Éditions de la “Revue mondiale” (p. 270-285).

X

VERS LA CIVILISATION

29 mars.

Le Vendredi-Saint au matin nous quittons Dungu pour nous diriger sur Dingba ; le camion chargé de nos bagages part d’abord, et nous le suivons à 9 heures dans une auto particulière, dont le propriétaire s’est offert à nous mener chez le Dr. Puppa dont nous avions fait la connaissance à l’automne, sur le « Général Duchesne », et auquel nous avions promis notre visite. La route qui mène à sa plantation s’embranche sur celle de Dingba à Rungu, et après nous être arrêtés pendant une heure à Dingba pour déjeuner, nous arrivons vers 4 heures chez le Docteur, qui s’empresse de nous faire les honneurs de son installation. Puis pour terminer l’après-midi, il nous emmène dans sa voiture, à quelques kilomètres de là chez le grand chef Okondongu, dont le village modèle est les plus beau de ceux que j’ai vus jusqu’ici. Un manguier gigantesque en forme le centre et tout autour sont groupées en un cercle parfait les cases d’habitation. Le chef est l’unique habitant mâle de l’agglomération, qui ne se compose que de femmes, une centaine environ, chacune d’elles ayant sa case particulière, qu’elle habite seule. Les huttes sont travaillées en nattes tressées formant des dessins réguliers, et ce genre de travail est particulier à la tribu des Matjagas dont Okondongu est le chef, et ne se voit nulle part ailleurs au Congo. Son village où règne une propreté impeccable est certes le plus remarquable de l’Uelé, mais à proprement parler, ce ne sont pas des villages que nous voyons ici mais des groupements de famille. Car chaque agglomération ne comporte qu’un chef, le père de famille, et quand le fils achète une femme et se marie pour fonder une famille à son tour, il quitte non seulement le toit paternel mais le village même et va créer ailleurs un nouvel établissement. Peut-être est-ce une raison d’hygiène appliquée inconsciemment qui pousse les indigènes à se séparer au lieu de se grouper trop nombreux sur un même point, mais en tous cas, grâce à cette mesure on évite la propagation des maladies dans les centres importants. Dans la brousse par contre, hommes et femmes vivent pêle-mêle.

Le chef a 45 ans, a une fille de 23 ans, et récemment il a pris une jeune épouse avec laquelle il vit et dont il a deux jeunes fils de 3 et 2 ans.

Les autres femmes avec lesquelles il n’a que peu ou Pas de relations, sont des servantes à son service, et exécutent pour lui tous les travaux de ménage qui sont nombreux, ainsi que la culture des champs de son vaste domaine. Par exemple chaque année il organise une grande réception où il reçoit plus de 3.000 personnes qu’il nourrit et régale, et cela suppose un certain travail.

Pendant que s’achève notre visite, le soir est tout à fait tombé, et le Dr Puppa nous ramène aimablement chez lui pour souper, puis nous reconduit dans son auto jusqu’à Dingba. Et tandis que nous roulons, je me remémore peu à peu tout ce que nous venons de voir, et je me dis qu’il n’y a encore rien de tel que de voyager pour s’instruire. Que nous sommes loin aujourd’hui de cette Afrique de notre jeunesse, que nous nous représentions comme un tas de sable aride, sans eau, parce que l’intérieur n’en était pas connu. Le désert ne ressemble pas du tout aux dunes de sable qu’on voit dans le Sud-Algérien aux environs de Biskra, ni à certaines parties du Sahara comme le Hoggar ou le Tanezrouft, mais la plupart des terrains désertiques en Afrique sont au contraire couverts d’une végétation intense, brousse aux arbrisseaux épineux, ou savanes d’herbes semées de grands arbres ; et seul le manque d’humidité, l’insuffisance des pluies ou l’absence des cours d’eau, ont rendu la plupart de ces terrains incultes, et si l’on arrivait à les irriguer, il est probable que comme partout ailleurs, ils seraient propres à la culture. Au Congo où les rivières abondent, où les forêts baignent dans l’eau on n’a nullement l’impression du désert, au contraire, tout y est vert et frais, et en le parcourant, on se rend compte des énormes ressources et de toutes les possibilités qu’offre ce sol encore vierge, mais qui ne demande qu’à être exploité. Je ne suis ni un explorateur à la manière de Stanley, encore moins un industriel dont le but est de mettre en valeur les richesses qu’il découvre, mais quand comme moi on n’observe pas la faune ou la flore sous un angle spécial qui fatalement doit les déformer, on les voit peut-être plus au naturel, et il est possible que l’impression qu’on reçoit en soit d’autant plus juste.

Il faut distinguer entre les deux genres de voyages que font ceux qui aiment à circuler : le tourisme et l’expédition. En Abyssinie où il n’y a pas de routes, mais seulement des pistes, tout voyage devient une expédition, car pour se transporter d’un point à un autre du vaste empire des Négus, soit qu’on y veuille chasser, ou simplement s’occuper d’affaires, il faut toujours organiser une caravane. (Au Maroc et en Algérie, même dans nos Ardennes on peut faire les deux, le tourisme et l’expédition). Au Congo au contraire, grâce aux routes qui relie entre elles une partie des provinces on peut aller de l’une à l’autre en auto, et le voyageur pressé pourra faire du tourisme, c’est-à-dire traverser rapidement le pays, en ne s’arrêtant que de temps en temps pour visiter les principales curiosités. Dans le Nord, par les belles routes qui sillonnent l’Uelé, le tourisme commence, et déjà on peut se rendre de Stanleyville ou de Buta à la frontière du Soudan anglo-égyptien à Redjaf en très peu de temps, et grâce à un trafic régulier établi par les Messageries automobiles. Quand le tracé de la route Congo-Nil sera achevé, le Kivu qui est la plus belle partie de la Province Orientale deviendra certainement la proie des touristes, puisqu’on fera une réclame énorme pour y attirer les étrangers ; au Tanganyka, rien de pareil n’existe encore et les bords de la Luama resteront longtemps encore, il faut l’espérer, à l’abri des entrepreneurs de voyages circulaires en camions-automobiles. Car ce n’est pas par un examen rapide qu’on apprend à connaître un pays, et le camping et la chasse vous permettent seuls de pénétrer plus avant dans les secrets de l’intérieur, ce qui fait qu’un chasseur comme moi, de connaissances moyennes, peut, tout ignorant qu’il soit, grâce à l’expérience acquise, en remontrer parfois à de plus savants que lui.


30 mars.

Nous quittons Dingba à 8 heures en prenant congé du Dr Puppa qui va de son côté, passer les fêtes de Pâques à Niangara, et bientôt nous rejoignons la route de la grande Forêt Équatoriale, qui pendant des heures va se dérouler Uniforme à nos yeux ; seule de temps en temps une plantation de café ou de coton vient en rompre la monotonie. A midi nous déjeunons au joli poste de Gabu, mais sinon toute la journée, l’aspect de la route reste identique à lui-même ; et tout à fait typique par ses petits carrés de coton obligatoires, car l’indigène est forcé par l’État de s’adonner à la culture du coton et la redevance de sa récolte est une espèce de contribution qu’on lui a imposée. L’important réseau routier que nous parcourons, a d’ailleurs été établi dans le but de pouvoir évacuer plus facilement l’énorme production de coton à la tête de laquelle le Gouvernement de la Colonie va se trouver très prochainement grâce à ce système ; et en outre, pour empêcher le portage à dos d’homme et le remplacer par toute une organisation de Messageries automobiles, qui déjà fonctionne régulièrement et promet un bel avenir à ces régions du Nord de la Province Orientale. Nous arrivons le soir à Bambili pour y passer la nuit.


Dimanche de Pâques, 31 mars.

Nous avons eu un gros orage cette nuit, mais ce matin un gai soleil nous promet une belle journée et nous nous remettons en route à 8 heures du matin ; nous traversons encore toujours la forêt, coupée de loin en loin par des plantations ; celle de Bambessa est exploitée par l’État. Le pays est riche et a l’air prospère ; les routes sont belles et bien entretenues ; les maisons des ouvriers ne sont plus de misérables huttes de branchages, mais des constructions en matériaux durs, moellons et mortier ; elles sont en général de forme carrée avec une avancée formant vérandah, et sont couvertes avec des feuilles d’une espèce spéciale, prises dans la forêt et qui ne ressemblent ni à de la paille, ni aux matetés ; l’alignement en est parfait, et l’on croirait voir l’établissement d’une colonie modèle pour exposition, plutôt qu’un campement d’indigènes, mais ceux-ci occupent-ils réellement ces maisons trop différentes de celles qu’ils sont accoutumés à habiter depuis des siècles ? et je me suis laissé dire que derrière la villa qu’on leur a construite, ils ont bâti eux-mêmes la hutte chère à leur cœur, et dans laquelle ils s’entassent comme précédemment pour y dormir et y avoir chaud ! Quoi qu’il en soit, la population paraît être à son aise s’il faut en juger par le luxe de toilette qu’elle déploie. Hommes et femmes rivalisent à l’envie pour le choix des vêtements et des couleurs et c’est par leur amour de la toilette, ce côté faible des nègres, qu’on a pris ces grands enfants, et qu’on leur a créé et imposé des besoins dont ils n’avaient pas conscience avant l’arrivée des Blancs. Comme dans les autres centres de colonisation, j’admire le ton chatoyant des étoffes, il y a spécialement une couleur lie de vin qui semble jouir ici d’une faveur toute particulière et qui ma foi est fort jolie. Une fois de plus je me rapporte à un an en arrière et ce déploiement de couleur me rappelle mais en moins brillant l’Algérie et cette matinée de printemps à Tlemcen, où pour fêter le renouveau, les femmes avaient sorti leurs plus beaux atours, et les étoffes bleu, rose, orange, violette que nous vîmes ce jour-là et qui paraît-il proviennent des soieries de Lyon et de Suisse, font par comparaison pâlir les cotonnades belges et anglaises.

Que nous sommes loin déjà de nos belles Azandés nues, où une feuille de banane suffisait à cacher le sexe, alors que de nombreux mouchoirs d’indienne sont nécessaires ici pour dissimuler jusqu’au dernier brin de peau !

Vers midi nous passons le Titule sur un ponton, le pont dont nous voyons l’amorce, n’étant pas encore terminé, et nous traversons l’endroit du même nom, où règne une joyeuse animation grâce au jour de fête et à un marché indigène qui s’y tient ce jour là. Mais nous n’y faisons qu’une légère halte et reprenant bientôt la route qui se, poursuit monotone à travers la forêt, entre trois et quatre heures nous arrivons à Buta. Un compatriote, M. Ortegâl, tient un hôtel, mais le mariage du commandant Offermann, qui doit avoir lieu après-demain, a amené dans l’endroit une telle affluence, que nous ne trouvons plus à nous loger, et qu’il nous faut aménager un campement de fortune dans une maison abandonnée ; heureusement que nous avons avec nous notre matériel de literie, et bientôt notre logement improvisé se trouve être aussi confortable que n’importe quelle mauvaise auberge de village. En voyage il ne « faut pas s’en faire », comme dit la jeunesse, ni se laisser arrêter par des détails de ce genre qui sont sans importance. Nous faisons le tour de la ville qui est coquette et pourvue de belles avenues, et le soir nous prenons à l’hôtel un repas agrémenté de nombreux récit sur le « pays » dont notre hôte a reçu récemment les dernières nouvelles.


Buta, 1er avril.

Buta est surtout remarquable par sa mission de Prémontrés fondée en 1910, qui est une des plus belles du Congo et constitue une véritable Abbaye. Nous l’avons visitée en détail et le père qui nous guidait nous en a fait voir les principales curiosités. Nous avons commencé par l’église qui est une pure merveille ; elle date de 1914 et fut le premier bâtiment en matériaux durables du pays ; construite en pierre de la région elle posède un autel, un banc de communion et une chaire de vérité qui font honneur à leur auteur, un père de la mission, lequel s’est révélé être un véritable artiste par son œuvre. Tandis que le dessus de l’autel et du banc sont des blocs de pierre d’une seule pièce, le dessous est constitué par une succession de colonnettes en ébène incrustée d’ivoire du plus heureux effet, et qui donne à l’ensemble un aspect de légèreté en même temps que de solidité. Le bois d’ébène employé dans la construction se nomme Limbuyu, et ne se trouve que dans la région de Bambili, il est très dur et très lourd et d’un brun fonce tirant sur le noir. Tout l’édifice de style roman très pur et de bon goût sans être en rien chargé a été entièrement bâti par les Pères aidés des enfants de la mission qui travaillaient sous leur direction.

Les Prémontrés s’occupent principalement d’agriculture, et après nous avoir fait les honneurs du jardin de la mission qui est un modèle du genre, on nous a montré les différentes étables, où nous avons pu admirer tour à tour une centaine de têtes de bétail du genre Zébu, une cinquantaine de cochons venus d’Europe, et qui sont bien acclimatée ; deux clapiers magnifiques, véritables maisonnettes en briques donnant abri à de nombreux lapins, et à côté de ceux-ci des cochons d’Inde, pour chasser les rats qui mangeraient les petits lapins. Ces cochons d’Inde sont de curieuses bêtes blanches aux yeux rouges comme des rubis et ayant le bord des oreilles d’un brun acajou, ils font du reste bon ménage avec les lapins, leurs voisins. Ensuite viennent les doutons et les chèvres, celles-ci fort grandes et venant de la région de Khartoum. Puis suit l’écurie des chevaux, il y en a momentanément une dizaine seulement qui viennent du Congo Français, mais dans une autre mission du même ordre, on fait l’élevage des chevaux, car on les préfère ici aux mulets dont l’emploi n’a pas donné satisfaction, je ne sais pour quelle cause, et le chiffre des bêtes élevées jusqu’à ce jour se monte à une centaine. Plus loin nous voyons des autruches, il y en a dix, en tout cinq couples, les mâles sont noirs et les femelles grises, mais elles se reproduisent très difficilement en captivité, et ce n’est pas comme rendement mais pour le simple plaisir, qu’on les garde ici. Enfin on nous présente la principale curiosité de l’établissement, deux éléphants dressés, deux femelles de 15 à 20 ans, répondant au nom de « Moteté » et de Joky », dociles comme de petits chiens et accomplissant au commandement tous les travaux des champs ; nous les voyons revenir attelées à une charrette avec un grelot au cou et l’on fait ramasser par l’une d’elles le crochet avec lequel on la mène et qui nomme « Dobani ».

Après la visite des animaux, on nous promène encore dans la briqueterie qui se compose de fours à briques et le presses humides où se fabriquent les tuiles, les briques et les carreaux qui servent à édifier non seulement les disons de travailleurs employés à la mission dont le nombre dépasse les 400, et sont groupés dans plusieurs plages, mais encore toutes les maisons des agents de l’État que nous avons admirées le long des Boulevards, et l’on nous parle d’un projet (Huberty) de magasin pour l’État d’une profondeur de 18 mètres sur 40 mètres de long qui devra être construit en deux mois de temps, entièrement en briques, mais recouvert de tôle ondulée parce que les tuiles auraient été trop lourdes à supporter, vu ses dimensions. Et tout ceci est le résultat de 18 années d’un labeur incessant !

À côté de la Mission se trouve l’école indigène, dirigée par les Frères Maristes qui sous le contrôle du gouvernement, y donnent l’enseignement primaire. Les bâtiments dont le plan a été imposé par l’État et sert de type dans toute la Province Orientale feraient envie à des institutions similaires en Europe, tant ils sont remarquables. Entièrement construits en briques, le dallage en est formé par un carreau rouge uniforme, l’encadrement des fenêtres est en « Limbali », un bois plus clair et moins dur que le « Limbuyu » employé à l’église, et aux carreaux sont suspendus des rideaux de cotonnade blanche qui donnent à l’ensemble un aspect gai et riant.

Les Pères dirigent l’école des garçons dont le chiffre dépasse 250, tandis que les sœurs au nombre de 10 ont les filles à éduquer ; une école professionnelle est annexée à l’établissement et se compose d’une section de forge et d’ajustage et d’une section de menuiserie et de charpenté.

Un petit bâtiment séparé sert de cuisine, et nous en admirons l’agencement coquet et pratique, qui permet aux Frères une surveillance active, tout en diminuant les dangers d’incendie, toujours à craindre avec les indigènes, et en supprimant les émanations de tous genres, qu’on ne pourrait empêcher, si l’on devait préparer les aliments dans un local attenant à l’école.

Notre intéressante visite étant terminée, nous disons adieu à Buta et reprenons notre camion et le chemin de la forêt. Quelques heures encore nous y poursuivons notre randonnée, puis tout à coup l’après-midi, à un tournant du chemin, nous faisons une rencontre, qui nous amuse ; c’est « Chalux », le reporter de la Nation belge, qui apporte en grande hâte, la toilette de la mariée de demain, qui arrive tout droit de Bruxelles via Matadi-Stanleyville et qu’on attend à Buta avec l’anxiété qu’on peut se figurer. Chalux que nous avons déjà rencontré à deux reprises différentes au cours de notre voyage, est toujours le joyeux compère que nous avons eu l’occasion d’apprécier. Il cache un nom historique ( ?) dit-on, sous les talents les plus variés, écrivain de talent, conteur brillant, portraitiste à ses heures, il vous croque l’esquisse d’une négresse ou d’une jolie femme en un tour de main. On m’a assuré également, qu’il était pianiste agréable, quand il disposait d’un piano, mais il ne m’a pas été donné de l’entendre et pour cause ; par contre, j’ai été témoin de sa verve extraordinaire et intarissable et l’on ne peut en tout cas lui dénier l’entrain qu’il apporte à toute chose, et qui fait que jamais on ne s’ennuie dans sa compagnie.

Notre entrevue sur la route ne fut pas de longue durée car déjà une auto lancée à sa recherche arrivait à toute vitesse pour le rencontrer et lui servir de relais, en cas de panne toujours possible.

Nous nous séparons donc après avoir échangé quelques joyeux quolibets, et nous être promis de nous revoir en Europe, et chacun de nous poursuit son chemin. Peu après, nous passons par un village dont l’aspect sauvage ne laisse rien à désirer ; les vraies huttes et le nu recommencent, les huttes des indigènes de la région sont différentes de celles, que nous avons vues jusqu’ici, car elles sont coiffées d’un énorme toit en forme de pain de sucre ou d’éteignoir, dont, la surface est couverte de larges feuilles de « maranta » superposées et desséchées et prenant une belle teinte jaune or. Au milieu des huttes de gros troncs d’arbres coupés à 5 mètres du sol se dressent comme des colonnes antiques sur la place publique des petites cités romaines. Comme unique vêtement, les femmes s’entourent la taille d’une jupe composée de feuillage, formant comme une vaste crinoline, et leur donnant l’aspect de danseuses vertes. Non loin du village nous rencontrons un bizarre cortège. En tête vient un homme entièrement peint en rouge sauf la figure où des yeux fous brillent d’une étrange lueur, puis derrière lui d’autres hommes également teintés de rouge, dansant et hurlant font l’effet d’une troupe de diables sortant d’un coin de l’enfer. Ceci est, parait-il, la fête de la Circoncision : quand les jeunes gens arrivent à l’âge nubile, ils sont exclus du village et relégués dans la forêt où ils restent chez le sorcier qui les opère, jusqu’au moment où guéris, ils peuvent rentrer dans leur famille. Cette cérémonie est accompagnée de fêtes et de danses et nous avons assisté au retour joyeux de la jeunesse qui à partir de ce moment est admise à remplir son métier d’homme et à courtiser les femmes…

Vers 5 heures nous atteignons les bords de l’Aruwimi, belle rivière presque aussi large que le Rhin, et dont un bac allant d’une rive à l’autre assure le trafic. Nous avons la chance d’arriver au moment où le bave de Banalia, sur la rive opposée, vient d’accoster, débarquant un autre camion, et sans perdre de temps nous pouvons embarquer le nôtre, sinon nous aurions dû attendre une heure et demie à le voir venir de son port d’attache. Comme tous les pontons du même genre, il est composé de six barques transversales et juxtaposées et il commence par remonter le courant, puis lorsqu’il est arrivé à la moitié du fleuve, il se laisse doucement redescendre, en virant de bord et aborde de face en arrivant de l’autre côté. La traversée dure vingt minutes, et tandis qu’un coucher de soleil merveilleux embrase l’horizon, j’admire l’eau limpide et bleue qui nous porte, car depuis des mois, et depuis les lacs du Kivu, nous n’avons plus eu l’occasion de nous régaler d’un tel azur.

Notre équipage se compose d’un côté de 4 hommes armés de perches, et de l’autre d’une trentaine de rameurs qui chantent et chose curieuse, nous retrouvons ici l’hé-lé-lé des rameurs de la baie de Burton mais moins monotone et plus bruyant. Ils ont formé deux équipes, et tandis que l’une travaille, l’autre se repose, et dans les moments de repos celle-ci danse et chante avec rythme pour marquer les coups de rame et s’encourager au travail. En voyant ces ébats, je pense à ce besoin de danser qui caractérise toute la jeune génération et qui est certainement venu du nègre, tout au moins en ce qui concerne les danses qui ressemblent aux leurs !

Tandis que tout le ponton tremble et frémit du trépignement cadencé des danseurs, et que me voyant sourire, ils sont venus me réclamer un « matabiche » pour le plaisir qu’ils m’ont donné, nous avons salué une île en amont, et croisé au passage un autre ponton contenant deux camions, et par un dernier rayon aveuglant du soleil couchant, nous avons abordé à l’autre rive. Une large esplanade gazonnée s’étendant jusqu’à l’eau y est dominée par une espèce de grande halle couverte en chaume, et dont le centre se dresse en un cône pointu ; derrière celle-ci se trouve le tribunal du territoire, qui affecte la forme d’une étoile à quatre faces. Nous venons de débarquer à Banalia, et nous nous mettons en quête d’un gîte, pour y passer la nuit, quand, ô surprise, la première personne que nous abordons pour lui demander de nous indiquer le chemin, est un compatriote, et il nous offre aimablement l’hospitalité chez lui : M. de Waha, luxembourgeois est agent dans l’administration coloniale belge, et je le croyais attaché momentanément au poste de Ponthierville ; grand fut donc mon étonnement de l’avoir retrouvé ici sur le pas de sa porte, et après nous avoir présenté à sa femme, nous passâmes ensemble une charmante soirée à évoquer des souvenirs de la mère-patrie, et à faire maints beaux projets pour le jour où nous nous y retrouverons ensemble.


2 avril.

Avec regret nous disons adieu à nos hôtes d’un soir, et quittons leur toit hospitalier dès le lendemain matin, et en route pour Stanleyville.

Bientôt nous retrouvons la grande forêt et malgré l’approche d’un centre important, la population nous donne l’impression d’être plus sauvage que celles de l’Uelé. Les hommes se couvrent la tête de bonnets en poil de singe qui leur donnent un air farouche, et les femmes se promènent presqu’entièrement nues, et elles se sauvent terrifiées devant l’appareil, si on veut les photographier. Ici elles ne portent plus leurs enfants de côté sur la hanche, mais attachés sur le dos au moyen d’un cordon en herbes séchées ou en vannerie tressée assez fine, large de deux ou trois doigts et crasseuse à souhait. Et toujours nous rencontrons ces mêmes huttes aux toits pointus tels des chapeaux de clowns, petits cubes alignés qui ressemblent à des pagodes chinoises et qui sont teintés de jaune, de rouge, de noir et de blanc sans parler des peintures pompéiennes et du serpent, qu’on voit sur nombre d’entre eux. Ces toits pointus sont caractéristiques de cette région, et l’architecture officielle les a même adoptés et reproduits dans la construction du poste de Bengamissa que nous traversons et dont la place publique est un modèle d’ordre et de propreté.

Nous passons la Lindi et sur le bac, des nègres dansent devant les glaces de l’auto, se font des grimaces et parlent à leur image, et après le passage de la rivière bientôt on sent l’approche d’une capitale ; déjà les femmes prises d’un sentiment de pudeur commencent à se voiler le derrière, et bientôt un nègre, tout de blanc vêtu et mettant la main au chapeau pour saluer comme le font les soldats français, nous demande une place dans l’auto. Après cela plus besoin de présentation, et en voyage comme toute le monde sait, on s’entr’aide volontiers ! Encore quelques kilomètres, et après avoir contourné le camp où sont cantonnés plusieurs régiments de troupes coloniales, nous arrivons à Stanleyville au début de l’après-midi.


Stanleyville, du 2 au 6 avril.

Le Gouverneur, M. Moeller qui habite un magnifique « Palais » a mis à notre disposition un charmant petit pavillon qui se trouve dans l’enclos même de la résidence, et n’en est séparé que par la largeur du jardin, où des pelouses verdoyantes plantées de palmiers magnifiques, donnent à notre petit Trianon le sentiment de repos que Marie Antoinette devait éprouver à l’ombre de Versailles. Nous, y avons connu des heures exquises, et le dernier beau souvenir de la Colonie avant la descente du Grand Fleuve qui va bientôt nous ramener en Europe…

Stanleyville est un des plus jolis, pour ne pas dire le plus joli poste que j’ai vu au Congo. Tout y est si vert, si frais, si remarquablement bien tenu, et sa situation même au bord du fleuve, en fait un site presque unique, dont les différents Gouverneurs ont à l’envi su exploiter la beauté. Une remarquable allée de palmiers mène à la Résidence, et toutes les rues sont également bordées de palmiers, ce qui, donne à l’ensemble l’aspect d’un immense jardin, et y entretient une délicieuse fraîcheur même par les plus fortes chaleurs. Le service de la voirie est d’ailleurs admirablement fait et mieux qu’en Europe, chaque matin les rues sont consciencieusement balayées et nettoyées.

Stanleyville possède de remarquables écoles, et l’on m’en fit voir différentes qui rivalisaient pour leur bonne tenue. A côté des cours préparatoires où sont inscrits environ 400 élèves, il y a une école professionnelle pour adultes, où en quatre années d’études, on forme des ouvriers dans les différentes sections de menuiserie, de ferronnerie et d’imprimerie. J’ai vu des meubles faits par ces apprentis, et les tables, les lits et les armoires qui sortent de l’école de Stanleyville peuvent concourir avec ceux de nos meilleurs ébénistes Européens.

J’ai également visité la Maternité où une brave sœur se débat seule pour élever une douzaine de nouveaux-nés, la plupart abandonnés par leurs parents, car la moralité laisse fort à désirer dans ces parages, et outre que les femmes se font fréquemment avorter, elles n’hésitent pas à se débarrasser de leurs rejetons quand elles les trouvent gênants ; aussi y aurait-il encore beaucoup à faire sous ce rapport dans la Colonie, et si l’on veut augmenter le capital humain et partant la main-d’œuvre, qui fait défaut dans beaucoup d’endroits, c’est par le début qu’il faut commencer, et c’est pourquoi l’on ne saurait trop encourager toutes les œuvres qui ont trait à l’enfance.

Stanleyville se distingue aussi des autres postes parce qu’elle possède dans ses environs un réseau routier qui permet de se transporter facilement d’un point à un autre et de visiter les « curiosités » qui l’entourent ; ainsi il y a en allant vers l’Ouest, une merveilleuse promenade le long du fleuve qui mène au nouvel hôpital, et 6 kilomètres plus loin, à Saint-Gabriel des Falls, qui fut le premier établissement des Missionnaires dans la région ; il y a ensuite les célèbres chutes de la Tschopo, affluent du Congo, qui s’y jette à 4 kilomètres au-delà de la Mission, et qui dans un chaos de rochers se précipite dans le vide avec un bruit de tonnerre.

À l’Extrémité-Est de la ville sont les Stanley-Falls, qui ne sont guère que des rapides, dont la chute est une désillusion, car le fleuve très large en cet endroit glisse sur quelques mauvais cailloux d’une hauteur qui atteint à peine celle d’une écluse ordinaire. Mais aux Falls, il y a les pêcheries établies par les Baguenias, et celles-ci méritent d’être visitées. Ces pêcheurs autochtones de la région, s’y trouvaient déjà à l’époque de Stanley et ils n’ont guère changé depuis ce temps ; à moitié arabisés par le contact des Arabes, ils sont restés sauvages et farouches au point de ne pas frayer avec les autres noirs et continuent à se promener presque nus d’ailleurs, car il n’y a jamais eu moyen de les habiller. Très travailleurs, ils sont d’intrépides pêcheurs, et par des prodiges d’audace, ils sont arrivés à garnir presque toute la ligne des rochers qui barre le fleuve, avec une espèce d’échafaudage composé de perches tordues, de pieux et de madriers liés entre eux avec des lianes, pour y suspendre leurs nasses. Ensuite, ils se hissent sur cet échafaudage lequel a une hauteur de 4 à 5 mètres au-dessus de l’eau et se glissant le long des perches, ils descendent dans l’eau bouillonnante et plongent malgré le courant et les tourbillons pour aller ramasser le poisson pris dans les nasses. Pour arriver aux Falls, nous avons traversé le village des arabisés, où de vieilles masures et des fenêtres grillagées alternent avec des échoppes aux couleurs criardes et aux bijoux barbares, nous font un instant penser à un autre Orient, celui des bazars de Tunis ou de Constantinople, et nous rappellent que l’Islam a passé par ici.

Notre séjour à Stanleyville fut trop court à notre gré, mais l’heure du départ a sonné, déjà le « Luxembourg » est amarré à la rive, et demain nous devons nous y embarquer pour entreprendre la descente du Fleuve, et être rendus à Kinshassa et à Boma pour pouvoir prendre le 24 avril l’ « Albertville » qui doit nous ramener en Europe. C’est la fin du voyage et non sans un vif regret, nous bouclons nos malles après un partage savant entre les objets que nous venons d’employer en brousse pendant six mois, et qui désormais inutiles ne sortiront plus de leurs caisses avant d’être définitivement déballés, et nos vêtements « civils », ceux dont nous allons avoir besoin, pour ne pas trop faire figure de broussards dans les centres de civilisation où nous allons rentrer.

Notre dernière journée à Stanleyville fut prise presque entièrement par ces apprêts toujours plus longs qu’on ne pense, même quand on a l’habitude d’emballer et de déballer journellement une trentaine de colis, et le reste de notre temps fut consacré à rendre visite aux différents membres de la Colonie, parmi lesquels nous avions retrouvé un certain nombre de compatriotes, et principalement à remercier M. et Mme Moeller qui nous avaient si aimablement reçus.