L'Action sociale catholique (p. 23-31).

LE POÊLE




Le poêle de chez nous est à deux ponts, bas sur pattes, et massif. Sur ses flancs, aux parois épaisses, des reliefs déjà frustes dessinent des arabesques où se jouent des animaux étranges. Dans son vaste foyer, une bûche d’érable entre toute ronde, et, à l’époque des corvées, son fourneau cuit sans peine le repas de vingt batteurs de blé.

L’été, quand le soleil grâle les visages et mûrit les grains, le poêle se repose. Toujours à son poste pourtant, dans la cuisine, au beau mitan de la place, il se rend encore utile : il sert de garde-manger.

Mais sitôt que vient l’automne, et qu’il commence à gelauder, le poêle se réveille. Et tout l’hiver, sa respiration s’échappe du toit, érigée en spirale dans l’air tranquille, ou fuyante et déchirée par la rafale. Tout l’hiver, il chante, ronfle, ou murmure ; dans les nuits calmes, quand les marionnettes dansent au ciel pur, la voix du poêle se fait régulière, monotone, rassurante ; mais, si le nord-est court la campagne, tourmente les arbres nus, et hurle, le poêle gronde, furieux. Il défend le logis contre le froid qui pince ; sa chaleur se répand, bienfaisante, sous les poutres noires, et jusque dans la grand’chambre, où l’on ne va qu’aux jours de fête et aux jours de deuil. Il fond la neige maligne que la poudrerie souffle sous la porte mal fermée, réchauffe les petits pieds rougis, fait fumer la bonne soupe.

C’est l’âme de la maison. S’il éteignait ses feux, s’il ne mettait plus au toit son

panache de fumée, si son ronflement sonore se taisait soudain, soudain la maison serait morte. « Foyers éteints, familles éteintes. » Aussi bien que l’âtre, mieux encore peut-être, le poêle canadien garde les traditions ancestrales.

À ceux qui savent allumer leur pipe avec un tison, et qui aiment à fumer, en songeant devant la porte du poêle, ce dieu du logis est d’aussi bon conseil que le feu de cheminée.

Au coin de l’âtre, on se prend parfois à rêver, à construire des châteaux en Espagne, et tout s’effondre, hélas ! avec le tison qui croule, s’envole avec la bluette qui monte, s’évanouit avec l’étincelle qui meurt. À la porte du poêle, il faut penser, et c’est au bâtiment de projets plus solides qu’on travaille. Car le poêle est grave, le poêle est sage, le poêle n’invite pas aux vaines rêveries. Les chimères qu’évoque la chanson de l’âtre déplaisent à ce vétéran ; il étouffe ces voix du feu, frivoles et légères, qui, dans les cheminées ouvertes, fredonnent, silent, crépitent, et font entre les chenets un concert de caprice et de fantaisie : il les fond toutes en un ronflement sévère. Il craint aussi, pour ceux qu’il aime, le prestige des étincelles, la fantasmagorie des flammes, le mensonge de leurs formes changeantes ; il cache aux regards des hommes son lit de braise ardente. L’œuvre du feu s’accomplit en secret dans l’enfer de ses flancs ; seul, l’œil rouge qui perce sa porte révèle les souffrances éclatantes et mystérieuses du bois qui pleure.

À la brunante, les voisins viennent fumer ; ils arrivent, tout enneigés, et le poêle réjouit leurs mains gourdes. Quand ils sont tous groupés devant sa porte, et qu’ils allument à la ronde, il aime, le poêle des habitants, qu’on s’entretienne autour de lui de la terre fermée par les froids d’automne, des bâtiments qu’on répare, du train de la ferme, des travaux monotones de l’hiver, des bêtes qu’on soigne, des blés en grange, de la sucrerie qu’on entaillera, des hasards de la moisson future… « Il faisait presque jour, la nuit de Noël, dans la tasserie ; c’est signe que les blés seront clairauds, l’été qui vient… L’année dernière, les ajets l’avaient dit, et il y en eut à pleines clôtures… Au printemps, on engagera Pierre-à-Grégoire ; il laboure une beauté mieux que les autres et prend plus de mie… On fera de l’abattis au sorouêt de la rochière, de l’autre côté du grand brûlé… Joseph-à-François va à la ville demain, prendre une consulte : il a envie de déchanger de cheval ; il a pour son dire que celui qu’il a eu du maquignon n’est pas assez amain… Les petits gars ont pris deux lièvres au collet, hier ; c’est matin, pour des lièvres… La bordée de ce soir a presque abrié les balises ; va falloir se lever, demain, avec la barre du jour, pour ouvrir les chemins avant que le grand-voyer passe, parce que s’il s’adonnait à venir par ici drés le matin, on payerait sûrement l’amende… Il n’est pas guère avenant, le grand-voyer ; pour un cahot, pour un banc de neige, il nous fait des misères. Pourtant, il y en a ben manque, des cahots, dans sa part de route, à lui. Et puis, bon sang ! quand le bon Dieu fait neiger, je pouvons pas les empêcher, les bancs de neige !… »

Le poêle est sévère, mais il permet qu’on s’amuse. Il a vu plus d’une danse, accompagné de sa voix grave plus d’une chanson, entendu les meilleurs violonneux de la paroisse, et plusieurs, qui maintenant sont disparus, ont devant lui battu les ailes de pigeon comme ne savent pas le faire les jeunesses d’aujourd’hui. C’est dans la pièce qu’il habite que se donnent les veillées d’hiver, où les beaux conteux disent à tour de rôle leurs histoires, et luttent à qui aura le plus d’esprit, à qui amènera le mieux un bon mot au bout d’un conte. Et la langue qu’on parle autour du poêle n’a rien du parler mièvre ou corrompu des villes ; c’est la langue rude et franche, héritée des ancêtres, et dont les mots « ne sont guère que du sens ».

Le poêle se souvient aussi. Il veut qu’on parle souvent des aïeux, qui les uns après les autres ont, à l’accoutumée, tiré leur touche devant sa porte, et dont il a éclairé de la même lueur les visages honnêtes. Le maître d’aujourd’hui, fils des anciens, et dont le front déjà s’argente vers les tempes, leur ressemble. Comme eux, la nuit venue, et les voisins partis dans la neige, il s’agenouille, avec la femme et les enfants, dans la bonne chaleur qui rayonne, sous le vieux Christ pendu à la muraille ; et le poêle, qui se souvient, mêle sa voix familière à la prière du soir.

Puis la marmaille gagne les lits à baldaquins. La lampe s’éteint… Quelque temps encore, un chuchotement se fait entendre : à la porte du poêle, dans l’obscurité, le père, sa dernière pipe aux dents, la mère, son chapelet encore aux doigts, se parlent à voix basse, lentement, des choses que l’on aime à se dire seul à seul et qu’il est aussi bon que les enfants ne sachent point : souvenirs intimes, espoirs communs, craintes partagées… Dehors le vent a cessé, tout est calme. Le poêle murmure plus doucement, seul témoin des confidences de ses maîtres. L’heure glisse, discrète, sur les deux têtes rapprochées, et tombe dans l’éternité sans presque faire sentir son passage. Et l’entretien se prolonge, doux et grave, dans la nuit…

Enfin, les voix se taisent. Tout repose. Seul, le poêle murmure encore ; la lueur de son œil demi-clos éclaire vaguement les choses et se joue sur la muraille ; au-dessus du toit, la fumée monte, blanche et droite, au clair des étoiles. Le poêle veille sur la maison qui dort.