Chili et Bolivie, notes de voyage
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 860-893).
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CHILI ET BOLIVIE
NOTES DE VOYAGE

III[1]
PULACAYO, HUANCHACA, LES MINES D’ARGENT


I

Dans le bureau des ingénieurs, à Pulacayo, j’ai vu, accroché à la muraille, le portrait au crayon d’un homme inoubliable : une figure longue, glabre, tirée par la misère et plus crevassée qu’une ravine après l’avalanche ; des yeux pochés, grands et tristes ; un nez vigoureux, dont les ailes amincies, déprimées révèlent la sensibilité endolorie ; et une bouche proéminente, volontaire, aux larges rides tombantes, une bouche de sanglot. C’est Ramirez, le Christophe Colomb des mines de Huanchaca. Il eut une étrange destinée. Vieil hôte du désert, infatigable chercheur d’or, il passa sa vie à fouiller les montagnes, toujours déçu, traînant son guignon et son espoir, et mourut pauvre sur des trésors qu’il lui avait été donné de découvrir, non d’exploiter. Seul ou presque seul de tous les blancs, il sut se faire aimer des Indiens : il vécut au milieu d’eux, respecté, protégé par leur affection silencieuse et quasi maternelle. Comme il travaillait dans une mine voisine de Huanchaca, et qu’il y était en butte aux animosités de ses associés, il vit un jour venir à lui une vieille Indienne, sorte de sibylle, dont il avait jadis pansé et guéri une blessure : « Pourquoi, lui dit-elle, restes-tu dans une mine pauvre, où l’on te tourmente ? Tu vaux mieux que ceux qui t’entourent. Suis-moi et tu seras plus riche qu’un roi Inca. » Il la suivit, et elle le conduisit sur les hauteurs vierges de Pulacayo : « Là, fit-elle, tu n’as qu’à creuser, et tu trouveras tant d’argent que tu pourras en bâtir un palais. » Puis elle lui recommanda le secret de sa démarche et s’en alla. Ramirez se mit à l’œuvre et reconnut que la sorcière ne l’avait pas trompé. Il crut sa fortune faite, mais la mort ne lui permit pas de réaliser toutes les prophéties de l’Indienne.

Sa suprême découverte devait enrichir la Bolivie, pour qui Huanchaca fut, en petit, ce que sont les salpêtrières de Tarapaca pour les Chiliens. Il s’y échafauda des fortunes colossales, et sur cette aire de condors une bande de rapacités internationales s’abattit. Voilà plus d’un demi-siècle que l’argent ruisselle de ces sommets sinon avec une égale abondance, du moins sans interruption. Quand la source tarira-t-elle ? On l’ignore. Les mineurs ne peuvent prévoir le moment où leur dynamite ne fera plus sauter rien qui vaille. La terre leur ménage autant de surprises que la mer aux matelots ; les fiions de précieux métal se jouent de leurs calculs et se perdent dans le mystère. En ce moment, douze mille âmes vivent sur l’espérance que la mine les nourrira longtemps encore.

Elles se sont logées au flanc de la montagne, et ceux qui ont visité le Mont Saint-Michel se représenteront aisément cette ville bâtie en escaliers sur la pente d’un étroit amphithéâtre de hauteurs brunes et grisâtres. En face, tout en haut, un mur blanc, surmonté d’une croix, étincelle au soleil : c’est le cimetière. Les morts planent sur les vivans ; ils reposent près du ciel. Au fond, se dresse un grand chalet avec perron, logement de l’administrateur, postes et télégraphes ; et le chemin, qui passe devant, surplombe le tunnel où l’on s’engage pour descendre dans la mine et qu’on traverse pour aller à Huanchaca. De cet endroit on domine les ateliers construits sur des remblais, les hangars où des femmes cassent et trient les minerais, la vieille cité de Pulacayo, informe entassement de chaumières, et tout le ravin, qui va s’élargissant. Quant à la ville, les maisons s’y pressent sans aucune régularité et font des cascades de toits rougeâtres, où se découpent de grands carrés noirs. Ces ouvertures tiennent lieu de cheminées, et c’est par-là que s’échappe la fumée tics cuisines primitives. La ville se compose d’un certain nombre de quartiers, qui ressemblent les uns à de petites « cités », les autres à des culs-de-sac. Les premiers soirs, j’avais toutes les peines du monde à retrouver mon chemin. Comme il pleut continuellement pendant l’automne et l’hiver, l’eau mine les talus, défonce les venelles, creuse partout des fondrières. Jamais la Providence n’a donné de plus éclatant témoignage de sa sympathie pour les ivrognes qu’à Pulacayo. Sans elle, une bonne moitié des habitans se casseraient les jambes en temps ordinaire, et presque tous au carnaval. Parmi les maisons, celles qui sont destinées au personnel des ingénieurs, comptables et employés de l’administration, ont l’apparence des vieilles demeures bourgeoises de nos petites villes. Les autres ne possèdent qu’une ou deux pièces, où les lits, occupant toute la place, servent de chaises. Ce ne sont que des couchoirs. Leurs hôtes sont accoutumés de manger dehors, même sous la pluie. Il y a d’autres habitations plus misérables, simples « ranchos » de toile. Là, pas même de lits : des sacs empilés dans un coin, et, au milieu de l’affreuse tente, un réchaud sur lequel la femme fait cuire les repas. La misère humaine, dans ce qu’elle a de plus navrant et de plus tranquillement dépourvu d’espérance, escalade les monts, s’établit dans les nuages, végète là où meurent les plantes. Dieu ne peut pas ne pas la voir. Sur le versant opposé à la ville, on distingue deux ou trois carrés verts : quelques Indiens y cultivent des pommes de terre, mais ils ne les mangent qu’après les avoir laissées geler.

Pulacayo est séparé de sa seule promenade, Huanchaca, par une montagne et une vallée. On a percé dans la montagne un tunnel d’environ une lieue, et ce travail, confié à un ingénieur français, M. Costa, lui fait très grand honneur. De petits wagons, traînés par des mules, le parcourent, en attendant que la Compagnie s’offre une locomotive électrique. On a renoncé aux machines ordinaires, dont la fumée s’engorgeait dans les chambres où travaillent les mécaniciens de la mine et qui donnent toutes sur le tunnel. Ce passage m’a toujours produit une étrange impression. On s’enveloppe de châles et de punchos, car le courant d’air y est vif, les changemens de température fréquens. Pendant les deux premiers kilomètres, des globes électriques jettent leur lumière froide et fantastique. A mesure qu’on s’y enfonce, la chaleur devient plus forte. Çà et là s’ouvrent des anfractuosités sinistres, des grottes qui descendent dans la nuit noire. Puis des bouffées de four nous montent à la figure : nous entendons un ronflement de chaudières et nous apercevons des flammes de forge, sur lesquelles se détachent des silhouettes d’hommes courbés. Puis un vacarme assourdissant : nous passons devant la caverne où fonctionnent les roues qui extraient l’eau de la mine et font mouvoir les ascenseurs. On entrevoit d’obscures galeries, au fond desquelles des fantômes humains s’agitent dans le vacillement des torches. Partout le silence, uniquement rompu par la rumeur des machines. Pas un seul bruit de voix. Vous éprouvez la sensation de traverser un monde mystérieux, où s’accomplit d’elle-même une œuvre cyclopéenne. Maintenant les lumières nous abandonnent ; nous sommes plongés dans les ténèbres, et l’humidité nous transit. La voûte suinte sur nos têtes, et nous n’entendons plus que le clapotis de l’eau sous les sabots de la mule. Et tout à coup une vive blancheur, un diamant étincelle très loin devant nous : sa grosseur augmente ; il s’arrondit. On le prendrait pour un éblouissant fanal. Il nous en arrive un air frais que nos poumons respirent avec délices. Encore cent mètres, et nous touchons au seuil du tunnel. La merveille qui nous hypnotisait n’était que le jour.

Au sortir de ce boyau de nuit, nous trouvons un lit de torrent raviné, qui décrit une courbe et descend entre une chaîne de mamelons et une haute muraille de rocs, rayée de haut en bas par de larges bandes rouges. Çà et là s’érigent des cactus et croissent quelques touffes de bruyère, que paissent les lamas. Sur la berge du torrent la Compagnie a installé une étroite voie ferrée, où les wagonnets roulent seuls, tant la pente est raide. Nous prenons place dans l’un d’eux : notre ami Cornejo, qui a construit la ligne, saisit le frein du léger véhicule, et nous commençons à descendre. Bientôt nous filons avec une vitesse de quarante kilomètres à l’heure. Une pierre suffirait pour nous faire dérailler et nous précipiter au fond du ravin : moins encore, une simple maladresse de notre limonier, au milieu d’une courbe. Mais de tels accidens ne se produisent jamais. La Providence veille même sur les estomacs à jeun.

Nous dévalons ainsi dans une large vallée, où bondissent des troupes de lamas. Le lit d’un ruisseau la traverse, et nous stoppons devant un pont de bois. En face de nous se dresse à pic une chaîne de montagnes en porphyre et toute rouge. Là, on attelle une mule à notre wagon, car la ligne monte jusqu’à Huanchaca. Ce nom signifie « fumier » en langue indienne. Nous passons en effet devant d’immenses tourbières, noirâtres et moussues par endroit. Elles sont formées de détritus d’arbres et de troncs enterrés, qui donnent un excellent feu. Il s’en échappe même une sorte de résine parfumée, dont la senteur ressemble à celle de l’encens. C’est leur découverte qui a fait choisir cet emplacement, quand on voulut élever une usine d’amalgamation. Elles fournissaient un combustible presque inépuisable et dont l’extraction ne présente aucune difficulté. Ces tourbières sont exploitées par quiconque en demande une concession à la Compagnie.

Huanchaca est une petite bourgade moins pittoresque que Pulacayo, mais plus accorte, plus aimable. Elle a un air de jolie fille endormie au pied des montagnes. Et quelles montagnes ! Hérissées, sauvages, rutilantes et dentelant dans les images des pans déchiquetés. Sur leur raide versant d’énormes blocs se tiennent en équilibre, et l’on se demande par quel miracle ils ne roulent point jusqu’en bas et ne viennent pas écraser les maisons peintes. Nous avons visité Huanchaca un jour de marché : sur la place carrée et dont tout un côté est en arcades, des groupes d’Indiennes et de cholas aux jupes de couleur criarde faisaient comme des touffes de bleuets et de coquelicots. Une vigogne apprivoisée errait au milieu des femmes, se dérobant aux caresses par des bonds farouches et gracieux.

Cette petite cité, tranquille, ensoleillée, avec ses murs bariolés, sa physionomie légèrement espagnole, m’a laissé un charmant souvenir. Et pourtant j’y ai visité l’usine d’amalgamation en plein chômage. J’en ai emporté une impression de vieux sale moulin abandonné. D’ailleurs, je ne disconviens pas qu’au point de vue technique elle soit fort bien montée et produise de surprenans résultats, surtout si on la compare à Playa Blanca et si l’on songe que tout le minerai riche de Pulacayo y est trituré. Mais quels hangars poudreux et délabrés, quelle crasse sur les murs, quelle sordide détresse, quand la misère humaine ne l’anime plus ! Je n’y ai rencontré, assis dans une cour, qu’un seul être vivant, un vieillard de soixante-dix ans. Un vieillard sur ces hauteurs, dans une mine ou dans une usine d’argent, c’est un rare spectacle. Celui-là travaille à Huanchaca depuis près de cinquante ans. Voûté, cassé en deux, ses yeux ont une fixité d’autant plus frappante qu’ils sont la seule partie de son corps qui ne tremble pas. Sa tête, sa bouche, ses bras, ses mains, qui ne peuvent plus se fermer, ses jambes, ses muscles, contractés par le mercure, frémissent et font frémir. Tous les matins, même en temps de carnaval, il revient dans cette cour, s’assoit à sa place accoutumée, automate du devoir. L’administration est hère de lui. On le montre à l’étranger d’un air qui signifie : « Vous voyez bien qu’on peut vieillir à Huanchaca ! » Il masque le cimetière. Mais à travers son squelette, je vois des cercueils et des tombes d’enfans, Et devant « ce demi-siècle de servitude », comme dirait Flaubert, j’envie presque les morts. Ce vieillard est grand : il incarne, dans le peu de conscience qui lui survit, la plus haute résignation, celle de l’homme qui accepte sa tâche, son ingrate, son injuste tâche, et, sans broncher, la mène jusqu’à son dernier souffle. C’est la seule ruine vénérable que j’aie contemplée dans tout mon voyage. On m’a assuré qu’il était heureux et qu’on le payait presque autant qu’un jeune et alerte ouvrier.

Mon guide s’était promis de me faire admirer le club que les ingénieurs ont installé à Huanchaca, et dont la bibliothèque ne se compose guère que de revues et de livres français. Mais il fallut y renoncer. Le secrétaire, abominablement gris, avait décampé, la clef dans sa poche. Personne ne put nous dire où il titubait.

Nous descendîmes de Huanchaca aux premières fraîcheurs du soir, comme le matin, au sortir du tunnel, sur un wagonnet livré à lui-même. Un peu avant d’arriver au pont, nous aperçûmes, venant à notre rencontre, un wagon-traîneau, attelé d’une mule, et qui, sitôt qu’il nous vit, dérailla prestement. Cornejo serra le frein du nôtre, et nous nous trouvâmes en face du curé et de sa gouvernante. « Bonjour, señor Tata ! » s’écrièrent mes compagnons. Tata est le mot dont les Indiens ont baptisé leurs prêtres. On mit pied à terre, et le « senor Tata », un gaillard d’une trentaine d’années, la figure un peu rougeaude et la soutane assez graisseuse, accepta un verre de xérès, que l’un des nôtres lui versa. Sa gouvernante était une jolie, luronne de chola, en jupe rouge et en châle vert. Elle portait au bras un panier d’oignons et riait d’un beau rire hardi.

Quand nous eûmes trinqué, — car on ne voyage jamais ici sans bouteille et sans verres, — à la santé du señor et de la señora, nous continuâmes notre route, et tout en remontant vers le tunnel, un de mes voisins me dit :

— Il ne s’ennuie pas, notre curé ! Du reste, la Bolivie est le paradis terrestre des prêtres. Leur cure, qu’ils soumissionnent entre les mains de leur évêque, leur rapporte parfois de superbes émolumens, et les superstitions, qu’ils ont soin d’entretenir autour d’eux, ne les laissent manquer de rien. Les bons morceaux leur reviennent de droit. L’Indien croit acheter ainsi la protection de Dieu. Il y aurait une curieuse étude à faire sur la façon dont les Jésuites ont catholicisé ce pays. Les cholas et surtout les descendans des adorateurs du Soleil, les Indiens de la race incassique, sont des chrétiens fanatiques, mais ils gardent sous leur foi nouvelle l’esprit des temps passés. Les croyances locales ont subsisté, et, loin de les battre en brèche, nos prêtres les protègent et les consolident. Ils ont précieusement conservé les bandelettes, qui momifiaient les âmes et les livraient toutes ligotées.

— Vous ne m’étonnez pas, lui répondis-je, et par ce que je sais de l’antique religion de vos Indiens, je ne pense pas que la tâche leur fut difficile.

Et je rappelai à mon interlocuteur que le christianisme avait trouvé chez les Incas un peuple préparé à l’évangélisation. On comprend d’autant moins les horreurs de la conquête. Si les reîtres espagnols ne cherchaient que de l’or, les Indiens, ignorant l’usage de la monnaie, leur en eussent cédé volontiers. S’ils voulaient prêcher la parole du Christ, ces mêmes Indiens les eussent écoutés, pour peu qu’on y eût mis de la patience et de l’onction. Ni leur soif d’or, ni leurs prétentions à la croisade ne justifient les pillages et les hécatombes. Les Pizarre, leurs rivaux et leurs successeurs furent des bêtes féroces. Ceux d’entre eux dont la cotte de mailles n’avait pas étouffé l’humanité, comme Sarmiento et Ondegardo, restèrent surpris des qualités morales de cet étrange peuple, et du caractère presque chrétien de ses cérémonies religieuses. Quelques Espagnols n’y virent même qu’une parodie de la vraie religion, inventée par Satan. D’autres crurent qu’un apôtre avait autrefois parcouru ces contrées, en y semant des vérités divines. On cita saint Barthélémy, grand voyageur, et qui eût ainsi découvert l’Amérique avant Colomb. Le fait est que, pour l’étroitesse d’esprit des dévots du XVIe siècle, la religion des Incas présentait d’extraordinaires analogies avec celle du Christ. Les Indiens avaient, une fois par an, à la solennité du Raymi, une fête, où, comme dans la Pâque chrétienne, on distribuait du pain et du vin : ils pratiquaient la confession et la pénitence, et possédaient des couvens de femmes. Les Vierges du Soleil entretenaient un feu sacré, à la façon des Vestales romaines, et, sous peine d’être enterrées vives, devaient observer strictement leur vœu de chasteté. Seul le fils du Soleil, l’Inca, pouvait les en relever à son profit ; lui seul pénétrait dans ces cloîtres. Quand il en distinguait une, la mystique élue le suivait dans ses jardins d’argent et d’or. Les Indiens étaient fort honorés que leurs filles fussent visitées par l’Incarnation du Soleil sur la terre.

— Vous comprenez, me dit un mes compagnons, que le clergé n’a eu garde de leur enlever ce sentiment. Les « tata » ont hérité du privilège des Incas, et leurs aventures amoureuses ne diminuent point leur prestige, au contraire. D’ailleurs ils ne s’en cachent pas. Quand vous allez voir certains curés boliviens, ils vous présentent le plus simplement du monde la mère de leurs enfans et leur kyrielle de moutards. Un de vos compatriotes en connut un qui, entouré d’une demi-douzaines de jolies filles, les lui présenta toutes comme ses sœurs. Mais, ne l’oubliez pas, cette liberté d’allures de nos prêtres ne porte aucune atteinte à leur ministère. Leur polygamie est si bien entrée dans nos mœurs que leurs ennemis eux-mêmes ne s’en font point une arme contre eux.

— Et, demandai-je, ces prêtres sont puissans ?

— Dites qu’ils peuvent tout ; le clergé tient la Bolivie. C’est sa plus haute citadelle, sa forteresse inexpugnable. Nous n’avons pas encore le mariage civil. Les prêtres ont répandu dans le peuple l’idée que, le jour où l’on pourra se marier devant un magistrat, les unions ne seront plus que des prétextes à divorces. Les femmes n’en veulent à aucun prix. Pour un épicurien sans ambition, je ne connais point de plus douce sinécure qu’un presbytère en Bolivie.


II

La population de Pulacayo se compose d’abord d’un personnel d’ingénieurs, d’administrateurs et de hauts employés, dont la plupart sont Boliviens, plusieurs Chiliens ou Péruviens, quelques-uns Anglais, un ou deux Allemands. J’y ai rencontré un Français et un Suédois. Les travailleurs, eux, sont presque tous des cholos boliviens, c’est-à-dire des métis d’Européens et d’Indiens. Quant aux Indiens purs, ils n’aiment guère à s’embrigader sous les ordres de leurs anciens conquérans. L’exploitation des mines ne les attire pas. Cependant l’aridité du pays et la contagion de l’exemple en ont amené un certain nombre à Pulacayo. Pour ces êtres, qui vivent aux alentours, à une ou deux journées de marche de la mine, en d’infects villages, cette cité ouvrière est presque une capitale. Ils y trouvent le même luxe qui éblouit nos paysans quand ceux-ci viennent à la ville ; ils y trouvent surtout de l’alcool. En Bolivie, comme au Chili, connue dans toute l’Amérique du Sud, le seul bienfait que les Indiens aient retiré de la prétendue civilisation, est le goût des liqueurs fortes. Leurs vainqueurs les ont évangélisés avec des tonneaux de tafia.

Les cholos et les Indiens font en apparence bon ménage : au fond, ils ne peuvent se sentir. Ils ne s’entendent que dans la défiance ou la haine du maître. Aux yeux des Indiens, les cholos ont l’infériorité du métis : c’est un sang renégat. Aux yeux des cholos, les Indiens sont encore des barbares.

Ces deux classes ne portent pas les mêmes costumes. Les hommes métis sont à peu près vêtus comme nos plus pauvres ouvriers et jettent, sur des loques de « confections », le puncho rayé des Américains. Les cholas balancent des espèces de crinolines, se poudrent affreusement le visage et mettent tout leur luxe dans leurs bottines. La plupart d’entre elles ne changent jamais de jupon. Quand celui dont elles se sont affublées tombe en guenille, elles en passent un autre par-dessus, si bien qu’on peut au nombre de ses jupons deviner l’âge de la femme. Ce mélange de colifichets européens et d’oripeaux d’un orientalisme crasseux, ces vêtemens qui sentent à la fois la pacotille du colporteur et le voisinage des villages indiens, symbolisent à merveille l’âme hybride de ces métis.

Des instincts ennemis luttent dans le cœur du cholo. Il n’a plus la belle intégrité de caractère des Indiens, restés fidèles à leurs traditions : il n’a pas encore l’intelligence ouverte et l’assimilation rapide du descendant espagnol. Ceux que j’ai observés m’ont paru faux, têtus, avec je ne sais quoi de brutal et d’enfantin. Je laisse de côté leur ivrognerie, qui mériterait de devenir proverbiale, mais alors même qu’ils sont dans leur état normal, ils conservent leurs allures et leurs brusqueries d’ivrognes. Ces matelots de l’ivresse en gardent le roulis. J’en ai vu un qui, au milieu d’une conversation très calme, apercevant une bouteille vide dans une ornière, la prit et vint la briser sur une marche de pierre où des femmes et des enfans étaient assis. Un miracle voulut qu’aucun visage ne fût ensanglanté par des éclats de verre. Son exploit accompli, il reprit tranquillement sa place dans le groupe de ses compagnons. Personne n’avait bronché, pas même les enfans. Ils ont un mépris complet, non seulement de la mort, mais encore de la souffrance physique. Dans les dangers à courir, leur hardiesse frise la démence. J’en sais qui, la main gauche broyée par l’engrenage d’une machine, continuèrent à travailler de la main droite. Ils n’ont aucun désir d’instruction, aucun souci d’économie et n’apportent à leur besogne aucun esprit d’initiative. Je ne pense pas qu’ils rachètent leurs défauts par la fierté civique des rotos chiliens. Ces ilotes ne peuvent être des citoyens. Leur honnêteté est sujette à caution : ils volent et souvent pour le plaisir de voler. Mais ils ont, comme les Indiens et les hommes primitifs, les larmes faciles et abondantes. Pendant le chômage du carnaval, les rixes sont fréquentes : toutes celles auxquelles j’ai assisté se sont terminées par des pleurs. Les vaincus s’en allaient avec des sanglots de gamins. Souvent, le visage égratigné ou le nez en compote, ils nous prenaient à témoin du mal qu’on leur avait fait et de la méchanceté de leurs assaillans. D’ailleurs leurs impressions durent peu et nous retrouvions bientôt ces désespérés attablés gaîment devant une bouteille d’eau-de-vie. J’ai tort de dire « gaiment ». Ils ne respirent jamais la gaîté, même devant la perspective d’une ripaille. Je remporterai de l’Amérique la vision de la plus irrémédiable tristesse humaine.

Les voyageurs, qui parcourent l’Orient, sont frappés de la mélancolie hautaine de l’Arabe, du Persan ou de l’indou. Mais cette mélancolie, qui prend sa source dans la foi religieuse, revêt un caractère de noblesse et de sérénité, et s’harmonise avec la nature ambiante. Elle a la valeur d’un principe et d’un dogme. Dieu transparaît sous son silence. Ici, la tristesse n’émane point d’un fatalisme conscient ; elle n’est pas provoquée par le sentiment que l’homme éprouve de sa petitesse insignifiante, au milieu d’un jeu de forces obscures et colossales. Elle provient uniquement de la misère, d’une misère infinie, sans horizon, sans échappée, sans autre compensation que l’abrutissement de l’ivresse. Et si ces malheureux s’enivrent, aussitôt qu’ils ont une heure de loisir, ce n’est pas pour s’affranchir un instant de leur morne condition, c’est tout simplement parce qu’ils ne connaissent pas, n’imaginent pas d’autre plaisir. Quand l’homme cherche au fond de son verre le suicide moral, il confesse en même temps que son malheur un désir de surmonter la destinée, et, dans la perte de sa raison, il y a comme un effort volontaire qui atténue peut-être son avilissement. Mais le cholo bolivien ne sent pas même le besoin d’une vie meilleure, tant il est façonné à celle que ses maîtres lui ont de tout temps imposée. Si parfois ce besoin perce dans une menace ou dans une chanson, il est tellement vague qu’il ressemble moins à un éveil de conscience qu’à un cri physique.

Ces hommes seraient-ils donc incapables d’être réformés et de recevoir une éducation morale ? Rien ne le fait supposer ; mais, il faut le dire, outre que leur besogne leur rappelle sans cesse le pouvoir de l’argent et la prédominance des jouissances matérielles, ceux qui les dirigent et les paient désirent avant tout les maintenir dans cet état de torpeur et d’abaissement. Ils semblent encourager leurs habitudes d’ivrognerie : les vieilles coutumes que les maîtres respectent le plus, sont celles qui contribuent à leur former de plus sûrs esclaves. Le mineur que j’ai vu subit une implacable servitude : ses vices, soigneusement entretenus, le rivent à la mine mieux que l’appât du gain. Il me semble que j’ai déjà prononcé le mot de « féodalité » à propos des exploitations du salpêtre. Le mot est plus vrai des exploitations minières. Je me suis cru souvent transporté à dix siècles en arrière, au milieu d’un peuple de serfs. Je doute qu’en aucune autre partie du monde on trouve des mineurs plus soumis et plus silencieusement convaincus de la nécessité du mal sur la terre. Les compagnies ne peuvent se plaindre. Les révoltes sont rares, les grèves presque inconnues. Une bouteille d’eau-de-vie apaise toutes les revendications et résout les questions sociales.

Les cholas, elles, boivent et font l’amour. Quelques-unes sont assez jolies, jusqu’à dix-huit ans. Elles ont des visages irréguliers et fanés, dont la grâce semble souvent douloureuse. C’est la beauté du diable, quand il souffre. Elles ne tardent pas à épaissir et à se déhancher, et la plupart, déformées par des maternités précoces, aveulies par la paresse et la malpropreté, n’offrent que des types de laideur repoussante. Les administrateurs et hauts employés se réservent les plus avenantes. Elles portent leurs enfans, à la façon indienne, sur leur dos, empaquetés dans leur châle, comme dans une flotte ; et ces enfans sont étrangement taciturnes. Je ne me souviens pas d’en avoir entendu crier, ni même rire. On les dirait déjà déprimés par la souffrance. Tous sont barbouillés de poudre de riz : ces pauvres petits pierrots, trimballés sur le dos de leur mère, promènent autour d’eux des regards somnolens. L’air raréfié des hauteurs les anémie et les étiole. Ceux que la mort épargne, la mine les prend et ne les rend pas. Nous retrouverons leurs aînés quand nous descendrons dans les puits de Pulacayo, et nous verrons jusqu’à quel point la rapacité humaine peut martyriser l’enfance.

Pour le moment, détournons-nous de cette race lamentable de métis, qui se dégagera peut-être de sa grossièreté, et jetons les yeux sur une autre race, destinée à s’éteindre, mais qui gardera jusqu’à sa dernière heure sa personnalité presque intacte : je parle des Indiens.

L’Amérique du Sud n’offre souvent que de tristes spectacles : d’un côté, une aveugle poussée de convoitises vers des tas d’or ; de l’autre, les hideux vestiges d’une horrible conquête. C’est une grande bâtisse, moitié bouge et moitié palais, où l’on a mal lavé les traces des anciens carnages et où l’on tripote du matin au soir. Toute conquête brutale est tenue de se justifier plus tard par la vertu. Si le vainqueur n’est pas meilleur que le vaincu, il est pire. Les hommes qu’on a tués risquent d’avoir toujours le bon droit et la justice du côté de leur tombe. Sans paradoxe, franchement, je n’ai pas vu et je ne vois pas en quoi les premiers habitans de l’Amérique valent moins que ceux qui les ont subjugués. Ils me paraissent même supérieurs, sinon par leur intelligence, du moins par leur moralité, car la moralité d’un peuple consiste dans le désintéressement de sa conception de l’existence. L’Américain ne conçoit la vie que sous l’angle de la fortune : il ne met rien au-dessus de l’or. L’Indien, profondément religieux, méprise l’argent et n’attache de prix qu’à la liberté, à la douceur de la famille et à l’honneur de son village. L’Américain s’est fait des lois qui modèrent, entravent ou légitiment son désir de richesse. Il a des lois qui garantissent la propriété, des lois qui flétrissent le vol, des lois comme les nôtres, empruntées à nos codes. La plupart du temps, s’il ne les viole pas, il les tourne. L’homme habile est à ses yeux celui qui, moyennant un avocat et quelques milliers de piastres, achète les juges et dicte leur sentence aux tribunaux. L’Indien, lui aussi, a des lois, des coutumes, des rites. Il y demeure fidèle, et son souci de la communauté, son goût de la solidarité sauvegardent mieux son code non écrit que les gendarmes ne protègent nos pandectes rédigées, imprimées, dorées sur tranche. Et puisque nous sommes en Bolivie, l’histoire nous prouve que tout s’y achète, même le pouvoir. Mais que M. de Rothschild lui-même aille dans un village indien, et je le mets au défi d’acheter le simple bâton, orné d’argent, que les caciques se transmettent, insigne du commandement. Certes, il ne me serait point difficile de montrer combien l’organisation de la famille indienne, où l’adultère est inconnu, l’emporte sur celle des conquérans. H. Beyle disait qu’il n’avait jamais vu mieux représenter une tragédie de Racine que par de pauvres acteurs ambulans, qui, un soir, lui en avaient offert le régal dans une grange. Ils jouaient avec une médiocrité harmonieuse. Leurs gestes et leurs voix s’ajustaient et se fondaient dans une unité qui donnait l’impression du grand art. Et, en vérité, les sociétés ressemblent à des troupes d’acteurs. Nos sociétés modernes possèdent des étoiles parfois sublimes, des premiers rôles tenus par des saints ou des martyrs, mais l’harmonie leur manque. C’est pourquoi je ne pense pas qu’on puisse voir la comédie de la vie mieux interprétée que par ces humbles peuplades d’Indiens, sur le prodigieux et morne théâtre des Hauts Plateaux.

Il va sans dire que je ne parle point ici des sauvages, plus ou moins cannibales, qui errent encore aux versans du Brésil, de ces nomades toujours en guerre les uns contre les autres et parmi lesquels Crevaux a trouvé la mort. Des missionnaires essayent d’apprivoiser ces chats-tigres et ces crotales. Quand les missionnaires sont dévorés, le gouvernement bolivien envoie un régiment qui fusille leurs assassins. Mais les seuls Indiens dont je m’occupe sont ceux que j’ai vus, les Indiens Quichuas, authentiques descendans du peuple si sagement gouverné par les Incas. Ceux qui habitent les alentours de la Paz appartiennent à une autre race : ce sont les Aïmaras, qui jadis furent soumis par les Incas et, suivant la méthode de ces princes, enclavés au milieu de leurs conquérans. Ils ont une réputation de rudesse farouche, qui leur vient de leurs anciennes insurrections, mais qu’ils ne semblent plus mériter.

Les Indiens Quichuas, eux, sont d’humeur très douce, taillables et corvéables à merci. Ils se distinguent facilement des cholos, dont ils n’ont pas adopté le costume hétérogène. L’Indien porte toujours une culotte grise, qui s’effiloche au-dessous du genou. Sur son côté pend une petite poche en cuir où il renferme sa provision de coca. Sa veste collante, largement échancrée, est nouée sur sa poitrine par des fils de couleur. Quelquefois il se couvre les épaules d’un puncho. Il va pieds nus et nu-tête. Il paraît réfractaire au froid, indifférent à la neige et à la pluie. L’Indienne est vêtue d’une jupe foncée, que retient, au-dessous des seins, une large ceinture de la même étoffe, et d’un axu, sorte de long tablier noir ou café au lait, dont le bas est garni d’une broderie aux nuances plus vives. Elle le ramène sur son épaule, l’y attache au moyen de grandes épingles d’argent, qui ont la forme de cuillers, et le laisse pendre tantôt par devant, tantôt sur le côté. Jeune fille, son vêtement lui descend jusqu’aux pieds. De loin elle semble drapée dans une chemise de bure. Ses pieds nus reposent sur des espèces de patins, parfois peints en rouge et bordés de clous d’argent. J’ai vu quelques Indiennes s’envelopper de manteaux éclatans, à la façon des cholas, mais la plupart s’en tiennent aux vêtemens traditionnels, qu’elles tissent elles-mêmes, ainsi que ceux de leurs hommes, avec la laine du lama et de la vigogne.

Indiens et Indiennes ont la même taille, une taille un peu au-dessous de la moyenne, et, comme les hommes sont presque tous imberbes et laissent pousser leurs cheveux, on ne reconnaît pas toujours leur sexe à leur figure. Dans la foule, un jeune Indien ressemble, à s’y méprendre, aux femmes qui l’entourent. Leur type respire parfois une étrange douceur. Peau bronzée et visage ovale, ils ont le front bas mais large, les narines fortes et bien ouvertes, la bouche plutôt épaisse, et de grands yeux noirs, pleins d’étonnemens puérils, de timidité farouche et de caresse triste. On y devine une hérédité de souffrances et d’oppression et de peur. L’âge les fane vite. Si le temps ne fait pas blanchir leurs cheveux, il ne tarde pas à détruire le charme de leur visage. Passé vingt-cinq ans, les Indiens sont laids, les vieux sont hideux ; et, tandis que parmi les cholos ou les descendans d’Européens, on considère un vieillard comme une curiosité, les peuplades indiennes fourmillent de centenaires. Un Bolivien me disait : « Si l’Indien ne boit pas et s’il échappe ainsi à la maladie de cœur dont le menace l’ivresse, les années ne viennent pas à bout de l’abattre. » Malheureusement l’ivrognerie le guette et l’agrippe, sitôt qu’il met le pied parmi ses conquérans, dans les cités ouvrières. Il se passionne pour la bouteille d’alcool. Un de mes hôtes me racontait qu’il avait vu des Indiens mettre en perce de petits fûts d’eau-de-vie. Ils collent leurs lèvres aux bords du trou, et ne les en détachent qu’en tombant ivres morts. Quelquefois ils sont morts pour tout de bon.

Du reste, la mort ne les effraie point : ils la considèrent comme une délivrance, et, loin de s’affliger devant un cadavre, ils en font un prétexte de réjouissances. Ils le portent en terre aux sons de la guitare et festoient sur la tombe. Les cholos ont gardé cet usage, et il a si bien passé dans les mœurs que la compagnie de Huanchaca, quand un de ses mineurs est victime d’un accident au fond de la mine, octroie à sa veuve dix litres d’eau-de-vie pour la veillée funèbre. Les voisins se réunissent dans la chambre mortuaire et se saoulent le plus religieusement du monde. Je ne pense pas que dans les villages indiens, où n’ont point pénétré les marchands d’Europe, l’ivresse soit de rigueur. Cependant la chicha de maïs monte à la tête. Cette chicha est la boisson commune : jaune, limoneuse, mélangée de matières flottantes. Je n’ai fait que la regarder. Je n’ai point eu le courage d’y goûter, quand on m’eut appris comment elle était fabriquée. De vieilles Indiennes édentées, — condition indispensable, — mâchent le maïs, accroupies devant des jattes de grès, puis… enfin on laisse fermenter. Si répugnante qu’elle soit, cette chicha, du moins, a l’inestimable mérite de ne pas empoisonner ceux qui la boivent, et l’on n’en saurait dire autant de l’eau-de-vie que la Compagnie débite elle-même aux cholos et aux Indiens. Sans cette provocation à boire des alcools falsifiés, l’Indien ne s’enivrerait pas plus souvent que le commun de nos campagnards, et ses cérémonies mortuaires, les fêtes dont il célèbre le départ d’une âme, garderaient un caractère de sereine philosophie. Car ces êtres-là philosophent, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Leur supériorité sur le cholo et même sur certains blancs vient de ce qu’ils obéissent toujours à des idées désintéressées. Leurs moindres actes découlent d’une conception de la vie qui, pour n’avoir pas été mise en traité, n’en est pas moins respectable et souvent profonde. Elle leur a permis de conserver leur autonomie morale au milieu d’une race nouvelle et que déchiraient des instincts contraires.

Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’allure et les attitudes de ceux qui n’ont pas trop fréquenté chez les métis. Quelle grâce inconsciente ! Quelle harmonie dans les gestes ! Quelle différence entre leur tenue et celle du cholo ou de l’hidalgo décadent ! Je me souviendrai toujours du spectacle qu’il m’a été donné de voir, un après-midi que je rentrais chez moi. L’eau tombait à verse et je grimpais ma ruelle en escalier, quand j’aperçus, descendant à ma rencontre, un jeune couple d’Indiens. Le jeune homme et sa compagne pouvaient avoir quarante ans à eux deux. Ils se ressemblaient, comme un frère et une sœur, presque comme deux sœurs. J’admirais leur beauté, surtout celle de la femme, aux traits naturellement plus fins. Sa figure était empreinte d’une exquise fierté ; ses narines dilatées aspiraient la douceur de vivre ; sa bouche sérieuse exprimait une hautaine résignation, et ses yeux jetaient devant ses pas la sombre énigme de leur lumière. On devinait sous sa draperie de laine les pures lignes de son corps. Elle avait posé la main sur l’épaule de son compagnon, à peine plus grand, et dont une chevelure mérovingienne encadrait l’impassible candeur. Ils descendaient sous la pluie, et je m’émerveillai de leur simplicité presque majestueuse, qui contrastait violemment avec la boue des marches inégales, les murs détrempés, l’horizon couleur de suie. Les éphèbes et les vierges sur les degrés du temple grec ne devaient pas se mouvoir avec une grâce plus souple et plus sobre. Ils s’arrêtèrent un instant et se consultèrent. Je me tenais près d’eux sans qu’ils eussent l’air de soupçonner ma présence, et je les entendis parler en leur idiome quichua, cette langue des anciens peuples du Pérou. C’est moins une langue qu’une éternelle mélopée. Leurs lèvres faisaient un chant grave et traînant, où les mêmes notes revenaient sans cesse, comme dans le gosier du rossignol. Ils ne daignaient pas s’apercevoir de l’averse : ils causaient tranquillement, appuyés l’un sur l’autre, avec un si parfait détachement de tout ce qui les entourait, qu’ils me semblaient des personnages d’une autre planète égarés sur la terre. Leur jeunesse incarnait une race à part et vraiment superbe, et quand ils reprirent leur route et s’effacèrent au tournant d’une infecte venelle, j’eus la vision d’un passé merveilleux qui disparaissait dans la fange.

La nature est une grande maîtresse d’élégance, et ces Indiens naïfs en savent plus sûr la manière de faire valoir la beauté de la machine humaine, que les gens civilisés avec toutes leurs leçons de maintien. Ils peuvent être laids, nous paraître grossiers et primitifs ; ils ne sont jamais ridicules. Je confiai à mes hôtes ma surprise et mon admiration. Elles ne laissèrent point de les étonner, comme ces paysans qui ne comprennent pas qu’on se récrie d’enthousiasme devant le site où ils retournent la glèbe. Cependant Cornejo, qui a le coup d’œil d’un artiste, partagea mon sentiment. Ces Indiens, quand la vie n’a pas encore déformé et avili leurs formes, marchent enveloppés de mystère, c’est-à-dire de poésie.

La Bolivie a ses sphinx, comme l’Egypte. Les Boliviens et les étrangers défricheront leurs montagnes, découvriront peut-être tous les trésors qui y dorment, mais ils ne déchiffreront jamais l’âme du pauvre Indien, qu’ils ont cru conquérir. Ils ne sauront jamais ce qui se passe sous son front. Ceux-là mêmes qui ont gagné son affection, éprouvé son dévouement, n’ont point pénétré dans les replis de sa pensée. L’Indien reste un monde inexploré et qui défie l’explorateur. Personne ne lui arrachera son secret ; on a beau l’étudier, on est toujours réduit aux conjectures. Cet homme, que la compagnie de Huanchaca attire, fait descendre à la mine, paie et corrompt, promène au milieu de ses maîtres une vivante énigme. Il les hait d’une haine peureuse, mais implacable. Il ne peut rien contre eux, mais son long esclavage n’a point détruit en lui l’espérance. Qu’espère-t-il au juste ? Débarrasser sa patrie des envahisseurs ? Peut-être. Comment ? Il l’ignore. Quand ? Il ne se fixe point d’époque, mais je ne serais point étonné qu’il vécût sur la foi d’anciens oracles, sur les vagues promesses de ses Nostradamus. Et c’est probablement quand il y songe que ses lèvres ébauchent ce demi-sourire qui donne à son visage une lueur crépusculaire.

Sa haine se manifeste de toutes les façons, sauf par l’assassinat. On ne court aucun risque à s’aventurer parmi les peuplades quichuas. Les lois de l’hospitalité y sont observées parfois, et surtout les gens y savent trop bien que la mort d’un blanc serait suivie d’exécutions aussi terribles que sommaires. Mais ayez besoin de vivres, entrez chez un Indien et demandez-lui, suppliez-le de vous vendre de quoi manger. Il ne vous comprendra pas, il ne voudra pas vous comprendre. Vous irez à son bercail et vous lui direz : « Cède-moi un mouton. » Son troupeau est là, et vous lui tendez cinq ou six piastres boliviennes. Il hoche la tête et se dérobe à vos prières. Exaspéré, vous le menacez en paroles : il est sourd ; en gestes : il est aveugle. Ne le frappez pas : vous le tueriez avant de le fléchir. Si vous êtes armé, abattez d’un coup de fusil un de ses moutons. Vous verrez alors le même homme, les larmes aux yeux, vous réclamer non pas les cinq piastres que vous lui offriez tout à l’heure et qu’il refusait, mais les deux piastres, que vaut sa bête. Et quand vous les lui aurez données, il vous quittera satisfait. Quelle absurdité ! penserez-vous. Non pas : il agit comme il le doit. Il appartient à une sorte d’obscure franc-maçonnerie, dont la première règle est qu’en toute occasion l’Indien refusera assistance au blanc. Mais elle n’exige pas qu’il résiste à la violence. Le malheureux sait ce qu’il lui en coûterait. En tuant son mouton, vous avez mis sa conscience à l’aise. Vous vous êtes conduit suivant la coutume du vainqueur, il se conduit envers vous suivant le rite du vaincu. Il n’a rien à se reprocher, pas même de vous avoir volé, car il n’a reçu de vous que le juste prix de sa bête. S’il avait accepté la somme que vous lui proposiez, il se serait rendu à l’attrait du lucre, et vous croiriez peut-être le tenir ; mais il vous prouve que vos piastres sont impuissantes contre sa volonté et que le bon droit est de son côté. Il pourra vous mépriser tout à son aise, et ne pensez pas qu’il s’en prive ! Le mépris de l’Indien pour le blanc est la forme pacifique de sa haine.

Les prodiges de l’industrie ne le séduisent pas. Ils lui apparaissent comme des œuvres diaboliques, et cette conception n’a rien d’inintelligent, car personne ne les emploie à développer son bien-être. Il se rend parfaitement compte que les machines, hissées à plus de quatre mille mètres d’altitude, sont pour lui moins des outils de progrès que des instrumens de torture. Et comment en douterait-il, quand le seul blanc en qui il ait foi, son curé, le lui affirme ? En Bolivie, comme dans l’Amérique du Sud, les chemins de fer ne rencontrèrent pas d’adversaires plus acharnés que les membres du clergé. Du côté de Huanchaca, les Indiens sont convaincus que les poteaux télégraphiques empêchent la pluie de tomber et leurs petites récoltes de pousser. Le hasard, en effet, a voulu que l’établissement du premier télégraphe fût suivi de plusieurs années de sécheresse. Tout dernièrement ils ont failli se soulever contre des ingénieurs, qui relevaient le tracé d’une nouvelle ligne télégraphique. Ils les enfermèrent dans un « rancho » et les tinrent sous bonne garde, jusqu’au moment où un bataillon de soldats dispersa, par sa seule apparition, ce troupeau, qu’un uniforme épouvante et qu’une sonnerie de clairons met en fuite. Toutefois les ingénieurs jugèrent prudent de ne pas persister dans leur projet.

Le Bolivien craint de surexciter les Indiens, qui, si ses maîtres représentent la force, représentent le nombre. Ils sont, Quichuas, Aïmaras et autres tribus, environ trois millions, contre cinq cent mille descendans d’Espagnols. C’est même la grande raison pour laquelle le gouvernement n’utilise pas leurs aptitudes militaires. Ils feraient d’excellens soldats de montagnes, mais leurs fusils menaceraient la sécurité des conquérans. L’Indien a une vague conscience de l’effroi qu’il inspire et son mépris s’en accroît. Quel dédain ne ressentirait-il pas à l’égard de ces tristes conquistadors, qui grelottent de froid, quand lui, jambes et torse nus, il supporte allègrement une température de vingt degrés au-dessous de zéro ? Et puis, les gens qui sont venus lui arracher sa terre, au nom d’un Dieu de paix, il les voit depuis cent ans se déchirer à belles dents et s’assassiner sans vergogne. Ce n’est plus le Soleil qui les flétrit dans sa splendeur mourante, c’est le Christ, dont ils ont ensanglanté la croix. Les conquérans auraient dû implanter dans le pays qu’ils saccageaient une religion qui excusât leurs crimes et justifiât leur avarice. L’Evangile, derrière lequel ils se sont embusqués, les condamne. Aujourd’hui ils se disputent des parcelles d’or, et leur esclave les regarde faire avec son imperturbable sourire : « Creusez, bonnes gens ! Tuez-vous à la peine : je sais, moi, le misérable Quichua, où dorment des trésors, mais vous me mettriez à la torture que je ne vous l’apprendrais pas. » Et voilà ce qui enrage les mineurs des Hauts Plateaux. Ce pauvre diable n’aurait qu’un mot à dire pour les enrichir, et il garde ce mot derrière le silence de son front : un coup de hache ne l’en ferait point jaillir. Les Indiens connaissent mieux leur sol que les ingénieurs venus d’Europe. Ils se sont transmis à travers les âges, de famille en famille, de tribu en tribu, le secret de mines d’or et d’argent. Et jamais un traître ne le révèle. Les cas où l’un des leurs consent à desserrer les lèvres et à parler, comme dans l’histoire de Ramirez, sont extrêmement rares et ne s’expliquent que par la reconnaissance infinie qu’ils gardent des bienfaits d’un blanc. L’ingratitude n’est pas indienne. Et ces millionnaires insoucians éprouvent parfois un certain plaisir assez dédaigneux à faire l’aumône à leurs maîtres. Le reste du temps ils doivent jouir en pensant qu’ils détiennent des richesses fabuleuses, dont nul ne profite qu’eux-mêmes. Car ils en profitent et délicieusement ! Je me figure leur joie secrète, quand ils foulent, sur le versant d’une montagne, des merveilles ignorées du mineur. Comme en ces momens-là, ils se sentent bien chez eux, envers et contre tous ! Comme ils chérissent ce sol muet, cette tombe dont ils sont la vivante et nomade image ! Quelles affinités, quelles correspondances s’établissent entre leur âme et leur terre ! Elles se comprennent, se parlent, s’exhortent à la patience, se félicitent l’une l’autre de leur taciturne inviolabilité. Nulle part au monde l’homme ne peut incarner plus exactement le caractère du sol, dont il s’est détaché. La terre l’a créé à sa ressemblance, nu, âpre, farouche, et sous sa rude écorce recelant des fortunes vierges. La grande conquête à faire, et qu’on ne fera jamais, c’eût été de conquérir l’âme de cette race. On y eût trouvé la clef de toutes les mines dont l’espérance halluciné les pionniers du désert, tandis qu’aujourd’hui l’Indien se raille des compagnies minières et de leurs brillans administrateurs et de tous leurs ingénieurs perspicaces, qui passent vingt fois sur la richesse, sans que rien en avertisse leur flair. Il suit d’un œil ironique ces bons limiers, toujours dépistés et haletans de leur course stérile. Ne le plaignons pas trop : la nature lui a réservé de jolies revanches.

Il est vrai que parfois les efforts du conquérant aboutissent ; on découvre une nouvelle mine. Le bruit s’en répand à travers les villages indiens et y sème la consternation. L’Indien se sent trahi par sa terre : elle a livré aux blancs un trésor, qui n’appartenait qu’à lui. Elle a aliéné un peu de ce bien mystérieux, qu’il considérait comme inaliénable. Mais il ne tarde pas à lui pardonner, car les maladies et la fièvre de l’or s’abattent sur la troupe victorieuse, en abrègent ou en ralentissent le triomphe. Ceux que l’anémie laisse debout, les passions pestilentielles qu’exhalent les sources d’argent, l’ivresse et « la noce » se chargent de leur faire mordre la poussière ou la boue.

Et pendant qu’Espagnols, Anglais, Français ou métis se démènent autour de leurs trous de mines, l’Indien continue de vivre lentement, posément, sous ses ranchos recouverts de chaume et dans ses huttes de terre, en forme de pyramides, dont la porte est creusée, selon l’antique coutume, du côté du soleil levant. La douceur de son caractère ne se dément pas plus en face de ses envahisseurs qu’envers ses animaux domestiques. Il est « le maître qu’il voudrait avoir. » J’aimerais certes mieux être le lama d’un Indien que l’Indien d’un habitant de la Bolivie. Le lama sert au transport des fardeaux, mais il ne peut traîner plus de quarante-six kilos. Si on augmente sa charge, il s’agenouille et se couche. On le tuerait sur place, avant qu’il tentât le moindre effort. C’est une bête d’humeur placide et entêtée, armée d’une extraordinaire puissance d’inertie, et pleine de vertus indiennes. Quelquefois la fantaisie le prend de ne point marcher. Sa charge est réglementaire, mais le sommeil le tente, et, indifférent aux exhortations de son conducteur, le bon lama s’étend au milieu du chemin. L’Indien se garde bien de le frapper. Il le prie d’une voix douce, puis, voyant que l’animal se bute, il s’assied à quelques pas de lui, rassemble un tas de petits cailloux et en prend un, qu’il lance dans les oreilles de la bête assoupie. Un instant après, il recommence : les oreilles s’agitent, le lama ouvre les yeux, secoue la tête, réfléchit que la place n’est pas bonne pour dormir, se redresse et se remet en route. Cette comédie dure parfois une demi-heure, mais l’Indien n’est jamais pressé, sauf quand on l’envoie d’un point à un autre, en qualité de courrier.

Nos meilleurs coureurs feraient triste figure auprès de lui, et ses deux jambes en remontreraient à toutes les paires d’échasses des Landes. Il réalise d’incroyables prodiges. A travers ces entassemens de montagnes, qui se ressemblent, et les effrayans déserts, qui se prolongent durant des centaines de lieues, il va d’un pied sûr, sans boussole, jour et nuit, et ne se trompe jamais de route. Son instinct dépasse celui du pigeon voyageur. Vous pouvez lui commander de se rendre en tel endroit qu’il vous plaira. Fixez-lui seulement le point de l’horizon où se trouve la cité, le hameau, le monticule, la hutte. Il part et ne dévie point. Quant à sa vitesse, elle est étonnante. Un de nos compatriotes me racontait qu’étant à trente kilomètres environ d’Oruro, et la municipalité de cette ville lui réclamant des plans et des devis, il chargea un Indien de les lui porter. A peine son messager avait-il tourné les talons, notre ami s’aperçut qu’il avait oublié de glisser sous l’enveloppe une pièce importante. Vite, il se fait seller une mule et s’élance, à bride abattue, sur les traces de l’Indien, qui n’avait guère plus d’une demi-heure d’avance. Il galope, ne le rejoint pas et pense, non sans raison, qu’il a été trompé. Furieux, il poursuit sa route, et, quand il arrive aux portes d’Oruro, quelle n’est pas sa stupéfaction d’apercevoir, tranquillement assis sur une pierre, son Indien, les lèvres vertes de coca, et qui mouillait les papiers chiffonnés pour les redresser au soleil. Je pourrais citer dix autres exemples semblables. Les Indiens font aisément leurs vingt kilomètres à l’heure. C’est ce qui explique leurs rassemblemens subits, quand un grave événement les débusque de leurs villages. Par qui le mot d’ordre de la mobilisation a-t-il été donné ? On l’ignore. D’où sortent ces êtres, qui, soudainement, fourmillent à la crête d’une montagne ? On n’y comprend rien. Là où l’on se croyait en plein désert, on se trouve enveloppé d’une multitude. Puis cette foule se disperse, et son évanouissement ne déconcerte pas moins que son apparition.

Lorsqu’il traverse les zones des villages indiens, l’étranger ne doit jamais oublier que les montagnes ont des yeux. Ces yeux, qu’il ne voit pas, le suivent, l’épient. Don Juan risquerait gros jeu à serrer de près les Mathurines quichuas. L’Indien admet à la rigueur qu’on lui vole sa terre ; il n’entend pas qu’on lui prenne sa femme. Il oublierait toute prudence, massacrerait l’audacieux et n’épargnerait point sa complice. Une femme indienne qui aurait eu des complaisances pour un blanc serait dans certains villages mise à mort. Ces coutumes perdent de leur férocité draconienne dans le voisinage des cités ouvrières. Du reste, il est rare qu’une Indienne se rende aux caprices d’un étranger, je veux dire une jeune fille, car pour une femme mariée je ne crois point que le cas se présente. L’épouse indienne, comme son mari, reste profondément attachée à ses devoirs. Sa libre jeunesse la garantit de tout entraînement des sens. Elle n’arrive pas vierge au lit nuptial, mais elle en sort chaste. La femme indienne est réservée et fidèle. Un seul jour dans l’année elle semble se départir de sa dignité, aux grandes fêtes de la fécondation des lamas. On me les a décrites, et j’y ai retrouvé le caractère des solennités génésiques dans les sociétés primitives. Elles se déroulent sous l’azur du ciel, devant la nature, et ne sont pas plus immorales que l’invocation de Lucrèce à Vénus. Mais il me semble que, si nous pouvons encore les comprendre et les admirer sous le voile somptueux de la poésie ancienne, nous ne sommes plus en état de les apprécier comme il convient chez des contemporains, ces contemporains fussent-ils des Peaux-Rouges et eussent-ils pour eux l’éloignement dans l’espace aussi prestigieux que le recul dans les âges. Et puis je n’y ai point assisté. Je n’en dirai donc rien. Le récit qu’on m’en a fait m’a confirmé dans l’opinion que la race incassique offrait de singulières analogies avec les peuples de l’Inde.

Incomparablement plus développée et plus intelligente que les autres nations indigènes, Changos, Aïmaras ou Araucaniens, elle nous intrigue. Son origine se perd dans la nuit : on ne remonte pas plus à sa source qu’à celle des fleuves mystérieux de l’Afrique. Je renvoie les lecteurs qui s’intéresseraient à cette question, au livre admirable de Prescolt sur la conquête du Pérou. Il a écrit une étude fort complète des Indiens Quichuas, de leurs mœurs, de leurs usages et de cette royauté des fils du Soleil, dont le berceau fut une île du lac de Titicaca. Cependant il n’a pas tout dit. Je ne me rappelle pas qu’il ait mentionné ce fait extrêmement curieux, et qui m’a été confirmé par des Boliviens dignes de foi, que les Chinois n’éprouvaient aucune difficulté à comprendre la langue quichua. Un des administrateurs de Pulacayo m’avait prêté la grammaire de Nodal, dont j’ai parlé plus haut, et je me suis amusé à la feuilleter. Mais ce ne serait point trop des lumières d’un Bréal pour éclairer les origines de cette langue, et, du même coup, celles de cette race. Nos érudits se soucient peu de ce qui se passe en Amérique. Si cette page leur tombait sous les yeux, je serais heureux qu’elle les invitât à tenter une petite excursion dans les idiomes du Nouveau Monde ; et cette mine, qu’ils exploiteraient, causerait, j’ose le dire, moins de dégâts que celles d’où les actionnaires extraient de forts dividendes.

Le quichua fut la langue nationale du Pérou et des Hauts Plateaux, alors que l’empire se trouvait sous la domination des Incas. Les Indiens ne possédaient point d’alphabet : ils usaient, pour se communiquer et se transmettre leurs idées, des quipus. Le quipu était une corde d’environ deux pieds de long, composée de fils de différentes couleurs, et formant des nœuds. Les couleurs exprimaient tour à tour des objets sensibles ou des idées abstraites. Selon Prescott, le blanc représentait la paix, le rouge la guerre. Il est très difficile de s’en procurer, pour la bonne raison qu’on les a presque tous détruits. En 1853 le Concile provincial de Limaédicta que les livres traitant de choses lascives et obscènes, seraient prohibés et leurs lecteurs gravement punis par les évêques. « Les enfans, ajoutait le Concile, ne pourront pas même lire les ouvrages des anciens, si remarquables par l’élégance et la pureté de leur diction. Quant aux Indiens, ces ignorans de l’alphabet, qui au lieu de livres ont des signes — signa quædam ex variis funiculis quos ipsi quipos vocant — attendu que ces livres sont des monumens de l’antique superstition et leur rappellent des rites, des cérémonies et des lois iniques, les évêques auront soin de les détruire absolument. » Cette exécution fait un digne pendant à l’incendie des bibliothèques aztèques, lors de la conquête du Mexique. L’homme passe son temps à détruire ce que ses descendans essaieront de reconstituer. Le conquérant prépare des cheveux blancs aux savans futurs.

Mais si les quipus ont été abolis, la langue quichua n’est pas morte avec eux. Parmi les Espagnols venus au Pérou, plusieurs, qui furent des esprits distingués et curieux, l’apprirent, en notèrent les sons, d’une manière souvent insuffisante, à l’aide de leur alphabet, et en établirent la grammaire. Cette langue a les trois genres : masculin, féminin et neutre. Les objets inanimés appartiennent au neutre, comme dans le grec et le latin. Les règles du pluriel sont très complexes : on y retrouve le duel, marqué par la désinence pura. Le signe du pluriel s’omet, quand il s’agit d’abstractions, vices, vertus, dispositions morales. Tous les mots se déclinent et le système de déclinaison est fondé sur les désinences. Le nominatif contor (condor) fait au génitif contorpa, au datif contorpac, à l’accusatif contorta, au vocatif contorya, à l’ablatif contorhuan ou contormanta, suivant la préposition qui le précède. Au pluriel contorcuna, contorcunap, contorcunapac, etc. La langue quichua fourmille d’augmens, qui indiquent l’idée de grossièreté, de grandeur, ou de corpulence ; elle a des diminutifs qui se rapportent à la dimension (mayo), à la tendresse (lla) ; des comparatifs de supériorité, d’infériorité, d’égalité, et toute une gamme de superlatifs.

Parmi les pronoms possessifs, les uns concernent la propriété individuelle, les autres la propriété commune. Et ceci n’a point de quoi surprendre chez un peuple dont la constitution réalisa l’idéal du socialisme le plus avancé. Les utopies de nos communistes n’en sont plus, si on se reporte à l’état des anciens Péruviens. Les Incas avaient devancé nos Guesde, et même il ne me semblerait point inutile que ces derniers connussent cette antique civilisation. Ils y verraient comment on peut organiser un grand peuple sur le modèle d’une étroite communauté, comment on fait d’un vaste empire un immense phalanstère, comment on peut vivre sans monnaie et forcer tous les citoyens à travailler dans l’intérêt général : mais ils y verraient aussi qu’une telle association ne saurait se maintenir que sous une dictature de fer. Les Fils du Soleil, en dépit de leur incontestable mansuétude, furent d’extraordinaires dictateurs, des tyrans de droit divin. Et je ne serais pas éloigné de croire que la manière dont ils avaient résolu la question sociale fût la seule qui permît au communisme de porter ses fruits. Comme cette théorie, pour être mise en pratique, suppose forcément tous les citoyens honnêtes et bons, comme elle supprime l’ambition individuelle et la remplace par le renoncement et le perpétuel sacrifice de soi-même aux intérêts de l’Etat, nos évangiles ne suffisent pas : il faut des lois d’airain. L’homme ne montera jamais à ce haut degré de dévouement et de vertu, qu’emprisonné dans une camisole de force. Il ne s’agirait que de la lui rendre supportable. Les Indiens s’y sentaient à l’aise ; mais c’est une expérience qui ne réussirait guère aux gouvernemens modernes et qui, en somme, ne dut son succès qu’à la foi religieuse. Les rois Incas descendaient du Soleil : on ne barguigne pas avec l’astre qui nous donne la lumière. Voilà pourquoi, dans la langue quichua, les adjectifs possessifs signifient le plus souvent qu’on ne possède rien. Quand les nôtres auront le même sens, notre révolution sera faite.

Pour les verbes, leur conjugaison repose sur des désinences qui varient à toutes les personnes de tous les temps et de tous les modes. Elle n’en finit plus. On y trouve, outre l’impératif, l’optatif, le supin et les gérondifs, des futurs parfaits et imparfaits. Les adverbes ne se comptent point ; je ne conçois pas d’idiome plus riche en interjections. Elles expriment l’affirmation, le doute, l’hyperbole, toutes les sensations et tous les sentimens dont notre corps et notre âme sont susceptibles. Si l’Indien s’écrie : Acau ! c’est qu’il étouffe de chaleur ; Achallah ! c’est qu’il admire. Appelle-t-il son maître ? Allayma ! S’adresse-t-il à Dieu ? Cacyan ! Réclame-t-il du secours ? Aha ! Quand ses maîtres se battent, il les entourage de son Ahallim ! La bataille terminée, il murmure Hu are (Amen). Nous sommes loin du goddam, dont Figaro faisait le passe-partout de l’Angleterre. Leur syntaxe semble moins compliquée ; toutes les phrases sont à peu près construites sur le patron suivant : d’abord l’interjection, puis le sujet au nominatif, toujours précédé de l’adjectif invariable, puis l’adverbe, le régime à l’accusatif, au datif ou à l’ablatif, enfin le verbe, sur lequel retombe le poids de la phrase. Je ne parlerai point des prépositions et des particules. Leur nombre eût réjoui Mme Dacier. On en énumère jusqu’à cent trente-cinq. Dans la prononciation, l’accent porte ordinairement sur la pénultième.

Les syllabes se juxtaposent les unes aux autres, forment des mots longs, indéfiniment longs, des mots invertébrés. Leur longueur, chantante et monotone, fait une langue délicieuse de mélancolie. Les paroles y sont comme d’amples voiles, où la pensée, chastement drapée, s’efface et dérobe ses contours. L’Indien se berce du rythme de ses vocables : il s’y attarde et s’y oublie. Si le crépuscule parlait, il parlerait quichua. Toutes les sonorités en ont une douceur charmante. Les plus vives ressemblent à des échos mourans. Imaginez une mélodie d’instrumens à cordes, que couperaient par intervalles des sons décor lointain. Du moins, c’est l’impression que m’ont laissée leurs dialogues, ou, si vous aimez mieux, leurs échanges de monologues.

A la chute de l’empire des Incas, les idées chrétiennes envahirent cette langue : de nouveaux sentimens y acquirent peu à peu le droit de cité. Il dut s’y passer ce qui se produisit dans le latin, aux premiers siècles de notre ère, et l’étude en serait certainement pittoresque. Il me paraît que les pensées du christianisme ne furent point gênées de cette forme nouvelle et s’en accommodèrent heureusement. Elles entrèrent, pour ainsi dire, de plain-pied dans cette demeure, que la mysticité des Incas leur avait somptueusement ornée. Elles y trouvèrent des fenêtres ouvertes sur le ciel, de longues arcades où promener leur rêverie vague et triste, des chapelles et des nefs d’ombre où se recueillir, et, pour rythmer leurs pas, une musique simple, qui rappelle nos psalmodies d’église et les motifs de Luther. Les Quichuas connaissaient la viguela (guitare) et la flûte. Enfin le christianisme, en pénétrant chez ce peuple, y rencontrait des poètes dignes de le comprendre et de l’interpréter.

Les Indiens incassiques avaient une poésie qui, à en juger par ses derniers vestiges, atteignait souvent au grand art. Leur prosodie, de même que la prosodie grecque et latine, reposait sur la quantité syllabique. Ils n’ignoraient ni les spondées, ni les dactyles, ni les iambes, ni les trochées, ni les anapestes. Un des fragmens les plus authentiques qui nous restent de cette littérature est composé en trochaïques monomètres. Il vient des papiers du jésuite Blas Valera, trouvés au sac de Cadix. Ce jésuite avait beaucoup étudié les coutumes des Incas, et l’original de ce morceau, écrit, si on peut dire, en fils de diverses nuances, lui avait été copié par l’archiviste indien, le quipucamayu ou gardien des quipus. On sait que les phénomènes célestes ont toujours tourmenté l’imagination des peuples primitifs, et que leur naïve explication a créé les plus beaux mythes. L’Indien, naturellement cultivateur et habile aux travaux d’irrigation, redoutait les époques de sécheresse et attendait, comme un bienfait divin, la pluie, la bonne pluie fécondante. Il supposait que Dieu avait placé au milieu de l’éther une vierge de la famille royale. Cette vierge soutenait dans ses bras une cruche, qui, périodiquement, se remplissait d’eau. Son frère s’approchait alors et frappait à coups redoublés sur cette amphore. Ces coups produisaient les roulemens du tonnerre et les éclairs n’étaient que leurs étincelles. Voici la strophe que je traduis d’une traduction latine littérale :

Belle Vierge, ton frère frappe maintenant sur ton urne : ses coups tonnent, luisent et fulminent. Mais toi, Vierge, qui laisses l’eau s’épandre, tu nous verses la pluie et parfois tu nous envoies la grêle et la neige. Le créateur du monde, Pachakamac, t’a préposée à cette charge et te donne de la remplir.

Nodal, qui cite cette strophe, la compare à un médaillon de fine ciselure. Pour moi, je suis frappé de sa poésie pure et sobre, et, si tous les anneaux disparus de la guirlande avaient le même prix, j’avoue que je ne ferais point de difficulté de rapprocher cette ode de certains hymnes antiques. Par malheur, le reste a sombré, et celui qui entreprendrait de collationner une anthologie quichua en serait réduit à quelques refrains de ballades populaires, à quelques stances isolées et dont la provenance est souvent douteuse. Il risquerait d’exercer son ingéniosité sur une composition de missionnaire, car les jésuites firent plusieurs essais en vers indiens. La plupart des poésies quichuas qui circulent sont des prières chrétiennes, des morceaux de propagande religieuse. Elles n’ont pas moins de valeur que les cantiques de l’armée du Salut ; mais elles n’en ont pas davantage. Il est probable que le magicien qui saurait s’introduire dans les familles indiennes, y recueillerait encore aujourd’hui des rapsodies de leurs poètes de la période classique. Une personne qui, sans les avoir apprivoisés, a vécu parmi les Quichuas et parle leur langue, m’a récité et traduit une strophe d’un petit poème, la seule dont il se souvînt. Une mère indienne cherche son enfant égaré, rencontre une autre femme, la supplie de la seconder, et lui dit :

Chère colombe, mon enfant s’est perdu : peut-être le trouveras-tu dans ta marche. Tu le reconnaîtras sans peine : ses cils ont le doux scintillement des étoiles.

Rappelez-vous le sonnet exquis de J. M. de Heredia, intitulé l’Esclave. Le pauvre esclave s’adresse à son hôte, qui cinglera vers Syracuse, et le prie de s’y informer de celle qu’il aimait : « Pars, lui dit-il, va, cherche Cléariste…


Tu la reconnaîtras, car elle est toujours triste. »


Le sentiment est le même, et le poète indien l’a exprimé avec la même discrétion, le même infini dans l’inachevé que le poète moderne. L’être que nous aimons, nous ne pouvons croire que les autres ne le reconnaissent point du premier coup, et que sa tristesse ou le tremblement de ses cils ne le distingue pas à leurs yeux, comme aux nôtres, de tout l’univers.

Du temps des Incas, nous savons que de grandes représentations dramatiques se donnaient chaque année. Que furent ces spectacles ? Des sortes de mystères, selon toute probabilité. Garcilaso dans ses Commentarios Reales (1609) parle même de comédies. Nodal a imprimé à la fin de sa grammaire une pièce tout entière, en cinq actes et en vers, la Clémence d’un monarque. C’est la production la plus considérable de la littérature quichua, que conservent les Archives du Pérou. Mais on l’attribue à un curé, Antonio Valdès, qui l’aurait commise vers l’année 1781. Quelques-uns néanmoins prétendent qu’elle fut représentée à des fêtes solennelles, devant les derniers monarques péruviens. J’ai parcouru la traduction espagnole de ce noir mélodrame, et je suis convaincu que Valdès en est l’auteur et qu’il avait longuement pratiqué Lope de Vega et Calderon. S’il était sorti de la main d’un Indien, je soutiendrais que Cuzco eut son théâtre de l’Ambigu et que M. d’Ennery est un descendant des Incas.

J’ai beau ne pas le dire, on m’accusera, je le crains, d’avoir idéalisé cette race, que Prescott pourtant qualifie d’extraordinaire, mais qui eut le tort, aux yeux de nos contemporains, d’avoir inspiré Marmontel. C’est même le seul reproche sérieux qu’on puisse lui adresser, et encore ! Cette épopée moutonnière, salonnière et philosophique, qui enchanta les beaux esprits du XVIIIe siècle, ne fut point un tissu d’agréables mensonges ; et j’aime mieux pour mon pays qu’il ait produit le peintre idéaliste de ces Indiens idylliques, que leur conquérant. Avec la meilleure volonté du monde, on ne fera jamais si joliment bêler les habitans actuels du Pérou et de la Bolivie. Les Incas eurent le grand mérite d’étouffer dans tout leur empire le paupérisme, et les plus civilisés d’entre les modernes peuvent s’incliner, sans affectation comme sans ironie, devant un État où personne ne mourut de faim. Aujourd’hui les blancs, qui professent un mépris moqueur à l’égard de ces pauvres êtres dépossédés, asservis et fidèles encore au culte du passé, se considèrent comme leurs supérieurs. Je souhaiterais qu’ils fussent simplement leurs égaux. Ils s’accordent à louer la patience et la bonne foi de l’Indien, et les plus grincheux n’articulent contre lui d’autres griefs que sa paresse — comprenez : sa répugnance à travailler sous leurs ordres ; — la coca qui lui verdit les lèvres ; et sa mauvaise odeur. Il paraît que ces raisons justifient non seulement le dédain dont on l’accable, mais encore le traitement inique dont on use envers lui.

Cependant, pour l’étranger qui passe et n’a pas le temps de les discuter, cette race indienne conserve une noble attitude. Elle a la beauté d’un marbre antique, qui, même détérioré par l’âge et sali par la boue, n’a pas perdu toute sa grâce indolente et fière. Et surtout elle plaît, parce qu’elle repose l’esprit des jeunes républiques hispano-américaines, où l’ambition du pouvoir et la passion de l’argent dévorent les hommes, où la politique disperse aux quatre vents les forces morales. Elle console du spectacle des aventuriers européens et de leurs convoitises accrues par la traversée d’un océan et l’escalade des montagnes. On contemple un peuple qui relève la tête du bourbier où ses atroces vainqueurs l’ont plongé, et réclame encore son droit à l’existence. Rien n’est plus beau qu’une liberté qui garde conscience d’elle-même sous une oppression séculaire.

J’aurais voulu montrer mieux que je ne l’ai fait la forte unité, l’admirable harmonie de cette race, expression vivante de son abrupte patrie. Après tout, il est possible que je me trompe ; je puis être la dupe d’une illusion. Le dégoût que nous inspirent à certaines heures toutes les hontes de notre civilisation, toutes ses hypocrisies perfectionnées, nous ramène violemment vers la nature. Nous aspirons à descendre vers les races que nous appelons inférieures, parce que nous les avons vaincues. Leur simplicité nous rafraîchit ; leur ignorance nous fait envie ; notre détresse nous les rend plus belles. Aujourd’hui, point d’honnête homme qui ne ressemble un peu au docteur Faust et ne soit capable de s’éprendre un instant du rouet de Marguerite. Mettons donc que j’aie rêvé sur les Hauts Plateaux. Il ne me restera qu’à m’excuser près de mon lecteur de l’avoir trop longtemps entretenu d’un simple rêve.


III

Je désirais descendre dans la mine et visiter ses galeries, qui portent les beaux noms de Ramirez et de Monte-Cristo.

Nous nous engageons sous le tunnel, et notre véhicule s’arrête devant un obscur couloir, qui aboutit à une chambre assez vaste, éclairée à la lumière électrique. L’atmosphère en est terriblement chaude et il s’y mêle des odeurs d’huile rance et de sueur. C’est le vestiaire. Nous échangeons nos vêtemens contre des chemises de laine et des pantalons grossiers. Autour de nous circulent des bambins étiolés : je remarque la maigreur de leurs jambes, et leurs pauvres yeux vides. Quel âge ont-ils ? Dix ou onze ans peut-être. Plusieurs en paraissent huit à peine. Pourquoi nous accompagnent-ils ? Hélas ! cette petite escorte, que nous chargerons de nos châles, vit, travaille, gagne son pain dans les profondeurs de la mine. La Compagnie aime les enfans : elle les paie moins cher que les hommes. On les emploie à diverses besognes, qu’ils peuvent remplir et dont ils meurent. Vers huit ans, ils descendent à neuf cents pieds sous terre : ils en remontent moribonds à quinze ans. Un des administrateurs de Pulacayo m’affirmait que les deux tiers n’atteignaient pas leur dix-huitième année ; et le même M. Barrau, esprit fin et cultivé, me disait, avec une ironique philosophie, en me montrant un minerito haut comme une botte : « Ne trouvez-vous pas que ce spectacle rend socialiste ? » Ces enfans qui nous entourent ont une impassibilité de vieillards. La nuit éternelle, où ils grandissent, a éteint leurs regards et donne à leur figure une rigidité sinistre. Leurs mouvemens ont parfois une raideur d’automates. Quelques-uns gardent encore une physionomie ouverte : l’intelligence y jette de furtives lueurs. Le crime de Huanchaca n’est pas tout à fait consommé. D’autres sont usés, finis, il ne reste plus qu’à leur prendre mesure pour leurs bières.

Lorsque nous fûmes prêts, on remit à chacun de nous une torchère suspendue par un fil de fer, et notre troupe s’achemina à travers les flaques d’eau, le long d’un sombre couloir. Au bout, laçage de l’ascenseur nous attendait. On s’y entassa comme on put. Une petite pluie glacée suintait sur nos têtes, et nous étions si pressés les uns contre les autres que les flammes rouges de nos lampes léchaient nos vêtemens. Cornejo donna le signal et ras-censeur commença de descendre. Nous eûmes l’impression d’une fuite vertigineuse. Nous ne descendions pas, nous nous abîmions. Je suivais sur ma montre l’aiguille des secondes. A la soixante-deuxième, nous stoppâmes. Je crus que nous faisions une halte à un premier étage, mais nous étions arrivés. En une minute, l’ascenseur avait parcouru trois cent vingt-six mètres.

L’endroit où il nous déposait était humide et presque froid : un marécage souterrain. Au fond, à gauche, une entrée de grotte creusée dans la roche. Nous nous y engageâmes : la galerie qui s’étendait devant nous avait environ un kilomètre et demi de longueur. Des deux côtés, placées à intervalles rapprochés, d’énormes poutres, sur lesquelles reposaient des solives transversales, en soutenaient la voûte et les parois. Cette partie de la mine m’a semblé soigneusement boisée, mais je sais qu’il n’en est pas de même de toutes les autres. Certaines galeries menacent ruine, et l’on frémit en pensant aux existences humaines qui s’aventurent sous de vacillans échafaudages. Quelque temps après mon départ de Pulacayo, j’appris que six ouvriers y avaient été ensevelis. Leur mort a coûté soixante bouteilles d’eau-de-vie à la Compagnie. Si les actionnaires n’y veillent, ils se ruineront en alcool.

Je ne sais rien de plus impressionnant que cette promenade sous trois cents mètres de terre dans une obscurité que les lampes rouges ensanglantent, et le long de ces galeries muettes, qui ont un air de catacombes. Là où nous passons, le filon courait jadis : des richesses pétrifiées ont sauté sous le pic et la dynamite du mineur. Elles circulent maintenant à travers le monde : ce sont ces pièces d’argent vers lesquelles s’aimantent toutes les convoitises. Et que d’hommes ont laissé leur vie dans cet étroit corridor ! A mesure que nous avançons la chaleur devient plus intense. Nous marchons sur des rails, où roulent d’ordinaire les wagonnets chargés de gangues, et, quand notre pied s’en écarte, nous nous enfonçons dans de la boue. La mine est en ce moment envahie par l’eau, et de longs tuyaux de pompes à air comprimé rampent contre les poutres : le silence de ces mornes profondeurs n’est troublé que par le bruit de l’eau qui y est aspirée. Parfois nous longeons une fondrière, où bouillonne un Ilot saumâtre. Comme les pompes ne suffisent pas, on fait descendre dans ces étangs souterrains des sortes d’outrés de cuir, qui remontent en ruisselant le long de cheminées noires. Quelquefois aussi la voie que nous suivons est coupée par une mare profonde de six ou sept mètres : on a jeté dessus une planche où nous nous hasardons et qui ploie sous nos pas. A un certain moment, la chaleur est si forte que nous nous laissons choir sur des blocs de pierre. Nos petits porteurs tiennent à la main des sacs pleins d’étoupes et nous en distribuent des paquets. Nous nous épongeons le front et la poitrine. Littéralement notre corps fond en sueur. Tout est désert. Mais de temps en temps, collé à la muraille, entre deux piliers de bois, un homme, nu jusqu’à la ceinture, nous apparaît. C’est moins un homme qu’une statue de bronze. Il nous a entendus approcher, et s’est rangé pour nous laisser le passage libre. Je distingue à peine, aux lueurs des torches, sa physionomie jeune encore et résignée. Ces gens observent le silence de la tombe. Quand ils se rencontrent, les plus bavards ne murmurent qu’une seule parole : Jésus. C’est le mot de ralliement de toutes les souffrances humaines.

Des deux côtés de la galerie, s’ouvrent des grottes aux escaliers tournans, qui mènent à d’autres galeries, où ne parviennent pas les ascenseurs. La mine a une profondeur de plus de quatre cents mètres. Nous sommes descendus dans une de ces cavernes, mais celui qui n’y est point habitué ne tarde pas à ressentir d’étranges courbatures. Il y respire du feu, et ses jambes faiblissent. La première fois que notre compatriote M. Vattier s’y aventura, il faillit y rester. Et lui-même, il me racontait ses impressions. Il était arrivé au « planès » de la mine, c’est-à-dire à son tréfonds. Les Indiens et les lampes, qui l’entouraient, absorbaient tout l’oxygène. Peu à peu sa tête tourna ; les lumières grandirent autour de lui démesurément ; le mur scintillant lui fit l’effet d’une immense surface blanchâtre. Il éprouva comme la sensation d’avoir franchi les bornes de la vie. Le silence, ces visages sombres, ces lueurs éclatantes, cette muraille de feu, le poids de douze cents pieds de terre sur les épaules, le vague sentiment qu’il lui serait impossible de remonter jusqu’au jour, désagrégeaient tout son être. Il ressentit une indicible volupté, une béatitude de délivrance, et s’abattit. Quand, plusieurs heures après, il revint à lui dans un « rancho », et qu’il vit rôder autour de sa couche un grand Indien, il crut qu’il se réveillait dans un autre monde ou qu’il devenait fou. Je ne désirais pas outre mesure partager ces funèbres impressions, et, bien qu’il ne m’en eût peut-être rien coûté de les affronter, nous ne nous attardâmes pas dans ces escaliers apocalyptiques, et notre petite troupe regagna la galerie.

Nous en vîmes bientôt l’extrémité, le « front de taille », comme on l’appelle. C’est là que le mineur travaille. Il frappe de son marteau de fer sur une barre du même métal, qu’il enfonce dans la pierre en lui imprimant un mouvement de rotation. Celui que nous avions sous les yeux était à genoux et procédait avec lenteur. Il s’arrêtait souvent, comme un homme épuisé. Nous avions grimpé près de lui, car il était juché sur des espèces de démolitions, et, quand il se tenait debout, sa tête touchait presque la voûte de cet antre. La roche scintillait à la clarté de nos lampes. On m’indiqua le filon, qui avait environ cinquante centimètres de largeur. Les mineurs étaient arrivés à un endroit où il se rétrécissait singulièrement. Toute la grotte brillait, comme si elle eût été incrustée de nickel et d’argent. Ce n’était pourtant que du mica qui étincelait ainsi. L’argent ne reluit pas dans les mines, à moins qu’on ne se trouve en présence de pépites. Il est caché dans la pierre : seule, la chimie l’y découvre et l’en arrache. D’ailleurs, la pépite est l’ennemie de tous les administrateurs ; les ouvriers la volent, et leurs ruses déjouent les plus habiles précautions. On me racontait le fait suivant : dans une mine, d’où l’on extrayait souvent de l’argent presque pur, la Compagnie avait essayé de tous les moyens pour empêcher la fraude. Les mineurs ne reculaient devant aucun système : les replis les plus secrets de leur corps leur servaient de réceptacles, et ils usaient fréquemment de la cachette que les chevaliers de Malte exploraient avec soin, si l’on en croit Voltaire, quand ils prenaient des Turcs ou des Turques. On ne se contenta pas de les contraindre à se déshabiller en sortant de la mine : on les obligea d’enjamber une planche et de crier en même temps : « Viva el Chile ! » Cependant les vols ne diminuaient pas, et la Compagnie était aux cent coups, lorsqu’un hasard lui révéla l’expédient dont les ouvriers s’étaient avisés. Les malins tuaient les rats qui infestaient les galeries, les vidaient, remplissaient leur peau de gangues riches, la recousaient, et, au nez même des surveillans, la jetaient en dehors de la mine sur des remblais, où, le soir venu, ils allaient chercher leur butin. D’ailleurs ce vol n’a dans l’esprit des indigènes aucune gravité. On en fait un commerce, que, pour un peu, la loi reconnaîtrait. Personne n’ignore au Chili que le père d’un des hommes politiques les plus considérables de l’heure présente a commencé sa prodigieuse fortune en achetant à Copiapo des minerais soustraits par les mineurs. Et tout dernièrement une personne de ma connaissance entendait sur un paquebot des côtes ce dialogue entre deux passagers :

— Comment va votre gendre ?

— Très bien, je vous remercie.

— Et que fait-il dans le Nord ?

— Il s’occupe de questions de banque, mais le plus clair de son bénéfice, ce sont encore ses achats de minerais volés. Il a organisé une agence…

Le mineur continuait sa tâche devant nous, et le trou se creusait lentement. Ces trous sont mesurés par le surveillant et payés suivant leur profondeur. On y introduit alors la cartouche de dynamite, le mineur allume la mèche, et, sans hâte, avec une témérité dont il fait une coquetterie, il s’abrite sous une excavation voisine, tandis que la roche éclate et que les éclats pleuvent à ses pieds. Nous nous étions assis à quelques pas de ce taciturne et indolent travailleur. La chaleur, toujours accablante, nous oppressait, et je remarquai qu’instinctivement nous parlions à voix basse. L’obscurité, le silence et le mystère nous inclinaient au chuchotement religieux des églises et des cimetières. Je ne sais quelle paresse de gestes et de pensées m’engourdissait. Il me semblait que la lumière du ciel n’était pas si nécessaire à l’homme et que je pourrais végéter dans cette solitude souterraine. Puis, tout d’un coup, le souvenir du jour me lancinait ; j’aurais voulu courir, et d’un seul bond émerger à la clarté rose du matin.

Près de moi Philippi, qui depuis deux ans redescendait pour la première fois dans une mine, sentait se réveiller en lui son ancien enthousiasme de mineur.

On peut donc aimer la mine ? Mais oui, comme le Breton adore les Ilots, comme les « cateadors » se passionnent pour les arides montagnes, comme le minéralogiste s’exalte devant les silencieux déserts. Le désert est beau ; la montagne toute nue est belle ; la mine, qui prolonge ses artères de léviathan, a même pour celui qu’elle tue un attrait irrésistible. Et le charme qu’exercent sur l’esprit des hommes et la mine, et le désert, et les flots, et, d’une manière générale, les plus âpres labeurs, nous relève et nous ennoblit, car, si on l’analyse, le dernier élément qu’on y trouve et le plus fort n’est que du pur désintéressement. La nature se charge de nous rendre supérieurs à notre besogne par l’obscur dévouement que nous y consacrons, à notre insu. Si le premier mobile qui nous y entraîne n’est qu’un intérêt matériel, il ne tarde pas à s’évanouir sous la beauté de l’effort humain. Et certes, ce n’est pas pour gagner de l’argent que le marin court de lui-même au-devant des bourrasques, puisque l’argent ne saurait le retenir à terre. Ce n’est pas par simple appétit d’un trésor que le cateador hiverne dans l’escalier des Andes, puisque, à peine cette fortune découverte, il la gaspille avec une méprisante prodigalité. Et cet humble mineur, qui s’agenouille devant le front de taille, souffrirait souvent d’être privé de son angoisse journalière. Le gain n’est pas notre fin suprême, et notre travail vaut mieux que la monnaie dont on croit le payer. Ceux-là seuls qui font de l’argent leur raison d’être et leur but me paraissent tristement inférieurs. Le dernier mineur de Huanchaca a connu dans sa misère des heures, des momens, des minutes où, aux prises avec la nature, il s’est senti plus fort qu’elle, et où, indépendamment de l’idée de salaire, il a joui de sa supériorité. Retirez-le de ces cavernes anémiantes ; rendez-le au soleil ; déroulez devant ses pas des tapis de verdure et de fraîches rivières. Il soupirera souvent après l’ombre lugubre dont vous l’aurez délivré. Son inutilité l’oppressera. Loin de son œuvre familière, il sera comme une aiguille aimantée, qui, sous le doigt d’un enfant, palpite, sursaute et tend vers le pôle. Quelles merveilles n’obtiendrait-on pas, si on savait utiliser noblement cette énergie humaine, notre invincible besoin d’agir ! Ce courant électrique qui traverse le monde moral, aussi mystérieux que celui qui serpente dans le monde physique, l’homme ne s’en sert qu’à seule fin d’exploiter l’homme. Les ploutocrates spéculent sur notre désintéressement inné, principe de tout travail, et en touchent les rentes. Cette pensée ne m’avait jamais tant frappé qu’au milieu des épouvantables solitudes de la mine. Elle rehaussait à mes yeux le malheureux individu que je voyais ployé sur sa besogne et qui d’un rythme lent martelait sa barre de fer. Et, autour de moi, Philippi, frais et dispos, rôdait, scrutait la roche, souriait aux ténèbres.

Nous reprîmes le chemin de l’ascenseur, mais par une autre galerie. Tout à coup, notre guide nous cria : « Couvrez-vous ! » En effet, à peine nos petits porteurs nous avaient tendu nos châles qu’un air humide et glacé séchait brusquement notre sueur et nous rayait le dos de frissons. Les pauvres enfans n’avaient rien pour s’envelopper, et le suintement de la voûte plus basse coulait sur leurs épaules nues. Un de mes compagnons me dit : « Voilà le grand danger de la mine. Ces alternatives de froid et de chaud tuent l’adolescent. Vous comprenez maintenant pourquoi ces gamins sont presque tous condamnés. Il faudrait qu’ils prissent des précautions minutieuses ou qu’ils fussent de marbre pour résister. Et ils ignorent les premières règles de l’hygiène. » Je pensai que la meilleure hygiène à leur faire suivre serait de ne pas les exposer à la mort. Je me souviendrai toujours de ces sinistres courans d’air, et de la noire humidité des parois, et de ces petites épaules d’enfans frissonnantes. Des enfans de dix et onze ans ! Mais enfin à quoi songent les administrateurs de Huanchaca ? Je connais dans leur nombre d’excellens pères, des hommes obligeans et qu’un pareil spectacle indignerait, s’ils le voyaient ailleurs que chez eux. Ils ne sont pas, hélas ! entièrement responsables de ces iniquités. Les actionnaires les harcèlent et leur imposent de criminelles exigences. Si l’on remplaçait ces bambins par des hommes, les bénéfices diminueraient. Puis du moment qu’on ne les tuerait plus, on devrait permettre aux parens de les nourrir, et par suite augmenter les salaires.

L’habitude de ne point compter avec la vie des autres finit par imprimer à certains esprits d’étranges déviations. Quelques jours après ma visite de la mine, j’eus l’occasion de confier mon sentiment à un de ceux qui, s’ils le voulaient, modifieraient cet état de choses. Je lui représentai que, dans la plupart des centres miniers, on respectait les lois protectrices de l’enfance ; j’osai attirer son attention sur la funèbre tolérance de Pulacayo. Je ne doutais point que sa générosité ne s’en émût : si les parens étaient nécessiteux ou aveugles au point de se désintéresser de la vie de leurs enfans, il appartenait aux hommes qui les commandaient de leur rappeler leurs devoirs, ou de les mettre à même de les remplir. Il me répondit textuellement : « Mais je vous assure que ces mioches ne sont pas malheureux ! On se porte fort bien dans la mine, et, sans le refroidissement inévitable de la sortie, on y ferait de vieux os. » L’observation ne manquait pas de justesse : si l’atmosphère de la mine était moins chaude et que celle du dehors fût moins fraîche, on goûterait dans ce délicieux pays le climat des bords de la Méditerranée. Mais, comme la Compagnie ne saurait empêcher la bise de souffler à quatre mille mètres d’altitude, ni les enfans qui remontent des galeries d’attraper des fluxions de poitrine, elle pourrait sinon leur en défendre l’accès, ce qui l’appauvrirait, du moins leur en prohiber la sortie. Elle les murerait sous terre, et, puisque la lumière du jour est néfaste à leurs poumons, il leur serait interdit de la revoir. On boucherait les croisemens de galeries, de façon à ce que la température s’y maintînt, d’un bout à l’autre d’une vie humaine, environ à cinquante degrés. Ce système aurait encore ceci d’excellent, que les « mioches », vivant tout nus, ne seraient point obligés de s’acheter des bardes.

Si ces quelques lignes tombaient sous les yeux des intéressés, ils me taxeraient assurément d’exagération romanesque. Ils diraient par exemple que la Compagnie de Huanchaca ne contraint pas les enfans au travail de la mine, et qu’elle a même bâti une école pour les lâches, qui préfèrent vivre dans l’oisiveté. — Sans doute, elle n’arrache pas les nourrissons aux bras de leurs mères, mais elle recrute avec tendresse tous les écoliers en rupture de ban. Elle ne craint pas de les amorcer avec l’appât de ses petits sous. — Ils ajouteraient que les tâches qui leur sont distribuées n’ont rien de pénible et qu’on rougirait d’en charger des jeunes gens. — Je serais curieux de savoir si les jeunes gens rougiraient de les accepter, et si le seul fait de rester enfermé dix heures par jour à trois cents mètres sous terre, en proie à la chaleur et aux refroidissemens, n’est pas pour un enfant de dix ans la plus horrible des besognes.

Au surplus, de quoi vais-je me mêler ? Qui songe à se plaindre de la situation des mineritos ? Les administrateurs n’y voient rien d’anormal ; les parens ne protestent pas ; les gamins meurent silencieusement. Je ne dois d’en avoir souffert qu’aux idées de justice sociale que nous respirons dans l’air européen. Je défie un honnête homme de descendre aujourd’hui dans une mine sans un soulèvement de cœur et sans un frisson de révolte. Si j’en crois quelques sages, on aurait tort de s’apitoyer sur la condition des mineurs. Il existe des ouvriers encore plus infortunés. Tant pis pour nous ! Et malheur à l’industrie, dont les progrès reculent chaque jour les limites de la misère et des tortures humaines !

Nous avions regagné l’ascenseur, et en un clin d’œil nous remontâmes au tunnel, avec la désagréable sensation sur notre visage et notre cou de l’eau imprégnée de cuivre, qui pleut dans cette cage. On nous conduisit immédiatement au vestiaire, où nous pûmes nous laver à grande eau et boire quelque cordial.

Quand je me retrouvai, en plein jour, sous un ciel pluvieux, je crus sortir d’un cauchemar. Mais les spectres de bronze entrevus le long des galeries souterraines, l’image des enfans sacrifiés, l’horreur du silence étouffant de la mine, me poursuivaient et m’assombrissaient l’immense panorama des montagnes. Je n’eus plus qu’un désir : celui de me sauver, de fuir loin de ce village dont l’épouvantable tristesse domine le monde. Son carnaval, sa vie journalière, où se détériorent les muscles de l’ouvrier et la conscience du maître, et, tout près du ciel, son cimetière, dont les murs blafards sont la seule gaîté de ces monts chauves, m’emplissaient d’amertume. Je brusquai mon départ, et le lendemain matin, à cinq heures, je quittai Pulacayo, sans esprit de retour.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre et du 15 novembre.