Éditions de la “Revue mondiale” (p. 286-308).

XI

LA DESCENTE DU FLEUVE

6 Avril.

Dans la Colonie belge, le « Fleuve », est-il besoin de le dire, est et ne peut être que le Congo. Et pourtant combien de grands fleuves, sans parler d’innombrables rivières sillonnent le vaste empire, qu’on ignore en Europe avant d’y avoir voyagé !

En montant sur le « Luxembourg », la première impression reçue est celle que j’ai à chaque nouvelle navigation que j’entreprends ; un profond ennui, et le sentiment que je ne trouverai jamais à employer les nombreuses heures qu’il me faudra passer sur ma prison flottante. Mais un voyage sur le Congo ne ressemble en rien à une traversée transatlantique. Le bateau d’abord, dans ses formes exiguës fait plutôt penser à ces bateaux de plaisance qui circulent sur les lacs suisses, mais là s’arrête la comparaison, car loin d’être un plaisir, j’ai souvent plaint au contraire, les malheureux occupants des cabines ordinaires, qui y étaient entassés, quand au milieu du jour, le soleil tapant dru, et même souvent la nuit, l’air y était à peine respirable. Personnellement nous n’avons pas eu le droit de nous plaindre, car par l’intervention du Gouverneur, on nous avait réservé la cabine de luxe, celle qui avait été occupée l’année précédente par le Roi Albert lui-même, et nous aurions eu mauvaise grâce à nous montrer plus difficiles que lui. Ensuite le voyage ne se fait que de jour, à cause des nombreux bancs de sable qui rendent la navigation nocturne impossible ; puis il y a les P. B., c’est-à-dire les postes à bois, où il faut s’arrêter régulièrement pour renouveler la charge nécessaire à l’entretien des machines. Toutes ces raisons font qu’on a maintes occasions de se dégourdir les jambes, et d’aller visiter les endroits où l’on fait escale parfois près de 24 heures. C’est dire qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que notre voyage fluvial ait pris exactement dix jours, pour parcourir un espace de 1.600 kilomètres environ, distance entre Stanleyville et Kinshassa. Le paysage change d’ailleurs souvent d’aspect et à tout moment un autre spectacle se déroule à nos yeux. Au départ, il y a d’abord une troupe de négrillons entièrement nus qui plongent pour ramasser les sous qu’on leur jette, et encore plus avidement les bouteilles vides qui sont comme tout le monde sait, la grande passion du nègre. Nous saluons au passage la Mission catholique de Saint-Gabriel, et peu après, nous voyons arriver une barque entièrement pavoisée de drapeaux belges et qui amène une dame à bord ; les enfants tout de blanc vêtus qui l’accompagnent, chantent un hymne qui n’a rien de congolais, mais font deviner que nous sommes en présence des hôtes d’une mission protestante.

Il (le fleuve) est encore plus large que je ne me le figurais, et malgré tout ce qu’on m’en avait dit, plus semblable à un lac qu’à un cours d’eau, il est parsemé d’îles vertes et boisées qui nagent à fleur d’eau, et dont la végétation, arbres et buissons semblent pousser leurs racines dans l’eau même, comme d’énormes nénuphars.

Je l’ai vu jaune, bleu et, ce qui est plus curieux encore, brun comme du permanganate de fer, et ceci même jusque dans l’écume à l’avant du bateau et changeant ainsi à toute heure du jour et selon le temps, la profondeur et surtout les bancs de sable qui en modifient la couleur, et en entravent le cours : maintes fois j’ai vu le bateau arrivant ainsi sur un banc de sable devoir reculer, tourner, se débattre, et finalement toujours sortir vainqueur de la lutte, mais ce qui frappe le plus, et ce que je n’ai vu nulle part ailleurs, ce sont les îles innombrables qui flottent sur cette masse d’eau dont le débit est vraiment inconcevable.

Au passage de la Lokali, nous apercevons des noirs qui nous paraissent plus sauvages encore que ceux que nous avons vus précédemment ; il paraît que ce sont des Nomades de la rivière ; d’ailleurs au fur et à mesure que nous descendons le grand fleuve on nous citera des noms de tribus en si grand nombre, qu’il est impossible de les retenir tous, et seuls quelques-uns dont les coutumes m’ont particulièrement frappé, me sont restés dans la mémoire. À Bangi, que nous atteignons à trois heures, et où nous passons la nuit sur la Lomami affluent qui vient du Sud et se jette à l’Ouest du Congo, nous voyons les Topocke, ces indigènes qui se font des tatouages en relief qui ont l’air de bourrelets sur les épaules.


7 avril.

Nous poursuivons notre voyage jusqu’à Basoko sur l’Aruwimie autre affluent du Congo qui venant du Nord-Est, rejoint le Grand Fleuve à droite et nous y faisons escale jusqu’à demain. On nous dit que trois races sont ici en présence : les Mobango ; les Wangelema, les Basoko : c’est le Père de la Mission qui nous donne ces détails, mais il n’a pas l’air d’apprécier plus les uns que les autres de ces enfants récalcitrants, et à l’aspect délabré de l’église qui tombe en ruines, on voit que les Scheutistes, ici tout au moins, n’ont pas réussi dans l’œuvre civilisatrice qu’ils ont entreprise.

Un fortin qu’on nous montre rappelle que Basoko a appartenu aux Arabes, mais ils ne purent jamais dépasser cette limite et furent arrêtés dans leur désir d’expansion par la campagne que le Cl Chaltin dirigea contre eux et qui amena la fin de leur puissance au Congo.

Basoko me laisse encore le souvenir de l’un des plus beaux couchers de soleil que j’ai jamais vus, et pourtant au cours de mes nombreux voyages, j’ai assisté déjà bien souvent à des féeries de lumière du même genre. Je pense aux soirées sur l’Aguedal, alors que le soleil disparaissant, teintait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel les cimes blanches de l’Atlas, se reflétant mille fois dans les eaux du bassin au bord duquel nous étions arrêtés, puis à ces inoubliables crépuscules sur la mer Rouge où à chaque passage, une nouvelle joie vous saisit, mais ce soir la descente du soleil derrière les îles de l’Aruwimi a pour moi un charme tout spécial et inconnu. Une teinte verte s’est d’abord répandue sur tout le fleuve, j’allais dire le lac, tant cette énorme masse d’eau presque immobile me fait penser à une mer intérieure plutôt qu’à un fleuve, dans le sens que nous sommes habitués à lui donner en Europe, et que nous nous représentons comme une voie d’eau à courant rapide, et sillonnée de bateaux de tous tonnages, transportant sans relâche des charges et des marchandises d’un bout à l’autre des pays qu’il traverse. Rien de pareil ici : l’immensité qui s’étend devant nous, a l’air d’une mer d’huile ou de métal en fusion et les lames d’argent qui la couvrent par intermittence, là où les courants sous-marins produisent de légères vagues, ajoutent à cette illusion. Dans le fond et l’encerclant presque en entier, la forêt lui fait comme un mur de verdure qui, à mesure que le soir tombe, devient, peu à peu complètement noir et fait encore mieux ressortir tous les tons d’or et de cuivre dont peu à peu le ciel s’est couvert à l’Occident, passant du jaune clair à l’orange, puis du carmin au rouge sang pour finir dans un embrasement général du ciel et de la terre, et donnant au Grand Fleuve l’aspect d’une énorme coulée de lave sous les derniers rayons pourpres du Couchant… Une barque de pêcheurs s’était, entre temps, détachée de la côte, et les indigènes montés sur leur pirogue préparaient leurs nasses pour la pêche de la nuit. Prenant pour objectif ce qui, dans la demi-obscurité avait l’air d’une gondole, nous avons essayé de fixer par la photographie cette vision grandiose, mais combien est falote cette petite image prise à contre-jour, à côté des couleurs que même la palette d’un peintre ne saurait rendre, et dont seuls les tropiques ont le secret !


8 avril.

Nous recueillons en passant les eaux de l’Itimbiri qui vient de Buta, et à chaque nouvel affluent qui s’y déverse, le Fleuve semble se gonfler et s’élargir ; à Bumba où nous arrivons dans l’après-midi, il mesure 28 kilomètres de large et l’on me dit qu’il atteint ici sa plus grande largeur, mais c’est une erreur. Bumba devrait être un poste important car, situé à la porte de l’Uelé, et à l’intersection d’une des grandes rivières qui en descendent, il devrait y drainer toute une partie des produits de cette riche province, mais on ne sait pourquoi Bumba donne une impression d’abandon, et à part deux douzaines de bâtiments alignés sur la berge, dont l’habitation de l’Administrateur, on ne sent ici ni vie ni mouvement et l’on se demande quelle en peut être la cause. On me dit pourtant qu’il y a derrière Bumba une rizière modèle qui décortique cinq tonnes de riz par jour, et à ce propos j’apprends que la culture du riz se développe fort dans tout le Nord de la Colonie ; et en dehors de celle d’ici on me cite deux rizeries à Stanleyville, deux à Mukundi, deux dans l’Uelé, une dans la région équatoriale, en tout sept ou huit pour le moment, auxquelles d’autres viendront s’ajouter probablement.

En descendant le fleuve nous avons peu à peu lié connaissance avec les autres passagers du « Luxembourg » qui tous comme nous regagnent la côte pour se rembarquer pour l’Europe ; les uns sont des gens faisant partie de l’Administration de la Colonie, les autres, et ce sont les plus nombreux, sont des directeurs ou des agents d’entreprises particulières, et c’est triste à dire mais on sent poindre dans la conversation de tous ces braves gens, un malaise dont je n’ai pu définir les détails mais dont il m’est resté une impression générale que je vais essayer de rendre de mon mieux.

D’abord, et pour commencer, il y a trop d’entreprises similaires au Congo qui se font concurrence, et qui doivent fatalement arriver à se ruiner les unes les autres. Il y a eu ici comme en Europe un run sur les affaires, tout le monde a voulu vendre de tout et la même chose, et alors qu’une ou deux Sociétés d’importation auraient pu faire des bénéfices intéressants, il s’est créé dix, vingt sociétés analogues, dont le besoin ne se faisait pas sentir, et qui sont destinées à crever de faim et à disparaître. À côté de cela il y a la concurrence des marchands portugais qui d’un bout à l’autre du Congo drainent le commerce à leur profit ; le Portugais est un commerçant né, il a cela dans le sang, comme le Grec d’ailleurs aussi, et comme en outre, il est habitué à vivre de peu, se contentant très souvent de la nourriture indigène, il peut vendre ses marchandises meilleur marché et à un prix très inférieur à celui de ses concurrents.

Ensuite il y a la question des indigènes et celle de la main-d’œuvre. Pour l’éducation des noirs on est unanime : il faut créer des écoles professionnelles et leur apprendre à travailler, mais il est inutile d’en faire des clercs en leur enseignant à lire et à écrire, et en cela il y a peut-être un reproche à faire aux Missions qui sous d’autres rapports sont admirables et rendent les plus grands services à la Colonie. Preque tous les clercs ou chrétiens sortis des Missions ne valent pas cher : ce sont en général des hypocrites qui n’ont adopté la nouvelle religion que par intérêt, et qui retournent à leurs anciens errements dès qu’ils n’ont plus besoin de l’assistance de ceux qui les ont élevés. Dans les écoles professionnelles par contre, on a obtenu des résultats magnifiques, et les nègres qui au début ne s’y comportaient guère mieux que des singes arrivent au bout de deux ou trois mois à être plus adroits que les blancs ; c’est qu’ils ont un incroyable esprit d’observation et d’imitation, mais il en est malheureusement de même quand ils copient le blanc pour ses défauts sans en prendre les qualités.

Par nature, l’indigène, et surtout l’homme, est fainéant et considère qu’il est en ce monde pour n’y rien faire ; tout au plus admet-il qu’il peut aller à la chasse ou à la pêche qui sont des métiers nobles qui lui conviennent, mais pour le reste c’est à la femme qu’incombe d’accomplir tous les plus rudes travaux dans la tribu ; aussi le type du nègre étendu dans son fauteuil, occupé à fumer sa pipe et à se chauffer au soleil devant sa hutte, est-il un spectacle ordinaire d’un bout à l’autre de l’Afrique.

La venue du blanc qui a « changé cet ordre de choses, a par conséquent été très mal vue par toute la population mâle, et s’il est des exceptions comme celle de ce vieux chef noir du Lomami qui, instruit en Belgique, est déjà du temps de Léopold II devenu administrateur territorial, qui a obtenu une concession de 700 hectares sur laquelle il cultive actuellement café, cacao et palmistes, et qui envoie ses fils à l’école de Liège, — cette exception confirme la règle, et en général le noir n’a qu’un désir, c’est de voir repartir le blanc au plus vite, après quoi il redeviendra aussi heureux qu’avant son arrivée. On comprendra aisément qu’avec une mentalité pareille, les travailleurs de couleur qu’on recrute et que l’on embauche quasi contre leur gré, ne fournissent pas une main-d’œuvre de première classe, et par leur apathie et leur paresse, ils espèrent dégoûter le blanc et l’inciter à s’en aller.

Il y a enfin la question des chefferies qui continuent à jouer un rôle très important dans la Colonie, car si en principe on a supprimé les, chefs de clans ou de tribus en ne leur laissant qu’un rôle représentatif et la médaille (à langue bilingue) qu’ils sont très fiers d’arborer à toutes les occasions officielles, en réalité ils demeurent les directeurs occultes, et les nègres continuent à leur obéir en secret, car ils tiennent très soigneusement caché tout de ce qui se passe chez eux. L’indigène est resté imbu des idées de chefferies, et y demeure attaché, quoiqu’on puisse faire.

Telles sont en résumé, et dans leurs grands traits, les principales causes de la dépression quasi-unanime de tous les colons qui avec nous regagnent la mère-patrie et après avoir vu l’enthousiasme des néophytes du Kivu, et les très belles réalisations accomplies dans toute la Province Orientale, il est pénible de sentir au retour, qu’il y a ici « quelque chose qui ne va plus ».


9 avril.

Lisala, où nous arrivons après avoir salué au passage Alberta, station des Huileries du Congo (Lever Bros), nous apparaît juchée à flanc de coteau et m’y étant informé d’objets en ivoire à acheter, dont on m’avait dit que l’endroit avait la spécialité, j’ai l’incroyable surprise de tomber sur un maçon entrepreneur de travaux publics pour l’État, qui est un ex-ouvrier de la Faïencerie Boch à la Louvière ; le monde est vraiment petit ! Notre nouvel ami nous mène au village indigène où les noirs travaillent l’ivoire, mais ils n’ont pour le moment rien de bien tentant à nous proposer : seul un vase assez grossièrement taillé, et pas tout à fait achevé, nous est offert après de nombreux palabres et beaucoup de réticences, car le noir qui est méfiant et craintif, a toujours peur du traquenard qu’il soupçonne le blanc de vouloir lui dresser, car dans le fond de son âme il n’est jamais tout à fait tranquille, l’ivoire qu’il s’est approprié pour son travail, étant neuf fois sur dix le fruit d’une chasse ou d’un achat clandestin, qui s’est opéré à l’insu de l’État, lequel seul a le monopole du commerce de l’ivoire.

Nous finissons pourtant par dénicher un petit crocodile sculpté dont nous faisons l’acquisition et qui plus que l’autre bibelot nous fait plaisir, car il faut que la matière se prête au but qu’elle doit remplir : ainsi l’ivoire employé pour faire des vases ne me plaît pas, tandis que le métal, le verre ou la porcelaine conviennent parfaitement à cet usage ; par contre l’ivoire employé pour représenter des animaux ou faire des figurines, des cors de chasse, des bracelets, des manches de cannes ou de parasols, toutes sortes d’ornements en un mot, donne de merveilleux résultats.


10 avril.

Nous avons passé la nuit en brousse, si l’on peut dire ainsi, c’est à-dire à un endroit du fleuve où il n’y avait ni poste, ni village, mais où les bancs de sable nous ont contraints à nous arrêter pendant les heures d’obscurité, et entravent notre navigation jusqu’à Mabeka, où nous faisons halte et où je vois le premier baobab qui réveille en moi les souvenirs anglais de Mombassa et de Dar-es-Salam. Après Mabeka et l’embouchure de la Mongola venant du Nord, le Fleuve devient de plus en plus large, et toujours nous voyons des îles qui flottent sur l’eau, et toujours les forêts qui les couvrent semblent pousser dans l’eau même, tellement les berges sont plates et invisibles, c’est la caractéristique du Grand Fleuve, dont la couleur brune produite par le tanin des arbres prend ici une teinte mordorée. Il y as même des vagues assez fortes en ce moment, et sans les îles on se croirait en mer, car on n’aperçoit plus les bords des deux rives ; la largeur d’un bord à l’autre doit être à cet endroit de 10 à 12 kilomètres environ.


11 avril.

Voici le poste pittoresque et la grande Mission de Nouvelle-Anvers ; nous y voyons une pirogue transportant du foin qui attire nos regards par sa forme spéciale et la minceur de ses cloisons qui la rend facilement transportable ; il y a aussi ici des paniers à poissons en bambous qui s’achètent 40 francs quand le bateau monte à peu près vide vers Stanleyville, mais pour lesquels les indigènes ne craignent pas de demander 400 francs quand le même bateau redescend avec sa charge de passagers repartant pour l’Europe : toujours la question de l’offre et de la demande ! Il y a aussi les jupes des femmes qui attirent notre attention, car elles sont faites en un tissu que de loin on prendrait pour de la toile écrue, et qui n’est que du rafia, la fibre d’un palmier, finement tressée.

Après Nouvelle-Anvers le Congo qui coulait de l’Est à l’Ouest change de direction, et se met nettement à couler vers le Sud ; et l’on songe à l’émoi qu’a dû éprouver Stanley, quand arrivant en ces lieux, il s’est aperçu que le Grand Fleuve dont il avait d’abord suivi le cours, croyant tenir l’une des sources du Nil, n’était autre que le Zaîre des Portugais, et qu’il se jetait dans l’Atlantique !

Nous avons maintenant à notre gauche la Province de l’Équateur immense pays de forêts et de cours d’eau innombrables qui sans cesse viennent encore grossir de leurs affluents le Grand Fleuve qui nous porte.


12 Avril.

Nous arrivons à Coquilhatville, la ville qui a reçu son nom en souvenir de Coquilhat l’un des grands soldats de l’époque « héroïque », et qui est fort coquette avec ses maisons bien construites et ses belles avenues, mais nous ne nous y attardons pas, car nous sommes pressés de nous rendre à Eala, qu’on nous a beaucoup vanté et que nous avons tout juste le temps de visiter pendant l’escale avant la nuit. Le jardin botanique d’Eala, encore une création de Léopold II est une merveille et mérite sa réputation. Nous y avons passé une heure d’enchantement à nous faire détailler toutes les espèces d’arbres rares qu’il contient, et dont plusieurs nous étaient inconnus ; pour ne parler que des principales je citerai l’arbre à pain et l’arbre à gutta, le palmier à sucre et le cocotier, le bois de Teck à grandes feuilles et le Jaharenda qui n’est autre que le palissandre, puis les arbres à thé, les abricotiers de Saint-Domingue, frères du mangoustier, les vanilliers qui viennent du Mexique et les canneliers ou arbres dont l’écorce produit la cannelle et qui ont été importés ici des Indes Néerlandaises ; ensuite des arecas, des dracenas, des phénix de toutes tailles et de toute beauté ; je ne puis les citer tous car ceci est la plus belle collection de palmiers du monde entier et je ne saurais me rappeler leurs noms. Nous admirons encore une superbe plantation de cacaotiers, la première que je vois, et une non moins remarquable culture d’hévéas qui est comme tout le monde sait l’arbre produisant le caoutchouc, mais tout à fait merveilleuse est l’allée de bambous par laquelle on nous fait passer et qui évoque l’idée d’une nef de cathédrale ; ces troncs majestueux ont 25 ans d’âge seulement, le jardin datant de 1904, mais on les croirait centenaires à voir la dimension qu’ils ont atteinte.

Le docteur M. Staner (de Rochefort) qui nous fait voir toutes ces beautés, nous montre encore un bambou dont le poil des jeunes pousses est tellement fin, que mis dans la nourriture, il amène une mort certaine par l’irritation du larynx qu’il provoque, aussi est-ce une des charmantes façons employées par les indigènes pour se débarrasser de leurs ennemis ; c’est simple et impossible à contrôler ! J’apprends aussi que ce jardin de rêve qui est baigné sur une bonne partie de son étendue par les eaux du Ruky mesure 20 hectares tandis que la superficie de la palmeraie y attenant est de 50 hectares. — Et pour finir, M. Staner me fournit le nom de la plante rouge employée comme bordure de parterre que j’admire dans presque chaque poste depuis Lubero et que personne encore jusqu’à présent n’a été capable de me dire comment elle s’appelait. C’est l’alternanthera pour vous servir. Enfin !

Il paraît malheureusement que ce beau jardin dont le but primitif était essentiellement de recherches scientifiques, a un peu perdu de sa destination, et qu’on l’emploie maintenant comme plantation de rapport pour y cultiver le cacao et le caoutchouc mais il faut espérer que la science n’y perdra pas tout à fait ses droits, et qu’on continuera à y former les agronomes dont la Colonie a si grand besoin.


13 Avril.

Nous quittons Coquilhaville à 5 heures ce matin et à 11 heures nous passons l’Ubangi qui se jette à droite du Congo venant du côté de la France Équatoriale. Ici les bancs de sable prennent une teinte jaune orangée très curieuse, et le jeu de couleurs qui se fait par l’opposition de ce jaune avec le vert de la forêt qui ferme la vue comme une muraille, produit un contraste merveilleux et un effet unique et inattendu. Les hauts arbres augmentent à mesure que nous avançons et toujours nous voyons des îles, des îles sans nombre et toutes boisées. Je me suis amusé à les compter pendant un bon moment et en multipliant le nombre de celles que nous avons croisées par le nombre d’heures où nous avons navigué, je suis arrivé au chiffre fantastique de 5.000 à 6.000 qui doit être environ d’après mon évaluation, celui du nombre d’îles que charrie le Grand Fleuve. Parfois aussi il prend l’aspect d’un torrent sorti de son lit, et les îles immergées font croire à une énorme inondation, car jamais on ne voit en même temps les deux rives, et souvent on le croit le plus large, précisément là où il ne l’est pas. Quelle singulière navigation !

Nous passons devant un poste avec une grande église, que l’on nous dit être abandonné par les blancs à cause de la maladie du sommeil qui l’a ravagé, et vers trois heures nous arrivons au poste de Lukolela où nous nous arrêtons et que nous visitons longuement. Lukolela, anciennement choisi par le Gouvernement comme centre de culture, a successivement connu des plantations de caoutchouc, de café et de cacaoyers, et actuellement il appartient à la Société l’Unatra qui y a installé d’importantes scieries et toute une cité ouvrière que l’on nous fait voir en détail. Une allée formée par une double rangée d’arbres et par une bordure d’ibiscus en fleurs mène de l’habitation du directeur aux maisons ouvrières et derrière celles-ci la forê tropicale fait comme un mur fermant l’horizon. Il y a paraît-il une piste dans la grande forêt qui mène directement d’ici au lac Léopold, et je rêve au beau voyage que ce serait de traverser à pied ce coin encore peu exploré, mais pour nous hélas ! c’est fini de la brousse cette année, et il faut remettre à plus tard d’y revenir. Chi lo sa ? Pour le moment, écoutons les très intéressants renseignements que nous donne le directeur.

Poste de bois important pour la Société à laquelle il appartient, Lukolela peut servir de modèle pour toute entreprise qui veut assurer le bien-être de son personnel indigène. Sur deux rangs parallèles sont construites une série de maisons proprettes en brique avec toits en tôle ondulée, composée chacune de deux pièces et prévue pour abriter une famille indigène ; dans chaque habitation, un lit, une table, des chaises meublent cet intérieur à l’Européenne et j’ai même vu une femme indigène qui cousait à la machine à coudre, et dans une autre habitation une moustiquaire qui entourait un lit et qui avait probablement été achetée d’occasion à un blanc de passage. Aux fenêtres, au lieu de vitres, il y a des grillages, mais ici reparaît la coutume, car on a soigneusement bouché toutes les ouvertures avec des sacs pour empêcher l’air de pénétrer : sans doute c’est l’habitude de s’enfumer dans la hutte qui pousse l’indigène à craindre l’air de cette façon ! L’Unatra a dépensé 5.000.000 pour ses maisons ouvrières mais l’avenir seul prouvera si l’essai qu’a tenté la Société, la payera de ses peines ; sur le chantier elle occupe 2.500 indigènes et avec le personnel noir employé sur les bateaux, on peut évaluer à 6.000 le nombre d’hommes qu’elle emploie, les ouvriers à la scierie travaillent tous à la tâche car le travail à la pièce ne les intéresse pas, et quand la tâche imposée est terminée, ils ne cherchent nullement à augmenter leur salaire en travaillant un peu davantage. Ils doivent par mois couper 20 stères de bois ce qui représente à peu près un travail de 6 heures par jour et ces 20 stères obligatoires peuvent être coupés comme bon leur semble ; il y a une prime pour tout travail qu’ils feraient en plus, mais jamais il ne s’est trouvé un indigène venant réclamer une prime de ce genre, car il n’a aucun plaisir à travailler ni même à gagner davantage, et quand la corvée à laquelle il est tenu est finie, il n’a qu’une idée, celle d’aller se reposer ; et dans tout le Congo c’est pareil et cette mentalité d’enfants paresseux qui guettent la fin de la classe pour pouvoir s’évader de l’école, est la même d’un bout à l’autre de la Colonie. Le nègre reconnaît d’ailleurs volontiers la supériorité du blanc sur lui, et notamment en ce que comme chef, il connaît son métier, et a le droit de lui en remontrer, mais gare si le patron se relâche ou commet l’une ou l’autre gaffe ou faute grossière ; son subordonné qui a le don d’observation très développé le remarque immédiatement et sa considération en est tout de suite diminuée.

Et tout en écoutant parler le Directeur, j’essayais de résumer en moi-même ce qu’il m’avait été donné de voir en passant de l’effort éducatif et civilisateur dans trois, champs d’action très différents : la Mission à Buta, l’État à Stanleyville et les entreprises particulières comme l’Unatra et j’arrivais à la conclusion que pour bien traiter le nègre on devrait avant toute autre chose « l’éduquer » plutôt que de l’ « instruire ». Et pour ce faire il y a deux moyens, l’école professionnelle, et la manière forte, car s’il se soumet volontiers à l’autorité du chef dont il sent la force, il ne reconnaît pas la bonté qui pour lui est synonyme de faiblesse, et si l’on reste juste à son égard, on peut lui donner des coups, même la chicote, et il ne s’en révoltera pas. Il y a dans le Talmud une parole admirable qui s’est transmise depuis des siècles dans la loi hébraïque et qui dit :: « Il n’y a que le père insensé qui ne bat jamais son fils ». Je songe à ce sage précepte en visitant les installations de l’Unatra.

Le moment est venu, je crois, de dire un mot de « l’Unatra » qui est la société de navigation à laquelle appartient le bateau qui nous transporte, ainsi que des diverses autres branches de la navigation fluviale et maritime qui desservent le Congo. L’Unatra ou « Union Nationale des Transports » est sortie de la fusion de la Sonatra et de la Citas, deux sociétés rivales qui avant la nouvelle organisation se disputaient l’exploitation fluviale au Congo. Depuis 1925, c’est l’État qui a repris la direction et la gérance de la nouvelle société ; le matériel lui appartient et il assume toutes les responsabilités.

L’organisation de l’Unatra comprend trois grands services qui sont centralisés à Kinshassa.

1o  L’armement.

2o  Le Service technique (Montage et chantier de réparation).

3o  Le Service administratif comprenant la comptabilité ainsi que la partie commerciale.

Elle compte un service de bateaux régulier qui d’une part assure le courrier, et de l’autre le transport des voyageurs et des marchandises sur le Congo de Kinshassa à Stanleyville et sur le Kasai de Kinshassa à Port Franqui qui est le point terminus de la ligne du chemin dé fer B. C. K.

La Société qui en 1925 comptait environ 60 bateaux de petit tonnage a triplé cet effectif en 1929 et comprend en outre aujourd’hui une demi-douzaine d’unités importantes telles que le « Kigoma », le « Tabora », le « Luxembourg », etc.

Par ses deux grandes branches l’Unatra draîne les produits de toute la Colonie pour les diriger vers le port Matadi-Boma d’où ils partent pour Anvers et la Belgique. Sur la ligne Stanleyville, ce sont les grands affluents du Congo, la Lomami à Isangi. L’Aruwimi à Basoko, l’Itumbiri à Bumba, la Lulonga avant Coquilhatville sans compter les mille cours d’eau de moindre importance qui lui amènent les richesses de l’Uelé et de l’Équateur, et des milliers de tonnes de coton, de riz, de café, de cacao, et même de kopal bien que la production de celui-ci ait beaucoup diminué ; jadis on pouvait la taxer de 3 à 4.000 tonnes par an alors qu’aujourd’hui c’est à peine si l’on atteint le chiffre de 1.000 tonnes et l’on m’a expliqué cette régression en me disant que l’exploitation du kopal qui est une résine se faisant dans les marais, était jugée insalubre, et c’est pourquoi ce produit qui était la principale richesse de toute la province de l’Équateur a été peu à peu délaissée. (Et la chasse dans ces marais est-elle aussi jugée insalubre par les indigènes de la région ?)

L’autre voie, celle du Kasai avec ses deux grands affluents, le Sankuru et le Kwango était avant que ne soit terminée la ligne du chemin de fer B. C. K. (Bas-Congo-Katanga) la seule voie de communication qui reliait la capitale à Elisabethville par Ilebo-Bukamu. On sait que le roi Albert inaugura en 1928 l’achèvement du railway, et à l’avenir tout le cuivre du Katanga ne sera plus convoyé que sur des réseaux belges et des voies nationales, alors que précédemment l’Union minière devait pour l’écoulement de ses produits passer par la Rhodésie et l’Afrique du Sud ou par le Tanganvka Railway des Anglais, qui les conduisaient à chers deniers à Dar-es-Salam et à l’Océan Indien.

Outre l’Unatra, il y a diverses entreprises de transports fluviaux appartenant à des sociétés particulières ; pour n’en citer que quelques-unes, je parlerai de celles des Huileries (Lever Bros) qui possède environ douze unités de gros cargos de 300 à 400 tonnes, qui en théorie ne devraient servir qu’à son propre trafic, mais qui en réalité transportent aussi d’autres produits ; puis la Socca (Société Commerciale centre africain) qui possède 1 bateau et des barges pouvant contenir 900 tonnes environ et transporter en même temps des voyageurs ; la Forminière dont les bateaux servent surtout à ses propres besoins, la Sab et Lomami appartenant au groupe Lippens qui auront prochainement leurs bateaux particuliers ; l’Équatoriale, société qui transporte également ses produits sur quelques bateaux lui appartenant, de même que le Syndicat d’Étude et d’entreprises du Congo qui travaille avec un bateau de 300 tonnes et des barges. Et en dehors de tous ceux que nous avons cité plus haut, il y a une foule de petits bateaux de 15, 20 ou 30 tonnes qui font des transports pour leur compte ou pour ceux qui les emploient ; rien que dans la Province de l’Équateur il y a une soixantaine de petits bateaux de ce genre qui circulent ; aussi peut-on estimer à 30.000 tonnes environ, le tonnage complet des bateaux et barges qui représentent la navigation fluviale au Congo, et là-dessus l’Unatra seule figure pour un tonnage de 27.000 tonnes. Et pourtant avec ses 125 unités, bateaux et barges compris, elle ne suffit pas à assurer le trafic, et le tonnage à charger dépasse de 30 0/0 celui qu’elle pourrait évacuer ; pour bien faire elle devrait donc pouvoir disposer d’un tiers d’unités en plus pour assurer le service. Les autres bateaux, au total une centaine, font qu’on peut estimer de 225 à 250 le nombre d’unités qui circulent sur le fleuve et les lacs du Congo.

Pour compléter ce tableau des services de navigation qui desservent la Colonie, il ne faut pas omettre de parler de la « Compagnie Belge Maritime du Congo » qui fait le service régulier de la Belgique au Congo, d’Anvers à Matadi et compte quelques unités importantes telles que « l’Albertville » de 8.500 tonnes et la dernière construite le « Léopoldville » qui atteint le chiffre de 9.000 tonnes.


14 avril.

Nous voyons la première plaine verte depuis longtemps ; ce ne sont que des ajoncs et sans doute couvrent-ils un marécage, mais c’est tout de même reposant pour les yeux et fait plaisir après l’éternelle muraille noire qui nous emprisonnait. Le Fleuve s’est encore élargi et mesure à présent 40 kilomètres. : on dirait une mer intérieure. Nous touchons à la côte équatoriale française ancien Cameroun allemand et mouillons à Mossaka, à l’embouchure de la Likuala près de la Sangha ; nous saluons le drapeau tricolore français et nous nous rappelons la fameuse campagne franco-belge du Cameroun dont une plaque dans notre bateou « Le Luxembourg » fait glorieusement mention. Voici l’inscription, de cette plaque :

« Luxembourg » Ndzimou, 26-28-29 octobre 1914
Paka 1er  décembre 1914.

Cette plaque a été offerte par la Colonie de l’Afrique Équatoriale Française au Capitaine Goranson et à son équipage en souvenir de leur brillante conduite aux combats qui ont eu lieu dans la Sangha et le N’Coko du 26 octobre 1914 au 22 décembre 1914 ».

Et l’on me donne sur la campagne les détails suivants : Après Agadir, les Français avaient cédé aux Allemands la pointe du Cameroun qui touche au Congo Belge ce qui leur assurait un débouché sur le fleuve par la Sangha ; en 1914, au moment de leur entrée en guerre, les Français ont attaqué le poste allemand qui gardait la frontière ; celui-ci, non prévenu fut mis en pièces ou fait prisonnier, et les Français se croyant vainqueurs, se mirent à faire la fête ; mais ils furent surpris par les Allemands revenus en nombre, et tous massacrés. Les Français s’adressèrent alors aux Belges et demandèrent l’assistance du « Luxembourg », qui muni de rails, de fils de fer barbelés et de tôles blindées, mitrailla les Allemands dans une rivière beaucoup plus étroite que le Congo. Ce sont les glorieux combats de la Sangha !

Il est curieux de voir que c’est la petite Belgique qui, tout en mettant en danger sa propre existence, a par deux fois sauvé la civilisation et ses deux puissantes voisines, la France en Europe, l’Angleterre en Afrique et même ici son intervention ne fut pas sans importance, mais ce sont de ces choses qui s’oublient trop facilement, et même parfois volontairement. Aussi le grand Empire colonial qui lui est échu grâce à l’initiative d’un homme de génie, et qui lui confère une place dans le monde comme grande puissance coloniale et africaine, devra-t-il lui rester consolidé par l’industrie de son peuple, après l’avoir été par son héroïsme.

Après le poste français de Mossaka où nous avons fait l’acquisition de plusieurs douzaines de nappes et serviettes en raphia tissées par les indigènes et qui feront la joie de nos amis et connaissances au retour, nous retraversons le fleuve, dont la nappe d’eau s’est encore élargie ; ce fleuve est formidable et rien ne peut donner une idée de son immensité : c’est ainsi que je me figure que doivent être les énormes lacs du Canada. L’eau devient bleue, la lumière rappelle celle de Suez mais cela ne dure que l’espace d’un Moment, et bientôt la couleur habituelle reprend avec les fonds de sable qui en augmentant, rendent au fleuve sa teinte orangée.

Nous arrivons à Bolobo, qui outre sa mission anglaise protestante et son hôpital pour noirs, a la spécialité de fournir aux passagers du bateau toute la camelote indigène qu’ils s’empressent d’acheter pour se procurer les nombreux « souvenirs » dont ils auront besoin en revenant en Europe : cannes et parapluies en ébène ou borassus à manches d’ivoire, fume-cigarettes, bracelets, ronds de serviettes, que sais-je encore ? Nous ne contrevenons pas à l’usage et faisons une ample provision de bimbeloterie, car on nous dit que plus loin, nous n’en trouverons plus et ce dire s’est trouvé confirmé.


16 avril.

Nous avons passé la nuit à l’ancre, mouillés contre la verdure d’une île, et bientôt les ondulations de terrain et les collines que nous avions à l’avant du bateau se rapprochent et la vue se rétrécit. À midi nous entrons dans le chenal et atteignons Kwamouth au seuil de l’embouchure du Kasai, qui en s’engloutissant provoque ici de formidables remous, le courant est tellement fort qu’on a comme le sentiment qu’il pourrait renverser le bateau, ou le jeter à la rive où de nombreux rochers barrent le passage à cet endroit : ce sont les gorges du Kwa et les hommes de l’équipage taillés en Hercules plongent et nagent autour du bateau ayant au cou les lourds cables qui servent d’amarres au « Luxembourg ». C’est pittoresque à souhait mais on n’est pas fâché quand on a franchi cette passe dangereuse, et qu’on retrouve de l’autre côté un paysage d’aspect tout à fait riant et inattendu : le fleuve dans le chenal n’a guère plus que 1.800 mètres de large, c’est la plus petite largeur de son parcours et rappelle le Rhin, du temps où ses côtes étaient boisées et pas encore recouvertes de vignobles, et ce qui contribue à nous y faire penser, ce sont les falaises et les rochers des montagnes qui à l’avant, se couvrent de nuages et le temps frais et couvert, chose rare en ce pays, qui donnent à l’ensemble un aspect tout à fait européen. Jamais je n’ai vu un fleuve changer comme cela. C’est vraiment extraordinaire. Mais nous devions le voir se transformer une fois encore ; peu à peu les nuages que nous avions vu se profiler au loin, s’étaient rapprochés, le ciel s’était obscurci, et bientôt nous nous sommes trouvés pris au centre même d’une épouvantable tornade ; l’horizon devant nous s’était fermé comme un mur couleur d’encre, le vent qui soufflait avec rage nous empêchait d’avancer à plus de 20 kilomètres à l’heure, et bientôt un second orage venant de derrière nous, nous contraignit à nous jeter à la côte, où un autre bateau qui s’y trouvait amarré, nous facilita l’abordage pour éviter les rochers nombreux en ces parages, mais dont heureusement le capitaine connaissait l’existence.

J’ai noté ce dernier soir de notre séjour sur le Luxembourg trois choses qui m’avaient frappé.

1° Le jeu d’un négrillon qui dans une boîte en carton s’était découpé un bateau exactement pareil à celui que nous occupions, cheminée, passerelle, fenêtres tout y était et je pensais à part moi que ce petit sauvage avait mieux qu’un enfant blanc du même âge n’aurait su le faire, réussi à copier ce qu’il avait vu faire aux grands. C’est un peu humiliant à constater !

2° J’ai observé la façon tout à fait protocolaire dont un boy galant a offert la main à une beauté noire pour lui aider à franchir la passerelle en planches qu’on place du bateau sur terre ferme à chaque escale. L’effet de ce beau geste a malheureusement été détruit par celui de la négresse crachant par terre dès qu’elle toucha le sol.

3° J’ai vu un poisson-torpille qui lorsqu’on coupe son épine dorsale avec un couteau sans manche isolant, vous donne une secousse électrique et les indigènes pour rien au monde ne voudraient en manger, parce qu’il a la réputation d’enlever la puissance sexuelle.


16 avril.

Ce matin, nous arrivons au Stanley-Pool et d’abord nous ne voyons rien qui nous fait pressentir que nous approchons de la capitale du Congo belge. Nous avons dépassé les « Dover Cliffs » ou Falaises de Douvres, nous avons longé l’île Bamou qui est comme un nid de verdure piqué sur l’eau, et maintenant dans le lointain, nous apercevons à notre droite les pylones de la T. S. F. de Brazzaville, tandis que nous naviguons dans une grande lagune dont les bords mi-sable, mi-forêt, ne diffèrent que par ses rives plates, du chenal que nous venons de quitter, et l’on ne se douterait pas jusque presque à la dernière minute, que nous arrivons à Kmshassa. Puis tout à coup, ce n’est pas un mirage, nous voyons des maisons qui ont l’air de flotter sur l’eau, et tout l’endroit qui peu à peu se dévoile à nos yeux donne l’impression d’une énorme inondation dans nos pays du Nord, et l’on voit maintenant se dessiner distinctement trois taches blanches brillantes : Kinshassa et Léopoldville à gauche de l’étranglement du Congo, et Brazzaville à droite : la sirène retentit, le drapeau belge est hissé à bord, un autre de la terre répond à notre salut. Nous sommes arrivés.


Kinshassa, 16-23 avril.

Après toutes les descriptions que d’autres voyageurs ont faites de la future capitale du Congo belge, après les savants exposés des uns, les récits pittoresques des autres, il me sera très difficile de dire quelque chose de neuf sur Kin-Léo puisque tel est le nom que par abréviation les habitants ont donné à cette portion de territoire, qui un jour sans doute sera une des grandes cités d’Afrique. Je ne sais exactement le chiffre en kilomètres que comporte la zone s’étendant depuis le dernier bassin de Kinshassa jusqu’à l’extrémité de Léopoldville, où le barrage du Pool est le point terminus de cette énorme étendue, dont la pointe de Kalina est le centre, mais ce que j’ai pu constater, c’est que pour se rendre d’un point à un autre dans une auto rapide, il faut au moins une heure de temps. Naturellement, la route qui mène à Léo est loin d’être bâtie, et il se passera encore quelques lunes, avant que le petit bois que nous traversons pour y arriver, soit transformé en terrains de lotissement pour villas, mais l’amorce y est, et du train dont s’étendent les villes, même européennes, il ne faut pas désespérer de voir d’ici vingt ans, un parc public et des promenades faire suite aux allées d’une largeur vraiment magistrale, qui mènent de la cité des affaires à Kalina, l’endroit destiné à y mettre la Résidence du Gouverneur général et les bâtiments des grands services administratifs, qui doivent un jour être transférés de Borna ici. Pour le moment, dans un quadrilatère impressionnant par le vide qui l’entoure, seule la statue équestre de Léopold II, reproduction de celle qui orne à Bruxelles la Place du Trône, se dresse dans la vaste immensité, et ici, à la porte de l’Empire, et presque encore du désert, la noble figure du Grand Roi prend une telle signification, que je n’ai jamais pu passer devant elle sans en éprouver la magnétique puissance. Je ne sais quel est celui qui a eu l’idée de la mettre à cet emplacement, mais quel qu’il soit, il a certainement été très heureusement inspiré.

Que dire après cela de la ville des affaires, qui ne diffère pas beaucoup de ce qu’on est convenu d’appeler un centre européen en Afrique ; Kin possède plusieurs banques, une magnifique église, un certain nombre de beaux magasins, un nombre invraisemblable de Sociétés de tous noms et de toutes espèces, mais qui en fin de compte, « ’occupent toutes de la même chose ; Kin possède encore des huileries importantes, celle de Lever Bros, fabricants du Sunlight Soap que tout le monde connaît, une Brasserie modèle, destinée à supprimer l’usage des bières allemandes et hollandaises dont jusqu’à présent le Congo était tributaire, et à la brasserie on a adjoint une glacière, un énorme frigorifique pouvant contenir des milliers de kilos de viande congelée, et devant rendre ainsi des services inappréciables à la Colonie ; puis des scieries munies de tous les perfectionnements modernes, des installations et des bassins pour la construction des nouveaux bâteaux, que sais-je encore ? Le grand hôtel A. B. C. où nous sommes logés, est pourvu de tout le confort moderne et on ne peut lui faire qu’un reproche, c’est d’être trop petit pour le nombre de voyageurs qui à chaque passage de bâteau demandent à être hébergés ; il y a aussi plusieurs Cercles, des terrains de sport, des Cinémas, et plus utile que cela, il y a de nombreuses écoles pour indigènes, des hôpitaux et un laboratoire à Léo qui s’occupe principalement de porter remède à la maladie du sommeil, fréquente dans la région. En un mot, il y a à Kin tout ce qu’exige une ville en formation, et une ville qui se développe à vue d’œil, mais je l’ai dit déjà, je n’aime pas les villes en général, pas plus Paris que Bruxelles, et je n’apprécie guère le genre de distractions qu’elles vous offrent, aussi n’étonnerai-je personne en disant que le plus agréable souvenir que je garde de Kin, est celui d’une promenade en auto que nous fîmes avec des amis qui nous avaient aimablement pilotés durant notre séjour et qui le dernier jour, nous conduisirent à leur maison de campagne et à un délicieux coin de brousse, où une plantation d’ananas, au pied d’une colline boisée et giboyeuse, unissait l’utile à l’agréable quand leurs propriétaires, fuyant les affaires, venaient se retremper dans la nature un dimanche de repos.

Je ne veux pas oublier non plus dans la nomenclature des choses intéressantes qu’on nous montra, celle de la cité indigène qui doit servir de modèle à toutes les institutions du même genre, ni notre trop courte visite à Brazzaville, où entre deux bâteaux, nous eûmes le temps d’aller saluer le Gouverneur français et de faire dans son automobile qu’il mit aimablement à notre disposition, le tour du Pool que de la rive française on voit beaucoup mieux que de la belge, car on a une vue d’ensemble sur les courants et sur la chute du Fleuve qui en interrompent ici la navigation.