Chez les heureux du monde
La Revue de Paristome 1 (p. 619-627).
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XXI


Comme il convient à des gens d’importance croissante, les Gormer étaient occupés à bâtir une maison de campagne à Long-Island ; et il entrait dans les devoirs de miss Bart d’accompagner son hôtesse dans les fréquentes visites d’inspection qu’elle faisait à sa nouvelle propriété. Là, pendant que Mrs. Gormer était plongée en des problèmes d’éclairage et d’hygiène, Lily errait à loisir, en l’air vif de l’automne, le long de la baie bordée d’arbres qui terminait le parc. Si peu qu’elle eût de dispositions pour la solitude, il y avait maintenant des moments où elle se plaisait à s’évader de son existence bruyante et vide. Elle était lasse de se sentir entraînée au fil d’un courant de plaisirs et d’affaires où elle n’avait aucune part ; lasse de voir les autres rechercher les amusements et gaspiller l’argent, tandis qu’elle ne comptait pas plus parmi eux qu’un joujou de prix aux mains d’un enfant gâté.

Ce fut dans cet état d’esprit que, revenant de la plage un matin, par les méandres d’un sentier inconnu, elle se trouva brusquement face à face avec George Dorset. La maison des Dorset était toute voisine de la propriété que les Gormer avait récemment acquise, et, filant en automobile avec Mrs. Gormer, Lily avait entrevu le couple, une ou deux fois ; mais ils se mouvaient dans un cercle si différent qu’elle n’avait pas songé à la possibilité d’une rencontre directe.

Dorset, qui marchait en balançant le corps, la tête penchée, dans une abstraction rêveuse, n’aperçut miss Bart que lorsqu’il fut tout près d’elle ; mais, à sa vue, au lieu de faire halte, comme elle s’y attendait un peu, il vint à elle avec une vivacité qui s’exprima dès les premières paroles :

— Miss Bart !… Vous voulez bien me donner la main ?… J’ai toujours espérer vous rencontrer… Je vous aurais écrit, si j’avais osé.

Avec ses cheveux roux ébouriffés et sa moustache irrégulière, il avait un regard d’homme mal à l’aise et traqué, comme si la vie était devenue une course incessante entre ses pensées et lui.

Ce regard arracha à Lily un mot de compatissante bienvenue, et il reprit, comme encouragé par le ton de la jeune fille :

— Je voulais m’excuser, vous demander de me pardonner le rôle misérable que j’ai joué…

Elle l’arrêta d’un geste rapide :

— Ne parlons pas de cela, je vous en prie : j’ai été désolée pour vous, — dit-elle avec une nuance de dédain qui, elle s’en aperçut aussitôt, ne lui échappa nullement.

Il rougit jusqu’à ses yeux hagards, rougit si cruellement qu’elle se repentit de l’attaque.

— Vous pouviez l’être, en effet… Vous ne savez pas… laissez-moi vous expliquer… J’ai été induit en erreur, abominablement…

— Je suis encore plus désolée pour vous, alors ! — interrompit-elle, sans ironie ; — mais vous devez comprendre que je ne suis pas précisément la personne avec laquelle vous pouvez discuter ce sujet.

Il eut un regard d’étonnement sincère :

— Pourquoi ? N’est-ce pas à vous, avant tout, que je dois une explication…

— Aucune explication n’est nécessaire : la situation était parfaitement claire à mes yeux.

— Ah ! — murmura-t-il, laissant retomber sa tête, tandis que sa main irrésolue jouait avec des broussailles le long du sentier.

Mais, comme Lily faisait un mouvement pour passer outre, il éclata de nouveau avec véhémence :

— Miss Bart, pour l’amour du ciel, ne vous détournez pas de moi ! Nous étions amis autrefois… Vous avez toujours été bonne pour moi… et vous ne savez pas combien j’ai besoin d’amitié en ce moment.

La lamentable faiblesse de ces paroles éveilla quelque pitié dans le cœur de Lily. Elle aussi avait besoin d’amitié : elle avait goûté à l’amertume de la solitude ; et son ressentiment contre la cruauté de Bertha Dorset amollit son cœur en faveur du malheureux qui, après tout, en était la principale victime.

— Je désire toujours être bonne ; je ne vous en veux pas, — dit-elle. — Mais vous devez comprendre qu’après ce qui s’est passé, nous ne pouvons plus être amis… nous ne pouvons plus nous voir.

— Ah ! vous êtes vraiment bonne… vous êtes miséricordieuse… vous l’avez toujours été !

Il fixa sur elle son regard misérable :

— Mais pourquoi ne pouvons-nous plus être amis ?… pourquoi pas, lorsque je me suis repenti et que j’ai fait pénitence ?… N’est-il pas dur que vous me condamniez à souffrir pour la fausseté, la traîtrise des autres ? J’ai été assez puni, sur le moment… n’y aura-t-il pas de paix pour moi ?

— Je me serais figuré que vous aviez trouvé une paix complète dans la réconciliation qui s’est effectuée à mes dépens ! — commença Lily avec une nouvelle impatience.

Mais il l’interrompit en l’implorant :

— Ne le prenez pas ainsi… cela a été le plus terrible de mon châtiment… Mon Dieu ! que pouvais-je faire ?… n’étais-je pas impuissant ?… Vous aviez été choisie comme victime : tout ce que j’aurais pu dire aurait été retourné contre vous…

— Je vous ai dit que je ne vous blâmais pas ; tout ce que je vous prie de comprendre, c’est qu’après la manière dont il a plu à Bertha de me traiter, après tout ce que sa conduite, depuis lors, a impliqué… il est impossible que vous et moi nous nous rencontrions.

Il restait debout devant elle, dans sa faiblesse obstinée.

— Impossible ?… vraiment ?… Ne pourrait-il y avoir des circonstances ?…

Il s’arrêta, fouettant d’un geste plus large les herbes du chemin.

Puis il reprit :

— Miss Bart, écoutez-moi… donnez-moi une minute… Si nous ne devons plus nous revoir, du moins prêtez moi un dernier moment d’attention… Vous dites que nous ne pouvons plus être amis après… ce qui s’est passé… Mais ne puis-je du moins faire appel à votre pitié ? Ne puis-je vous émouvoir en vous priant de me considérer comme un prisonnier… un prisonnier que vous seule pouvez délivrer ?

Le tressaillement intérieur de Lily se traduisit par une vive rougeur : était-il possible que ce fût réellement le sens des indications de Carry Fisher ?

— Je ne vois pas comment ni en quoi je pourrais vous aider, — murmura-t-elle, reculant un peu devant l’excitation toujours plus vive de son regard.

La voix de Lily sembla le calmer comme elle l’avait déjà fait si souvent dans ses heures les plus orageuses. Les lignes rigides de sa figure se détendirent, et il dit, avec un brusque retour à la docilité :

— Vous le verriez, si vous étiez aussi miséricordieuse qu’autrefois ; et Dieu sait que je n’en ai jamais eu plus besoin !

Elle hésita, un instant, émue malgré elle par ce rappel de l’influence qu’elle exerçait sur lui. Ses fibres avaient été attendries par la souffrance, et le coup d’œil soudain jeté sur cette vie ridicule et brisée désarma son mépris pour la faiblesse de Dorset.

— Je suis désolée pour vous… Je ne demanderais pas mieux que de vous aider… Mais vous devez avoir d’autres amis, d’autres conseillers…

— Je n’ai jamais eu d’ami tel que vous, — répondit-il avec simplicité. — Et de plus… ne voyez-vous pas ?… vous êtes la seule personne… (Sa voix s’abaissa, ne fut plus qu’un murmure…) la seule personne qui sache.

De nouveau elle rougit ; de nouveau son cœur battit à coups précipités devant ce qu’elle sentait venir.

Il leva sur elle des yeux suppliants :

— Vous voyez, n’est-ce pas ? vous comprenez ?… Je suis désespéré… Je suis au bout de ma chaîne, et je veux devenir libre, et vous pouvez me libérer. Je sais que vous le pouvez… Vous ne voulez pas me tenir, pieds et poings liés, en enfer, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas tirer de moi une vengeance pareille. Vous avez toujours été bonne… vos yeux sont remplis de bonté, en ce moment… Vous dites que vous me plaignez : eh bien, il dépend de vous de me le prouver… Et Dieu sait qu’il n’y a rien pour vous retenir !… Vous comprenez, bien entendu, qu’il n’y aurait pas un soupçon de publicité… pas un mot ni une syllabe pour vous mêler à cette affaire… On n’en viendrait jamais là, vous savez… Tout ce dont j’ai besoin, c’est de pouvoir dire d’une façon positive : « Je sais ceci… et cela… et cela encore… » Et la lutte cesserait, la route serait libre, et toute cette abominable affaire balayée, disparue en une seconde.

Il parlait en haletant, comme un coureur fatigué, avec des pauses d’épuisement entre les phrases ; et, durant ces arrêts, elle découvrait, comme par les éclaircies d’un brouillard, de vastes perspectives dorées de paix et de sécurité. Car il n’y avait pas à se tromper sur l’intention précise qui se dressait derrière ce vague appel : elle aurait pu remplir les vides, même sans les insinuations de Mrs. Fisher. C’était bien là un homme qui se tournait vers elle, dans l’extrémité de son isolement et de son humiliation : si elle allait à lui dans un pareil moment, il lui appartiendrait de toute la force de sa confiance abusée. Elle avait entre les mains le pouvoir de l’y réduire, un pouvoir dont il ne pouvait pas même soupçonner toute l’étendue. Revanche et réhabilitation, elle pouvait les obtenir d’un seul coup : il y avait quelque chose d’éblouissant dans la plénitude de l’occasion qui s’offrait à elle.

Elle demeurait silencieuse, regardant au loin le ruban automnal du sentier désert. Et soudain une frayeur s’empara d’elle, — une frayeur d’elle-même, et de la force terrible qu’avait la tentation. Toutes ses faiblesses passées agissaient comme autant de zélées complices, l’entraînant vers le chemin que leurs pieds avaient déjà aplani. Elle se retourna vivement et tendit la main à Dorset :

— Adieu… je suis désolée, mais je ne peux rien faire.

— Rien ?… Ah ! ne dites pas cela ! — cria-t-il ; — dites la vérité, dites que vous m’abandonnez comme les autres… vous, la seule créature qui aurait pu me sauver !

— Adieu… adieu ! — répéta-t-elle à la hâte.

Et, comme elle s’éloignait, elle l’entendit qui lançait une dernière supplication :

— Au moins vous me permettrez de vous revoir une fois encore ?


Lily regagna la propriété des Gormer ; elle se dirigea rapidement, à travers la pelouse, vers la maison inachevée où elle s’imaginait que son hôtesse l’attendait sans trop de résignation, méditant sur la cause de son retard : car, ainsi que beaucoup de personnes inexactes, Mrs. Gormer détestait attendre.

Cependant, comme miss Bart approchait de l’avenue, elle vit un phaéton élégant, attelé de deux chevaux qui trottaient haut, disparaître derrière les arbustes, dans la direction de la grille ; et sur le perron se tenait Mrs. Gormer, dont la figure épanouie rayonnait d’un plaisir rétrospectif. À la vue de Lily, ce rayonnement fit place à une rougeur gênée, et elle dit avec un léger rire :

— Avez-vous rencontré ma visiteuse ?… Oh ! je croyais que vous étiez rentrée par l’avenue… C’était Mrs. George Dorset… Elle était venue en voisine me dire un petit bonjour… Je cite ses propres paroles.

Lily accueillit cette nouvelle avec sa sérénité coutumière, bien que son expérience des particularités de Bertha ne l’amenât guère à y compter l’instinct de bon voisinage ; et Mrs. Gormer, soulagée de voir qu’elle ne donnait aucun signe de surprise, poursuivit avec un rire de modestie :

— Bien entendu, c’est surtout par curiosité qu’elle est venue… Il m’a fallu lui montrer toute la maison… Mais il est impossible d’être plus gentille… Pas de grands airs, vous savez… si bon enfant !… Je comprends à merveille pourquoi on la trouve si captivante.

Cet incident bizarre cadrait trop exactement avec la rencontre de Dorset pour être considéré comme fortuit : il frappa Lily d’un vague pressentiment. Ce n’était pas dans les habitudes de Bertha de voisiner, bien moins encore de faire des avances à qui que ce fût en dehors du cercle immédiat de ses relations. Elle avait toujours systématiquement ignoré les gens du dehors, aspirants au monde, ou n’avait reconnu que tel ou tel d’entre eux, individuellement, lorsqu’elle y était poussée par des raisons d’intérêt. Et ce que ses condescendances avaient de capricieux, — Lily le savait bien, — leur donnait d’autant plus de valeur aux yeux de ceux qu’elle distinguait. Lily le voyait, présentement, à la satisfaction non dissimulée de Mrs. Gormer, et à l’air d’heureux détachement avec lequel, durant un jour ou deux, elle cita les opinions de Bertha et se demanda d’où venait sa robe. Toutes les ambitions secrètes que l’indolence naturelle de Mrs. Gormer et les manières de ses compagnons tenaient d’ordinaire en expectative germaient, à cette heure, de nouveau, sous le rayonnement de Bertha et de ses avances ; et, quelle que fût la cause de ces dernières, Lily vit que, si elles se continuaient, elles auraient probablement des résultats fâcheux pour son propre avenir.

Elle s’était arrangée pour couper la longueur de son séjour chez ses nouveaux amis par une ou deux visites chez d’autres connaissances aussi récentes ; et, à son retour de cette excursion plutôt déprimante, elle eut aussitôt le sentiment que l’influence de Mrs. Dorset était encore dans l’air. Il y avait eu un nouvel échange de visites, un thé dans un club de campagne, une rencontre à un bal de chasse ; il était même bruit d’un prochain dîner au sujet duquel, avec un effort peu naturel de discrétion, Mattie Gormer détournait toujours la conversation quand miss Bart se trouvait présente.

Lily avait déjà fait ses plans pour rentrer en ville, après un dernier dimanche passé chez ses amis ; et, avec l’aide de Gerty Farish, elle avait découvert un petit hôtel bien fréquenté où elle pouvait s’installer pour l’hiver. L’hôtel étant situé sur les confins d’un quartier élégant, le prix des quelques pieds carrés qu’elle allait occuper dépassait considérablement ses moyens ; mais elle justifiait son dégoût des quartiers plus pauvres par cet argument que, dans cette particulière conjoncture, il était de la plus haute importance de garder les apparences de la prospérité. En réalité, il lui était impossible, tant qu’elle avait de l’argent devant elle pour huit jours, de tomber à un mode d’existence pareil à celui de Gerty Farish. Elle n’avait jamais été si près de l’insolvabilité ; mais elle pouvait du moins venir à bout de payer la note hebdomadaire de l’hôtel, et, comme elle avait réglé les plus lourdes de ses anciennes dettes avec l’argent qu’elle avait reçu de Trenor, elle avait encore une marge de crédit respectable. La situation néanmoins n’était pas assez agréable pour l’endormir au point de lui faire perdre conscience de son insécurité. Son appartement, avec cette vue resserrée sur une perspective blafarde de murs de briques et d’appareils de sauvetage pour le cas d’incendie, ses repas solitaires dans le sombre restaurant avec son plafond surchargé et son obsédante odeur de café, — tous ces désagréments matériels, qu’il lui fallait bien pourtant considérer comme autant de privilèges auxquels elle devrait bientôt renoncer, lui maintenaient constamment devant les yeux les désavantages de sa position ; et son esprit en revenait avec d’autant plus d’insistance aux conseils de Mrs. Fisher. De quelque façon qu’elle tournât la question, elle savait que la conclusion était toujours la même : il fallait qu’elle essayât d’épouser Rosedale. Et elle fut fortifiée dans cette conviction par une visite inattendue de George Dorset.

Elle le trouva, le premier dimanche après son retour en ville, faisant les cent pas dans son petit salon, pour le plus grand péril des quelques bibelots à l’aide desquels elle s’était efforcée de déguiser l’exubérance de la peluche ; mais la vue de Lily sembla le calmer, et il dit avec douceur qu’il n’était pas venu pour l’ennuyer, — qu’il demandait seulement la permission de s’asseoir une demi-heure et de causer de ce qu’elle voudrait. En réalité, elle le savait, il n’y avait pour lui qu’un sujet : lui-même et son infortune ; et c’était le besoin de sympathie qui l’avait ramené. Mais il prétendit d’abord l’interroger sur elle-même, et, en lui répondant, elle vit que, pour la première fois, un faible sentiment de sa condition, à elle, pénétrait la dense surface de ses préoccupations personnelles. Était-il possible que sa vieille brute de tante l’eût réellement déshéritée ? Quoi ! elle vivait ainsi, seule, parce qu’elle n’avait personne chez qui aller ? Quoi ! il lui restait juste assez pour vivre jusqu’au paiement de ce malheureux petit legs !… Les fibres de la sympathie étaient presque atrophiées chez lui, mais il souffrait avec tant d’intensité qu’il se faisait une idée vague de ce que les autres pouvaient souffrir, et — elle s’en aperçut — il comprit, à peu près en même temps, comment les infortunes de Lily pouvaient le servir.

Lorsque enfin elle le renvoya, sous prétexte de s’habiller pour dîner, il s’attarda sur le seuil, d’un air suppliant, pour lâcher ces mots :

— Cela m’a fait tant de bien !… dites que vous me permettez de revenir…

Mais, à cet appel direct, il lui était impossible de répondre par un acquiescement. Elle répondit, d’un ton amical, mais décisif :

— Je regrette… mais vous savez pourquoi je ne peux pas le faire.

Il rougit jusqu’aux yeux, referma la porte, et demeura debout devant elle, embarrassé, mais encore insistant :

— Je sais comment vous le pourriez, si vous le vouliez… si la situation était différente… et il est en votre pouvoir de faire qu’elle le soit… Vous n’avez qu’un mot à dire, et vous me tirez de ma misère !

Leurs yeux se rencontrèrent, et, une seconde, elle trembla de nouveau devant la tentation si proche.

— Vous vous trompez ; je ne sais rien ; je n’ai rien vu ! — s’écria-t-elle, cherchant, à force de répétitions, à élever une barrière entre elle-même et ce péril.

Lui s’en allait en gémissant :

— Vous nous sacrifiez tous les deux.

Elle continua de répéter, comme si c’était une formule magique :

— Je ne sais rien… absolument rien.