Chez nous/L’heure des vaches

L'Action sociale catholique (p. 33-39).

L’HEURE DES VACHES




Cinq heures du soir.

— « Eh ! les enfants ! c’est l’heure des vaches ! »

Et nous partions.

Connaissez-vous le clos d’en haut, celui qu’on a eu tant de peine à essoucher ? C’est là que les vaches pacageaient. Pour aller les chercher le soir, pour les aller mener le matin, il fallait donc monter la route qui borde le verger du presbytère, et la suivre jusqu’au chemin de sortie par où l’on va à la sucrerie.

C’était loin. Heureusement, il y avait un raccourci : nous piquions à travers un petit bois de bouleaux blancs, où il y avait, suivant la saison, des fraises, des framboises ou des bleuets. Il y a toujours des fraises, des framboises ou des bleuets, dans les raccourcis ; ce qui fait que les raccourcis, c’est des chemins plus longs que les autres.

Le joli bois, que ce bois de bouleaux ! Au milieu, des sources avaient formé un petit lac. Les rides de l’eau, doucement, venaient mourir dans les herbes. Tout autour, sous les branches, montait la musique des insectes du bon Dieu ; perdus parmi les bouleaux, deux grands pins murmuraient, et de toutes ses feuilles mobiles un petit tremble riait dans la brise. Le lac réfléchissait le ciel bleu, le feuillage vert tendre, les troncs blancs et tout cela dansait gaîment sur les petites vagues. Parfois, un jaillissement au large : c’était les barbotes… Longues comme ça, les barbotes !

Et quelles fraises il y avait dans le petit bois de bouleaux ! Grosses comme des fraises de jardin, d’un beau rouge vif, et juteuses !… Rien qu’à voir de loin la tête des bouleaux, vous en aviez l’eau à la bouche.

Donc, il y avait un raccourci.

Pour s’y rendre, il est vrai que la route était pierreuse et mal marchante. Mais nos pieds nus en avaient parcouru bien d’autres ! Et par ailleurs, il y avait des compensations. Le verger du curé, par exemple, n’était pas là pour rien ! Les pommes, c’est à tout le monde. — Du reste, ne ramenions-nous pas, avec les nôtres, la vache du bedeau ? Cela nous donnait des droits sur les pommes de monsieur le curé. — Nous en cueillions plein nos poches. De grosses pommes vertes, avec une pointe de rouge du côté du soleil, pleines de jus, dures comme des pierres… Ah ! les bonnes pommes !

Le long de la route, sur les clôtures, il y avait aussi les écureux… — J’allais oublier les écureux !

Prendre un écureuil en vie n’est pas une petite affaire. Il faut d’abord une gaule ; au bout, nouée en collet, une tresse, légère et coulante, de trois crins de cheval. Quand le petit animal, pour ronger une noisette, se dresse, la queue en panache, sur le bout d’un piquet, vous approchez à pas de loup, retenant votre souffle, jusqu’à portée de gaule… et lentement, avec des précautions infinies, vous passez le nœud coulant au cou du rongeur… Mais il faut avoir l’œil vif et la main ferme : au moindre coup de vent qui fait voltiger le crin ou dévier la gaule, au bruit le plus léger, à la moindre alerte, l’animal fait un bond, et soudain il n’y a plus rien sur le bout du piquet ; l’écureuil file sur les pagées de la clôture… Mais c’est si joli de le voir aller qu’on regretterait presque de ne pas l’avoir manqué. Qui n’a pas chassé l’écureuil ne sait pas comme un lacet de crin noir au-dessus d’une petite tête rousse fait palpiter un cœur d’enfant.

À croquer des pommes, à cueillir des fraises, à courir les écureuils, nous finissions par arriver dans le clos d’en haut, et nous entendions tinter la clarine de la Rousse, une maîtresse vache, qui donnait, une traite portant l’autre, six pots et pinte. Déjà il se faisait tard ; les rayons obliques du soleil penchant nous le rappelaient.

Vite, nous rassemblions les bêtes, perdues dans la brousse — « Qué, vaches, qué ! » — ruminant derrière les arrachis — « Qué, vaches, qué ! » — couchées dans les fredoches — « Qué, vaches, qué »… D’elle-même, la Rousse prenait le bon chemin, et, tout le troupeau la suivant, c’était, dans la route, une longue file de bêtes lourdes et lentes, qui s’en allaient vers le village. Derrière les vaches, après avoir soigneusement mis l’amblette sur la barrière, et, harts en main, nous poussions en avant les plus paresseuses.

Avouerai-je que, même au retour, en passant près du petit bois, nous ne résistions pas au désir de cueillir encore une jointée de fraises ? Les bonnes vaches s’arrêtaient, rêveuses, avec l’air de dire : « Ah ! si nous pouvions, nous aussi, sauter la clôture ! » Puis elles se mettaient à brouter l’herbe qui pousse sur l’aubel du chemin.

À la maison, on commençait à s’impatienter :

— « Les petits sorciers ! je gage qu’ils ont encore pris par le bois de bouleaux. Ils s’amusent à manger des fraises, au lieu de ramener les vaches ! »…

Tout à coup, ding’! dang’! ding’! dang’!… C’était la Rousse. On ouvrait la barrière à coulisse, on barrait l’entrée du jardin potager, on fermait la porte de la grange, et — « Qué, vaches, qué ! » — les bêtes entraient dans le parc.

Puis, on tirait les vaches. Dans l’ombre qui descendait, nous entendions un ruminement confus, des meuglements vers l’étable, et le bruit, très doux, du « lait tombant dans du lait ».

Du haut du clocher, l’angélus du soir jetait sur la campagne ses derniers tintons.

L’heure des vaches était passée.