L'Action sociale catholique (p. 9-21).

LE BER



Quatre planches, saines, de bonne épaisseur, et fortement assemblées, forment le cadre du ber. Un art rustique a façonné en quenouille l’extrémité des poteaux qui aux angles soutiennent l’édifice, a chantourné la pièce de tête suivant un profil d’une élégante sobriété. Les deux chanteaux ont été taillés dans un bois sans nœuds, et leur arc est tracé pour que le ber balance et roule, telle une barque sur la vague.

Ajustez une planche de fond — la planche du ber — dans les encoches du cadre ; garnissez le petit lit d’un paillot, le chevet d’un oreiller ; ajoutez draps, couvertures, courtepointe de taille convenable, et, sur le demi-cerceau d’un archet, le voile qui garde du soleil trop vif les yeux trop jeunes… Et, roule qui roulera ! voilà ce qu’il faut pour qu’un petit gars dorme à poings fermés.

Le ber est très vieux : les aïeux y furent bercés. Par manière de parler, je dirais que le ber de chez nous existe depuis toujours. On ne sait plus son âge, tant il compte d’années. Il était dans la maison avant les chaises au treillis de peau de cheval ; il y était avant le poêle à deux ponts qui supplanta le foyer ouvert, avant la huche rouge qu’on a toujours vue dans le coin du nord-est, avant le grand coffre bleu où de temps immémorial on serre les catalognes. Que dis-je ? le ber a vu construire, pièce sur pièce, la maison elle-même ; il attendait seulement qu’on l’eût couverte pour y entrer, car on était sur le bord d’avoir besoin de lui. En vérité, ce meuble est aussi ancien que la famille.

Suivant la tradition, le ber des ancêtres se transmet d’une génération à l’autre, comme un héritage sacré ; et c’est un privilège, réservé à l’aînée des filles mariées, d’aller le chercher à la maison paternelle, quand elle espère la première visite des sauvages.

Et c’est ainsi que, de mère en fille, le vieux ber bleu-coffre[1] est venu jusqu’à nous.

Qui donc autrefois le construisit ?… Je pense au rude ancêtre qui assembla ces quatre planches et en fit le berceau de sa race. Il me semble le voir, tout là-bas, presque dans l’histoire…

Le colon s’est taillé un domaine dans la forêt. Au milieu d’une éclaircie, il a dressé sa maison ; là est son amour, sa joie, son cher espoir. L’épouse paraît au seuil de l’humble cassine ; du regard elle accompagne son homme, qui s’éloigne la hache à l’épaule et en chantant…

Le sentier serpente, au grand soleil, entre les souches noircies…

Mais le bois debout est encore tout proche, et voici l’homme devant un grand érable dont le tronc robuste monte d’un seul jet dans le fouillis des branches. D’un regard de ses yeux clairs, il toise l’arbre comme pour se mesurer avec ce géant ; puis, un signe de croix ! et, soudain, il se dresse, ses reins se cambrent, ses muscles se gonflent… Et vlan ! le taillant de la bonne hache s’enfonce dans le bois vert, et vlin ! un éclat vole.

— « Ohé ! Nicolas, ce n’est pas le temps de faire de l’abattis. » — « Quand viendra le temps des abattis, j’attaquerai la grande forêt ; pour astheure, cet érable suffit. Je l’ai choisi entre tous, parce qu’il est le plus fort ; entre mille je l’ai choisi, parce qu’il est le plus droit. Voyez comme l’écorce est rude, et comme le cœur est franc »… Et vlan ! dans le bois vert s’enfonce le taillant de la bonne hache, et vlin ! dans l’air volent les éclats.

« Il y a des mois que je l’ai choisi. Un soir, à l’heure où, la journée faite, on regarde fumer la terre au soleil qui tombe, ma jeune femme m’a dit son espérance ; tête découverte, j’ai répondu : « Dieu soit béni ! » Puis, du seuil de notre chaumière lui montrant, à l’orée du bois, cet arbre plus beau que les autres : « Pour faire le ber, c’est « celui-là que j’abatterai ! »… Et vlan ! le taillant de la bonne hache s’enfonce plus avant dans le bois vert, et vlin ! les éclats volent plus drus.

« Et voici l’heure où l’arbre doit tomber ; car le temps n’est pas loin où il y aura besoin d’un berceau dans ma maison. Quelques jours encore à espérer, et vous me verrez, fier comme un roi, descendre vers le village ; vous entendrez sonner pour le baptême. Il y aura de la joie plein la maison, et les voisins pourront venir, à travers la forêt, voir l’enfant du bûcheron : la table sera mise. » Et vlan ! plus avant dans le bois vert s’enfonce le taillant de la bonne hache, et vlin ! plus drus, dans l’air, volent les éclats.

De tout l’effort de ses muscles joyeux, le bûcheron frappe. Vlan ! vlin ! vlan ! Le cœur de l’arbre est atteint, et toujours la hache tombe, monte, retombe dans l’entaille béante, qui s’élargit et se creuse. Vlin ! vlan ! vlin ! Le sol est jonché de blancs éclats. Encore un coup… Vlan ! la cime a frémi. Un dernier éclair sur l’acier… Vlin ! le vétéran de la forêt fléchit sur l’entaille, hésite un moment, tremble de toutes ses fibres, et, avec un long craquement, s’abat.

Voilà de bonne besogne ! Maintenant, Nicolas, ébranche ce grand corps. Puis, viennent les voisins t’aider ! Allons, les Jean-Baptiste, poussez ferme le godendard ; équarisseurs, manœuvrez bien la grande hache où le soleil luit et se réverbère ; scieurs de long, débitez-moi cette maîtresse bille. Voilà de belles planches, bien dressées. Et allons-y, Nicolas, de l’égoïne, de la tarière et du rabot ! Taille cet about en queue d’aronde ! Vrille en droiture les trous qu’il faut ! Tourne au couteau ces quenouilles !… Puis, assemble ! voici les chevilles, qui entreront à serre. Et allons-y, du ciseau, de la plane et du maillet !…

L’enfant espéré peut venir, l’eau sainte peut couler, et carillonnez, cloches du baptême : le ber est prêt !

De mère en fille, le ber est venu jusqu’à nous, le ber ancestral, fait du bois franc de l’érable.

Au cours de sa longue carrière, le ber a essuyé bien des traverses.

Sa belle teinte bleu-ardoise est toute grisaillée. L’usure a quarderonné les angles et poli les quenouilles ; les pieds berceurs ont arrondi la pointe des chanteaux. Une histoire de rencontres violentes, de chocs, de contusions et d’écorchures est écrite en cicatrices sur ses flancs.

Une nuit, la foudre tomba sur la maison, l’incendie éclata ; on sauva l’enfant d’abord, puis le ber… Les flammes léchaient déjà le dossier ; la boursouflure est là, on peut la voir encore.

Un printemps — c’était l’année de la grande digue — les eaux débordées envahirent le carré de la maison ; on échappa comme on put, par la fenêtre du pignon, en canot ; et le pauvre ber flotta dans la débâcle des jours et des nuits.

Et que de blessures, dont je ne sais pas l’histoire !

Mais, façonné pour les chocs d’ici-bas, le vieux ber est toujours solide et bien berçant.

Quand il n’est pas de service, il loge sur les entraits du grenier. À chaque naissance, on le descend. Mais si dru se succèdent les têtes blondes, que d’une année à l’autre il ne trouve guère le temps de remonter là-haut. Ses bons offices sont constamment requis, et c’est grande joie d’ouïr dans la maison le bruit de son perpétuel balancement et les fredons berceurs qui l’accompagnent.

C’est la poulette grise
Qu’a pondu dans l’église…

C’est la mère qui, un autre enfant dans les bras ou le tricot aux doigts, berce du pied, tout en chantant ; sa voix répète plus bas la ritournelle à mesure que les bébés s’endorment, et lentement se tait quand le sommeil est venu.

C’est la poulette caille
Qu’a pondu dans la paille…

C’est le père dont la voix honnête cherche maladroitement à se faire plus douce. Sa femme va et vient, prépare la soupe du soir ; et le laboureur, de sa grosse main qui tout le jour a tenu les mancherons, berce le petit lit. Mais l’enfant rose ne veut pas « faire dodo » ; n’est-il pas plus amusant de tirer la barbe complaisamment penchée à portée de ses menottes ?

C’est la poulette blanche
Qu’a pondu dans la grange…

C’est aussi, grand privilège ! l’aînée, encore toute petite, qui a obtenu la permission de dodiner le bébé. Assise dans le pied du ber, de sa voix claire elle chante à tue-tête, comme pour réveiller une maisonnée, et balance à pleines berces, au risque de faire chavirer l’embarcation !

C’est la poulette brune
Qu’a pondu dans la lune,

Elle a pond un beau petit coco
Pour l’enfant qui va faire dodo.

Dodiche, dodo !
Dodiche, dodo !

C’est l’aïeule, dont la voix chevrote et s’éteint. On a recours à elle, les soirs où les petites colères s’obstinent au fond du vieux ber ; car nul n’a comme la bonne vieille le tour d’endormir les enfants : elle en a tant bercé dans sa vie !

Surtout quand grand’mère est là, la famille aime à s’approcher du ber. C’est à qui y cueillera un sourire. Les têtes se penchent, curieuses ; les grands admirent ; les plus jeunes s’étonnent : « Memère, il a des yeux ! — Memère, il a un nez ! — Il est déveillé, memère ! »… La petite avant-dernière est là, elle aussi ; cramponnée à l’un des pommeaux, le cœur gros, elle boude ; elle a dû céder son ber, et le petit frère nouveau est un intrus qui la supplante ! La promesse que, ce soir, elle couchera dans le grand lit, à la place de papa, la console…

Et quand tout le monde dort dans la maison, on pourrait encore entendre de temps en temps le ber, rattaché par un fil au poignet de la maman, le ber qui roule dans la nuit.


Bénissez, ô mon Dieu, les maisons où le ber est honoré ! Bénissez les foyers où les naissances nombreuses réjouissent le vieux ber et lui font une perpétuelle jeunesse ! Bénissez les familles qui gardent les vertus anciennes, pour la gloire de l’Église et de la Patrie !





  1. Ailleurs, on me dit que le ber est rouge-huche.