Chez les heureux du monde
La Revue de Paris (p. 239-250).
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II


Dans le hansom, elle se renversa en soupirant.

Pourquoi faut-il qu’une jeune fille expie si chèrement la moindre infraction à la routine ? Pourquoi ne peut-on jamais faire une chose naturelle sans avoir à la dissimuler derrière tout un échafaudage d’artifices ? Elle avait cédé à l’impulsion du moment en allant chez Lawrence Selden, et il était si rare qu’elle pût s’offrir le luxe d’une impulsion ! Cette fois, en tout cas, cela pourrait lui coûter un peu plus que ses moyens ne le lui permettaient. Elle était vexée de voir que, malgré tant d’années d’application, elle avait gaffé deux fois en l’espace de cinq minutes. Cette stupide histoire de couturière était déjà assez malheureuse : — il aurait été si simple de dire à Rosedale qu’elle venait de prendre le thé chez Selden ! Il suffisait d’énoncer le fait pour le rendre inoffensif. Mais, après s’être laissé surprendre en flagrant délit de mensonge, il était doublement maladroit de rembarrer le témoin de sa déroute.

Si elle avait eu la présence d’esprit d’autoriser Rosedale à la conduire à la gare, elle eut sans doute par cette concession acheté son silence. Il tenait de sa race l’art d’apprécier exactement les valeurs, et le fait d’être vu arpentant le quai bondé, à cette heure de l’après-midi, en compagnie de miss Lily Bart lui représentait, pour parler sa langue, de l’argent comptant. Il n’ignorait naturellement pas que des invités de marque étaient attendus à Bellomont, et la possibilité de passer pour un des hôtes de Mrs. Trenor faisait sans aucun doute partie de ses calculs. M. Rosedale, dans son ascension mondaine, n’avait pas encore dépassé le point où il importe de produire des effets de ce genre.

Le pire était que Lily savait tout cela. Elle savait combien il aurait été facile de le désarmer sur place, et combien cela pouvait devenir difficile par la suite. M. Simon Rosedale était un homme qui faisait métier de tout connaître sur chacun ; sa manière, à lui, de témoigner qu’il était chez lui dans le monde consistait à étaler une indiscrète familiarité avec les habitudes de ceux qu’il désirait faire passer pour ses intimes. Lily était certaine qu’en moins de vingt-quatre heures l’histoire de sa visite à la couturière du Benedick circulerait parmi les relations de M. Rosedale. Malheureusement, elle l’avait toujours ou remis à sa place ou traité en quantité négligeable. À sa première apparition, — lorsque l’imprévoyant cousin de Lily, Jack Stepney, lui avait obtenu (en retour de services trop aisés à deviner) une carte d’invitation pour une de ces immenses « tueries » où les Van Osburgh conviaient toute leur liste, — Rosedale, avec le mélange de sensibilité artistique et de sagacité professionnelle qui caractérise sa race, avait aussitôt gravité autour de miss Bart. Elle comprenait ses motifs, car sa propre conduite était réglée par des calculs aussi subtils. Le dressage et l’expérience lui avaient enseigné à se montrer hospitalière aux nouveaux venus : ceux qui s’annonçaient le plus mal pouvaient devenir utiles, un jour ; sinon, il y avait toujours assez d’oubliettes où les engloutir. Mais une répugnance instinctive, triomphant de longues années de discipline mondaine, l’avait fait pousser M. Rosedale dans son oubliette sans l’avoir mis à l’épreuve. Il n’avait laissé derrière lui que le remous de gaîté que cette rapide exécution avait soulevé parmi ses amis, à elle ; et bien que, par la suite, il eût reparu en aval, ce n’étaient jamais que des apparitions à la surface, entre des plongeons prolongés.

Jusqu’à présent, Lily n’avait été troublée par aucun scrupule. Dans sa petite coterie, M. Rosedale avait été décrété « impossible », et Jack Stepney vertement tancé pour avoir voulu payer ses dettes en invitations à dîner. Même Mrs. Trenor, que son goût pour la variété avait entraînée à quelques expériences hasardeuses, résista aux efforts de Jack pour lui couler M. Rosedale comme nouveauté : elle déclara qu’il était le même petit juif qu’on leur avait servi une douzaine de fois, à sa connaissance, et que le monde avait toujours rejeté. Tant que Judy Trenor demeurait intraitable, il y avait peu d’espoir pour M. Rosedale de pénétrer au delà de ces limbes extérieurs qu’étaient les « tueries » Van Osburgh. Jack renonça à la lutte et dit en riant : « Vous verrez ! » Il resta bravement sur ses positions, et s’afficha dans les restaurants à la mode avec Rosedale, en compagnie de dames aux dehors brillants, mais de situation obscure, que l’on peut toujours se procurer pour ce genre de démonstrations. Mais la tentative, jusqu’à ce jour, était demeurée vaine, et comme, sans aucun doute, c’était Rosedale qui payait les dîners, ce fut son débiteur qui eut les rieurs avec lui.

M. Rosedale n’était donc pas jusqu’à présent un facteur à redouter, — à moins que l’on ne se mît en son pouvoir. Et c’était précisément ce que miss Bart avait fait. Son mensonge maladroit laissait voir à cet homme qu’elle avait quelque chose à cacher. Elle était certaine qu’il avait un compte à régler avec elle : quelque chose dans son sourire, à lui, disait qu’il n’avait pas oublié. Elle écarta cette image avec un petit frisson, mais elle ne put s’en défaire durant tout le trajet, jusqu’à la gare : l’image la harcelait encore sur le quai, avec une insistance digne de M. Rosedale lui-même.

Elle eut juste le temps de prendre sa place avant le départ du train ; après s’être installée dans un coin avec ce sens instinctif de « l’effet » qui ne l’abandonnait jamais, elle regarda tout autour d’elle, souhaitant d’apercevoir quelque autre invité des Trenor. Elle voulait s’évader d’elle-même, et la conversation était le seul moyen d’évasion qu’elle connût.

Elle fut récompensée de sa recherche par la découverte d’un jeune homme très blond à barbe rougeâtre et légère, qui, à l’autre bout du wagon, semblait se dissimuler derrière un journal déplié. L’œil de Lily brilla et un faible sourire détendit les lignes contractées de sa bouche. Elle n’ignorait pas que monsieur Percy Gryce devait aller à Bellomont, mais elle n’avait pas compté sur cette bonne fortune de l’avoir pour elle toute seule dans le train : du coup, toutes les pensées troublantes qui se rattachaient à M. Rosedale disparurent. Peut-être, après tout, la journée se terminerait-elle plus favorablement qu’elle n’avait commencé.

Lily se mit à couper les pages d’un roman, examinant paisiblement sa proie à travers ses cils baissés, tandis qu’elle organisait son plan d’attaque. Quelque chose dans l’attitude du jeune homme, son air volontairement absorbé lui disait qu’il la savait là : jamais personne n’avait été à ce point accaparé par un journal du soir ! Elle devina qu’il était trop timide pour venir à elle : c’était à elle d’imaginer quelque moyen d’approche qui ne semblât pas une avance de sa part. Cela l’amusait de songer que quelqu’un d’aussi riche que M. Percy Gryce pût être timide ; mais elle possédait des trésors d’indulgence pour des particularités de ce genre, et, d’ailleurs, ses desseins seraient peut-être mieux servis par cette timidité que par trop d’aplomb. Elle avait l’art de donner de l’assurance aux gens embarrassés, mais elle n’était pas aussi sûre de pouvoir embarrasser ceux qui ont de l’assurance.

Elle attendit que le train sortit du tunnel et poursuivît sa course, entre des talus misérables, à travers la banlieue du nord. Puis, quand il ralentit l’allure, près de Yonkers, elle quitta sa place et parcourut lentement le wagon. Comme elle passait à côté de M. Gryce, le train fit une embardée, et le jeune homme eut le sentiment qu’une petite main agrippait le dossier de son fauteuil. Il se leva en sursaut, et laissa voir un visage naïf qui semblait avoir été plongé dans un bain d’incarnat : jusqu’au roux de la barbe qui eut l’air de s’aviver.

Le wagon pencha de nouveau, jetant presque miss Bart dans ses bras. Elle raffermit en riant son équilibre et recula ; mais il était enveloppé dans le parfum que dégageait cette robe, et son épaule avait senti le fugitif contact.

— Oh ! monsieur Gryce, c’est vous ? Je suis désolée… J’étais à la recherche du conducteur pour obtenir du thé.

Elle lui tendit la main, pendant que le train reprenait sa course normale, et, debout dans le passage, ils échangèrent quelques paroles. « Oui… il allait à Bellomont. Il avait entendu dire qu’elle y serait… (À cet aveu, il rougit de nouveau…) — Et il comptait y rester une semaine ?… Oh ! parfait ! »

Mais alors un ou deux voyageurs en retard, montés à la station précédente, firent irruption dans le wagon, et Lily dut regagner sa place.

— La place à côté de moi est libre… venez donc ! — dit-elle par-dessus son épaule.

M. Gryce, on ne peut plus embarrassé, parvint à effectuer un changement qui le transporta, lui et ses sacs, à côté de miss Bart.

— Ah ! voici le conducteur ; peut-être y aura-t-il moyen d’avoir du thé.

Elle fit signe à l’employé, et, en un instant, avec l’aisance qui semblait accompagner l’accomplissement de tous ses vœux, une petite table avait été dressée entre les deux sièges, et elle avait aidé M. Gryce à caser dessous ses bagages encombrants.

Lorsqu’on eut apporté le thé, il contempla, silencieux et fasciné, ses mains qui voltigeaient au-dessus du plateau, si miraculeusement fines et frêles en regard de la porcelaine grossière et du pain de ménage. Il avait peine à concevoir que l’on pût s’acquitter avec cette nonchalante désinvolture de la tâche laborieuse de faire du thé en public, et dans un train qui a ce mouvement de lacet. Il n’aurait jamais osé s’en commander lui-même, crainte d’attirer l’attention de ses compagnons de voyage ; mais, s’abritant à l’ombre d’une pareille maîtrise, il dégusta le breuvage, noir comme de l’encre, avec une délicieuse sensation de griserie.

Lily, dont les lèvres gardaient encore l’arôme du thé de caravane bu chez Selden, n’avait guère envie de le noyer dans la drogue de wagon-restaurant qui semblait un tel nectar à son voisin ; mais, jugeant avec raison qu’un des charmes du thé réside dans le fait de le boire ensemble, elle se disposa à porter à son comble la satisfaction de M. Gryce en lui souriant par-dessus sa tasse levée.

— Est-ce bien comme cela ?… pas trop fort ? — demanda-t-elle avec sollicitude.

Et il répliqua, d’un ton convaincu, qu’il n’avait jamais bu de meilleur thé.

« Ce doit être vrai », — réfléchit-elle.

Et son imagination prit feu à l’idée que M. Gryce, qui aurait pu sonder avec complaisance les abîmes de l’égoïsme le plus raffiné, faisait peut-être son premier voyage en tête à tête avec une jolie femme.

Il lui parut providentiel d’avoir été choisie, elle, comme agent de son initiation. Certaines jeunes filles n’auraient pas su comment le manœuvrer. Elles auraient trop marqué la nouveauté de l’aventure, dans l’espoir qu’il y ressentît le piquant d’une escapade. Mais les méthodes de Lily étaient plus délicates. Elle se rappelait que son cousin Jack Stepney avait un jour défini M. Gryce « le jeune homme qui a promis à sa mère de ne jamais sortir, par la pluie, sans ses galoches » ; et, se conformant à cette indication, elle décida de donner à la scène une allure gentiment familiale, dans l’espoir que son compagnon, au lieu de sentir qu’il faisait quelque chose de téméraire et d’insolite, serait simplement amené à méditer sur l’avantage d’avoir toujours une compagne pour faire le thé en chemin de fer.

Mais, en dépit de ses efforts, la conversation languit après que le plateau eut été enlevé, et Lily fut contrainte de vérifier encore les bornes de M. Gryce. Ce n’était pas, somme toute, l’occasion, mais l’imagination qui lui faisait défaut : il avait, intellectuellement, un palais qui n’apprendrait jamais à faire la distinction entre le nectar et le thé des wagons-restaurants. Il existait toutefois un sujet auquel elle pouvait se fier, un ressort qu’il lui suffirait de presser pour mettre en mouvement son mécanisme rudimentaire. Elle s’était abstenue d’y toucher parce que c’était sa dernière ressource, et elle s’était fiée à d’autres artifices pour exciter d’autres sensations ; mais, comme un air d’ennui bien établi commençait de gagner les traits ingénus du jeune homme, elle vit que les mesures extrêmes étaient nécessaires.

— Et où en êtes-vous, — dit-elle, se penchant en avant, — avec vos Americana ?

L’œil de M. Gryce devint tant soit peu moins opaque, — comme si l’on venait de retirer une taie en voie de formation, et Lily connut tout l’orgueil d’un habile opérateur.

— J’ai quelques petites choses nouvelles, — dit-il, tout pénétré de plaisir, mais en baissant la voix comme s’il redoutait que ses compagnons de voyage n’eussent comploté pour le dépouiller.

Elle l’interrogea de nouveau avec sympathie, et peu à peu il fut conduit à parler de ses dernières acquisitions. C’était l’unique sujet qui lui permît de s’oublier, ou, plutôt, de se souvenir de lui-même sans contrainte : il y était chez lui, et pouvait affirmer une supériorité que peu de gens étaient en état de lui disputer. Presque personne parmi ses accointances ne se souciait des Americana, presque personne ne s’y connaissait le moins du monde ; et le sentiment de cette ignorance faisait agréablement ressortir le savoir de M. Gryce. La seule difficulté était d’introduire le sujet, puis de le maintenir sur le tapis : la plupart ne manifestaient aucun désir d’être instruits, et M. Gryce avait l’air d’un marchand dont les magasins sont bourrés de denrées invendables.

Mais miss Bart, apparemment, voulait être éclairée sur les Americana ; et, qui plus est, elle était déjà assez au courant pour rendre la tâche d’une plus complète éducation aussi aisée qu’elle était agréable. Elle l’interrogeait avec intelligence, et l’écoutait avec soumission ; et lui, guettant l’air de lassitude qui d’ordinaire envahissait le visage de ses auditeurs, devint éloquent sous la réceptivité de ce regard. Les points de repère qu’elle avait eu la présence d’esprit de glaner chez Selden, en prévision même de cette éventualité, servaient si avantageusement ses desseins qu’elle commença à penser que cette visite avait été le plus heureux incident de la journée. Elle avait montré une fois de plus son talent de mettre à profit l’imprévu, et des théories dangereuses sur l’opportunité qu’il peut y avoir à céder à son impulsion germaient sous la surface d’attention souriante qu’elle continuait d’offrir à son compagnon.

Les sensations de M. Gryce, bien que moins définies, étaient également agréables. Il éprouvait la titillation confuse par laquelle les organismes d’espèce inférieure accueillent la satisfaction de leurs besoins ; tous ses sens nageaient dans un vague bien-être, à travers quoi la personne de miss Bart transparaissait un peu floue, mais charmante.

L’intérêt de M. Gryce pour les Americana n’avait point pris naissance avec lui : il était impossible de se le figurer développant un goût qui lui fût propre. Un oncle lui avait légué une collection déjà célèbre parmi les bibliophiles : l’existence de cette collection était le seul fait qui eût jamais répandu quelque gloire sur le nom de Gryce, et le neveu était aussi fier de cet héritage que si la chose était son œuvre à lui. Il en arriva, petit à petit, à réellement la considérer comme telle et à éprouver un sentiment de satisfaction personnelle toutes les fois qu’il tombait sur quelque référence aux Americana de la collection Gryce. Tout désireux qu’il était de ne pas attirer l’attention sur lui-même, il goûtait à voir son nom imprimé un plaisir si exquis et si excessif qu’il semblait compenser son aversion de la publicité.

Pour jouir de cette sensation le plus souvent possible, il souscrivait à toutes les revues de bibliophilie en général, et d’histoire américaine en particulier, et, comme les allusions à sa bibliothèque abondaient dans les pages de ces périodiques, qui constituaient son unique lecture, il en vint à se regarder comme occupant une place éminente aux yeux du public, et à se représenter avec plaisir l’intérêt qui serait éveillé si les gens qu’il rencontrait dans la rue ou en chemin de fer apprenaient soudain qu’il était le possesseur de la collection Gryce.

La plupart des timidités ont de semblables compensations secrètes, et miss Bart était assez perspicace pour savoir que la vanité intime est généralement en proportion de l’humilité extérieure. Avec une personne de mine plus assurée elle n’aurait pas osé s’attarder si longtemps sur un même sujet, ni tant exagérer l’intérêt qu’elle y prenait ; mais elle avait deviné sagement que l’égoïsme de M. Gryce était un sol assoiffé, réclamant sans cesse des aliments du dehors. Miss Bart avait le don de suivre le courant profond de ses pensées, tout en ayant l’air de voguer à la surface de la conversation, et, dans cette circonstance, son excursion mentale fut un coup d’œil jeté sur l’avenir de M. Gryce en tant qu’associé au sien.

Les Gryce étaient d’Albany, et nouveaux venus dans la Métropole ; la mère et le fils s’y étaient rendus après la mort du vieux Jefferson Gryce, pour prendre possession de sa maison de l’avenue Madison : une lugubre demeure, faite de pierre brune au dehors et de sombre noyer au dedans, avec la bibliothèque Gryce dans une annexe à l’épreuve du feu, qui ressemblait à un mausolée. Lily, du reste, savait tout ce qu’il y avait à savoir d’eux : l’arrivée du jeune M. Gryce avait fait tressaillir les seins des mères, à New-York, et, lorsqu’une jeune fille n’a plus de mère pour palpiter, à son sujet, force lui est bien d’être elle-même sur le qui-vive. C’est pourquoi non seulement Lily s’était arrangée pour se trouver sur le chemin du jeune homme, mais elle avait fait la connaissance de madame Gryce, une femme monumentale, avec l’organe d’un prédicateur et un esprit tourmenté par les iniquités de ses domestiques : elle venait quelquefois bavarder avec Mrs. Peniston et apprendre de cette dame comment elle parvenait à empêcher la fille de cuisine de faire sortir des provisions d’épicerie en contrebande. Mrs. Gryce avait une sorte de bienveillance impersonnelle : les cas de besoin individuel, elle les regardait d’un œil soupçonneux, mais elle souscrivait aux Œuvres dont les bulletins annuels proclamaient un majestueux excédent. Ses devoirs de maîtresse de maison étaient multiples et divers, — depuis les visites furtives aux chambres des domestiques jusqu’aux descentes inopinées à la cave ; — mais elle ne s’était jamais permis beaucoup de distractions. Une fois pourtant elle avait fait imprimer en rouge une édition spéciale du Sarum Rule[1] et en avait offert un exemplaire à tous les pasteurs du diocèse ; et l’album doré sur tranche dans lequel étaient collées leurs lettres de remerciements constituait le principal ornement de la table de son salon.

Percy avait été élevé selon les principes qu’une si excellente femme devait infailliblement inculquer. Toutes les variétés de la prudence et du soupçon avaient été greffées sur une nature d’elle-même hésitante et circonspecte, avec ce résultat que Mrs. Gryce n’aurait même pas eu besoin de lui imposer le serment des galoches, tant il était peu vraisemblable que Percy se risquât dehors par la pluie. Après avoir atteint sa majorité, mis en possession de la fortune que feu M. Gryce avait faite grâce à un système breveté pour exclure l’air frais des hôtels, le jeune homme continua de vivre avec sa mère à Albany : mais, à la mort de Jefferson Gryce, lorsque ces nouveaux biens, qui n’étaient pas médiocres, tombèrent dans les mains de son fils. Mrs. Gryce considéra que ce qu’elle appelait les « intérêts » du jeune homme exigeait sa présence à New-York. En conséquence, elle s’installa dans la maison de l’avenue Madison, et Percy, chez qui le sentiment du devoir n’était pas moindre que chez sa mère, passa tous ses jours de semaine dans le magnifique bureau de Broad Street, où une fournée d’hommes pâles et mal rétribués avaient blanchi dans l’administration de l’empire des Gryce, et où Percy fut initié avec tout le respect convenable aux moindres détails de l’art d’accumuler.

Autant que Lily avait pu le savoir, telle avait été jusqu’à présent l’unique occupation de M. Gryce : elle était excusable de ne pas regarder comme une tâche supérieure à ses forces l’entreprise d’intéresser un jeune homme soumis à un régime si débilitant. En tout cas, elle se sentait si complètement maîtresse de la situation qu’elle s’abandonna à une sécurité où toute crainte de M. Rosedale et des difficultés auxquelles se rattachait cette crainte s’évanouit et disparut de sa conscience.

L’arrêt du train à Garrisons ne l’aurait point divertie de ces pensées, si elle n’avait surpris un soudain regard de détresse dans l’œil de son compagnon. La place de M. Gryce était vis-à-vis de la porte, et Lily devina qu’il avait été troublé par l’approche d’une personne de connaissance : intuition corroborée par les têtes qui se retournaient et par la sensation d’émoi général que sa propre entrée dans un wagon était apte à produire.

Elle reconnut aussitôt les symptômes et ne fut pas surprise de s’entendre héler par la voix perçante d’une jolie femme qui montait dans le train, accompagnée d’une femme de chambre, d’un bull-terrier, et d’un valet de pied chancelant sous le poids des sacs et des nécessaires.

— Oh ! Lily… vous allez à Bellomont ? Alors vous ne pouvez pas me céder votre place, j’imagine ? Mais il me faut une place dans ce wagon… Conducteur, il faut que vous m’en trouviez une, tout de suite… Est-ce qu’on ne peut pas déplacer quelqu’un ? Je veux être avec mes amis… Oh ! bonjour, monsieur Gryce ! Je vous en prie, faites-lui comprendre qu’il me faut une place près de Lily et de vous.

Mrs. George Dorset, sans prendre garde aux efforts bénévoles d’un voyageur à valise de tapisserie qui faisait de son mieux pour lui céder la place en descendant du train, se tenait debout au milieu du passage, diffusant autour d’elle ce sentiment d’exaspération générale que crée assez souvent une jolie femme en voyage.

Elle était plus petite et plus mince que Lily Bart, avec une flexibilité agitée, — comme si elle avait pu se contracter et passer à travers une bague, pareille aux draperies sinueuses dont elle aimait à se parer. — Sa petite figure pâle semblait n’être que la monture de deux yeux sombres et agrandis, dont le regard visionnaire contrastait curieusement avec son ton et ses gestes très décidés, — en sorte que, selon la remarque d’un de ses amis, elle avait l’air d’un esprit désincarné qui occuperait beaucoup d’espace.

Ayant finalement découvert que la place à côté de miss Bart était disponible, elle s’en empara en dérangeant encore plusieurs personnes ; elle expliqua, ce faisant, qu’elle était arrivée de Mount Kisco, en auto, le matin même, et qu’elle venait de faire le pied de grue pendant une heure à Garrisons, sans même la consolation d’une cigarette, sa brute de mari ayant oublié de lui remplir son étui avant le départ.

— Et, à cette heure-ci, je ne pense pas qu’il vous en reste une seule, n’est-ce pas, Lily ? — acheva-t-elle d’une voix plaintive.

Miss Bart intercepta le regard étonné de M. Percy Gryce dont le tabac ne souillait jamais les lèvres.

— Quelle question absurde, Bertha ! — s’écria-t-elle, rougissant au souvenir de la provision de cigarettes qu’elle avait faite chez Lawrence Selden.

— Quoi ! vous ne fumez pas ? Depuis quand avez-vous renoncé ?… Quoi ! vous n’avez jamais ?… Et vous non plus, monsieur Gryce ? Ah ! naturellement… que je suis bête !… je comprends.

Et Mrs. Dorset se renversa contre ses coussins de voyage, avec un sourire qui fit regretter à Lily qu’il se fût trouvé un siège vacant auprès du sien.


  1. Rituel particulier à l’Église de Salisbury.