépôts qu’on ne soupçonnait pas, et qui assurent encore aux salpêtriers un honorable avenir. Ces « caliches » sont bien moins riches que ceux de Tarapaca. A peine renferment-ils le vingt pour cent de salpêtre, tandis que les autres atteignent le cinquante en moyenne. Il fallut employer un nouveau mode de traitement, et l’usine d’Antofogusta diffère de toutes celles que j’ai visitées. Les « caliches », soumis aux broyeuses, sont réduits en poussière, montés dans les cuves au moyen de chaînes à godets et livrés à l’action de l’eau de mer. Cette eau, une fois qu’elle a absorbé, puis déposé le salitre, n’est point ramenée sur d’autres « caliches ». Elle s’évapore à la chaleur, et le sel qu’elle abandonne est débité dans tout le Chili. Quant au salpêtre, souvent impur, il passe dans une série d’appareils qui le clarifient. Je n’insisterai pas davantage sur les différences de cette exploitation, que j’ai parcourue en compagnie d’un ingénieur français, M. Jecquier, mais elle m’a extrêmement intéressé. J’y ai admiré l’ingéniosité des machines qui allègent ou suppriment l’effort de l’individu. Surtout on y assiste au duel le plus fantastique de l’homme et de l’eau. Cette eau, dont il fait son esclave, le volerait volontiers ; mais il est là qui la surveille, oppose sa science à ses ruses, l’assouplit, la dompte, tour à tour la glace ou la chauffe, la laisse un instant pour la reprendre, la fatigue, l’épuisé, exige d’elle le compte exact de ce qu’il lui a confié, la dépouille de son bien personnel, et finalement la réduit en un peu de brouillard, qui monte vers les cieux. Et quand ses nappes fauves tombent en cascades ou se précipitent dans des tuyaux ouverts, il me semble toujours voir un lion apprivoisé, sautant à travers des cerceaux. Playa-Blanca s’élève à l’extrémité sud de la baie. On y va en petit tramway. On traverse d’abord les faubourgs de la ville, inachevés et déserts, qui ont, comme à Iquique, une physionomie de champ de foire hérissé de baraques. Puis on longe la mer, au milieu de grèves poudreuses. Le tramway s’arrête dans un hameau sale, au pied de mamelons qui descendent en ondulations de la montagne à l’Océan. C’est là qu’est bâtie la forteresse de Sa Majesté l’Argent. Une vraie forteresse, en effet ! Elle est entourée de remparts en tôle, qui suivent les plis et les replis des dunes, et des cerbères en gardent les portes. Il faut exhiber ses papiers, pour en obtenir l’accès.

J’y suis entré ce matin vers 11 heures : le soleil brûlait, le sable, où je marchais, était à tel point surchauffé que je croyais enfoncer dans de la braise. De gros lézards dormaient entre les pierres. Pas une tâche d’ombre ; un silence infini, au sein duquel un fracas de forge titanesque. Devant moi, autour de moi, des remblais pâles, où des locomotives immobiles présentaient aux rayons du ciel leurs flancs convexes de boucliers noirs, des ponts de bois, des sortes de funiculaires, d’énormes bâtimens en forme de hangars, des tuyaux fumans, dominés par une cheminée plus haute que la colonne Vendôme, des montées pierreuses, des fondrières, des entassemens de charbons, des monceaux de pierres, une poudre, cendre grise, qui flotte au ras du soi comme une exhalaison, des visions de fours rouges, et tout en haut des chalets peints, dont les vitres sont autant de soleils. Entre ciel et terre voltige une fumée diaphane, moins qu’une fumée, une acre odeur d’acide sulfureux, qui prend à la gorge. On n’aperçoit aucune silhouette humaine. L’usine a l’air de marcher seule.

Il faudrait une semaine pour la visiter en détail ; mais le monstre m’effrayait, et je me suis promis de ne lui consacrer qu’une journée. Si j’y reviens, je ne me hasarderai pas à recommencer mes courses d’aujourd’hui, au milieu de ces chaudières et de ces ateliers tonitruans. L’usine de Playa-Blanca a été construite par la Compagnie de Huanchaca, uniquement pour travailler les minerais d’argent de Pulacayo. Pulacayo est en effet ou a été la plus riche mine d’argent non seulement de Bolivie, mais encore du monde entier. L’usine établie à sa porte, dans Huanchaca, ne parut pas suffisante, et les actionnaires eurent l’idée de lui donner une succursale sur le rivage même du Pacifique. Notez que Pulacayo se trouve au sommet des hauts plateaux, à près de 5 000 mètres d’altitude, et que le chemin de fer met deux jours pour y atteindre. Cette idée n’avait rien d’extravagant. En vertu du vieil adage que le minerai pauvre attend le charbon et que le minerai riche va le chercher, Huanchaca pouvait se réserver, amalgamer ou fondre les minerais réfractaires, et Playa-Blanca se charger des plus avantageux. On évitait ainsi les frais excessifs de l’envoi aux usines européennes. Mais, en ce temps-là, c’est-à-dire il y a cinq ou six ans, la Compagnie de Huanchaca avait à sa tête un directoire de maladroits et d’éhontés spéculateurs. Les uns, aveuglés par les trésors de Pulacayo, les autres flairant un bon coup, tous aussi dénués de prévoyance que de scrupules, résolurent d’élever une formidable usine et appelèrent un ingénieur de l’Amérique du Nord. On engouffra plus de dix millions dans l’entreprise. Bien entendu, ces dix millions ne tombèrent pas intégralement dans les poches de l’ingénieur, des entrepreneurs, des fabricans et des ouvriers. Les sociétaires de Huanchaca en retinrent leur part. Plusieurs s’y enrichirent avec sérénité. Mais une fois que l’usine fut installée, les difficultés commencèrent. Huanchaca ne vit pas sans mauvaise humeur cette succursale qui menaçait de l’éclipser. On continua d’y travailler les minerais riches et on dirigea les plus pauvres sur Playa-Blanca. Cet antagonisme hargneux entre deux établissemens, qui relèvent de la même compagnie et qui devraient être mus par les mêmes intérêts, n’est pas le phénomène le moins curieux, ni le moins rare, hélas ! de ces grandes exploitations américaines. L’administrateur de Playa-Blanca prétend même qu’on lui envoya de vulgaires quartiers de roche ! Puis un jour, la mine de Pulacayo fut envahie par l’eau, cette implacable ennemie du mineur, et sa production fut fatalement ralentie. Playa-Blanca sentit passer un vent de famine. On comprit alors l’imbécillité ou la cupidité, plus révoltante encore, de ceux qui avaient construit ce minotaure d’argent, sans se préoccuper s’ils pourraient l’alimenter longtemps. Aujourd’hui le directoire, renouvelé et présidé par un honnête homme, Vattier, a décidé de faire appel à tous les mineurs de la côte jusqu’au Pérou. Playa-Blanca se détacherait insensiblement de la Compagnie de Huanchaca, et puisque Pulacayo n’est plus en état de lui garantir le lendemain, se créerait une autonomie. Les mineurs péruviens et chiliens lui apporteraient des minerais, comme les cultivateurs apportent leur blé au moulin. Mais d’autres fonderies plus vieilles, plus modestes et non moins sûres, ne craignent point la concurrence et je ne sais trop, ni moi ni personne, quel sera l’avenir de cette gigantesque entreprise.

L’usine de Playa-Blanca se compose de deux usines, la première d’amalgamation, la seconde de fondition. Elles s’étagent, l’une en haut, l’autre en bas, sur le versant des mamelons. A mesure qu’il tombe, le minerai se dépouille de sa gangue. Dès que les wagons du chemin de fer l’ont apporté, il est pris, concassé, reconcassé, pulvérisé sous la dent d’assourdissantes broyeuses, puis rôti dans des fours chauffés à blanc, enfin, selon le vieux système perfectionné, soumis au mercure des cuves tournantes. Mais au travail de l’amalgamation je préfère celui de la fondition, plus pittoresque. Il s’exerce sur les minerais pauvres. On les casse suivant la grandeur qu’on désire, et on les précipite, mêlés avec du plomb, dans des fourneaux incandescens. L’argent et le plomb s’allient, se déposent au fond et ne s’en écoulent qu’environ toutes les huit heures. Seulement, de dix en dix minutes, il faut débonder la fournaise et livrer passage à l’impatience des pierres fondues en lave. Délicate opération. On roule devant l’ouverture un wagonnet, qui a la forme d’un cône renversé. Un homme s’avance, armé d’une longue barre de fer, et s’acharne, tout en restant à distance, contre le bouchon de terre glaise. L’argile cède : quelque chose de rouge apparaît, qui semble hésiter une seconde, puis, au milieu d’un éclaboussement d’étincelles un jet de flammes s’échappe, suivi d’un flot cramoisi, qui se déverse dans le récipient. On dirait le tonneau de Leipsig sous le foret de Méphisto. En un clin d’œil le wagonnet est rempli jusqu’aux bords de cette pourpre vive qui, sitôt qu’elle ne ruisselle plus, devient incarnadine et bientôt d’une éclatante pâleur. Il s’agit alors de reboucher le trou, ce qu’on fait avec une bonde de glaise, appliquée lestement. Les hommes chargés de cette besogne ont tous les mains tachetées de brûlures et les vêtemens roussis. L’ombre du soir exagère l’effet de ces torrens de feu et leur prête un caractère prodigieux et surnaturel. Au bout de deux heures, le wagonnet commence à se refroidir et va rejeter son contenu sur des remblais. Pendant que je contemplais ce spectacle, les péons, en guise de lunch, cassaient une croûte et faisaient chauffer leur thé sur ces laves ardentes.

Je me promenais depuis quatre heures dans Playa-Blanca et je n’avais pas encore vu d’argent, de bel argent. Je priai mon guide, M Ker Bernard, de m’en montrer. C’est quelquefois plus malaisé qu’on ne le pense : ces usines ne fondent leurs barres que la veille ou l’avant-veille de l’embarquement. Il me mena sous un vaste hangar, devant une sorte de guérite en briques, dont la simple porte de bois n’avait d’autre serrure qu’une serrure ordinaire.

— Voilà le coffre-fort, me dit-il.

— Il ne serait guère difficile de le forcer : ne craignez-vous rien ?

— Absolument rien. Nos ouvriers grappillent volontiers, ils ne volent pas. Et puis ils ont le respect des serrures.

Je distinguai dans un coin de cette hutte cinq ou six masses blanches, qui avaient la forme oblongue des coupelles et qui perçaient l’ombre de pâles éclairs. Chacune d’elles vaut de trois à quatre mille francs. J’en soulevai une : je la trouvai lourde, étrangement lourde. Elle pesait pour moi toute la fatigue d’une année de travail.

Mon guide ne m’a lâché qu’après m’avoir promené à travers les ateliers de construction et les jolis chalets où vivent les employés. La compagnie a fort bien installé ses ingénieurs, ses surveillans et ses contremaîtres. Du reste, elle les laisse libres d’habiter Antofogasta, et plusieurs d’entre eux ont à la fois leur maison à la ville et leur appartement chez elle. Quant aux ouvriers, deux trains par jour, l’un le matin, l’autre le soir, amènent et remportent ceux qui n’ont pas voulu loger dans l’infect village, où s’arrête le tramway.

Je m’en suis revenu par les grèves solitaires, à l’heure où le soleil couchant survit encore à la tombée du jour, et je me suis senti affreusement triste de ma journée. Playa-Blanca m’a presque fait regretter les officines de Tarapaca. Elles sont plus vivantes, plus humaines ; je les aime mieux que cette immense cité de machines retentissantes et d’atmosphère sulfureuse. J’ai remporté l’impression d’avoir erré dans un vaste délabrement très compliqué et parmi des décombres sans grandeur. Une fonderie d’argent : que ces mots sonnent joliment à l’oreille ! Quelles riantes images ils éveillent en nous ! C’est comme un son de cloche qui tinte à travers notre imagination. O réalité ! J’ai encore dans les yeux cette poussière, plus fine et plus grise que la cendre, cette poussière dont mes vêtemens sont couverts et que j’ai respirée durant de longues heures, cette poussière qui s’envole des broyeuses, et qu’on balaie toutes les semaines, pour la répandre dans les fours, et pour en extraire de l’argent, car elle en contient, la misérable ! Le bruit horrible des machines m’a rendu sourd : les acres émanations de soufre m’ont desséché la gorge et me mettent de l’acide sur les lèvres. Et de quelque côté que je me tourne dans cette Amérique du Sud, je ne vois que des gens hallucinés par le métal, des visages que le souci du gain contracte, des prunelles vidées de pensées généreuses, des esprits incapables de rien concevoir en dehors des moyens de s’enrichir, des fainéans grassement payés pour permettre aux habiles d’agioter à leur aise, des êtres enfin qui me font l’effet de champignons douteux poussés sur un fumier d’or. Je ne suis pas depuis une semaine à Antofogasta et déjà me voici au courant de tripotages sans nombre, de haines hypocrites, qui se guettent au coin des contrats, de jalousies qui compromettent des intérêts généraux. On se traite de bandit dans le dos l’un de l’autre. On m’objectera que, si on tient compte des exagérations naturelles au soleil des tropiques, les même rancunes, les mêmes envies s’entre-déchirent dans nos petites villes et nos petits centres industriels. Je ne le crois pas, ou du moins j’ose dire que ces querelles dénotent ici une absence de moralité élémentaire, qui en augmentent singulièrement la gravité. Il se peut que les hommes se détestent partout, mais, dans ces pays de richesse purulente, ils ont une façon de se détester qui ressemble à une maladie contagieuse. Leurs dissensions intestines ont toujours la bassesse de troubles intestinaux.


Vendredi soir.

Nous avons musique presque tous les jours, avant ou après dîner. Une quinzaine de musiciens militaires descendent la rue principale en soufflant dans leurs cuivres et en frappant du tambour. Arrivés à la place du Centre, ils grimpent sur une haute plate-forme, soutenue par un mince échafaudage. Quelques rares promeneurs s’asseyent sur les bancs. La brise fait courir à travers la luzerne des bruissemens de feuilles sèches. Debout, sous l’estrade, un tambour pareil à nos crieurs de carrefours, lève les yeux vers l’horloge de l’église, et, à l’heure juste, bande sa caisse et roule. La fanfare éclate. Le premier morceau achevé, tout retombe au silence, et le tapin recommence d’épier le cadran. Quand l’aiguille marque le quart, la peau d’âne retentit de nouveau ; et ainsi chaque valse ou mélodie s’envole vers les montagnes vieux rose ou vers le glauque océan, précédée d’un rantanplan d’adjudication.


Samedi soir.

Ce soir, soir de paie pour les ouvriers, la noce du dimanche s’allume. « Voulez-vous voir comment on s’amuse à Antofogasta ? » m’a dit un de mes compagnons. Nous sommes partis à quatre. Nous avons remonté vers la montagne et pris à gauche du côté de la mer. Les rues sablonneuses s’élargissent et ne sont plus que des ébauches d’allées funèbres avec des flaques de lune. Nous distinguons devant nous un attroupement d’hommes silencieux qui regardent par une porte et une fenêtre éclairées. A mesure que nous nous en approchons, des trémolos aigus, d’aigres glapissemens déchirent le tympan de la nuit. Ce sont des cris longs et perçans, tels que les pleureuses antiques devaient en pousser autour des cadavres. Des sons de bois creux, qu’on frappe comme avec un maillet, les scandent, et les geignemens d’un clavecin les soutiennent. Nous nous mêlons aux spectateurs, et nous voyons, dans une salle brillante, moitié assommoir, moitié salon de bastringue, deux couples, l’homme devant la femme, qui se trémoussent en cadence et ébauchent les vagues gesticulations de la cueca Les femmes, généralement laides, sont en cheveux, quelques-unes vêtues de jupes roses, maculées de taches, les autres, cendrillons maigrichonnes ou flasques maritornes, habillées de robes foncées, dont l’ouverture s’entre-bâille. Les hommes portent leurs vêtemens de travail : gros souliers, pantalons, dont la ceinture laisse passer la chemise bouffante, vestes graisseuses, chapeaux de paille ou de feutre noir aux bords tordus. Au fond, sur un comptoir en zinc, les grands verres débordant de chicha s’enflamment de lueurs fauves, et la légion des bouteilles de bière fait reluire ses petits casques d’argent. Dans l’embrasure de la fenêtre, une vieille décharnée plaque des cacophonies sur les touches du piano, dont ses doigts ont la couleur ivoirine, et elle semble hébétée de l’air criard qu’éternise le mécanisme de ses bras. Accroupie, et la tête appuyée à la colonnette du vieux clavecin, une fille échevelée et enfarinée, les narines écartées et la bouche saillante, tape sur un tambourin de bois et lance ces stridulations que nous entendions tout à l’heure. Nous nous sommes glissés jusque dans la salle : aussitôt qu’on nous aperçoit, un grand gaillard court au comptoir et nous en rapporte un vase de chicha, où, bon gré mal gré, il nous faut tremper les lèvres. La nuit n’était pas encore assez avancée pour que l’ivresse abrutît les danseurs ou imprimât à leurs poses un caractère trop symbolique ; mais l’atmosphère de la pièce, chargée de sueurs et d’alcool, commençait à cuire les teints et à débrailler les gestes. Nous sortîmes.

— Maintenant, dit l’un de mes compagnons, allons où les rotos ne vont pas.

Chemin faisant, nous rencontrâmes quelques établissemens du même genre que celui que nous venions de quitter, puis notre guide nous introduisit dans une maison d’honnête apparence, dont la porte était grande ouverte.

— Où sommes-nous ? demandai-je.

— Admettez, me répondit-on, que nous vous ayons mené dans une honorable famille qui donne une sauterie à ses intimes. Plus d’un étranger y a été pris. D’ailleurs, soyez persuadé que personne ici ne jouera la comédie pour vous.

Nous traversons un vestibule éclairé, qui s’évase en partie couvert. Au fond, un salon très simple, où les chaises et les fauteuils font tapisserie. Nous nous trouvons évidemment chez de braves bourgeois qui attendent les danseurs. A l’entrée du patio, assise dans un vieux fauteuil, devant une table à ouvrage, qu’illumine doucement une lampe de cuivre à l’abat-jour rose, une vieille dame, dont plus de cinquante ans n’ont pas effacé la beauté, promène l’aiguille dans la laine, et, près d’elle, un jeune homme, son fils à coup sûr, lit le journal à mi-voix. Charmant intérieur. Elle lève la tête au bruit de nos pas et sourit. Elle tend même à mes compagnons sa main, où brille un anneau d’or.

— La dueña de casa, me dit l’un d’eux.

Je m’incline et je serre les doigts de cette jolie aïeule. Et mon camarade ajoute :

— Un étranger, un gavacho, señora, débarqué par le dernier vapeur.

La vieille dame m’adresse un gracieux sourire.

— Nous ferons tout, soyez-en sûr, pour vous rendre le séjour d’Antofogasta agréable.

Le jeune homme, qui lisait le journal, a lâché sa lecture, et le voilà déjà au piano, attaquant les premières mesures d’une valse. Il connaît les devoirs d’un bon fils de maison et ne laisse pas languir ses hôtes. Sa mère reste tranquillement dans son fauteuil et se remet à son ouvrage.

Cependant, aux appels de la musique, les six portes, qui donnent sur le vestibule et le patio, s’ouvrent, et six dames apparaissent. Elles s’avancent vers nous. On se salue avec force shake-hands. Un de mes compagnons, probablement son cousin, en embrasse une, et lui plante sur les joues deux baisers, dont la sonorité garantit l’honnête intention. J’admire la modestie de leur tournure et la simplicité de leur toilette : robe montante, bleu marine ou noire, un frêle bouquet à leur corsage, une fleur rouge dans les cheveux, et de la poudre de riz en quantité raisonnable. Elles appartiennent sans doute à cette classe de petites bourgeoises, qui préfèrent au luxe dispendieux des falbalas le plaisir des réceptions plus nombreuses. L’une d’elles cependant, décolletée, pimpante, souliers blancs et robe de satin blanc, affecte des airs évaporés qui me surprennent. Je la soupçonne de khôl autour des yeux et de carmin sur les lèvres. Ce doit être une parente en voyage, qui manque de tact et tâche d’éblouir son milieu provincial. La séduction de ces jeunes dames n’a rien qui provoque l’enthousiasme. Mais elles sont très convenables. Je serais même tenté de leur reprocher un peu de froideur, non envers moi qu’elles ne connaissent pas, mais à l’égard de mes compagnons qu’elles écoutent avec une indifférence polie, rien de plus. Du reste, en l’absence de leurs maris, cette réserve se comprend.

Le bal s’anime : la cueca chilienne succède à la valse et le baïlecito bolivien à la cueca. Il n’en diffère que par une plus grande vivacité de rythme et d’allure. Je regarde les lithographies accrochées au mur : elles sont sévères ; l’une représente une bataille, l’autre un saint en prière qui fait un signe de refus aux tentations, une autre la paisible douceur d’un intérieur familial. Entre deux danses, un garçon circule avec des verres de Champagne ou de bière ; et tandis que ces dames s’éventent et se reposent, notre guide s’assied près de moi et me dit :

— Vous êtes chez des señoras visitadas, des dames qui reçoivent. Toute autre dénomination ne laisserait point de les froisser. Elles prennent logement et pension chez cette douairière, dont la lampe éclaire les cheveux argentés, et vivent dans une indépendance que ne connaissent pas leurs sœurs d’Europe et des grandes villes. Demain, vous les croiserez au bain, à la musique ; vous les trouverez assises au théâtre, côte à côte avec la femme la plus honnête, et rien, ni dans leur mise, ni dans leurs façons, ne vous permettra de les caractériser. Je ne vous affirme pas que toutes leurs paroles soient pures et qu’il ne tombe jamais un crapaud de leurs lèvres dans leur coupe, mais près d’elles vous ne serez que rarement choqué par un propos cynique. Elles respectent leur extérieur… Si je savais le latin, j’en userais pour vous vanter leur probité, leur dégoût des trahisons mutuelles, et leurs pittoresques raffinemens de conscience, qui, malheureusement, tendent à disparaître…

— Et, lui dis-je, que deviennent-elles ?

— Dans ce peuple de prodigues, vous ne voudriez point les voir donner des leçons d’économie. Elles dépensent tout ce qu’elles gagnent, mais celles qui ne meurent pas à l’hôpital trouvent souvent des maris.

— De vrais maris ?

— Oui : elles sont même assez recherchées dans une certaine classe. Les épouseurs ne craignent pas qu’elles retournent jamais à leurs anciennes amours ; et, puisque vous montez en Bolivie, vous y apprendrez que les cholos ou métis préfèrent infiniment aux vierges sages celles qui ne sont ni l’un ni l’autre. « Trompés pour trompés, disent-ils, nous aimons mieux l’être avant qu’après. » Cette philosophie ne manque point de profondeur.

Quand nous prîmes congé de la dueña de casa, sa nombreuse famille vint nous accompagner jusqu’à la porte. La rue était déserte : nous entendions tout près le mugissement monotone de la mer, que déchirait par intervalles le cri suraigu d’une chanteuse de cueca ou le coup de sifflet d’un policial.

Dimanche soir.

Ce matin, vers neuf heures, grand concours des jeunes mirliflores d’Antofogasta sur le quai de débarquement. Ils sont là une bonne demi-douzaine, guettant l’arrivée d’un paquebot, qui amène une troupe d’opéra-comique. Des canots rament vers le vapeur aperçu. Au bout d’une demi-heure, ils en reviennent pavoises de robes claires et d’ombrelles, dont les couleurs font comme des bouquets d’azalées entre le ciel de lapis-lazuli et le bleu de Prusse des flots. Comédiens et comédiennes grimpent sur le môle, se passent leurs sacs, leurs couvertures, leurs cages de perroquets. Quelques jolis visages aux yeux insolens ; et je m’amuse à voir ces cabotins reprendre, aussitôt qu’ils touchent terre, leurs attitudes et leurs poses théâtrales. Glabre, la figure bouffie et fatiguée par le mal de mer, le comique de la troupe enfonce les pouces dans les poches de son gilet, respire bruyamment et bouscule de son ventre en pointe les portefaix qui l’entourent. Je reconnais des types entrevus sur les planches d’Iquique. Voici la prima donna, une grosse mère aux bajoues tombantes, qui fait la Fille du Tambour-Major, et qui se reprend à trois fois pour sauter sur la table, où Carmen bat des castagnettes. Et la superbe Philine s’avance, drapée d’une robe vert d’eau, souriant de ce sourire grimaçant des visages écaillés. Le troupeau des choristes et des danseuses défile, les plus agréables escortées d’une madame Cardinal, qui porte les paquets ou le petit chien, les autres longues, maigres, hâves, ondulant gauchement avec leurs torsades de cheveux teints. Le ténor, blême poitrinaire, traîne son air d’amoureux mélancolique : le baryton semble heureux de vivre et, son pardessus sur l’épaule, fredonne la Donna è mobile. Et derrière, l’imprésario calme et digne. C’est un avocat de Santiago, un fils de grande famille, qui utilise ainsi les vacances des tribunaux.

Et ceci me rappelle une anecdote que Vattier me contait hier. Il voyageait dernièrement dans l’Argentine, pour visiter et au besoin acheter des mines d’argent. Un soir il est reçu dans une ville par la municipalité sous les armes. On l’accueille comme un dieu sauveur qui tient entre ses doigts la prospérité future de la région. Illuminations et banquet. Le gouverneur, le satrape de la province, se lève au dessert et porte un toast à l’illustre étranger. Vattier se disait : « Où ai-je vu cette figure ? Où donc ai-je entendu cette voix ? » Et l’autre souriait dans sa barbe. Notre compatriote n’y tint plus, et, s’adressant à l’omnipotent personnage :

— Señor, je vous en prie, rafraîchissez-moi la mémoire : je suis sûr de vous avoir rencontré avant aujourd’hui, mais où et quand ?

— Eh, caramba ! señor Vattier, nous nous sommes connus au Chili, du temps que nous vivions à Llapel !

— A Llapel, dites-vous ?

— Ne vous souvenez-vous donc plus du théâtre de Llapel ? J’étais alors le premier comique de la troupe et j’avais une manière à moi de chanter le couplet…

Et, brusquement, rejetant sa chevelure en arrière, le bras tendu comme vers un invisible trou de souffleur, le nabab argentin entonna un morceau de son vieux répertoire.


Lundi soir.

Je sais à Antofogasta un endroit délicieux, un bout de trottoir où l’on voudrait vivre. C’est devant une petite échoppe de légumes et de fruits. Le soir, quand la brise promène une ombre de fraîcheur dans les rues et que la porte de la boutique s’ouvre, on respire en passant la senteur fine des pommes, l’haleine parfumée des bananes, l’odeur plus franche de la verdure. Cela vous étonne, comme une image longtemps endormie qui, sans que nous eussions rien fait pour l’évoquer, surgirait tout à coup dans nos prunelles. Et l’on pense aux jardins, aux vergers, aux prairies, dont on ne sut point apprécier la maternelle douceur. Jamais mon passé ne m’a paru plus riant.


Mercredi soir.

Au milieu des fournaises, du fracas, de la fumée et de la poussière, à Playa-Blanca, dans un chalet où l’administration a établi ses bureaux et installé un laboratoire de chimie, et dans ce laboratoire, vit tous les jours, de huit heures du matin à six heures du soir, un petit homme, coiffé d’une casquette, grisonnant, doux, méticuleux, actif, dont les gros yeux bleus sont pleins de candeur, dont les lèvres, hérissées d’une moustache poivre et sel, dessinent un sourire d’enfant, et qui classe, étiquette, époussète, pèse, soupèse des cailloux avec le même souci que Spinoza frottait et polissait ses verres de lunette. Il se nomme Latrille ; c’est un savant, un poète, un homme exquis, l’amoureux du désert. Il y vit depuis vingt-cinq ans ; il l’a exploré en tout sens ; il en connaît tous les gisemens, tous les secrets ; il en a dressé une carte qui me semble un chef-d’œuvre de patience et aussi d’amour ; il en a écrit l’histoire dans des revues scientifiques, sans autre récompense que son propre plaisir ; il en a dénombré les richesses, sans autre but que de rendre service à la science ; il est laborieux, probe, point vaniteux, mais fier, et pauvre. Depuis un quart de siècle qu’il parcourt ces régions et y fréquente d’impudens agioteurs, les richesses qui se sont culbutées devant lui n’ont point excité sa convoitise. Il attache moins de prix à l’or qu’à l’hypothèse scientifique. Il est de ceux qui passent leur vie à déchiffrer une broderie au bas de la robe d’Isis, et dont la vénérable déesse rétribue la persévérance on communiquant à leur âme un peu de sa sérénité. Son père, vieux pampino d’Atacama, découvrit des salpêtrières et des mines. Il fut riche et se vit indignement dépouillé de sa fortune et de ses découvertes. Les Latrille n’étaient pas de taille à lutter contre la fraude et la mauvaise foi. M. Latrille père, dégoûté des hommes, se réfugia dans une petite vallée des plateaux boliviens et jura qu’il ne descendrait plus au rivage de-l’Océan. Il tint parole et mourut sur les hauteurs. Mais il avait consacré son exil à une œuvre souverainement noble et pure : il évangélisa l’humble peuplade où il avait élu son tombeau. Il l’édifia par ses vertus et l’enrichit par son expérience. Elle apprit de lui comment on cultive les champs et comment on reste en paix avec sa conscience. Son souvenir demeure comme celui d’un patriarche biblique, « vêtu de probité candide et de lin blanc. »

Ses deux fils se montrèrent dignes de l’exemple paternel. Sortis-tous deux de notre Ecole des mines, le cadet s’établit à Tocopilla, et l’aîné, après avoir couru longtemps le désert, obtint la place de chimiste à Playa-Blanca. Chaque soir, avec une ponctualité d’horloge, il s’en retourne à la ville, où sa femme et ses enfans l’attendent, car, tout vieux garçon qu’il paraisse, il a une petite famille, qu’il aime encore plus que la science. Il faut l’entendre parler du désert, de ses nuits à la belle étoile ou sous la pluie, de ses marches forcées, de ses relations avec les Indiens, de ses misères, de ses découvertes et des malechances que la vie ne lui a pas épargnées.

Il en est une dont le récit m’a frappé. Latrille préparait un ouvrage sur Atacama et avait réuni une précieuse collection de tous les minerais de la province. Il rédigea un premier rapport, qui, présenté à une exposition de Santiago, lui valut un diplôme de premier prix et une médaille d’or. On lui envoya le diplôme ; la médaille ne vint point. Il écrivit au gouvernement chilien, qui lui répondit en l’autorisant à faire frapper lui-même une médaille d’or, qu’il achèterait sur ses économies. Les yeux naïfs de Latrille reflétèrent un immense étonnement. A quelque temps de là, le Congrès chilien se brouilla avec le président de la République et la révolution balmacédiste éclata. Dans les périodes insurrectionnelles, les Américains ne respectent rien, pas même les demeures des étrangers, surtout quand ces étrangers ne sont pas couverts par la protection immédiate de leur ministre. On entra chez Latrille, et le premier objet qui frappa les yeux des révolutionnaires fut son diplôme signé de la propre main de Balmacéda. Les imbéciles se crurent sous le toit d’un balmacédiste, détruisirent sa collection, déchirèrent ses papiers et s’en allèrent ravis de leur brillant exploit. Ils avaient jeté au vont le résultat de dix ans de labeur et d’intelligence. Latrille s’est remis au travail, mais quand il raconte cet acte de vandalisme, sa voix tremble légèrement. Il ne comprendra jamais que des hommes aient pu s’acharner sur son œuvre inoffensive.

Il y avait mis ses observations de savant et son âme de voyageur épris des vastes solitudes, car, enfin, il ne faut pas s’imaginer que le désert soit la chose horrible et monotone qui effraie nos esprits casaniers. Le désert a des beautés d’océan ; son silence prend le cœur aussi bien que le chant des vagues. Il n’est point horrible, sinon de cette horreur sacrée, qui, à de certaines heures, nous fait tressaillir et nous purifie. Il n’est point monotone, car les surprises vous y guettent, et les merveilles qui y dorment en font une embuscade d’enchantemens. Le croyant s’y sent plus près de Dieu ; le voyageur repose avec sérénité sous la marche des astres ; le savant se trouve face à face avec la science et son rêve. Les bruits humains ne traversent plus le recueillement de sa pensée. Toutes les rumeurs qu’il écoute sont autant d’indices qui lui révèlent les premiers mots de l’énigme. Toutes les pierres que le soleil allume sont autant de jalons d’aurore plantés sur la piste du mystère. Le caillou, qu’il heurte du pied, l’avertit de sa route : il se penche, le saisit, le flaire, le brise, en interroge les éclats. « Or, argent, plomb, cuivre ou fer, qu’es-tu ? Parle. Comment te trouves-tu ici ? D’où as-tu roulé ? Tu n’as pu venir de la montagne, mais le vent t’a peut-être détaché de cette roche que j’aperçois plus près. Oui certes ! Voici tes frères, dont le chapelet s’égrène devant mes pas. » Et il va, il monte, descend, escalade, son bâton dans une main, son petit marteau dans l’autre. Son hallucination est là sous ses pieds, ou plus loin, mais elle existe quelque part. Toutes les pierres du désert ont une âme, une âme qui chante de l’aube au couchant. Elles vivent, lumières pétrifiées, elles appellent l’homme, le fascinent, l’éblouissent et, comme elles le trompent souvent, il les adore. Et quelle ivresse, quand il a déchiffré leur aveu, quand il explore, sans les voir, des richesses souterraines, quand son hypothèse, s’enfonçant sous terre, y enserre l’obscure végétation de l’empire minéral ! Et surtout quelle ivresse, si elle est désintéressée, si l’homme, qui l’éprouve, peut adresser à la nature cette invocation : « Bonne mère, je ne viens point pour te dépouiller ni déchirer tes entrailles, ni faire surgir autour de tes plaies les mille faces injectées de l’avarice humaine. Je n’ai d’autre passion que de te mieux aimer en te connaissant mieux et de célébrer partout tes inépuisables trésors. »

Ce père de famille, grisonnant, doux, méticuleux, actif, qui, au milieu des fournaises et du fracas de Playa-Blanca, poursuit son travail de savant sous la double lumière de la modestie et de la pauvreté, c’est, pour le passant écœuré des rapacités ambiantes, plus qu’un homme, une oasis.


Jeudi soir.

Je rencontre ce matin un jeune Français établi depuis quelques années à Antofogasta. Il me paraît préoccupé et triste.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je.

— J’ai que ma maîtresse n’entre pas encore en convalescence.

— Est-elle gravement malade ?

— L’influenza.

— Et depuis quand ?

— Depuis le soir de nos fiançailles.

— Vous êtes fiancé ?

— Oui et non : non, comme vous l’entendez, oui, comme nous le comprenons ici. Enfin, je n’ai pas de chance. Le soir même où nous étions tombés d’accord de nous appartenir, au milieu du repas, dans les bras de sa mère, elle se sent prise de fièvre, et voilà quinze jours que cela dure. Et j’en suis réduit à aller lui tâter le pouls tous les après-midi !

— Je compatis à votre ennui ; mais, dites-moi, que signifient ces fiançailles, ce banquet, ce jour convenu ?

— C’est juste : vous ignorez nos coutumes. En deux mots, voici mon histoire qui est celle de tous les jeunes gens de la côte. Vous admettrez aisément que nous ne puissions ni vivre seuls dans cette affreuse ville, ni manger toujours aux mauvais restaurans des hôtels, ni passer nos soirées à lire les annonces du journal. Quant aux plaisirs qui nous sont offerts, ils sont souvent dangereux, très monotones et coûtent horriblement cher. On n’imagine pas ce qu’il faut dépenser ici pour s’amuser mal. Je résolus de me mettre en ménage. Mais épouser une Chilienne, c’est s’interdire tout espoir de retour au pays. Les torches nuptiales, comme dit l’autre, incendient nos derniers vaisseaux. Moi, je mijote le projet de revoir la France et d’y terminer mes jours. Et je ne conduirai jamais devant le maire qu’une Française. On est patriote ou on ne l’est pas ! Mais en amour libre on peut se permettre un peu de cosmopolitisme. Donc, ma décision prise de m’adjoindre une compagne, j’arrêtai mon choix sur une brave jeune fille, dont les sœurs mariées avaient quitté Antofogasta, et qui vivait seule avec sa mère. Je l’avais rencontrée dans une maison d’amis, et, un soir, je lui dis : « M’est avis, señorita, que nos caractères ne s’opposent point à ce que nous habitions sous le même toit. — Vous voulez m’épouser ? — Non, mais… — Bon, me répondit-elle, j’y réfléchirai. » Le lendemain : « Eh bien, lui dis-je, avez-vous réfléchi ? — Oui, je crois que nous nous entendons, mais il y a ma mère, et la vieille ne sera pas commode. — Bah ! tout s’arrangera. — Peut-être ; en attendant, venez le soir chez nous et courtisez-moi. » J’y allai pendant une huitaine : « Et la vieille ? demandai-je. — Elle voit de quoi nous retournons et m’a donné une danse. » Devant moi, la mère ne bronchait pas. Quand j’apportais une bouteille, elle ne refusait pas d’y goûter, mais sitôt que je montrais les talons, la fille était tancée. Un jour, cependant, la petite me dit : « C’est fait, la mère a consenti. » De ce jour-là nous pûmes nous embrasser librement. Dès que j’arrivais, la vieille quittait la place. Je louai une maison et je fixai la date de la pendaison de la crémaillère. J’invitai plusieurs amis, et juste au moment de signer le contrat, l’influenza se déclare, et me voilà regagnant ma chambre de célibataire.

— Que devient la mère dans votre combinaison ?

— C’est elle qui nous fait la cuisine.

— Ces exemples sont-ils fréquens ?

— Journaliers. Seulement les choses ne se passent pas toujours avec la même innocence. On trouve quelquefois des parens plus rébarbatifs, et il faut employer les grands moyens.

— Lesquels ?

— On les enivre, et, le lendemain matin, ils s’inclinent devant le fait accompli.

Et mon jeune compatriote s’écria dans un subit enthousiasme :

— Tenez, ce pays-là, ce sale pays-là, c’est encore un bon pays pour la bagatelle !

« Ils s’inclinent devant le fait accompli », cette phrase, dont tant d’anecdotes et de confidences me confirmaient la justesse, éclaire l’état d’âme de tout ce peuple et son irréductible fatalisme. Elle y explique aussi la rareté des drames passionnels. Les femmes semblent nées avec le sentiment d’une déchéance nécessaire. Beaucoup s’abandonnent sans lutte au premier qui les tente. Les autres résistent tant qu’elles peuvent je ne dirai pas aux séductions, mais aux grossières entreprises. Elles se dérobent, essayent de se garer des pièges de bêtes qui leur sont tendus. Mais une fois tombées dans la trappe, elles ne se débattent plus, subissent leur maître sans protestation, le suivent ou le voient s’éloigner, sans qu’une menace, un reproche même monte à leurs lèvres. Pourquoi récrimineraient-elles ? Elles savent bion que de toute éternité elles devaient servir d’amusement à quelqu’un qui passerait. Cette indifférence d’après renforce, non seulement chez les indigènes, mais encore chez les étrangers, sûrs de l’impunité, les instincts de brutalité primitive, dont les lois sociales enrayent le développement. De même que la femme redevient l’esclave antique, proie fatale du vainqueur, l’homme en face d’elle ne garde de la civilisation que les moyens de la prendre sans interrompre le sommeil des gendarmes. Il ne la saisit plus à la faveur du pillage ou d’une bataille. Il saoule ses protecteurs qui se laissent saouler avec résignation ; et si, de son côté, elle ne cède ni à la force ni à l’ivresse, un narcotique l’achève. Je ne prétends pas que ce soit là l’histoire commune. Je ne crois même pas que, dans la plupart des cas, on ait besoin de tels argumens pour vaincre une résistance qui manque d’opiniâtreté, mais l’usage des soporifiques n’a rien qui révolte la conscience des colons de ces contrées minières. Je l’ai constaté dans mainte et mainte conversation. On arrive à juger la chose toute naturelle, et je plains moins les victimes, qui n’en souffrent guère et se réveillent presque contentes d’être désormais dispensées des efforts de la lutte, que ces amoureux droguistes, dont la dignité d’homme ne sort certainement pas intacte de l’alambic.

Quelquefois le hasard ou la malignité d’un rival se charge de les punir. On m’a raconté l’histoire suivante, dont de sérieux témoins garantissaient l’authenticité. Une jeune chola refusait énergiquement de se livrer. Son poursuivant donna un grand dîner où il convia ses amis et la belle avec ses parens. Les amis se chargeaient de mettre la famille sous la table, et l’un d’eux devait au dessert offrir à la jeune fille un breuvage où se noierait sa vertu. Mais cet échanson la trouvait charmante, et d’une potion il en fit deux. Le repas fut gai. Le père oscilla bientôt entre ses deux voisins, la mère s’assoupit dans son assiette. La fille, elle, ne touchait à son verre que du bout des lèvres, et, inquiète comme une biche qui flaire les chasseurs, ne riait que du bout des dents. Son hôte la couvait déjà de regards victorieux, quand l’ami proposa un toast général et fit passer les verres. La chola vida le sien aux applaudissemens des convives, et l’amphitryon, trop gris pour soupçonner la trahison, lampa triomphalement la médecine. Et tous deux ne tardèrent pas à donner les symptômes du plus bel abrutissement. On étendit les parens quelque part et l’ami coucha son camarade dans un petit lit et la fille dans un grand. Elle n’y gagna rien, hélas ! Mais je laisse à deviner la fureur du trompeur trompé et sa crise de mélancolie quand il reconnut, d’après son propre exemple, que le narcotique choisi par lui était d’une qualité supérieure.


Dimanche soir.

Il y a trois jours, on me présente sur le trottoir un gros homme rougeaud, l’air humble et bon, un compatriote qui dirige, pour le compte de notre agent consulaire, les premiers travaux d’une mine d’or. Il m’entretient de sa vie dans le désert, sous un méchant « rancho » de planches et de toile. Je sens en lui une grande fatigue, une tristesse infinie. Voilà trente ans qu’il traîne son existence dans la poussière de la pampa. Le pauvre argent qu’il y a gagné a fui entre ses doigts. Il n’en eut jamais assez pour retourner au pays, il en eut trop pour vivre toujours d’une vie modeste. Aujourd’hui sa maturité incline vers la vieillesse, une vieillesse stérile comme la crête des dunes, et qui n’a pas même, comme elle, l’espérance d’un couchant rose. Sans famille, sans affection, la double solitude du cœur et du désert l’enveloppe.

Ce soir, on m’apprend sa mort. Il était remonté hier à la mine, et ce matin l’apoplexie l’a foudroyé. On l’a enfoui, encore chaud, dans le sable, et on a planté sur lui une petite croix de bois, pareille à celles que j’ai vues sur les routes de Tarapaca. Les huit ouvriers qu’il commandait ont dû se consoler de sa mort en buvant et en mangeant toutes les provisions.


Lundi soir.

Le cirque à Antofogasta : un cirque français. Je voudrais écrire le roman comique de ces forains qui parcourent l’Amérique du Sud et qui vont parfois jusque chez des peuplades d’Indiens sauter dans leurs cerceaux et faire miroiter aux torches le cliquetis de leur clinquant. Plus heureux que la plupart de nos saltimbanques, ils ont des chances de s’enrichir. Et quel mouvement dans leur vie, quel pittoresque ! Ce sont les seuls artistes que les Chiliens, Boliviens et Péruviens apprécient et paient. Ce soir un clown, enfariné et barbouillé de lie, cocasse, jouait des airs délicieux en frappant d’un petit marteau sur un clavier de bois. Il rythmait ses mesures de contorsions et de grimaces, et le public applaudissait à tout rompre, mais, parfois, son rare instinct de musicien l’emportait sur les nécessités du métier ; visiblement il s’oubliait et se laissait entraîner par le charme mélancolique de la mélodie. Ses yeux se voilaient ; un sourire plus fin atténuait l’horreur de cette plaie béante, sa bouche. Les spectateurs désappointés s’impatientaient et leurs murmures le rappelaient au sentiment des convenances. Il se reprenait alors à rouler des prunelles hagardes et à tirer la langue. Les petites écuyères, des fillettes de dix à quinze ans, ne recueillaient dans leur voltige aucun encouragement. L’une d’elles, en vérité fort jolie, et qui n’eût pas manqué d’éblouir en France même une assemblée de paysans, évoluait au milieu de l’indifférence générale. Mais le lutteur soulevait un frénétique enthousiasme. Songez donc : un lutteur gavacho qui « tombait » des gringos et des indigènes eux-mêmes ! Heureuse la nation qui a produit un tel homme !


Mardi soir.

Je vois passer dans la rue un petit homme aux cheveux gris, aux yeux fixes, à la figure émaciée et qui marche comme un halluciné. On me conte son histoire. C’est un colon d’Atacama, un Européen, possesseur d’une mine d’argent, dont les minerais s’appauvrissent de jour en jour. Il y a vécu vingt ans, dépensant au fur et à mesure son maigre gain, toujours hypnotisé par un introuvable trésor, qu’il sentait sourdre sous ses pieds. Son âge mûr s’est consumé en ivresses solitaires, au milieu des sables. Et, sur le seuil de la vieillesse, tout à coup l’amour, la passion l’a pris et enserré. Il aime, il veut se marier, et, pour obtenir celle qu’il convoite, il rêve la fortune et s’acharne contre sa mine. On l’a vu courant de Valparaiso à Santiago, quêtant partout des capitaux, vantant les merveilles que recèle son terrain et auxquelles il croit, le malheureux ! Il appelle des ingénieurs, les héberge, leur arrache des promesses, des espérances, un peu de vie pour son cœur. Les uns essayent vainement de lui représenter que son filon, qui fut toujours pauvre, ne s’enrichira pas pour les besoins de sa cause. Les autres — et j’en connais — trouvent ses vins capiteux et attisent l’ambition dont il est dévoré. Il emprunte, s’endette, arme des équipes de péons, palpe désespérément les gangues qui sortent de son puits. Parfois sa surexcitation tombe ; l’alcool même est impuissant à le ranimer : il se couche sur le sable stérile de sa propriété et s’y roule comme un amant sur le lit de l’infidèle.

Nous partons demain pour les grandes mines d’argent de Palacayo en Bolivie. Nous traverserons le désert d’Atacama et nous escaladerons les Hauts Plateaux en chemin de fer.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.