Bibliothèque de l’Action française (p. 69-80).


La vie féodale














V

La vie féodale



Le régime féodal en Nouvelle-France n’a rien de la raideur ni des rigoureuses dépendances que le mot évoque en Europe. Il se caractérise plutôt entre ces hommes peu distants de fortune et de noblesse, par beaucoup de bienveillance paternelle d’un côté, et de l’autre, beaucoup de respect et de déférence. Quand, après la criée de la Saint-Martin, le seigneur, assis dans la grande salle du manoir, accueille à tour de rôle ses campagnards, d’un côté comme de l’autre, la réception s’empreint d’une joviale humeur. Le censitaire ne paie que des redevances légères : un sol de cens par arpent de front ; et, pour la rente, un sol pour chaque arpent en superficie et un ou deux chapons gras ou quelque mesure de grain pour chaque arpent de front. Il doit encore quelquefois le onzième poisson pris à la pêche, deux ou trois journées de corvée avec un cheval par an, et s’il trafique son bien, en certains cas, il paie au seigneur les lods et ventes, soit le douzième du prix reçu. Et c’est tout. Le censitaire canadien n’est pas taillable et corvéable à merci. Nulle part en Nouvelle-France on ne l’oblige la nuit à battre le légendaire marais — légendaire tout-à-fait — pour empêcher le coassement des grenouilles de troubler le sommeil de la seigneuresse.

Le vieil esprit féodal se manifeste tout au plus chez nous par la cérémonie de foi et hommage. L’histoire nous a conservé quelques-unes de ces cérémonies, entre autres la prestation de foi et hommage imposée par M. de Montmagny au sieur Guion, censitaire de Giffard.

Vous connaissez ce vieil incident de la vie seigneuriale chez nous ? Guion avait été condamné à rendre foi et hommage à Giffard pour son fief du Buisson. Il s’acquitta de cette formalité le 30 juillet 1646. Au jour dit, Guion se trouva donc devant la maison seigneuriale de Beauport, à la principale entrée. Guion frappa. François Boullé, fermier de Giffard, vint répondre. Guion demanda si le seigneur de Beauport était là ou toute autre personne autorisée à recevoir les vassaux à foi et hommage. François Boullé répondit qu’en l’absence du seigneur, il possédait l’autorisation voulue, Guion, nu-tête, sans épée ni éperons, se mit alors un genou en terre, et dit par trois fois : « Monsieur de Beauport, monsieur de Beauport, monsieur de Beauport, je vous fais et porte la foi et hommage que je suis tenu de vous faire et porter à cause de mon fief du Buisson, duquel je suis homme de foi relevant de votre seigneurie de Beauport, lequel m’appartient au moyen du contrat que nous avons passé ensemble par devant Roussel à Mortagne, le quatorzième jour de mars 1634, vous déclarant que je vous offre payer les droits seigneuriaux et féodaux quand dus seront, vous requérant me recevoir à la dite foi et hommage »[1] Ainsi parla Guion aux genoux de François Boullé. Et quand Giffard rentra, il apprit, avec quelque mauvaise humeur, sans doute, que le rusé vassal avait tout de même trouvé le moyen de ne pas s’agenouiller devant son vrai seigneur.[2]

Les censitaires témoignent facilement de l’affection à leur seigneur. Ils sont fiers du manoir s’il est beau ; ils recherchent volontiers le patronage de la famille seigneuriale qui y condescend de bon cœur. Nos habitants s’inclinent sans aigreur devant cette supériorité sociale. Philippe-Aubert de Gaspé nous raconte dans ses Mémoires un fait qui manifeste bien la courtoisie respectueuse de nos pères envers leurs seigneurs. Quand madame Taché, la seigneuresse de Kamouraska, sortait de l’église, le dimanche, tous les habitants déjà prêts à partir, tenaient leurs chevaux en arrêt. Avec galanterie, en avant d’eux tous, il laissaient passer la voiture de la noble dame. Puis, en longue file derrière elle, réglant leur marche sur la voiture seigneuriale, ils suivaient jusqu’à ce qu’elle débouchât dans l’avenue du manoir. Alors à mesure qu’ils passaient vis-à-vis de l’avenue et sans prendre garde que madame Taché eût le dos tourné, les habitants ôtaient leur chapeau et saluaient courtoisement. Un jour un jeune gars quelque peu échauffé tire à côté et passe à toute vitesse la voiture seigneuriale. Madame Taché donne ordre à son cocher d’arrêter ; elle se tourne du côté de ses gens et demande d’une voix haute : « Quel est l’insolent qui a passé devant moi ? » Un vieillard s’avance, chapeau bas, et dit avec des larmes dans la voix : « C’est mon fils, madame, qui est malheureusement pris de boisson, mais soyez certaine que je l’amènerai faire des excuses, et, en attendant, je vous prie de vouloir bien recevoir les miennes pour sa grossièreté ». Je dois ajouter, continue de Gaspé, que toute la paroisse ne parlait ensuite qu’avec indignation de la conduite de ce jeune audacieux.

Voulez-vous une autre preuve de la cordialité des relations entre seigneurs et censitaires ? Vous savez avec quel soin scrupuleux les anciens choisissaient les parrains et les marraines de leurs enfants. Ils ne confiaient ce grave honneur qu’aux gens assez nobles pour le bien porter. Or presque toutes les familles priaient alors le seigneur et la seigneuresse d’accepter chez elle un parrainage. Et le seigneur et la seigneuresse acceptaient, de bon cœur, ce qui n’était pas une petite corvée, dans un temps où les bedeaux, lors de leur quête annuelle, à travers la paroisse, montraient leurs mains tout encornées, à ce qu’ils disaient, pour avoir sonné des compérages ; dans un temps aussi où le seigneur parrain devait fournir la provision de boisson pour le festin du compérage et du vin et de l’eau-de-vie pour la mère de l’enfant, pendant tout le temps de sa maladie. Même à ce compte, Pierre Boucher ne fut pas moins de quarante fois parrain dans sa seigneurie. Et de Gaspé nous cite le cas d’un seigneur qui, le jour de l’an, après l’office du matin, reçut la visite d’une centaine de ses filleuls.[3]

N’en doutons pas, nos pères ont gagné beaucoup à ce voisinage étroit et familier avec des familles d’une excellente aristocratie. Aux côtés du seigneur haut justicier, vivaient quelquefois bon nombre de ses enfants établis dans la paroisse et aussi d’autres seigneurs, possesseurs de domaines, et qu’on appelait les co-seigneurs. C’était là autant de gens du bel air, autant d’exemples de grandes et nobles manières ; et une telle société a beaucoup contribué à faire de nos pères, selon le mot de Gaspé, « les plus polis des hommes »,[4] à leur donner cette élégance naturelle, ce bon ton qui étonnait et charmait les voyageurs étrangers.

La même société avait créé dans la paroisse une atmosphère de vertus chevaleresques et aussi quelques coutumes qui se rattachent à l’ordre féodal. Dans la vieille paroisse comme dans la vieille famille canadienne se manifeste quelque chose de l’élément militaire. Et le seigneur, ancien officier et chef de bataillon, n’est pas seul à y contribuer. À côté de lui et tout près de lui, il y a le capitaine de la côte. Le capitaine c’est le premier personnage après le curé et le seigneur. Dans l’église il occupe le premier banc après le banc seigneurial ; c’est lui qui préside aux exercices de milice ; c’est lui qui, le dimanche, après l’office communique aux habitants les ordres du gouverneur ; et à défaut d’huissier, c’est le capitaine de la côte qui fait les sommations judiciaires.

Parmi les usages issus de l’élément militaire dans la vie paroissiale, ne faut-il point compter la plantation du mai devant la demeure du seigneur ou du capitaine de la côte ? Les récits qu’on nous a laissés de cette vieille fête varient peut-être pour les détails, ils s’accordent assez bien pour l’ensemble.

Le matin du premier mai, devant le manoir ou la demeure du capitaine, arrivait


La prière faite, commençait l’érection du mai… (p. 78).

} donc, traîné sur quatre roues, un long sapin

de soixante pieds, décortiqué jusqu’à la fine pointe où n’était laissé que le « bouquet » surmonté d’une girouette. Tous les hommes et les jeunes gens de la paroisse étaient sur le lieu, transformés pour la circonstance en coureurs de partis de guerre. Ils portaient le costume militaire, avaient le fusil à la main, la corne de poudre en bandoulière, la hache et le casse-tête passés dans la ceinture. On creusait tout d’abord la fosse du mai ; puis un coup de fusil annonçait une ambassade chez le héros de la fête. On allait tout bonnement lui demander la permission de planter un mai devant sa porte. Des cris de joie accueillaient le retour des ambassadeurs qui, bien entendu, revenaient toujours avec la permission. Alors les planteurs du mai se mettaient pieusement à genoux ; ils demandaient à Dieu de les préserver d’accidents pendant toute la journée. La prière faite, commençait l’érection du sapin : il n’y fallait qu’un petit quart d’heure. Soutenu par des étamperches, le mai s’élevait rapidement, descendait dans la fosse, y était fixé. Un nouveau coup de fusil annonçait une deuxième ambassade. Cette fois on allait prier le seigneur ou le capitaine de venir arroser le mai avant de le noircir ; et, comme symboles de sa mission, l’un des ambassadeurs portait un fusil et un verre d’eau-de-vie. On trinquait. Après quoi le seigneur du haut de sa galerie tirait sur le mai la première salve et passait le fusil à tous ceux de sa maison, sans oublier les femmes qui tiraient encore comme au temps de Mademoiselle de Verchères. La foule se mettait ensuite de la partie. Coûte que coûte il fallait passer au noir le blanc sapin ; et c’était pendant une demi-heure des salves de mousqueterie, des rechargements d’armes qui n’en finissaient plus, la valeur du compliment se mesurant à la quantité de poudre brûlée. Quand les fusils étaient fatigués de vomir du feu, tout le monde accourait pour le festin servi plantureusement. On ne laissait point cependant de rendre encore quelques visites au pauvre mai. De temps en temps, après une libation, quelques-uns quittaient la table et venaient arroser de poudre et de fumée le sapin maintenant tout calciné comme un noir de la Jamaïque. Et ils chantaient autour des tables :

Le premier jour de mai
Labourez,
Je m’en fus planter un mai
Labourez,
À la porte à ma mie,


ou encore « le moulin tic-tac », ou « le joli rosier », et l’on jouait à « La compagnie vous plaît-elle ? »




  1. Ferland, notes sur les registres, p. 49.
  2. Voir dans Histoire générale du Droit Canadien, pp. 495, 496, la cérémonie de foy et hommage de Jean Noël, en présence de Sir James Murray.
  3. Gaspé, Les Anciens Canadiens, note, p. 74.
  4. Mémoires, p. 584.