Bibliothèque de l’Action française (p. 81-94).


La Vie religieuse de la Paroisse















VI

La vie religieuse de la paroisse



C’est à l’église et autour de l’église néanmoins qu’était vécue le plus intensément la vie paroissiale. Le clocher domine tout dans la paroisse comme la foi domine tout dans les âmes. L’Église, nos pères savent encore mieux que nous combien elle leur est bienfaisante et maternelle. Dans les premiers temps, quand le temple n’était pas encore bâti, n’ont-ils pas vu l’Église s’installer un peu partout, avec ses rites et ses mystères, dans la chaumière canadienne ? N’était-ce pas l’Église, du reste, qui à elle seule constituait la communauté paroissiale ? Qui donc faisait le lien et le gouvernement entre toutes ces familles apparentées par larges groupes, c’est vrai, mais indépendantes les unes des autres et dispersées le long des côtes ? Point d’institutions municipales pour élever au-dessus de la masse quelques chefs et établir le lien d’une communauté. L’Église est le seul centre, le curé est le seul chef qui ramène à l’unité les petites collectivités familiales. Et il se trouve que la seule autorité qui se présente à ces groupes, pour les lier entre eux et pour leur suffire, même dans l’ordre matériel, leur apparaît avec le caractère sacré. Le principe d’autorité s’imprime ainsi plus fortement dans l’âme de nos pères. Et quelle cohésion sociale ne devait pas exister entre ces familles pour qui la charité et la solidarité se transposaient dans l’ordre surnaturel et que la foi faisait se sentir étroitement liés jusqu’avec leurs morts !

Le Canadien aime son église pour des raisons de foi sans doute, et qui sont les premières dans son esprit, mais aussi parce que la réunion du dimanche et des fêtes lui rend tangible la fraternité sociale. En face des autels et au pied de la chaire de son curé, il se sent de la même doctrine, de la même communion, soumis à la même autorité que tous ses frères, liés à la même tradition, à la même famille que tous les anciens disparus. Et la paroisse ne lui est plus qu’une parenté élargie. De même les spectacles de la liturgie restent encore les plus beaux, les plus touchants pour son âme chrétienne et simple. Aussi ne manque-t-il jamais la messe, à quelque distance soit-il de l’église. À l’heure où le dernier tinton va sonner, voyez toute la file des attelages qui s’en vient par les côtes. Ceux qui demeurent le plus loin sont rendus les premiers. L’occasion est bonne d’essayer ses chevaux, le long de la route, et l’on s’en vient bon train, le père généralement debout, les guides à la main, à l’avant de la carriole ou de la traîne pendant l’hiver. L’été, dans les chemins impassables, on va souvent à dos de cheval et l’on emmène la femme en croupe. Franquet a vu ce spectacle en 1753 à Saint-Sulpice où les fistons de la paroisse qui portaient une bourse aux cheveux, un chapeau brodé, une chemise à manchettes, des mitasses aux jambes, conduisaient en croupe leur blonde à l’église. Le docteur Hubert La Rue raconte qu’au commencement du dix-neuvième siècle, la coutume existait encore à l’Île d’Orléans de se rendre au feu de la Saint-Jean, à cheval, les femmes en croupe derrière leur mari.[1] À l’église on vient aussi à pied. L’habitant fait des milles et des lieues nu-pieds ou avec ses chaussures de travail. Arrivé près de l’église, il s’assied au bord de la route, il chausse religieusement ses souliers français apportés sous le bras, et ainsi tout faraud, un peu instable sur ses talons exhaussés, à la voix du garde-chien, il entre dans la maison du bon Dieu « où la messe va commencer ». Les « créatures » sont entrées les premières comme elles sortiront les dernières. Elles sont arrivées les unes en robe, beaucoup d’autres habillées comme la semaine, d’un court mantelet petit et élégant sur un court jupon serré à la ceinture. Pour marcher dans les souches et les chemins d’alors, la robe-entrave ne paraît guère à nos aïeules chose pratique. Elles portent souvent une croix d’argent au cou et toutes se reprennent sur leur chevelure. Kalm qui paraît en avoir été fort agacé, prétend que les Canadiennes ont un soin infini de leurs cheveux, qu’« elles les ornent et les poudrent chaque jour et se papillottent chaque huit ».[2] Mais suivons tout ce monde dans l’église.

Oh ! ces églises du vieux temps, nos ancêtres avaient bien quelque mérite à y venir. Ni riches ni belles, elles étaient froides en hiver comme le pôle arctique. Aucune n’était chauffée ; pas le moindre feu avant 1815 dans les églises du Canada, comme s’il eut fallu suivre le rite romain jusqu’à cette dernière rigueur. Mgr  Hubert veut bien nous assurer, dans un rapport au Saint-Siège, que dans les églises canadiennes le service divin s’accomplit avec plus de majesté que dans beaucoup de diocèses d’Europe. Et cependant comment ne pas nous rappeler, avec un peu d’inquiétude, le spectacle pittoresque de tous ces gens fortement encapuchonnés, se dandinant sur leurs pieds pour ne pas geler « tout d’un pain », toussant, crachant et soufflant de la vapeur comme des cheminées ou des encensoirs, pendant qu’au lutrin, les chantres, la tête couverte d’un immense bonnet carré, munis de leur gros capot de buffle sur lequel passe négligemment un surplis blanchi depuis quelque temps et une robe qui ne leur descend qu’à mi-jambes, laissent voir leurs bottes ou souliers sauvages d’un cuir rouge fraîchement tanné et, « la gorge gonflée, la bouche en pavillon d’ophicléide, lancent vers la voûte du sanctuaire, les premières notes de l’Introït ou du Dixit Dominus ».[3] Heureusement que l’éloquence des curés de ce temps-là savait être généralement chaude et que la chaleur durait longtemps. Quand le prône n’avait pas duré une heure et demie, une heure trois-quarts, les paroissiens se disaient, entre eux, au sortir de l’église : « Notre curé a quelque chose ». Il y avait de tout dans ces prônes. Les curés communiquaient eux aussi les ordonnances des gouverneurs et des intendants ; et c’est par leur curé que les paroissiens étaient mis au courant des nouvelles du pays et même de l’Europe. Mais le curé prêchait aussi la doctrine et veillait jalousement sur la morale de son troupeau. Des misères existent dans ces petites sociétés, depuis surtout que s’est faite l’importation des prisonniers et que les soldats cantonnent chez les habitants. Dans les villes il y a des mariages à la gaumine qui devront être arrêtés par une menace d’excommunication ; il s’y commet même des duels entre les officiers ou les soldats. Les monitions du pasteur devaient monter facilement à la grande véhémence, à une époque où la menace des plus terribles châtiments pouvait être agitée au-dessus de la tête des coupables. C’est encore le temps des pénitences publiques courageusement données et courageusement acceptées.[4] Une femme de Lorette a été excommuniée pour quelque scandale ; repentie elle vient demander sa punition. Sur l’ordre de l’évêque elle se tiendra à la porte de l’église avec un cierge allumé à la main pendant toute la messe ; en son nom le curé demandera pardon de la faute commise, à Dieu, à l’Église et à tous les assistants. La repentie devra assister tous les dimanches à la messe et aux vêpres, en dedans de l’église, mais à la porte, depuis le 15 novembre jusqu’à Pâques. Elle jeûnera tous les vendredis jusqu’à Pâques également ; et ce n’est qu’après cette longue pénitence qu’elle pourra être admise à la communion. Châtiment sévère en vérité, mais bénin comparé aux sanctions du code pénal laïc de ce temps-là. En 1733 deux individus de Québec ayant été convaincus de scandale, l’intendant les condamne « à faire amende honorable en chemise, la corde au cou, tenant en mains une torche de cire ardente de deux livres, au devant de la principale porte de l’église cathédrale, et là, tête nue et à genoux, déclarer à haute et intelligible voix, que méchamment et frauduleusement ils ont profané et abusé de la sainteté du sacrement de mariage, qu’ils se repentent et demandent pardon à Dieu. Cela fait, ajoute l’intendant, ils seront battus et fustigés de verges par l’exécuteur de la haute justice, par les carrefours et lieux accoutumés de cette ville, et bannis pour trois ans ».[5]

Voulez-vous que nous entrions un peu plus dans une église de l’ancien régime ? Bien des choses précieuses, caractéristiques de la société d’alors, s’en sont allées, hélas ! avec le régime nouveau ou depuis quelque cinquante ans. La hiérarchie sociale se reflétait dans nos vieux temples, seuls lieux où apparût la vie publique. Le seigneur haut justicier, sur le domaine duquel était bâtie l’église, s’y voyait conférer des honneurs particuliers. Ainsi dans toutes les églises on pouvait voir le banc seigneurial, à droite en entrant, à quatre pieds de la balustre, de même largeur que les autres mais d’une profondeur qui pouvait être double. Les co-seigneurs avaient aussi leur banc, mais après celui du haut justicier ; et le capitaine de la côte prenait place après le seigneur. Tous ces personnages avaient droit à des privilèges spéciaux très minutieusement détaillés et fixés par des règlements de Sa Majesté et des arrêts du Conseil supérieur. Par exemple, tous les dimanches, les fidèles entendaient M. le curé dans son prône, recommander aux prières le seigneur haut justicier et sa famille. À certaines fêtes, un ordre de préséance, un protocole scrupuleux s’imposait. Les cierges, les rameaux, les cendres, le pain bénit devaient être distribués au seigneur haut-justicier, tout de suite après le clergé en surplis, puis au capitaine de la côte, puis aux juges de la seigneurie, avant même les marguillers et les chantres non revêtus de surplis. Dans les processions, le seigneur suivi immédiatement de ses fils marchait le premier derrière le dais. La seigneuresse et ses filles marchaient en tête de toutes les femmes. Et le même ordre se reproduisait comme à l’intérieur de l’église. Ces règlementations minutieuses n’avaient qu’un tort : c’était d’entretenir copieusement les susceptibilités et l’esprit de chicane. Nos vieux dossiers sont tout pleins de l’écho de ces enfantines querelles. Un seigneur, M. Descheneaux exige que le pain bénit lui soit servi solennellement « sur un plat et sous une serviette », et, pour gagner son point, porte l’affaire jusqu’au tribunal de Mgr  Briand. Un jours à Saint-Thomas et à Saint-Pierre de la Rivière-du-Sud, des chantres qu’empêchent de dormir les lauriers d’un militaire, veulent que le pain bénit leur soit offert avant le capitaine de la côte. Le curé refuse et les chantres conspirent avec Jean Marot, bedeau de la dite paroisse, et déclarent la grève du lutrin. Le cas, s’il vous plaît, fut porté à M. l’Intendant Hocquart qui condamna les grévistes à vingt livres d’amende, les laissant libres toutefois d’abandonner ou de garder le lutrin.[6]

Bien des ordonnances de ce genre existent contre ceux qui ne veulent pas donner à leur tour le pain bénit. Le pain bénit ! Encore une vieille coutume qui achève de s’en aller. Dans les débuts on se contentait d’offrir tout bonnement du pain de ménage. Avec le temps, la vanité s’en mêla et les gens à l’aise et les autres aussi se mirent à offrir d’opulents gâteaux de pâtissier, enluminés de feuillets d’or coupés en castors ou en feuilles d’érable, divisés en étages avec des cousins et un chanteau. Le dimanche le pain bénit était porté au chœur solennellement sur un brancard, au commencement de la messe, pour la bénédiction. Puis le bedeau et ses aides le distribuaient. Les cousins allaient aux chantres en surplis, aux personnes de distinction, aux parents et amis ; le chanteau allait au plus prochain donateur du pain bénit. D’où l’expression populaire passer le chanteau pour signifier à quelqu’un que son tour est venu de s’exécuter.

Une autre coutume où l’Église était mêlée et où se joignaient l’élément champêtre et religieux, c’était le feu de la Saint-Jean. Le feu de la Saint-Jean avait lieu le 23 juin au soir, la veille de la Saint-Jean-Baptiste. La fête remontait aux premiers temps de la colonie, puisque, d’après les Relations, il y eut un feu de la Saint-Jean-Baptiste en 1636.

Quand la fête se passait sur la place de l’église elle ne manquait pas de solennité. On érigeait une pyramide octogone d’une dizaine de pieds de haut en face de la porte principale. La pyramide était de bois de cèdre recouvert de branches de sapin. La cérémonie commençait par un salut du Très-Saint-Sacrement à l’intérieur de l’église ; puis le curé accompagné du clergé, sortait, récitait les prières du rituel et, avec un cierge, portait le feu aux brins de paille disposés à chaque coin de la pyramide résineuse. En un instant une flamme claire et grésillante montait dans la nuit et c’étaient des cris de joie, des acclamations, des coups de fusil, tant que brûlait la moindre flammèche du feu de la Saint-Jean. Dans les villes les choses se passaient avec plus de splendeur. En 1666 Mgr  de Laval assistait à la fête, à Québec, revêtu pontificalement, avec tout le clergé en surplis.


Le feu de la Saint-Jean avait lieu le 23 juin au soir, la veille de la Saint-Jean-Baptiste, (p. 92).

L’évêque présenta le flambeau de cire blanche

à M. de Tracy qui le lui rendit et l’obligea à mettre le feu le premier. Avec le temps les susceptibilités et les contestations s’introduisirent, là comme ailleurs, et un protocole sévère vint règlementer la distribution des torches. Dans les villes il fallut au moins trois torches pour chaque feu de la Saint-Jean qui voulait être conduit selon les règles ; une torche au gouverneur-général, une autre à l’intendant, une troisième au lieutenant du roi. Et malgré toutes ces précautions, il arriva bien quelquefois que le feu prit ailleurs qu’à la pyramide de la Saint-Jean. Dans quelques campagnes, nous affirme Edmond Roy, la fête de la Saint-Jean prenait un autre caractère. On la célébrait par de grandes baignades d’enfants qu’on plongeait dans les eaux courantes du fleuve ou dans des cuves remplies de l’herbe Saint-Jean. Et le soir on allumait des feux sur les hauteurs.[7]

  1. Sulte. La Saint-Jean-Baptiste, (M. S. R. C.) p. 5.
  2. Voyage en Amérique, pp. 53-103.
  3. Histoire de la seigneurie de Lauzon, t. IV, pp. 246-246.
  4. Histoire de la seigneurie de Lauzon, t. IV, p. 287.
  5. L’Église du Canada depuis Mgr  de Laval jusqu’à la conquête, 2ème partie, p. 273, Gosselin.
  6. Arrêts et règlement » du Conseil Supérieur, p. 638.
  7. Voir sur ce sujet : Sulte, M. S. R. C. 1916, La Saint-Jean-Baptiste — Gaspé, Les Anciens Canadiens — Histoire de la seigneurie de Lauzon, t. IV, p. 187 — P.-G. Roy, Les petites choses de notre histoire.