Chili et Bolivie, notes de voyage
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 899-932).
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CHILI ET BOLIVIE
NOTES DE VOYAGE

I
LES SALPÊTRES D’IQUIQUE

Le Chili, cette étroite bande de terre qui se déroule entre les Cordillères et le Pacifique, depuis le détroit de Magellan jusqu’au Pérou, se divise en trois zones.

La région du sud, pluvieuse et froide, est couverte d’une extraordinaire végétation. On en défriche lentement les forêts vierges. La nature y est sauvage, mystérieuse et, dans les beaux jours, ensorcelante. Ceux qui visitent les environs de Valdivia, de Puerto-Monte et l’île de Chiloé, en reviennent émerveillés. Sans la pluie et la froideur des vents, on se croirait sous les Tropiques. Le voyageur y découvre à chaque pas des richesses inespérées : pâturages immenses, inextricables bois où l’on ne pénètre qu’à coups de hache, sources d’eau chaude où les derniers Indiens plongent leurs rhumatismes, fleuves qui serpentent, roulent, se précipitent sous de prodigieux entrelacemens de lianes et de verdure. Les forêts descendent jusqu’au rivage de l’Océan ; leurs ondulations semblent prolonger la houle des mers ; la rumeur du vent dans leurs branches se mêle au fracas merveilleux des lames. Pays fantastique et dont l’inconnu se peuple de légendes ! Il est presque inhabité. Les émigrations allemandes s’en emparent peu à peu. Puerto-Monte et Valdivia, colonies germaniques, prospèrent, deviennent des centres industriels. Plus haut Temuco, l’ancienne capitale de l’Araucanie, voit s’éteindre, dans une dégénérescence de paresse et d’alcool, les premiers maîtres de la terre et des eaux, ces fiers Indiens qu’on dépossède juridiquement après les avoir refoulés par les armes. L’eau-de-vie de Hambourg achève ce que, il y a plus de deux siècles, les épées castillanes avaient commencé. Taillés en pièces par les Espagnols, empoisonnés par les Allemands, les Araucaniens peuvent juger des Européens, et des bruns et des blonds. Lesquels préfèrent-ils ? Ceux qui les empoisonnent, probablement. Leur pays s’est transformé. On y a fondé des villes et construit de grandes haciendas qui approvisionnent le Chili de blé, de fruits et même de vin. De nombreuses fortunes agricoles y ont pris racine. Quand les Chiliens songent à l’avenir, — ce qui leur arrive quelquefois, — ils se tournent vers cette région du sud, plus verte que l’espérance. Ils se disent que la nature maternelle veille sur eux, et, clémente pour leurs fautes, leur tient en réserve de nouveaux trésors. Le Dieu qui fait pousser des forêts de pommiers sur les collines de Valdivia est un banquier fidèle auquel on s’adressera le jour de l’échéance. Puis les Andes sont toujours là, et, quand les montagnes chiliennes accouchent, ce n’est point d’une souris. Elles enfantent de l’or, de l’argent, du cuivre, tout ce qu’il faut pour que les hommes s’entre-tuent et vivent heureux.

La région centrale est moins luxuriante, mais elle jouit d’un climat que notre Nice envierait. Les vignes y donnent des vins qu’un peu d’expérience rendrait excellens. Les fleurs s’y épanouissent dix mois sur douze, et je la trouverais charmante si sa campagne n’avait souvent la plate monotonie des plaines sans arbres et sans rivières. On la sillonne de canaux artificiels : seulement l’eau ne chante bien qu’entre les rives de sa fantaisie. Elle obéit aux volontés des ingénieurs en esclave dont l’âme est absente. Elle alimente les champs et ne les égaie plus. C’est une prisonnière morne qui coule dans une geôle de ciment. La campagne de Santiago est taciturne et triste. Mais cette région appartient au commerce et commande au pays entier. Santiago centralise tous les pouvoirs de la République. Elle s’arc-boute aux Cordillères, et, sans trop se fatiguer, soulève le levier du progrès. Valparaiso s’enorgueillit de sa royauté sur le Pacifique. Son port reçoit les vaisseaux de l’Europe, les vide et les renvoie chargés. Toute la fortune du Chili lui passe entre les mains ou sous les yeux. Les grands navires qui descendent du nord, frétés de cuivre, d’argent ou de salpêtre, la saluent de leur panache de fumée. Enfin, dans cette zone tempérée, où les commerçans français, allemands, anglais, espagnols, italiens se disputent la clientèle, où les agriculteurs plantent des vignes, arrosent leurs champs, hypothèquent leurs propriétés, où les politiqueurs s’arrachent le pouvoir, où les banquiers s’enrichissent et où les agioteurs triomphent, on rencontre parfois des gens désintéressés qui font de la philosophie, des vers, de la peinture ou des mathématiques. Ils sont rares, mais ils existent. J’en ai vu, j’en connais : on pourrait les compter. Physiquement ils ne diffèrent pas des autres ; ils ne portent aucun signe distinctif. Cependant leur race singulière, et qui tend à disparaître, ne s’acclimate que dans cette contrée.

La région du nord comprend un désert, un effrayant désert sous un ciel implacablement bleu, un désert en longueur et en hauteur. La plaine est sèche, la montagne aride. Sauf quelques vallons, que parfument les fruits des tropiques, on n’y trouve pas un arbre, pas une touffe d’herbe : une terre nue. du sable, de la marne, rien que de l’or, de l’argent, du cuivre, du salpêtre, des richesses colossales, et la fièvre rouge du lingot, et la folie des splendeurs. Ce désert fabuleux domine le Chili. Son miroitement l’éblouit et l’hypnotise. Les Chiliens regardent du côté de ce grand cadavre qu’on dépèce et dont chaque ossement représente des millions. Un peuple, une fourmilière vorace, tenace, irrésistible, étrange y travaille sans relâche. On y entend un bruit sourd de pioches, comme si cette multitude humaine s’était donné rendez-vous pour creuser un immense tombeau. Et sur cette terre sans verdure, sans ombre, sans eau, on vit, paraît-il, d’une existence absurde et féerique. Les contrastes y hurlent : à la chaleur brûlante du jour succède la nuit glacée ; on s’enivre de luxe dans d’énormes solitudes. Ce Sahara s’emplit de mirages réalisés. Il fut un temps où les mineurs, manquant d’eau, buvaient du Champagne. Aujourd’hui les mines s’épuisent : leur exploitation devient plus malaisée ; il y a eu des éboulemens de rêves, des effondremens de fortunes, des ruines, de la misère. Mais la guerre du Pacifique a livré au Chili la province de Tarapaca et les salpêtres d’Iquique, des milliards ! Mais les Cordillères laissent encore ruisseler des livres sterling. Il faut les gravir, les frapper à la tête : on le fait. C’est à une hauteur du 4 000 et 5 000 mètres qu’on leur arrache des minerais d’argent. Sur la frontière bolivienne, Huanchaca et Pulacayo, deux cités, entretiennent plus de douze mille mineurs. La compagnie dont elles dépendent a construit un chemin de fer, qui traverse le désert d’Atacama et qui escalade les hauts plateaux.

Il m’a paru intéressant de parcourir ces pays encore mal connus des Français et peut-être uniques au monde. Je suis parti pour Iquique, la terre du salpêtre, et pour Huanchaca, la terre de l’argent. Le gouvernement chilien, dont je ne saurais trop louer l’obligeance, des amis de Santiago, qui ont bien voulu reporter un instant sur moi la sympathie que leur inspire le nom français, et notre excellent compatriote M. Charles Vattier, directeur de la Compagnie de Huanchaca, m’ont facilité ce voyage et m’ont misa même de tout voir et de recueillir les informations les plus précises. Je leur en adresse ici mes sincères remerciemens. J’ai donc visité Iquique et ses alentours, Huanchaca et ses mines.


I

Iquique comptait en 1820 cinquante habitans ; en 1862, presque trois mille ; dix ans plus tard, six mille ; environ dix mille en 1879, au moment où le Chili s’en empara ; aujourd’hui vingt-cinq mille. Un voyageur, qui la visita avant la guerre du Pacifique, en garda le souvenir d’un bourg misérable dont les maisons et les trottoirs étaient bâtis avec de vieilles caisses de vins de Bordeaux. Les rues ou plutôt les ruelles en étaient étroites, et le tout formait un hideux pâté de baraquemens sales. Un jour le feu prit dans une échoppe et dévora toute la ville. Jamais incendie n’éclata plus à propos. La paresse routinière des Américains du Sud aurait toujours reculé devant une démolition complète, dont la nécessité s’imposait. Quand il ne resta plus de l’ancienne Iquique que des décombres fumans, on fut obligé de la reconstruire, et on en fit la capitale du salpêtre, la seule ville qui, sur ces côtes, ressemble à une ville. Ce n’est point qu’elle diffère beaucoup de Coquimbo, de Taltal ou d’Antofogasta, mais ses rues plus spacieuses atteignent même la largeur des boulevards de Paris, si bien que l’incendie ne peut plus se communiquer d’un vis-à-vis à l’autre. Ses habitations, presque toutes en bois, affectent dans les beaux quartiers des prétentions à la coquetterie et au pittoresque espagnol. Leurs couleurs fraîches flattent les yeux ; leurs balcons-vérandas et leurs petites colonnades leur donnent un air de chalets ou de temples d’opéra-comique.

La grève sur laquelle on a fondé la ville s’avance et s’arrondit assez profondément dans la mer, et les grandes rues qui partent du port coupent la presqu’île et aboutissent à l’Océan. Aussitôt débarqué, vous traversez d’abord la douane, une sorte de caravansérail qui n’a jamais été balayé et dont les fonctionnaires sont aussi dégoûtans que les murailles. Vous passez devant un vieil édifice en torchis, dont le seuil, qui se tasse, est gardé par un soldat. C’est l’Intendance, la Préfecture. Toutes les administrations y logent. Ce bâtiment me parait grand comme la généalogie des Rougon-Macquart. Il abrita plus de coquins qu’un romancier naturaliste n’en a jamais rêvé. On y pratiqua la traite des consciences et il faudrait y creuser de doubles caves pour enfouir les pots-de-vin qu’on y a reçus. Aujourd’hui d’honnêtes employés y encaissent les millions d’impôt que les salpêtriers paient à la république chilienne. Ses murs doivent suinter des piastres. Au sortir de leur ombre, la rue s’élargit ; on respire.

A droite, l’hôtel de France et d’Angleterre, le seul dont le séjour ne soit pas intolérable, dresse sa haute façade en bois peint imitant la pierre ; à gauche, des magasins européens, allemands pour la plupart, étalent derrière leurs vitrines de faux articles de Paris ; et vous voyez devant vous, au centre d’une vaste place, la merveille d’Iquique, l’étonnement de toute la côte, le prodige accompli par une municipalité que tente l’impossible, un square, un vrai square avec de vrais palmiers et de la verdure authentique. Ce qui me surprend encore plus que les arbres et les fleurs, c’est leur entretien qui dépasse tout éloge. On balaie les allées, les plates-bandes n’y sont point un motif de pillage, et les bancs eux-mêmes ont gardé leurs quatre pieds intacts. Au milieu de ce jardin, pauvre mais féerique, un ingénieur français, M. Lapeyrouse, a élevé pour la ville un joli et svelte monument d’architecture mauresque qui sert de piédestal à la statue du héros chilien, Arturo Prat. Ce monument est à deux fins : en même temps qu’il supporte la gloire de l’héroïque capitaine, il indique l’heure, et, sous la statue, un cadran d’horloge rappelle à cette population fiévreuse qu’il faut se hâter et que la prospérité de villes bâties sur le sable ne durera pas toujours. Arturo Prat, lui, domine la ville dont il n’a pas connu la splendeur, les Ilots où il a sombré et le temps qu’il a vaincu.

Passé la place, les rues, moins commerçantes, s’élargissent jusqu’au rivage désert du Pacifique. Là on aperçoit à deux kilomètres environ une étroite presqu’île où noircissent quelques maisons. C’est Cavancha, le Lido d’Iquique. Le long de la grève, qui s’échancre en forme de croissant, on a frayé une large route pour les voitures et une espèce de trottoir pour les piétons, d’ailleurs peu nombreux. En général dans l’Amérique du Sud on ne se promène guère à pied. Prenez un méchant landau, dont vous descendrez gris de poussière, ou restez chez vous ; mais n’avouez pas, avec la tranquillité d’un estomac qui digère, que vous préférez la marche aux cahots d’un fiacre. On ne se figure pas combien l’indolence américaine répugne à se mouvoir. Quand une femme veut traverser une place, elle envoie chercher une voiture.

Toute cette partie d’Iquique, que borne le chemin de Cavancha, n’est pas encore achevée, et ces quartiers entièrement neufs ressemblent aux préparatifs d’une grande foire foraine ou à d’immenses ateliers de construction. En trois semaines une maison sort déterre. Dans un an, ces rues, qui ne sont marquées aujourd’hui que par des rangées de palissades, s’ouvriront et se peupleront. Les terrains, qui atteignent au centre des prix fous, se maintiennent à bon marché dans ces parages, mais nulle part au monde le sable ne coûte plus cher.

Le dimanche, dans l’après-midi, et tous les soirs de cinq à sept les élégans d’Iquique se rendent en voiture ou à cheval aux restaurans de Cavancha. Le meilleur, tenu par un de nos compatriotes, est à la fois un établissement de bains. Construit sur pilotis, il emprisonne entre ses deux ailes la molle rumeur des vagues. Quelques plantes grimpantes s’enroulent et verdoient autour de ses colonnettes. Je ne sais point sur toute la côte d’endroit plus charmant et où l’on puisse mieux goûter l’apaisement des couchers de soleil. On y trouve un abri contre l’horrible poussière qui vous enveloppe dans les rues et vous poursuit jusque dans les habitations ; et le Pacifique, presque toujours calme le long de ces rivages, rappelle par son azur l’heureuse splendeur de la Méditerranée. Il ne manque à cette promenade de Cavancha que les oliviers et les palmiers de Nice pour en faire une promenade des Anglais. Mais au lieu de vertes collines et de champs de roses, un abrupt rempart de sable s’érige derrière nous, nous enserre, et rejette violemment nos pensées sur l’agitation stérile des flots. Il semble que le reste du monde nous soit interdit. L’homme est forcé de regarder du côté de l’Océan, et ces ports sont des campemens de naufragés. Représentez-vous des populations qu’une tempête aurait disséminées et jetées sur des lambeaux de plages. Elles se sont bâti des maisons avec les débris de leurs vaisseaux, et, au pied de la montagne, elles attendent qu’un navire passe ou qu’une lame, plus forte que les autres, les balaie dans l’abîme. L’impression qu’on est à la merci d’un caprice de la mer, vous la ressentez à chaque pas, et l’histoire en confirme la justesse. On a vu jadis, de mémoire d’homme, après un tremblement de terre, l’Océan se retirer comme une bête qui prend son élan. Il refluait durant des heures et des heures vers le fond du ciel. Terrifiés par ce retrait des vagues et par l’immense grève asséchée, les habitans se sauvaient, gravissaient en déroute le flanc de la montagne. Malheur aux retardataires ! Une lame, un prodigieux mascaret, revenait au galop, et, sans s’arrêter à ses anciennes frontières, engloutissait la ville, déferlait sur la crête de la sierra, lançait dans le sable du désert des débris de barques et des toits de maisons. Les gens d’Arica se souviennent même d’un navire qui resta presque intact, à plus d’un mille de la côte, échoué au milieu des collines. L’Océan, qui occupait autrefois ces rivages, veut reconquérir ses antiques possessions, mais il doit céder à une loi supérieure et rendre aux hommes ce qu’il leur reprend dans un beau mouvement de colère. Savez-vous comment il se venge ? Il charrie du sable, élève des dunes, et les exhausse pour entraver le développement des villes. Entre Cavancha et les falaises qui ferment la baie, une énorme dune, dont l’existence date à peine de cinq ans, grandit de mois en mois et menace d’atteindre la hauteur des montagnes.

Mais rentrons à Iquique, et de la place dirigeons-nous vers la sierra. Ce sont les quartiers les plus commerçans de la ville et qui la marquent d’un caractère de factorerie anglaise. Magasins de nouveautés, bazars, épiceries, ameublemens, modes et confections, vins et liqueurs, objets de luxe, tout s’y vend dans de vastes échoppes dont l’apparence ne répond pas toujours au prix exorbitant de la marchandise. Vous traversez de nouvelles places agrandies par leur solitude. Vous suivez des rues parallèles qui se prolongent indéfiniment. Leurs trottoirs sont quelquefois pavés de cailloux pointus, mais le plus souvent vous marchez dans le sable et dans des nuages de poussière. Et n’espérez aucune fraîcheur de ce ciel tropical d’une pâleur incandescente et qui n’est bleu que le soir. Ne comptez pas non plus sur l’ondée que parfois une nuée grise semble vous promettre. Il ne pleut jamais. Vers six heures du matin, on arrose les rues : les seaux qu’on y verse y font une boue gluante, mais à huit heures l’eau s’est évaporée et la vie sèche recommence.

On est irrésistiblement attiré par l’embrun des vagues et l’on s’oriente du côté du port. Au lieu de repasser devant l’Intendance, nous pouvons obliquer à droite, jeter un coup d’œil sur les hangars de Inglish Lomax, où des milliers de sacs de salpêtre sont consignés et attendent leur embarquement. De petits môles en bois, dont le plus grand appartient à la compagnie du chemin de fer, s’allongent au milieu des flots. La gare est proche, et, si vous considérez les hautes montagnes dont le rideau barre l’horizon, vous distinguerez à mi-côte une mince ligne foncée qui les coupe, monte d’une pente presque insensible et finalement disparaît à leur tournant vers la mer. Cette ligne vous représente la voie ferrée. Rien de plus étrange que l’arrivée d’un train. Une miniature de locomotive, qui sème des virgules sombres, suivie de wagons minuscules, dévale comme entre ciel et terre. Aucun parapet ne la garantit du précipice. On a peine à croire que des existences humaines soient confiées à ce noir invertébré dont les anneaux ondulent légèrement sur un sentier de mules.

Plus loin, devant nous et jusqu’à l’extrémité de la baie, s’étale une plage pareille à celle qui conduit à Cavancha. Iquique se détache ainsi, toute sombre, entre deux nappes de sable. Mais ne vous aventurez pas sur cette nouvelle grève ! Elle sert de dépotoir à la ville et l’odeur qui s’en dégage n’est pas moins nauséabonde que le spectacle du quartier qui la borde n’est horrible. Cahutes, taudis, bouges, de quel nom appeler ces infects réduits, où gisent les plus pauvres d’entre les misérables ? Quatre planches disjointes, quelques haillons tendus sur des pieux, voilà pour les murs ; des matelas éventrés recouverts de draps sales, une caisse à demi pourrie qui sert de table, par terre des ordures où se vautrent les enfans, voilà pour l’intérieur. Ils sont cinq ou six êtres qui se tapissent dans chacune de ces tanières, père, mère, filles, garçons. Le soleil crible de lumière ce cabanage aux promiscuités révoltantes, ce douar d’abjections humaines. Encore si les malheureux pouvaient respirer le souffle de la mer ; mais le vent de l’Océan leur arrive empoisonné par les immondices de la grève. Avant d’entrer dans leurs narines, il a passé sur des putréfactions et des ruisseaux de sang corrompu qui coulent de l’abattoir. La brise des nuits s’imprègne de miasmes et baigne de mort le sommeil des dormeurs. Pourquoi n’émigrent-ils point du côté de la montagne ? Pourquoi la municipalité n’assainit-elle pas cette partie du rivage ? Est-ce qu’on se préoccupe d’hygiène dans des pays où les vieillards sont un « phénomène », où sur dix enfans il en meurt huit ? Les choses vont ainsi sans que personne s’émeuve et proteste. C’est à désespérer de l’intelligence des hommes : la nature étend sous les pieds de ces tristes rois des milliers de lieues désertes, et ils s’empilent les uns sur les autres près d’une fosse de vidanges, comme s’ils éprouvaient, un sauvage plaisir à se détruire eux-mêmes. Je me suis hasardé sur cette grève et j’ai pensé y défaillir. Des ouvriers travaillaient au milieu des buées chaudes du cloaque. Sur la plage de Coquimbo, je n’avais jamais tant vu de vieux souliers : on aurait dit qu’un beau jour tous les habitans s’y étaient déchaussés pour se jeter à la mer. Mais ici, charognes, caillots de sang, excrémens, une vase surchauffée, et l’Océan qui s’en éloigne, la montagne impassible, un ciel de feu. Ces hideurs pestilentielles ne sont pas séparées par plus de deux cents mètres des magasins où les North, les Gibbs, les Lomax entreposent leurs millions. Je suis resté presque un mois à Iquique : je n’ai jamais pu regarder de ce côté sans un soulèvement de cœur, et maintenant, chaque fois que mes souvenirs m’y ramènent, je revois l’ignoble grève. Je ne comprendrais même plus Iquique sans cette plaie purulente. Il est naturel qu’une pareille ville laisse un tel purin fumer dans l’air qu’elle respire. Son incurie de la misère humaine est faite de son souci de l’or.

Le soir, à la lumière électrique, Iquique prend un aspect étrange. Ce n’est plus une ville, ce n’est pas même un cimetière. Imaginez une fantasmagorie artificielle et froide, sous le velours bleu du firmament et dans une ceinture de grondemens tour à tour harmonieux et rauques, alanguis et brefs. Sur le carrelage de la place solitaire les mains ouvertes des petits palmiers se découpent avec une rigueur métallique, les moindres brins d’herbe se détachent en noir et les troncs des arbustes accusent des profils de barres de fer. Les rues désertes font de grandes traînées blanches, rompues çà et là par l’ombre des murs et des pignons, marges éblouissantes où l’on aurait dessiné des figures géométriques à l’encre de Chine. Tout est silencieux. Les maisons, volets clos, ne laissent rien transpirer de la vie de leurs hôtes. Seules, les fenêtres des clubs sont allumées. Et tout à coup, à l’extrémité d’une rue, décor de théâtre abandonné par les acteurs, on se trouve en face d’un trou béant, d’un porche d’ombre d’où s’échappe un mugissement. La mer est là qui gronde et vous fouette de son écume ; la bête irritée miaule, rugit, beugle au seuil de son antre, dont l’accès lui reste désormais interdit. Et souvent aussi elle module avec des plaintes l’aveu de son impuissance et s’essaie dans le vieux chant des Sirènes. Ah ! la voix du rêve bercé par les flots et comme eux trompeur ! Les Sirènes à Iquique ! qu’y feraient-elles, dieux bons ? Elles en seraient pour leurs frais de route et d’harmonie ! Les hommes de ce pays-là n’ont pas besoin de se boucher les oreilles avec de la cire. Le trébuchement des livres sterling les a rendus sourds, et leurs rêves sont cristallisés dans le salpêtre. Mieux vaudrait tenter d’émouvoir la montagne, la grande façade du désert, qui reflète au moins la beauté mauve des soleils couchans ! Elle emplit l’horizon de sa masse pâle aux vigoureuses arêtes tachetées de points noirs. Sont-ce des hommes qui l’escaladent ? Dans la révolution balmacédiste, les troupes du Congrès les prenaient pour des tirailleurs ennemis. Ce sont tout simplement de hauts cactus, à moitié calcinés par le soleil. Derrière ces sommets la pampa de Tarapaca déroule son aridité féconde en nitrate de soude. Les wagons chargés, qui chaque jour en descendent, confirment chaque jour Iquique dans sa raison d’être. Son incroyable prospérité lui tombe du ciel. On y vit de cette manne que les Persans appellent sel de Chine, les Arabes neige chinoise, les Espagnols salitre.

Cette ville curieuse, que nous venons de parcourir, fut la cause et le théâtre de la guerre, si étrangement nommée Guerre du Pacifique. Il est impossible de s’y arrêter sans évoquer le souvenir de cette lutte qui mit aux prises trois républiques hispano-américaines : le Chili, la Bolivie et le Pérou. Elle montre trop bien l’avidité de ces peuples, moins préoccupés d’exploiter les richesses enfouies dans leur sol que d’en découvrir de nouvelles. Trois cents ans de rapines et de pillages n’ont pas apaisé leur sang de conquistadors, et l’Amérique reste éternellement la terre où la fortune doit s’acquérir sans longs efforts, la patrie des rafleurs d’argent.

Les Péruviens, qui possédaient le désert de Tarapaca et qui, depuis 1830, en connaissaient les dépôts de salitre, n’y attachèrent pendant longtemps aucune importance. On ne soupçonnait pas encore les services que le salpêtre rendrait un jour à l’agriculture. Le Pérou ne songeait qu’au guano dont la facile extraction gorgeait sans trêve ses coffres-forts et permettait aux hommes politiques d’assurer l’avenir de leurs petits-neveux. Comme les cénobites des légendes, mais sans avoir leur tempérance et leurs autres vertus, il se laissait nourrir par les oiseaux du ciel. Les Dreyfus aidant, on ne tarda pas à s’apercevoir que le trésor s’épuisait, et les Vespasiens de Lima tremblèrent pour leurs revenus. En 1872, le président de la République, Manuel Pardo, déclara au Congrès national que le Pérou était à la veille d’une banqueroute. Le Congrès indigné traîna devant les tribunaux les malversateurs des précédens ministères. On flétrit leurs dilapidations, ce qui soulagea la conscience de ceux que leur éloignement des affaires avait maintenus intègres. Mais l’état des finances n’en fut point amélioré. Alors on se tourna vers le plateau de Tarapaca.

Jusque-là les salpêtres avaient été soumis au même régime que les minerais. Le gouvernement donnait en adjudication deux estacas de terrain (environ 30 000 mètres carrés) à toute personne qui en demandait la propriété. Il décida d’établir un droit d’exportation d’environ 20 centimes par quintal : ce droit fut bientôt quadruplé. On ne s’arrêta pas en si beau chemin et la République résolut de monopoliser le salpêtre. La loi du 28 mars 1875 autorisait le pouvoir exécutif à faire un emprunt de sept millions de livres sterling pour l’achat de tous les terrains salitraires. Loi naïve s’il en fut ! Le Pérou ne trouva point de prêteurs et se vit réduit à payer ses expropriations avec de simples reconnaissances. Les salpêtriers, dont plusieurs étaient Chiliens, se crurent perdus, et, dans leurs derniers mois de liberté commerciale, ils précipitèrent leur exportation au point que le prix du salpêtre baissa. Le gouvernement péruvien intervint et nomma une commission chargée d’en réglementer la vente. Mais la vénalité de cette commission, ses incertitudes, ses atermoiemens, ses maladresses mettaient en péril la nouvelle industrie dont le Pérou espérait sa renaissance.

Et pendant ce temps, une compagnie chilienne, qui s’était formée à Valparaiso et installée à Antofogasta, exploitait des salpêtrières, que le gouvernement bolivien lui avait cédées, et menaçait Iquique d’une terrible concurrence. Sous la condition formelle que la Bolivie n’entraverait point leur commerce, les Chiliens avaient renoncé aux droits qu’ils se prétendaient sur le désert d’Atacama. La vérité est qu’on n’a jamais su où se bornait leur territoire. Au lendemain de la conquête de leur indépendance, les républiques américaines établirent leurs frontières, d’une manière aussi vague que théorique, d’après le principe de l’uti possidetis de 1810, qui peut exercer durant des siècles l’ingéniosité des jurisconsultes.

Les Chiliens avaient pris goût au salpêtre : leurs mines et leurs finances commençaient à s’appauvrir. Ils humèrent dans la brise la richesse future d’Iquique et réfléchirent. Les Boliviens, eux, peuple de révolutionnaires et de fainéans, se repentaient d’avoir accueilli leurs voisins et s’aigrissaient à la vue des beaux sacs gonflés de salitre, qui leur passaient sous le nez et dont ils ne prélevaient qu’un ridicule impôt. Tous, Chiliens, Boliviens et Péruviens se détestaient comme peuvent se haïr des frères. Mais ils se traitaient diplomatiquement d’excellentissimes républiques. Le Pérou se dit : « Si je persuadais à la Bolivie de jeter ses Chiliens à la mer, je délivrerais mon commerce de dangereux rivaux. » La Bolivie murmurait : « Si je m’alliais au Pérou, l’argent de mes salpêtres me reviendrait tout entier. » Et le Chili pensait : « Si je mettais la main sur Iquique, où ces Péruviens gâchent le salitre, je me préparerais un demi-siècle d’abondance et de far niente. » Mais, en ce temps-là, le Chili n’avait pas d’Allemands à sa tête et ne se croyait pas invincible. L’ancien prestige du Pérou l’éblouissait encore et le panache des innombrables colonels de la Bolivie l’impressionnait un peu. Il se tint coi et attendit les événemens.

Liés par un traité secret, les Boliviens et les Péruviens firent les matamores, et, tout en accablant de prévenances leurs voisins, dont ils enviaient la bonne harmonie et les progrès, ils complotaient leur ruine. Un matin, la compagnie d’Antofogasta se réveilla sous la menace d’un décret de confiscation. Ses litres de propriété étaient anéantis. Le lendemain, deux navires de guerre chiliens débarquaient cinq cents hommes sur le territoire de la Bolivie. Cette petite troupe s’empara d’Antofogasta pendant que le peuple des hauts plateaux et son dictateur se travestissaient et dansaient le carnaval. En un mois, le désert d’Atacama fut conquis. Les Boliviens s’empressèrent d’appeler leurs alliés à la rescousse, mais, en même temps, un de leurs agens confidentiels filait à Santiago et soufflait à l’oreille du gouvernement : « Voulez-vous qu’au lieu de tirer les armes contre vos soldats nous les tournions contre le Pérou ? Nous le démembrerions et partagerions sa flotte. Vous nous donneriez la province de Tacna, dont les ports (Iquique) ne nous déplairaient point, et l’on vous abandonnerait Atacama, qui pour vous a des charmes. Bien entendu, vous n’oublieriez pas dans votre reconnaissance le président de la république et ses ministres. Ce sont gens qui méritent vos sympathies, et qui, sans être intéressés, pensent à l’avenir. » Le Chili se dit : « Tiens ! tiens ! tiens ! » et réfléchit encore. Cet arrangement le séduisait, mais adieu Iquique, la Jérusalem du Veau d’or ! L’appétit lui était venu en mangeant Atacama, et d’ailleurs sa situation pécuniaire lui aiguisait les dents. Dans un livre intéressant, mais qui ressemble plus à un pamphlet qu’à une histoire, M. Barros Arana, Chilien, exalte la patience de ses compatriotes et nous les peint victimes de la rapacité péruvienne. Seulement il oublie de nous parler de leurs embarras financiers. Ce chapitre, qui manque, eût sans doute commenté le vieux proverbe que la faim fait saillir les loups, voire même les agneaux.

Cependant la guerre était déclarée, et, du matin au soir, les Péruviens, pour s’entraîner, entonnaient des péans de triomphe. Leurs journaux n’étaient plus que des bulletins de victoires anticipées. Ils exterminaient leurs ennemis entre la poire et le fromage. Les Boliviens convaincus interrompirent leurs négociations, et leurs colonels partirent en campagne. Le Chili, seul contre deux adversaires, se lança bravement dans l’aventure, et il faut lui rendre cette justice qu’il y fut merveilleux. Il se battit comme trois cents Spartiates.

Son premier soin fut de bloquer Iquique, et, pendant que l’escadre cinglait vers Callao pour présenter la bataille aux navires du Pérou, le blocus de ce port resta confié à une goélette, la Covadonga, et à l’Esmeralda, pauvre corvette fatiguée par vingt-cinq ans de roulis. Mais les deux escadres ennemies, l’une montant vers le nord, l’autre descendant vers le sud, ne se rencontrèrent pas, et tout à coup les capitaines du blocus virent s’avancer dans leurs eaux deux cuirassés péruviens : le Huascar et l’Independencia. Le combat était aussi impossible à éviter qu’à soutenir. C’était la lutte du bois contre le fer. Il ne s’agissait que de se rendre ou de sombrer. Tous les habitans de la ville et les étrangers qui s’y trouvaient accoururent sur la grève ou grimpèrent sur les hauteurs, pour juger du spectacle.

Condell, qui commandait la Covadonga, n’attendit pas l’Independencia, et battit en retraite vers le sud, entraînant à sa poursuite son farouche adversaire. L’Esmeralda, dont la machine avariée fonctionnait à peine, dressa ses batteries. Son jeune capitaine, Arturo Prat, rassembla l’équipage et lui dit simplement qu’on allait mourir. Au sommet du grand mât, le pavillon tricolore claquait sous la brise. Le soleil incendiait le Pacifique. La garnison d’Iquique, debout sur le rivage, avait couché en joue les marins du Chili, prête à faire feu s’ils reculaient vers le port. Le Huascar commença l’attaque assez mollement. Les boulets ennemis n’entamaient point sa carapace, et il était persuadé que l’adversaire se lasserait bientôt d’un inutile héroïsme. Quand, après deux heures de volées d’artillerie, il comprit que les Chiliens n’amèneraient point leur pavillon, il se lança à toute vapeur sur la vieille corvette. L’Esmeralda esquiva l’éperon. Le monstre d’airain reprit son élan, et une seconde fois se rua. L’Esmeralda put encore se dérober. Mais au troisième coup, comme le Huascar rasait son flanc, Prat, suivi du lieutenant Serrano et d’hommes résolus, commanda l’abordage, et, le revolver au poing, bondit sur le tillac du cuirassé. La mer écarta les deux navires, et le fier jeune homme fut massacré avec ses compagnons. L’Esmeralda, la carcasse béante, s’enfonça dans les flots, et ses artilleurs brûlèrent leurs suprêmes cartouches au cri de « Viva e Chile ! » De 180 hommes, 60 seulement nagèrent autour du Huascar, où on les recueillit. L’un d’eux prétend que les Péruviens déchargèrent leurs rifles sur les têtes qui émergeaient, mais qu’aussitôt à bord ces mêmes ennemis les embrassèrent en pleurant. Je ne sais si la chose est prouvée ; elle ne m’étonnerait point : perfidie, tendresse, enthousiasme et cruauté, des larmes et des fusillades, des reviremens imprévus, qui proviennent moins de la mauvaise foi que d’une inconsciente légèreté, l’âme péruvienne est un audacieux mélange.

Cependant le Covadonga fuyait devant l’Independencia, et, tout en fuyant, ses deux canons ripostaient aux dix-huit bouches à feu de l’adversaire. Condell, que cette retraite victorieuse épuisait, eut une inspiration de génie. Fort du faible tirant d’eau de son navire et de son expérience des côtes, il se risqua sur des roches sous-marines. Où passait la Covadonga, l’Independencia devait se briser : elle s’y brisa. Il revint alors sur son sillage, et, avec la complicité de l’écueil, consomma la ruine de la frégate péruvienne. Tel fut le combat naval d’Iquique, qui, moralement du moins, rendit le Chili maître de ces rivages. Quand, six mois plus tard, la victoire de Dolorès lui soumit tout le désert de Tarapaca, elle consacra seulement le double triomphe de Prat et de Condell. Les Chiliens avaient bien gagné leur Iquique. Mais en vérité Arturo Prat était digne de sombrer pour une plus noble cause. Ce n’est pas seulement son héroïsme qui fait le héros, c’est encore l’idée qu’il incarne. Le Léonidas de ces Thermopyles marines couvrit de son désintéressement la cupidité de cette guerre fratricide. Sa mort ennoblit une rade promise aux trafiquans anglais, et son souvenir plane si haut qu’il ne craint aucune éclaboussure. Ce n’est pas sa faute si la patrie lui demanda son sang pour payer des officines de salpêtre ! Et quand, las du spectacle que nous offre l’Iquique moderne, ce camp d’avarice, de débauches, d’instincts débridés et de vulgaires passions, on reporte ses yeux vers la salubrité de l’Océan, il est bon de se rappeler qu’à dix brasses de tant de vils intérêts un jeune homme est mort, qui eût été chanté par les vierges de Lacédémone.

Aussitôt que le gouvernement chilien eut pris possession des terrains salitraires, il s’occupa de trier les titres de propriété qui circulaient et de déjouer les ruses des falsificateurs. La tâche présentait de sérieuses difficultés, car les certificats que le Pérou avait distribués à ses créanciers, avaient été imités adroitement, et des propriétaires surgissaient de toute part. Néanmoins on vint à bout de l’entreprise. Le Chili reconnut les droits de quiconque lui exhibait des bons en règle, et se réserva de vendre plus tard, comme biens nationaux, les cantons neufs qu’évaluerait une commission d’experts.

Ce fut alors que les Anglais sautèrent sur cette proie. Ils ont le mérite de flairer les bons coups. Ils se décident vite, exécutent plus vite encore. L’éclair de leur résolution est immédiatement suivi du roulement de leurs capitaux. Les Chiliens, fatigués et grisés de leur conquête, du reste plus industrieux qu’industriels, ne sentirent pas que la vassalité apparente des financiers anglais établis sur leur territoire deviendrait contre eux une sorte de suzeraineté. Ils avaient une belle occasion de continuer en grand ce qu’ils avaient commencé à Antofogasta. De puissantes compagnies pouvaient s’organiser, qui, en même temps qu’elles eussent approvisionné le fisc, se fussent enrichies elles-mêmes. L’énorme bénéfice des salpêtres fût demeuré dans le pays. Ils commirent la même faute que les Boliviens quand ceux-ci leur avaient concédé les salpêtrières d’Atacama. Un seul homme politique s’en avisa : ce fut Balinaceda, qui vint trop tard. Dans un discours prononcé à Iquique même et resté célèbre, celui qu’on devait appeler un jour le dictateur déclara qu’il était de l’intérêt de la République que les fortunes salitraires appartinssent à ses enfans et non à un groupe d’étrangers. Le fracas de la révolution étouffa bientôt sa voix de bon citoyen. Les Chiliens s’entretuèrent dans cette même rade d’Iquique et s’arrachèrent mutuellement ce qu’ils avaient arraché au Pérou. On s’en réjouit à Lima et les Anglais n’y perdirent rien. Aujourd’hui que Balmaceda est mort, ses idées lui survivent. Les idées des morts sont souvent comme les fleurs des tombes. Elles empruntent du corps qui se désagrège une vie plus riche, plus éclatante. Les détracteurs de l’ancien président adoptent et préconisent son programme. Ils s’inquiètent de voir la puissance anglaise s’enraciner dans leur région du Nord, et, à la dernière vente des terrains de Tarapaca, ils ont essayé de les lui disputer. Mais Iquique n’en demeure pas moins un établissement d’Anglais, de « Gringos », comme on les nomme. On peut mettre hardiment l’Etat chilien au défi de maintenir, lui fût-elle nécessaire, une mesure ou une loi que la ploutocratie de Londres jugerait vexatoire. Nous savons déjà que l’Allemagne s’est solidement ancrée au sud du pays. Fidèles à leur esprit de spéculateurs imprudens, qui préfèrent aux lentes épargnes du travail les bénéfices prélevés sur le travail d’autrui, les Chiliens, au lieu de répartir les émigrans à travers la république et d’en absorber l’activité éparse, les ont massés dans une de leurs plus belles provinces. Ce système peut être excellent aux Etats-Unis ; il me semble dangereux chez un peuple dont la pénurie d’hommes n’offre pas assez de résistance à l’invasion européenne. Greffez, mais ne plantez pas autour de vous des forêts qui vous étoufferont un jour, et qui dès maintenant vous emprisonnent.

Tous les habitans d’Iquique ne sont pas Anglais. On y trouve d’abord une colonie péruvienne formée de ceux que leurs intérêts ou leurs habitudes ont retenus parmi leurs vainqueurs. Ils vivent parfaitement libres, ne sont l’objet d’aucune surveillance, le prétexte d’aucune tyrannie. Ces Péruviens sont d’ordinaire des gens aimables, polis, de caractère un peu nonchalant et d’allures presque chevaleresques. Leurs regards fixent rarement : leur vraie pensée s’égare toujours dans le noir de leurs prunelles. Le teint basané, le nez busqué, la bouche facilement dédaigneuse, ils ont gardé le type espagnol, — un type de grand seigneur qui se meut avec autant de souplesse que de fierté dans les difficultés de l’existence. Leurs femmes et leurs filles sont pour la plupart délicieuses. La Péruvienne a l’esprit et la grâce. Elle diffère de sa sœur du Chili comme un Tanagra d’une matrone romaine. Maîtresse de maison, elle est née pour recevoir, amuser et séduire. Le jour, ses yeux ont besoin de l’ombre indolente des persiennes closes, et le soir de l’étincellement des lustres. Son intelligence prime-sautière se pose et scintille sur les coupes de Champagne, comme un colibri sur le calice des fleurs. Elle sait causer, et, loin de s’abandonner paresseusement aux méandres de la conversation, elle la dirige, lui fait décrire des courbes brusques, la sillonne d’éclairs, et rit de ses cascades. Les cascades lui plaisent. Je sais maintenant d’où vient cette sympathie que le Pérou inspire à tous ses anciens hôtes, et dont j’ai recueilli tant de témoignages. Ruses, mensonges, fanfaronnades, protestations dont le cœur n’est jamais sûr, sermens qui durent des déjeuners de soleil, danse folle des deniers publics, révolutions de palais, insécurité commerciale, que ne pardonnerait-on pas aux Péruviens ? Ils ont de si jolies femmes !

La colonie chilienne, elle, se compose de fonctionnaires, journalistes, avocats, médecins, tous gens très honorables et dont plusieurs sont fort distingués. Si vous exceptez cette classe flottante et peu nombreuse d’hommes que le gouvernement salarie ou qui exercent une fonction libérale, le reste de la colonie est recruté parmi des rotos ou des citoyens venus pour enterrer un cadavre dans les grèves. Beaucoup de Chiliens ont considéré Iquique comme un pénitencier moral. Ils y réparent leur robe d’innocence quand elle n’est plus « mettable ». Dans ce pays de myopes, on la rafistole facilement, mais, à moins qu’elle ne soit cousue d’or, elle ne supporte jamais le voyage de retour.

Ajoutez à ces deux colonies quelques centaines d’Italiens, petits commerçans, un avant-poste d’Allemands, cinquante Français et presque autant d’Autrichiens. Les Allemands ont ici dépouillé la mâle arrogance qu’ils témoignent à Santiago. Ils se sentent détestés par les Anglais, que leur présence horripile, et mettent tous leurs soins à passer inaperçus. Ils sont modestes, discrets, humbles : on estime leur ténacité laborieuse, on respecte leur silence, on les aime. Quand ils veulent fêter l’anniversaire de l’empereur, ils s’en vont très loin, le long des grèves, par-delà Cavancha, derrière la dune, et là s’arrosent de bière ; puis ils reviennent à la nuit tombante, sans tambour ni trompette, en aussi bon ordre que le leur permettent leurs libations, et, s’ils entendent dans un asile de nuit les Anglais casser les tables et les chaises, ils pensent : « Mon Dieu, que ces gens sont mal élevés ! » Ils le pensent, ne le disent pas et s’enrichissent.

Quant aux Autrichiens, je me suis toujours demandé quelle série de naufrages les avait amenés jusque-là. On les appelle les « Slaves », et dans la bouche d’un indigène ce mot de Slave prend un accent de mystère. Sous le soleil des tropiques, le Slave représente à l’imagination des naturels un être fabuleux, dont ils localisent la patrie dans la zone inconnue des neiges, une espèce d’ours blanc descendu du pôle Nord pour grimper aux bananiers du Pérou. On m’a affirmé que plusieurs de ces Autrichiens étaient des Russes, mais les preuves manquent. Je ne connais que deux Russes dans la république du Chili. Il n’est pas impossible qu’il y en ait trois.

Parmi nos compatriotes qui habitent Iquique, les uns, des émigrans, y ont été poussés par les déceptions de leur premier débarquement à Valparaiso, les autres, anciens colons de Lima, par la ruine du Pérou. Ces derniers ne se rappellent jamais sans tristesse la douceur de leur vie passée. La guerre du Pacifique les a congédiés du paradis terrestre. Ils ont oublié la banqueroute publique, l’heure sinistre où, le papier-monnaie ne valant plus rien, les billets de cinq francs se rachetaient à six sous ! Ils ne veulent se souvenir que de l’hospitalité qu’ils y reçurent, de l’aménité des gens et des choses. La plupart d’entre eux fréquentent de préférence la colonie péruvienne. Leur consul, M. Lapeyrouse, un beau nom bien porté, est en même temps l’agent de la compagnie Bordes, dont les grands voiliers frètent le salpêtre. Ces trois ou quatre mâts arborent nos couleurs dans la baie, et l’on rencontre parfois au tournant d’une rue la franche et rude figure d’un capitaine breton. Mais les Français, exilés de Lima, n’ont pas perdu toute leur bonne humeur sur la grève d’Iquique. Notre grosse philosophie rabelaisienne, — ce n’est pas ce que nous avons de meilleur, mais c’est ce que nous exportons le plus volontiers, — se rit du désert. D’Arica à Puerto-Montt demandez à ceux qui voyagent s’ils connaissent le Codo. « Le Codo, comment donc, señor ! » Et qui en effet ne célébrerait pas cette hôtellerie de Thélème, ce phalanstère de gourmets, avec sa porte où un artiste a gravé, sur une plaque de cuivre, un coude levé et une main qui tient un verre ? Les murs de la salle à manger sont bordés d’inscriptions gastronomiques. Brillat-Savarin y donne l’accolade à Monselet, et le Rabelais de la légende les bénit tous deux. Le fondateur du Codo et son président à vie, le père Wattin, a le goût fin, l’esprit jovial, le ventre omnipotent et le cœur aussi chaud qu’un vieux vin de Bourgogne. Ses doigts, que la goutte tourmente, se tordent autour de son verre comme des ceps de vigne autour d’une coupe antique. Il incarne — et Dieu sait avec quelle copieuse éloquence — le culte de la bonne chère, le seul, après celui de la fortune, que pratiquent les citoyens du salpêtre. Le Codo hébergea, sans distinction de nationalité, tous les amis de ses amis. Anglais, Allemands, Italiens y levèrent le coude à la hauteur de leur cerveau. Hélas ! à l’heure où j’écris, le Codo a vécu. J’ai assisté à son repas funèbre, qui fut encore assez gai. Les phalanstères durent peu. Le Codo, qui a persisté quatorze ans, mérite une place parmi les plus célèbres syndicats d’appareils digestifs. C’est d’ailleurs la seule institution d’origine française que j’aie trouvée dans mon voyage.

Telle est la population d’Iquique, j’entends la population avouable, presque officielle.

Chaque colonie a fondé son club ; c’est là ou dans les cafés que se traitent les affaires. Les avocats y donnent leurs consultations, les agens des officines y rédigent leurs commandes, les salpêtriers y discutent leurs intérêts, et tous ponctuent leur conversation à l’aide de petits verres. Les chartreuses sont les virgules, les whisky, les points d’exclamation, les cocktails, les points suspensifs. Les aruspices de Tarapaca ne peuvent se regarder sans boire. Et ces buveurs ne dégustent jamais : ils lampent. Le plus grand nombre ne s’assied pas : debout, autour d’un comptoir de zinc, ils vident leurs alcools coup sur coup. A les voir comme à les entendre, on jurerait qu’ils essaient de tromper, en la noyant dans l’eau-de-vie, leur inextinguible soif d’argent. Ils parlent millions et boivent éperdument. Leurs convoitises les consument plus que le soleil ne les brûle et leurs cœurs sont aussi secs que les cactus de la montagne. Ils ne se lassent point de tremper leurs lèvres dans l’or liquide des bouteilles. Entrez au club anglais, regardez ces gentlemen, couleur brique, les uns accoudés sur le comptoir, les autres figés dans leur raideur britannique : ils n’ont d’autre plaisir que l’âpre chatouillement du liquide dans la gorge, Ils ne jouent même pas. La fièvre de leur gain journalier les a blasés sur l’émotion du poker et du baccarat. C’est à peine si quelques coups de dés désignent parfois celui qui réglera la consommation. Le samedi soir, toutes les écluses sont ouvertes ; le cliquetis des verres sonne le laissez-passer du dimanche, et la nuit ne s’achève pas sans des fracas de vaisselle et des chaviremens de tables. La boisson déchaîne parfois en ces hommes un furieux besoin de briser ce qui les entoure.

Elle a, comme partout, d’autres inconvéniens, dont le plus grave semble être, pour les gens du pays, de rougir terriblement les nez. Le fait est que je n’ai vu nulle part de nez plus flamboyans. Leurs rubis inspirèrent même à un certain aventurier l’idée d’une escroquerie, donc le succès prouve l’extraordinaire ivrognerie de cette population. L’histoire est récente. Il se présenta sous le titre suggestif de « blanchisseur de nez », et, à raison de 500 piastres, il promettait à tout porteur d’une trogne rubiconde de la lui rendre plus blanche que la blanche hermine. On lui versait d’abord 250 piastres de provision, et il soumettait l’appendice nasal à un traitement qui devait durer quinze jours ou trois semaines. Huit jours après son installation, il s’esquivait avec plus de 20 000 piastres en poche, laissant derrière lui des nez badigeonnés d’onguent, pelés, lamentables, d’un éclat peut-être moins vif, mais malsain, et d’une longueur démesurée.

La police est maternelle pour les ivrognes. Elle préfère ne pas gêner les étrangers, surtout les Anglais. Ceux-ci n’ont qu’à paraître, elle se sauve. Il n’est point en France de député plus inviolable qu’un « Gringo » à Iquique. On me racontait l’anecdote suivante, qui montrera jusqu’à quel point le respect du nom anglais est invétéré dans le pays. Une nuit, au sortir du banquet où ils avaient laissé leur raison, des Anglais formèrent un monome et parcoururent les rues en criant à tue-tête. Ils parvinrent ainsi devant la prison, et n’imaginèrent rien de mieux que d’en ébranler à coups de bâton les grilles et les barreaux de fer. Ces clameurs, ces vociférations, ce bruit de ferraille réveillèrent le quartier. Les prisonniers, croyant à une révolution et qu’on venait les délivrer, sautent à bas de leurs couchettes. La garde, qui veillait ou dormait dans la cour, ne doute point d’une révolte et se précipite sur ses armes. La capitaine envoie un détachement du côté où grondait l’émeute. Mais quelques instans après, son sergent, qui commandait l’escouade, reparaît, les bras ballans, l’air navré : — Eh bien ? s’écria-t-il. — Rien à faire, mon capitaine. Ce sont des Gringos qui s’amusent. — Caramba ! grogna le capitaine. Et la chose en resta là. Gardiens et gardés en furent quittes pour une nuit d’insomnie. Comment voulez-vous qu’un soldat chilien se hasarde à porter la main sur un salitrero, sur un homme qui rapporte peut-être un million de piastres à la République ? Voyez-vous ce monsieur d’or massif appréhendé ou simplement admonesté par le commissaire ?

Il ne faudrait pas se figurer que les seuls acteurs de ces médiocres débauches fussent des jeunes gens qui jettent leur gourme. Les personnages les plus considérables mènent souvent la sarabande. Ce sont les conditions de leur vie qui les font ainsi tomber au-dessous d’eux-mêmes. Perdus, loin du monde, sur une plage déserte, où d’énormes richesses les hallucinent et les dessèchent, ces hommes dépensent pour en conquérir un morceau une somme invraisemblable d’activité et d’énergie. Toute leur intelligence, tous leurs efforts tendent à la fortune. Ils ont renoncé aux distractions des villes, aux délassemens de la campagne, au charme de la patrie pour devenir millionnaires entre des montagnes de sable et l’Océan. On peut concevoir de plus noble ambition, on n’en conçoit guère de plus inexorable. Rien ne les en détourne, ni la nature, dont la cruelle monotonie leur rappelle constamment leur but, ni leur imagination, qui ignore le désintéressement. Quand on y songe, on est frappé de toutes les forces qui s’exténuent sans profit pour la cause morale de l’humanité. Si les hommes employaient à être bons la moitié du courage qu’ils déploient pour être riches, le royaume de Dieu serait fondé. Les saints n’avaient pas besoin de plus de volonté, quand ils couchaient au milieu des ronces, que les êtres intelligens quand ils s’ensevelissent dans la chaude tristesse d’Iquique. Mais, si l’abnégation, qu’on s’impose par pitié de son prochain ou par amour de Dieu, trouve en elle sa propre récompense et de merveilleuses voluptés, il n’en est pas de même des sacrifices intéressés qu’inspire la passion de l’or. A de certaines heures, la bête impatiente se réveille et veut anticiper sur les jouissances promises. L’esprit se fatigue à compter ou à escompter ses gains : la fortune, qu’on sent palpiter dans sa main, sollicite l’entre-bâillement des doigts et brûle de jaillir à la lumière. L’exploiteur de la pampa est plus avide qu’avare. Riche ou en passe de le devenir, il désire affirmer sa puissance ; et surtout il éprouve l’irrésistible envie de se revancher violemment, dans l’espace d’un court loisir, contre les mornes nécessités de son labeur et du désert. Entre deux coups de collier, il se rue au plaisir autant par vanité que par besoin. Et ce plaisir est naturellement brutal comme une exigence physiologique et stupide comme l’orgueil des écus. Ce travailleur, en rupture de chiffres, cherchera au fond de son verre une vision d’enrichissement monstrueux, une heure de démence, un spasme d’oubli. Il s’ensanglantera les poings au coupant des glaces brisées, pour mieux se convaincre que rien ne résiste aux livres sterling, et qu’il peut se payer non seulement le superflu, mais encore l’absurde. Le bris des tables et des flacons ne lui suffira pas : il lui faudra au moins l’illusion de l’orgie traditionnelle, l’écœurement classique des nuits de Valpurgis. Et pas difficile sur la propreté du décor ni sur le charme des figurantes, le fêteur d’Iquique ! Le grand mal de ce pays ne vient pas tant de la bouteille que de la femme. Les sources d’or propagent toutes les contagions.

Ceux qui s’établirent les premiers sur ce rivage n’y amenèrent point de famille. Iquique fut une ville de veufs et de célibataires, et conserve encore un peu de son caractère primitif. La femme honnête n’y joue qu’un rôle effacé. L’occasion était trop belle : de Puerto-Montt à Panama, tous les rossignols de la galanterie cinglèrent vers l’industrie du salpêtre. Les vapeurs débarquèrent aussi de pauvres filles d’émigrans, sans sou ni maille, servantes à tout faire. Quelques-unes, chanceuses, y rencontrèrent un mari. Comme la police chilienne témoigne d’une large tolérance et respecte toutes les libertés, les plus beaux quartiers de la ville se trouvèrent bientôt habités par des dames qui commençaient leur journée quand les agences finissaient la leur. L’envahissement prit de telles proportions que la municipalité intervint et leur affecta des rues spéciales. On appliquait cette mesure lorsque j’arrivais, et Iquique retentissait des doléances d’honorables propriétaires, qui gémissaient sur le tort qu’on faisait à leurs immeubles. Naturellement le prix des locations diminue, et dans l’Amérique du Sud, surtout à Tarapaca, l’argent n’a pas de sexe. Le pouvoir de ces femmes ne se manifeste ici ni par des vols ni par des drames passionnels. Vous rappelez-vous dans la Lucrèce Borgia de Hugo ce jeune homme en cheveux blancs, qui, le dos voûté et les jambes incertaines, traverse le fond du théâtre, lugubre symbole du poison de Lucrèce ? Ce même jeune homme, vous le croisez souvent dans les rues d’Iquique. Il se raidit encore, mais son inquiète nervosité, ses yeux étrangement vides, révèlent le mal dont il meurt. Et rien n’est plus navrant que ces spectres d’une jeunesse flétrie, qui s’acheminent vers leur tombe au milieu d’effrénés spéculateurs, sur une grève éclatante et silencieuse. Certes, on n’a pas besoin de longer les côtes du Pacifique pour voir de pareils spectacles : ils ne sont que trop banals, j’en conviens ; mais ici le soleil qui les éclaire, la désolation qui les enveloppe, en repoussent davantage les ombres hideuses et les tragiques lumières. Tout l’effort de la vie moderne aboutit là : une ville de joie, bâtie dans du sable, moitié casino, moitié bouge, où des hommes acharnés les uns contre les autres, tripotent des millions, se dupent, s’enivrent, deviennent fous, alcooliques ou pires, et souvent tombent avant d’être mûrs.

Mais ne nous occupons plus des viveurs d’Iquique, qui en sont pourtant la grande majorité : étudions les gens sages, tranquilles, solidement assis dans le confortable de l’existence. Les miasmes de la grosse richesse étiolent leurs qualités, altèrent leur jugement. Ils ne songent pas même à dissimuler leur égoïsme : ils l’étaient et s’en glorifient. Le gouvernement chilien, hanté par l’unique souci d’encaisser ses formidables impôts, refuse une subvention pour l’hôpital. Des millions annuels qui tombent dans son trésor, il ne saurait distraire quelques milliers de piastres qui soulageraient des malheureux. Il y a bien un lycée à Iquique, mais, loin de répandre le goût de l’instruction, ce lycée ne fait qu’y accentuer le mépris des études libérales. Les professeurs, mal payés, traînent une existence précaire et servent d’illustration aux grossières théories des habitans. Un de ces derniers disait devant moi à son fils : « Les meilleurs livres sont ceux de comptabilité. Avec de l’audace et la connaissance des quatre règles, on est toujours assez instruit. Une bibliothèque ne vaut pas une estaca de salitre et j’aimerais mieux te voir garçon de magasin que recteur d’institut. » Et, se tournant vers moi : « Car, enfin, ils tirent le diable par la queue, les recteurs ! Et je vous demande un peu à quoi sert une science qui n’enrichit pas ? » Ce raisonnement, les vingt mille citoyens d’Iquique le mettent en pratique. Je ne pense pas qu’il existe un canton de l’univers où les œuvres de l’esprit soient plus décriées. On traite un homme de voleur : cette insulte ne nuit point à son avancement. Elle lui assure même une certaine déférence, s’il est dûment prouvé qu’il a volé sans se faire prendre. Mais murmurez sur son passage : « philosophe ! » ou « poète ! » il ne trouvera pas une mule à étriller. Je n’ai pas vu dans toute la ville une seule librairie. S’il y en a, elle n’ose exhiber de livres à son étalage. Elle les cache derrière des marchandises plus courantes ou des denrées d’un ordre supérieur.

Chez les étrangers, aucun souci de politique locale ni même étrangère. Seul, le mot de socialisme, qu’il soit prononcé par M. de Mun ou par M. Jaurès, les fait bondir, comme un sacrilège commis envers le dieu qu’ils adorent. Ils n’admettent pas qu’il puisse y avoir des questions sociales. Les Chiliens, eux, toujours en mal de députés, de président ou de conseillers municipaux, s’adonnent à leur plaisir favori des querelles électorales. Ils publient quatre journaux d’annonces, où se glisse entre une réclame anglaise et le bulletin de la douane une petite tartine à l’usage des électeurs.

Quant au peuple, quand ses maîtres boivent, il est ivre. Autant dire qu’il désapprend tous les soirs à marcher droit. Et pourtant c’est une forte race, qui ne rechigne pas à la besogne, nerveuse, infatigable, capable de frugalité, indifférente à la douleur, insouciante de la mort, ne craignant que les bouteilles vides. Plus désintéressés que ceux qui les commandent, les rotos détestent l’étranger, l’Anglais surtout, et se contentent de leur salaire. Depuis la guerre du Pacifique, ils ont acquis le sentiment de leur valeur. Ils ont sauvé la république, et se souviennent que la terre où ils couchent fut payée de leur sang. Enfin la révolution balmacédiste a accru leur importance. Mais toute leur ambition se borne pour l’instant à boire de franches lippées, et, quand ils savent lire et écrire, à voter.

Et pendant qu’ils ploient leur dos sous les sacs de salpêtre, courent le long des môles et rament vers les grands navires, les agens anglais additionnent et multiplient, les douaniers enregistrent, les brasseurs d’affaires se démènent, et la vie d’Iquique se poursuit implacablement triste ou mortellement fiévreuse. Parfois une troupe italienne d’opéra-comique touche terre. La ville possède un théâtre assez vaste et plus élégant qu’on ne s’y attendrait. Durant quelques jours, Mignon, Carmen, la Cavalleria Rusticana interrompent la « beuverie » des clubs et font sur ce rivage un autre bruit que celui des locomotives et des vapeurs. On y entend des duos d’amour, des cris de passion, des couplets qui célèbrent le printemps, les fleurs, l’idéal, et l’air de bravoure des toréadors. L’orchestre joue faux, les chœurs détonnent, les chanteurs s’essoufflent, mais le public applaudit. Les pires acteurs émeuvent de beaux yeux péruviens. Une brise de romance amollit un instant les âmes. Italiens et Allemands font des retours vers leur pays : j’en ai vu qui débordaient d’enthousiasme à une méchante représentation du chef-d’œuvre de Bizet. Et certes tous ces gens-là ne seraient ni plus égoïstes ni plus grossiers que les autres, si la maladie de l’or ne les contaminait pas, s’ils respiraient une meilleure atmosphère que celle des fortunes excessives. Il faut bien se rendre à l’évidence : là où l’argent ruisselle, la bonté sociale tarit. Que la terre se crevasse et nous décèle un nouveau trésor, elle fait surgir à l’entour des énergies farouches, d’admirables ténacités, des merveilles d’ingéniosité, toute une forêt vierge de superbes instincts : une seule fleur n’y croît pas, la charité ; un seul rayon n’y perce jamais, l’amour du beau.

Cependant je me reprocherais d’oublier dans mes impressions d’Iquique l’histoire d’un dévouement modeste, qui doit d’autant plus nous toucher qu’il vient d’un Français et s’adresse à la France. Un de nos compatriotes, M. Duclos, s’est consacré tout entier au succès de l’Alliance française. On sait que cette Alliance a pour but de répandre à travers le monde notre langue, l’influence de notre génie, notre philosophie libérale. Cet homme jeune encore, aimable, distingué, test depuis trois ou quatre ans presque immobilisé par la paralysie. Il supporte la douleur avec le sourire résigné des stoïciens, et il a voué ses dernières forces au service de cette patrie lointaine qu’il n’espère plus revoir. Il a entrepris de rallier à cette œuvre bienfaisante tous les amis de notre nation et même ceux qui ne le sont pas. Malade, il a frappé à toutes les portes ; sa mère écrit sous sa dictée d’innombrables lettres. Il se fait persuasif, éloquent, irrésistible. Son désintéressement trouve des finesses de plaideur, des ruses d’avare, et, dans cette ville, où la lutte pour l’existence ne laisse aucun répit à ses farouches boxeurs, dans cette ville, qui ne compte pas plus de cinquante Français dont trente-cinq émigrans, M. Duclos recrute à l’Alliance française plus de six cents adhérens ! Six cents personnes ont consenti à souscrire pour une œuvre de propagande intellectuelle et morale ! Et cet homme a opéré ce miracle, sans espoir de récompense, sans orgueil, par la seule vertu de son patriotisme et de sa bonne grâce mélancolique. Quand il disparaîtra, quelque chose du nom français s’éteindra sur ce rivage. Les six cents membres de l’Alliance se disperseront, et le voyageur qui parcourra le sable desséchant d’Iquique, n’y trouvera même plus l’ombre d’un simple dévouement. Des générations continueront d’y grandir dans l’amour de l’or et dans l’ignorance des nobles chimères qui mènent les âmes, et l’on y rencontrera, comme j’en ai rencontré moi-même, des fils de Français millionnaires, qui abdiquent leur nationalité et ne savent que l’espagnol.


II

Le train de voyageurs, qui mène au désert des salitreros, y monte trois fois par semaine, le lundi, le mercredi et le vendredi ; les trois autres jours il en redescend ; le dimanche, il se repose. Ce fut un lundi matin que je le pris pour la première fois. Le départ est fixé à huit heures, mais dès sept heures et demie les wagons sont envahis.

Curieuse, la foule qui se presse et court sur le trottoir de la gare : d’abord, des Anglais corrects, recouverts d’un cache-poussière qui leur tombe jusqu’aux pieds, coiffés de casquettes à carreaux, des diamans à leurs doigts, le teint cuit, le nez rutilant et les yeux ordinairement cerclés par les fatigues de la nuit, tous agens, directeurs ou employés d’officines, qui sont venus fêter à Iquique le jour du Seigneur. Autour d’eux les péons, ouvriers et travailleurs, mal lavés, débraillés et très fiers, quelques-uns encore endimanchés. Ils gagnent leur wagon de deuxième classe, comme on gagne son lit. M’est avis qu’ils l’ont bien mérité. La plupart s’en retournent les mains vides et les poches probablement comme les mains. D’autres emportent de petits paquets de hardes, d’où sort le goulot d’une bouteille.

Mais dans ce peuple, qui s’agite sans bruit et dont le réveil trop matinal, la veille prolongée ou la nuit blanche tire les traits, émousse le regard, déhanche l’allure, les femmes me semblent plus nombreuses que les hommes. Les cholas ou métisses arrivent chargées de paniers et de sacs, leurs tresses sur le dos, le front garanti du soleil par des chapeaux de garçons, bronzées, épaisses, lourdes et traînant suspendue à leur jupe éclatante une silencieuse et sale marmaille. Souvent leur accoutrement témoigne d’une coquetterie si drôle qu’elle en devient attristante. Il n’y en a guère qui ne se plâtrent la figure de poudre de riz. Cette poudre blanche sur ces joues d’Indiennes produit une impression de dartres farineuses. J’aime mieux les tatouages et le bariolage des coups de pinceau ! La devanture des magasins européens les hypnotise, et l’on songe, en les voyant, au pauvre argent si péniblement acquis, qu’elles ont laissé sur le comptoir des marchands de nouveautés. Elles ont surtout la passion des chaussures fines, bottines en chevreau, petits souliers glacés et mordorés. J’en ai rencontré deux, en plein désert, qui se rendaient à une officine et qui traversaient des monticules pierreux. Leurs jupes vertes, graisseuses et trouées, tombaient en loques, mais elles étaient chaussées comme des grisettes de Paris et tenaient à la main une fine ombrelle à manche sculpté, qui m’avait tout l’air d’un solde du Louvre. A côté des cholas, voici les dames de la pampa, quelques Anglaises ou Allemandes, dont la fraîche carnation flatte les yeux, et à qui leur taille plus élancée, leurs attaches plus délicates donnent un caractère de fleurs exotiques dans un bois de houx ; des Péruviennes en costume européen ; et des femmes de contremaîtres ou d’ouvriers mieux rétribués, les « señoras du medio pelo », ainsi qu’on appelle cette classe intermédiaire entre les riches et la plèbe. Elles sont vêtues de noir et drapées de la tête aux genoux dans des mantos brodés. Plus je vais, plus je suis frappé de leur type de matrone romaine : la peau brune, le front bas et vertical, des prunelles de jais qui roulent dans un blanc laiteux, le nez assez gros et droit, la bouche bien fendue et plutôt épaisse, la figure carrée, avec une expression de bonté robuste et maternelle. Leur tenue est imposante, sans affectation. Leur corps massif affirme une vertu en bois de chêne, et leurs mains, ah, pauvres de nous ! j’ignore si elles caressent bien, mais je mets la mienne au feu qu’elles doivent cogner dur, quand elles s’en mêlent ! Un coup de poing de ces fortes ménagères assommerait une demi-douzaine de nos crétins parfumés. On ne se lasse point d’admirer l’ample grâce dont elles soulèvent les valises les plus pesantes. Elles prennent leur place et s’installent lentement, posément, solidement, sûres que rien au monde ne les en démarrera. De temps en temps elles tirent de leur panier un fruit qu’elles pèlent avec méthode, et découvrent deux rangées de dents blanches où luisent des mastics d’or. Durant tout le voyage, elles garderont leur même gravité et une attitude de bas-reliefs antiques. Il y en a d’autres, jeunes filles ou jeunes femmes, qui au contraire sont maigres, malingres, ombres plus pâles dans l’ombre noire du manto. On dirait de petites bonnes étiolées : elles restent immobiles, indifférentes à tout, même au bébé malpropre qu’elles soutiennent dans leurs bras, et qu’elles ont coiffé d’une capote ruchée, blanche ou rose. De jolis visages, peu ou point ; mais, ça et là, une certaine distinction qu’impriment des yeux sombres à une physionomie fanée. Les femmes n’ont point souci de leur beauté. Le soleil, le miroitement des sables, l’ardente poussière, le vent sec émacient les frêles, tassent les grosses. Où nul printemps ne verdit, la femme ne s’épanouit point, et, dans ces pays sans automne, elle ne saurait atteindre le charme des maturités voluptueuses. Les filles de Tarapaca ont la tristesse des tamaris, qui, poussant dans leur désert, ne donnent jamais de fleurs.

Deux ou trois d’entre elles, pas davantage, plus fardées, plus pimpantes, des bouffettes de ruban aux souliers, la jupe relevée contrairement aux habitudes du pays, les bas bien tendus, voyagent d’un bout à l’autre de la pampa en qualité… mettons de bayadères. Leur immuable sourire est une enseigne. Elles observent strictement le silence de leurs compagnes et leur bienséance. Je les crois pénétrées de l’importance de leur mission. On les a probablement mandées dans une officine où elles vont faire la place dans un village du désert. Enfin quelques commis voyageurs, de rares touristes, et nous aurons achevé le dénombrement de cette foule où courent, vendeurs de journaux et porteurs de valises, des gamins en bonnet rouge.

Pour sortir du cirque des hauteurs qui protègent la rade d’Iquique, la ligne décrit un angle aigu. Elle file d’abord vers l’extrémité nord de la baie, à travers les grèves ; de là elle s’élance sur le flanc des montagnes, longe toute la baie qu’elle domine, et s’échappe par l’échancrure de deux crêtes.

Le matin s’embrumait du côté de l’Océan ; des navires profilaient au loin de vagues fantômes. Mais à mesure que nous nous éloignions, le soleil se levait et communiquait à l’immense plage la vie multiple des scintillemens. Nous distinguons à notre droite un carré enclos de murs et bossue de tertres blancs : c’est le cimetière. Deux guérites brunes à sa porte lui donnent une apparence de campement mystérieux et solitaire. A gauche, deux quadrilatères isolés de la ville, l’hôpital, pâté de bâtimens inégaux, bruns et violets, et le lazaret, bleu ciel. Nous courons maintenant sur l’étroite rampe de la falaise, et à chaque tour de roue, le précipice que nous côtoyons devient plus profond. Notre passage détache des morceaux de pierre, qui dégringolent comme sous le sabot des mules ; parfois même le rebord des wagons plonge sur l’abîme. La petite machine halette et traîne vaillamment son convoi. Elle a l’âme tenace et prudente d’une bonne bête de montagne. Là-bas Iquique, projeté dans les flots, chaude sa carapace bigarrée sous la diffusion rose du soleil. Cavancha s’amincit, s’effile, et coupe de ses toits sombres la ligne harmonieuse de la mer. Sur la grève plate et plaquée d’étincelles planent des corbeaux noirs, et le silence est tel qu’on entendrait le bruit de leurs calmes battemens. Nous passons au-dessus de la d’une amoncelée par l’Océan : la brise muette et les jeux de lumière en font une nappe changeante, tour à tour d’un rose clair et d’un bleu diaphane. De merveilleuses transparences ondoient sur le glissement continu des sables. La pente devient plus raide : le panneau des voitures surplombe le versant abrupt. Mais au moment où nous allons nous enfoncer dans l’intérieur, les montagnes nous apparaissent, dans toute leur aride splendeur, rayées du haut en bas par des bandes parallèles, azurées, jaunes, couleur de safran, lie de vin, vert-de-gris, d’un rouge de pourpre qui déteint. Par là-dessus, la jeune flambée du soleil, et derrière nous, en bas, la plage immobile frangée d’écume et de lavures d’or.

L’éclat de ce spectacle ne tarde pas à s’éteindre. Nous sommes entrés dans la monotonie de la pampa : les collines ne se couvrent plus de riches tentures ; ce ne sont que des mamelons uniformément gris, qui ondulent à l’horizon, sans pittoresque, comme au souffle du vent les tristes vagues d’une mer morte. Le plateau s’étend à perte de vue, et rien n’y arrête le regard que de petites croix blanches, plantées à de rares intervalles. Ce qui reste d’une vie humaine est enfoui là, et ces croix de bois, écrasées par la solitude et le silence de la nature, sont les seuls vestiges que laisse derrière elle l’aventure des hommes, et qui évoquent dans ces lugubres étendues l’idée du désintéressement. J’ai souvent pensé que nous ne valions guère que par le petit gibet qu’on dressait sur notre tombe.

Le train stationne quelques minutes à Santa-Rosa, puis à San-Huan, deux pauvres haltes en planches, dont l’une possède une buvette. Les voyageurs de première s’y précipitent, y flûtent une copita, et l’on repart. À peine a-t-on le temps de voir à gauche, sur le flanc d’une hauteur, comme une plaie noirâtre : ce sont des mines d’argent. Vers dix heures et demie, nous arrivons à la station centrale, où commence la région des salpêtres. La voie s’y divise en deux embranchemens, l’un qui dessert les officines du nord, l’autre celles du sud. On déjeune au galop sur des tables d’une propreté douteuse, et en route dans le soleil et la poussière !

Prenons le chemin du nord : j’ai parcouru les deux ; pendant près de quinze jours j’ai roulé sur leurs rails, et, bien que la différence n’en soit pas très marquée, il me semble que je le préfère.

Au sortir de la station centrale, nous rencontrons la première officine de salpêtre. Qui en voit une les voit toutes. On ne peut même pas dire que leur décor change : plateau mamelonné ou vaste plaine, la désolation est partout la même. Imaginez donc, et sans effort, sur un versant poudreux, des bâtimens noirs, surmontés de longs tuyaux fumans ; devant ces bâtimens, des échafaudages qui supportent des réservoirs en fer rouge, et, tout autour, comme une ceinture d’écume pétrifiée, des monceaux de salpêtre, dont la blancheur s’irise. Plus loin, deux ou trois rangées de huttes forment le village des ouvriers. Et toutes ces constructions en bois, noircies par la fumée, chauffées par le soleil, d’où sortent continuellement le bruit rauque des broyeuses et le ronflement des machines, s’élèvent au milieu de terrains défoncés, ravagés, horribles. Eboulemens, crevasses, trous béans, un inextricable réseau d’ornières, une incohérence de sapes et de tranchées, l’effondrement est tel qu’on ne saurait l’attribuer à des bras humains et que l’esprit se figure un labourage de géans ivres ou le vandalisme d’un tremblement de terre. Je ne pense pas qu’on puisse jamais contempler un spectacle plus sinistre, dans un pays plus morne, sous une lumière plus crue. J’ai traversé d’autres déserts, les hauts plateaux de Bolivie : ils m’ont empli de sérénité ; leurs montagnes sauvages, leurs neiges, le voile d’azur et d’or de leurs lacs, tout y respirait la virginité somptueuse de la nature. Leur silence parlait au cœur. Les dieux, que nos mélancolies ont conçus, n’eussent point dédaigné le séjour de ces sublimes forteresses. Mais ici l’homme a trouvé moyen d’ajouter à l’horreur des choses. Il éventre la terre en forcené. Il la fouille, la bouleverse, se rue contre elle. Je ne dis point qu’il ait tort, puisque la nécessité le lui commande. Mais devant ces plaines saccagées, je m’étonne moins des brutalités de plusieurs salitreros, de leur grossière conception de la vie, de leur débridement d’instincts à travers les jouissances. Ce n’est pas la vue d’un sol en proie à la destruction qui peut élever leur âme et lui donner de la mansuétude. La fortune se ressent toujours des habitudes prises pour la conquérir. Cette dévastation qu’ils pratiquent journellement, dans laquelle et de laquelle ils vivent, allume en eux un éternel besoin de violence. Les reîtres d’autrefois, que les villes en feu, les ruisseaux de sang, et les tas de cadavres et l’échevèlement des femmes piétinées par leurs chevaux soûlaient d’orgueil, proportionnaient leurs plaisirs à leur monstrueux labeur. Je ne compare point ces tragiques soudards aux bourgeois enrichis de la pampa. Mais si vous voyez jamais un salitrero rouant de coups la fille qui l’héberge et titubant dans le fracas de la vaisselle brisée, souvenez-vous de la façon dont ce même homme travaille la terre, la bonne terre, aïeule du genre humain.

Cependant le train continue sa marche. C’est l’heure où souffle le vent de la pampa, ce vent régulier qui se lève à dix heures du matin et tombe vers quatre heures du soir. Nous avons beau nous claquemurer dans nos wagons, la poussière y pénètre, nous aveugle et nous dessèche la gorge. Nous apercevons au loin de nouvelles officines, et tout le long de la plaine d’étranges colonnes de sable jaillissent comme des geysers et se tordent en spirale. Il fait une chaleur accablante ; tout ce qui reçoit un rayon de soleil brûle. De temps en temps, nous nous arrêtons devant une misérable baraque, entourée de quelques cabanes. Une seule gare nous retient dix minutes : Huara. Des marchandes de raisins, pour la plupart cholas boliviennes, se traînent dans les voitures et nous offrent des raisins poudreux. Elles sont vêtues de jupes multicolores et de corsages à ramages, coiffées de chapeaux d’homme, et leurs cheveux, en deux nattes nouées par un ruban rouge, sont ramenés sur leur poitrine. Je remarque parmi les gamins qui nous harcèlent des types de blondins aux yeux bleus, à la peau blanche. C’est de la contrebande anglaise ou germanique. Je n’ose nous en rendre responsables, car les Français se comptent à Tarapaca. Je n’en connais que trois, possesseurs d’officines, et leur personnel se compose presque entièrement de Chiliens et de Péruviens. Huara, un des villages les plus peuplés du désert, s’étend devant la gare : son bourg consiste en un alignement de maisons et de magasins sordides, coupé de rues qui ne sont que des échappées sur l’infini des sables. On y voit un hôtel et même un « Grand Hôtel », et, en face, deux fiacres vermoulus, attelés chacun de trois rosses pelées.

Après Huara, Poso-Almonte s’enorgueillit de ses tamaris et de ses souvenirs historiques. Une pluie, une de ces pluies qui se trompent d’adresse et dont le miracle s’opère environ une heure tous les trois ans, une pluie doublement lustrale, a fait sortir du sable le maigre enchantement de ces arbustes vert grisâtre. Ils ne grandissent pas, ils rampent. L’habitude d’être fouettés par le même vent les allonge sur le sol. Loin d’égayer la plaine, qui va se perdre dans le ciel pâle, ils l’attristent encore. On aimerait mieux que la nature, incapable de vrai feuillage et d’ombre, évitât la honte de pareils avortemens.

Quant aux souvenirs historiques, ils ne sont pas plus heureux que les tamaris. Il y a cinq ans, les troupes de Balmaceda et celles du Congrès se sont rencontrées à cet endroit et se sont livré une odieuse bataille. Les révolutionnaires occupaient un monticule près duquel passe le train : les balmacedistes tenaient la plaine. Tous les ouvriers chiliens des officines avaient quitté le travail et pris les armes contre un « tyran », dont ils célèbrent aujourd’hui la mémoire. De son côté, le commandant de Balmaceda, Robles, conduisait son régiment à Iquique. Il espérait y surprendre les ennemis ou du moins leur supprimer les vivres. Toute la question était de savoir à qui appartiendraient les salpêtres. Le dictateur avait donné l’ordre formel de détruire les machines des salitreros. Et remarquez bien que les salitreros en auraient été ravis, car, dispensés par-là de remplir leurs contrats, ils y eussent moins perdu que de livrer, toujours au même prix, une marchandise dont les difficultés de la guerre civile avaient quadruplé les frais de production. Les révolutionnaires, eux, comptaient sur les douanes pour continuer la lutte. Les deux détachemens se heurtèrent à Poso-Almonte. On y combattit avec un incroyable acharnement. Le plus grand nombre des soldats ignoraient quel motif les jetait les uns contre les autres, dans cette tuerie fratricide. Ils s’y lancèrent, comme un défi suprême, le mépris de leur peau, et s’attendirent à deux cents mètres, pour se servir de leurs armes de précision. On les vit se fusiller presque à bout portant. Robles, en déroute et blessé, se réfugia dans une officine : les vainqueurs l’y traquèrent, le saisirent au lit et le mutilèrent honteusement. On raconte qu’on enveloppa dans une poche les morceaux de son cadavre et qu’on les envoya à Iquique ; on ajoute même que l’homme qui ouvrit le sac mourut de saisissement. Ce Robles, au moment où il fut écrasé par le nombre, venait d’accomplir une marche héroïque à travers la pampa. Il a laissé le souvenir d’un vaillant capitaine. Aujourd’hui, sur le haut du monticule où les révolutionnaires commencèrent le feu, et qui fut trempé de sang, un arbuste d’un jaune pâle s’alanguit dans la chaude tristesse cendrée de l’horizon.

Nous pouvons continuer ainsi jusqu’aux falaises, qui dominent à pic l’anse de Pisagua, point terminus de la ligne : nos yeux ne seront distraits que par le trot d’un cavalier, les cahots d’une charrette ou le profil résigné d’un petit troupeau de mules, promenant leur museau dans la sécheresse des tamaris. Le voyage dure neuf heures. Toujours des éminences aux flancs pommelés, des buttes difformes, des collines plus désolées que les Golgothas de notre imagination, et l’immensité nue balayée par le vent, et, de temps à autre, la sombre horreur d’un terrain défoncé. Du côté du sud, vers l’énorme officine de Lagunas, c’est le même spectacle, avec moins de poussière peut-être et moins de stations. Le soir, à la brise qui s’apaise succède une froide humidité, et la nuit sans crépuscule vous saisit et vous transperce. Tout se mouille, sans même qu’on soit enveloppé de brouillard ; et, malgré cette fraîcheur, qui contraste violemment avec la chaleur du jour, les tombées du jour sont divinement belles et d’une incomparable mélancolie.

Un soir, monté sur une de ces vigoureuses mules que leur force de résistance rend supérieures à tous les chevaux du monde, je fus surpris par l’ombre à une demi-lieue de l’officine où j’étais descendu. Ce fut presque instantané, et, si ma bête n’avait point connu le chemin de son corral, je n’aurais su m’orienter. On n’est pas plus perdu sur l’Océan. Les formes qui m’entouraient s’étaient exagérées, et, tandis qu’un reflet d’incendie courait encore au ras du ciel, les monticules érigeaient des découpures de vieux bastions en ruines ; les ondulations du sable donnaient à l’étendue l’aspect d’un énorme cimetière persan, où, seules, les bosses du terrain révèlent les tombes ; et, vers l’Occident, des traînées lilas fuyaient, dernières pensées de la lumière. Sur ma tête un collier d’étoiles s’égrena. Ma mule, dont les oreilles pointaient, fut effrayée des lueurs d’ivoire que faisaient à ses pieds de grandes carcasses d’animaux nettoyées par les oiseaux de proie. Heureusement ce qui l’inquiétait me rassura. Je m’aperçus à ces ossemens que je me trouvais tout près de l’officine. Le désert n’a point d’écho, et le grondement des machines n’arrivait pas jusqu’à moi.

Les matins sont humides comme les soirs, mais moins traîtres. C’est l’unique moment de la journée où l’on se sente heureux de vivre. Pas de vent, pas de poussière, et l’invisible bruine, qui vous imprègne, s’évaporera au premier rayon de soleil. Les tons du ciel ont des finesses que nous ne connaissons pas en Europe. Je l’ai vu dès six heures du matin moucheté de flocons d’opale où nageaient des paillettes d’or mat. Nul pinceau ne rendra jamais le nacarat de son aurore, ses nuées de tulle et de soie, ses éparpillemens de dentelles mauves, son infinie douceur de paille rosée, et surtout cet alanguissement de toutes les colorations, qui, à mesure que le soleil grandit, se fondent dans une incandescence diamantée. Et il semble que les âmes soient pareilles au firmament : capables de nuances à leur réveil, elles adoucissent les visages, diversifient les regards ; puis la journée s’avance, les traits se contractent, et le perpétuel flamboiement de l’horizon imprime aux prunelles une pâle fixité.

Vers dix heures, le mensonge des mirages guette le voyageur. Il peut être cruel pour la caravane épuisée, qui n’attend son salut que de la rencontre d’une oasis ; mais ici, où l’on n’a jamais à craindre les longues erreurs, je le trouve simplement délicieux. Vous distinguez, environ à cinq cents mètres et avec une telle précision qu’un artiste pourrait peindre cette chimère, des arbres, des espèces de peupliers, dont le tronc se mire et dont les feuilles tremblent dans l’eau. Ils se groupent, forment une haie ou un bocage ; on y entrevoit des éclaircies, et de hautes herbes poussent à leur pied. Rien ne les figurerait mieux qu’un fusain d’Allongé, un de ces fusains, aérés par de la lumière, et dont les reflets dessinent dans la transparence d’un fleuve un paysage à la fois précis et flou. C’est leur couleur, du moins la couleur de ceux qui m’ont apparu, qui me les fait plutôt comparer à des fusains qu’à des aquarelles. Et là encore on dirait que l’optique complote ses ruses de manière à mieux nous abuser. Ces arbres de songe ont exactement les mêmes tons gris et sombres que les bouquets de tamaris. Mais l’eau qui frissonne autour d’eux les baigne de fraîcheur. On sait qu’ils n’existent pas, on ne les en aime pas moins. S’ils existaient vraiment, rompraient-ils avec plus d’agrément l’uniformité de la morne plaine ? Ils sont comme la poésie du désert. Je m’imagine que cette âpre nature, engourdie par la chaleur, s’endort de lassitude et qu’elle rêve. Elle rêve qu’il lui manque de l’ombrage, le chant des oiseaux, le murmure des eaux courantes, qu’elle n’a point d’arbres dont le bruissement exprime ses plaintes, point de rivière qui satisfasse ses besoins d’expansion, point d’herbages dont le mouvant bouclier la protège des flèches du soleil. Son rêve prend forme, voltige sur son front brûlant ; et ce que nous voyons n’est que le fantôme de son désir.

Je sais encore d’autres mirages. Est-il possible de traverser ces solitudes, sans y revoir les premiers aventuriers qui s’y hasardèrent, les rudes coquins d’Espagne, que le poète José Maria de Heredia élève à la dignité de héros ? Leur souvenir plane, comme un oiseau de proie, sur toute cette région ; et les salpêtriers, qui sont cependant avares d’inutiles enthousiasmes, s’émerveillent encore que les cavaliers d’Almagro aient affronté ce lugubre désert. Il est certain que la retraite des Dix mille n’est plus qu’une partie de campagne à côté de leur expédition. Ce fut en 1535 qu’Almagro, associé de Pizarre dans la conquête du Pérou, et un peu moins scélérat que lui, décida de marcher vers les terres du Sud, que la légende et la convoitise de ces bandits enrichissaient de fantastiques trésors. Ils venaient de piller le royaume des Incas, mais rien ne les rassasiait. Almagro partit donc et suivit à l’aller la grande route militaire des Fils du Soleil. Quand ils eurent massacré des Indiens, mangé leurs chevaux et laissé bon nombre des leurs dans les ravins et les précipices des Andes, ils arrivèrent à Coquimbo, et, déçus par leurs éclaireurs, ils résolurent de rebrousser chemin. Ils revinrent alors le long de la côte et s’engagèrent dans les déserts d’Atacama et de Tarapaca. Ils marchèrent ainsi plus de deux cents lieues sans trouver une oasis. Ils ne se doutaient guère, en passant dans la pampa d’Iquique, qu’ils foulaient des millions futurs. Leurs appétits ne connaissaient que la terre qui produit l’or… I como no le parecio bien la tierra por no ser quajada de oro. Comment s’approvisionnèrent-ils ? Comment, éreintés déjà par l’escalade des Cordillères, résistèrent-ils à la soif et au soleil ? Je ne crois pas que l’homme ait jamais dépensé plus de volonté sauvage. Tout ce que la bête humaine, altérée d’argent, peut faire, ces écumeurs de terres vierges l’ont réalisé. S’ils avaient été soutenus dans leurs prodiges par une idée de sacrifice ou d’amour, ce désert serait sacré. Il y faudrait bâtir un temple à l’Energie humaine. Tous les historiens, même les descendans des vaincus qui ont écrit l’histoire, se sont récriés d’admiration devant cette marche invraisemblable d’un corps d’armée dans l’affreuse pampa des salpêtres. Les conquérans n’accomplirent point d’exploit plus étrange et aussi plus stérile, si ce n’est Gonzalo Pizarre en son exploration des pays de la cannelle, au Brésil, et ce traître d’Orellana, qui l’abandonna pour se lancer sur l’Amazone, et, dans un méchant bateau de bois vert, brava les rochers, les rapides, et descendit jusqu’à l’Océan. Alors les esprits ne distinguaient ni les démarcations de la fable et de la vérité, ni les frontières du possible et de l’irréalisable. La horde espagnole qui s’abattit sur le Nouveau Monde recula si loin les bornes de l’effort permis qu’elle ne les discerna plus.

Les temps sont changés, mais on retrouve toujours au fond de ceux qui accaparèrent l’héritage des Almagro et qui l’exploitent, un peu de leur indomptable ténacité et leur folie d’entreprises gigantesques. Ces gens-là voient grand, et le plus fameux des salpêtriers, celui qu’on appelle le Roi du salpêtre, North, me paraît comme le Pizarre de l’industrie contemporaine. Il a son même goût de gaspillage effréné, sa même avarice, moins pour amasser que pour dissiper. Je me souviens d’une phrase de Prescott dans son chef-d’œuvre de la Conquête du Pérou : « Il y a, s’écrie-t-il, quelque chose qui accable l’imagination dans cette guerre contre la nature. » C’est le sentiment qu’on éprouve quand on visite les vastes officines de la pampa et qu’on assiste à leur fonctionnement. Lagunas, Rosario de Huara, San Jorje, Santa Luisa, sont des villes féodales avec citadelle et château fort. On y travaille jour et nuit : les machines ne s’arrêtent point de mugir, les hommes de s’user et les capitaux de s’accroître.

Mais si les anciens conquérans étaient possédés, ainsi que les modernes, de la passion des richesses, ils avaient cette supériorité de la masquer d’un souci religieux, suprême hommage rendu au désintéressement. Leur poursuite de l’Eldorado affectait un air de croisade. Cortès au Mexique, Pizarre au Pérou, Valdivia au Chili, plantaient la croix, le soir de la victoire, fondaient des cloches, bâtissaient des églises, et parfois un homme juste, un Gasca, sortait de leurs rangs et tentait d’évangéliser triomphateurs et vaincus. Nous sommes aujourd’hui plus pratiques, et, loin de le considérer comme un progrès, le cynisme avec lequel s’étale notre culte de l’or me semble plutôt le signe d’une singulière décadence morale. D’un bout à l’autre de la pampa, dans tous ces villages, dans tous ces fiefs de salitreros, vous ne trouverez pas une seule chapelle, pas un seul temple, pas même une synagogue, une petite synagogue ! Les vingt mille âmes de Tarapaca n’ont d’autre clocher que leurs tuyaux d’usines. Le clergé, chilien ou bolivien, que j’ai entrevu, ne me semble pas un excellent éducateur. Il ne prêche guère d’exemple. Mais on ne peut dire que tant vaut le curé, tant vaut l’église. Le symbole religieux, quelque grossière interprétation qu’on en donne, contient toujours un germe de moralité supérieure.

En tout cas son absence révèle chez les maîtres du pays un extraordinaire mépris de tout ce qui n’est pas le gain matériel. Et pourtant aux dernières lueurs du soleil couchant, les officines s’élèvent dans le silence de la plate étendue avec la même sérénité qu’au milieu des plages bretonnes le Mont Saint-Michel et l’île de Tombelaine. Que de fois ce rapprochement s’est imposé à mon esprit et m’a reporté à cinq mille lieues en arrière, dans l’adorable pays de la ferveur naïve, où le coche d’Avranches « fait claquer son fouet comme un vif éclair » ! Ah ! magie des choses, divin prestige du ciel, même sur un sol aride, tu revêts les pires travaux de l’homme d’une mélancolie grandiose qui en dissimule l’impiété ! L’usine qui dévore de pauvres êtres, au profit de quelques jouisseurs, il suffit d’un caprice de lumière, pour qu’elle se transforme en une pensée de croyant dressée, dans le bois ou le roc, vers l’azur infini.


ANDRE BELLESSORT.