Éditions de la “Revue mondiale” (p. 238-269).

IX

DANS L’UELÉ

Le rhino blanc
Faradje, 5 mars 1929.

Le rhinocéros blanc, très différent de l’espèce noire, est un animal énorme, le plus grand des mammifères terrestres après l’éléphant : il peut atteindre au garrot un mètre quatre-vingt à deux mètres de hauteur. Sa peau est d’un gris blanchâtre, et il porte sur le nez deux énormes défenses cornées, dont la première, longue et mince, va quelquefois jusqu’à un mètre de longueur, tandis que la seconde, plus courte, est généralement aplatie et émoussée. Il y a une trentaine d’années on croyait que le rhinocéros blanc avait été entièrement exterminé dans toute l’Afrique, et qu’il n’en existait plus que quelques rares exemplaires au sud du Zambèze. Aussi fut-on très étonné d’apprendre vers 1900 que des chasseurs anglais, battant les rives du Haut Nil, dans l’Enclave du Lado, allaient rencontré et tué plusieurs de ces grands rhinocéros, et des expéditions plus récentes en firent découvrir encore dans le coin nord extrême du Congo qui se trouve resserré entre le Bahr-el-Ghazal (Soudan Anglais) au nord et à l’est, tandis qu’au sud, c’est la Dungu, affluent de l’Uelé, qui limite le territoire où l’on a la chance d’en rencontrer.

J’étais très désireux de voir de près un de ces animaux dont la rareté fait tout le prix, et à notre arrivée à Faradje, mon premier soin fut de confier mon vœu au Baron van Zuylen, qui comme Administrateur de la région pouvait seul en assurer la réalisation. Il se mit aimablement à notre disposition, et, en peu de jours, recruta pour nous la caravane de chasse nécessaire pour nous rendre dans la partie septentrionale de sa province, qui est l’habitat du rhino blanc. Notre « safari » de grand luxe se compose de trente quatre porteurs, plus seize hommes pour porter les tippoyes, deux pisteurs et deux hommes de la police, le tout confié à la surveillance d’un chef qui a été soigneusement choisi, et qu’on a amplement muni de recommandations de tous genres. Après avoir attribué à chacun le rôle qu’il aura à remplir, et partagé entre les porteurs les charges dont chacun d’eux aura la garde, nous décidons le départ, et nous voici en route pour un nouvel Inconnu. Le départ est fixé au mardi matin 5 mars, et dès l’aube c’est le grand branle-bas habituel qui précède toute expédition de ce genre. Pour gagner du temps, le Baron van Zuylen, toujours aimable, nous a envoyé un opulent déjeuner, ce qui nous a permis d’emballer la cantine-cuisine, et nous évite au dernier moment, de devoir relaver tasses et casseroles. Aussi dès 7 heures sommes-nous prêts, et nous reprenons la route à une allure rapide, au grand dam de nos boys paresseux qui sont désolés de devoir se presser et se traînent en maugréant derrière nous. Car cette fois, nous n’avons plus pour nous guider et nous porter la misérable race des porteurs de Rutshuru, mais un ensemble de solides gaillards : ce sont des « Azandës, » la belle et grande race de l’Uelé, qui renferme des types d’hommes merveilleux. On les appelait autrefois des « Niam Niam », et ce nom rappellera à plus d’un des souvenirs de son enfance, quand on lui racontait les exploits de ces farouches guerriers qui, après avoir blessé à mort un ennemi, l’achevaient sauvagement en hurlant et dansant autour de lui, en attendant de le mettre à la broche et de le dévorer.

Les Azandés d’aujourd’hui, sont devenus moins terribles, et nous n’eûmes que d’excellents rapports avec toute la population parmi laquelle nous vécûmes les semaines qui suivirent. Car cette tribu nègre, comprenant plus de deux millions d’individus, vit dans le Soudan oriental entre les bassins du Nil, du Congo et du lac Tchad et l’enclave du Lado ; ce sont des gens très industrieux qui font de la poterie, des plats en bois, des tabourets sculptés, des paniers et de la vannerie de toutes espèces, des coûteaux et des cuillers en fer ; leur arme la plus (curieuse est le « troum-bachc, » projectile en fer qui se lance à la main, et qui se compose de trois branches terminées chacune par une pointe en forme de feuille, de triangle ou de cœur. L’agriculture n’est guère florissante chez les Niams-Niams, et ils se nourrissent principalement du produit de leurs chasses ou de leurs pêches, car les rivières de l’Uelé regorgent de poissons. Les hommes sont grands et bien bâtis et ceux qui nous accompagnent sont tous plus ou moins habillés, ou du moins portant l’une ou l’autre défroque et des coiffures variées. L’un de nos pisteurs s’était affublé d’un bonnet écossais orné d’une plume d’aigle, ce qui lui donnait un faux air de Quentin Durward, tandis que d’autres s’étaient entièrement couvert la tête d’une énorme touffe de plumes qui rappelait singulièrement les couvre-chefs des peaux rouges. Les femmes par contre sont nues, supernues comme dans la chanson de Mistinguet ; comme ornements, elles se passent des baguettes à travers le lobe de l’oreille, ou s’accrochent des boutons de métal dans les ailes du nez ou aux lèvres. Elles sont coiffées soit avec des petites tresses à la mode abyssine, soit en attachant dans leurs cheveux courts et crépus une rangée d’épingles anglaises, dites épingles de sûreté ; j’en ai compté jusqu’à six, sept, huit, alignées symétriquement les unes à côté des autres, et que ces dames mettaient comme le plus précieux des bijoux empruntés à notre civilisation. Autour des reins, elles portent comme ceinture un ou plusieurs rangs de perles aux couleurs alternées bleu blanc rouge, dont le but est de retenir deux bouquets de feuilles fraîches, l’un par devant, l’autre par derrière ; c’est là leur seul vêtement, qui rappelle celui d’Eve après la faute, mais par le choix qu’elles ont fait des gaies couleurs françaises, elles nous prouvent que comme toutes les autres femmes, elles vont chercher leur élégance et la mode à Paris. Elles font d’ailleurs le même geste d’un petit mouvement saccadé pour tirer et remettre en place leur bouquet de feuilles, que les dames d’Europe pour rallonger leur jupe ou ce qui en tient lieu, quand celle-ci remonte au-dessus des genoux. Un certain nombre de femmes suivent et accompagnent la caravane ; elles sont pour la plupart jeunes et élancées et leur anatomie n’est pas désagréable à contempler ; elles ont les seins fermes et potelés et quand elles trottent, ils rebondissent que c’est plaisir à voir, car l’Afrique nous a habitués à tant de misères de ce côté, qu’on est heureux de retrouver enfin une nature plus saine et plus vivace.

Le pays que nous traversons rappelle le nôtre en plus vert, nous suivons à distance le cours de la Dungu, que nous avons à notre droite, et notre chemin se poursuit in « open forest », c’est-à-dire la savane plantée d’arbres et d’arbrisseaux assez disséminés pour ne pas empêcher la vue ; le sol est couvert d’herbes sèches et d’ajoncs. Après deux heures de marche nous traversons un petit hameau de quatre ou cinq huttes, où des femmes nues et feuillues apportent à boire à nos porteurs dans des courges, puis, continuant notre route dans la forêt, nous arrivons à 1 h. 1/4 au bord de la Dungu, large comme la Moselle, que nous traversons en pirogue, tout en nous méfiant, car on nous dit qu’ici il n’y a point d’hippos mais par contre beaucoup de crocos ; de l’autre côté de la rivière, nous apercevons la première trace d’un rhinocéros et peu après nous arrivons à Basia où nous nous informons de Tomba, le chef de la région, qui doit nous conduire à l’endroit où séjournent habituellement les rhinocéros. Il est malheureusement absent, mais nous sommes reçus par sa femme, vieille dame vêtue d’une robe blanche et couverte de colliers voyants et de verroterie de toute espèce.

6-7 mars.

Partis à 6 h. 1/2 nous reprenons notre route à travers la forêt, qui se poursuit monotone comme la veille, et nous arrivons vers deux heures à Binja sur la rivière Kadje, qui est le village principal et siège habituel de Tomba, où cette fois nous espérons bien le rencontrer. Une nouvelle déception nous y attendait. Tomba et son fils Badia sont partis pour Dungu, et seules ses femmes de deuxième catégorie sont restées ici ; il y a bien un vague fils barbu, jouant au chef, qui se présente à nous, mais ne nous inspire pas grande confiance, et j’envoie un mot à l’adjudant d’Offermann, qu’on me dit être dans la brousse à un jour d’ici, occupé à capturer des éléphants.

En attendant sa réponse et pour occuper nos loisirs, nous nous décidons à suivre l’homme barbu qui s’est offert à nous conduire, et de six heures à midi nous faisons, le lendemain, une promenade assez inutile à travers des plantations de manioc, alternant avec des coins de forêt ; un moment nous avons vaguement cru voir l’ombre d’un buffle, mais rien du rhino. Nous consacrons le reste de la journée à des études de mœurs, car nos tentes sont plantées au beau milieu du village, et nous pouvons à loisir observer tout ce qui s’y passe. Ce qui nous frappe surtout c’est la quantité invraisemblable de femmes qui sont ici rassemblées, alors qu’on voit seulement quelques rares hommes et encore ceux-ci ne semblent-ils pas habiter la localité. C’est d’ailleurs la caractéristique des agglomérations que nous traverserons dans toute cette partie du pays, et lorsque nous nous informons du pourquoi de cet état de choses, l’on nous dit que les hommes sont partis pour travailler eu ville : on construit en ce moment une église à Faradje et il paraît que la population mâle est embauchée pour ce travail ou d’autres analogues.

Je crois plutôt et la chose m’a été confirmée ailleurs, que ce que nous voyons ici, c’est le harem, ou plutôt la maison du grand chef Tomba, qui a comme épouses, c’est-à-dire comme servantes (puisque l’esclavage est aboli en théorie), un nombre imposant, allant parfois jusqu’à cent et au delà, de personnes du sexe faible pour le servir, alors que bien souvent une seule favorite jouit de ses faveurs. Ce qui explique que ces grands chefs ont peu d’enfants, la plupart de ces femmes étant condamnées à la stérilité, et l’une des choses qui surprend le voyageur dans ces régions, c’est d’y rencontrer si peu d’enfants, alors qu’on croirait au contraire qu’ils doivent y pulluler.

Outre le bouquet de feuilles, les femmes portent ici attaché par derrière, une espèce de coussin en herbes sèches, qui forme comme un fauteuil naturel, et j’en vois entre autres une qui porte une ; chaise attachée à son postérieur ; cela lui sert autant de siège que de vêtement, et doit être bien commode quand elle désire s’asseoir.

Nous remarquons encore sur la place du village un grand coffre en bois monté sur quatre pattes, et ayant un trou au milieu ; j’en avais déjà rencontré deux semblables au cours de notre randonnée des derniers jours, mais sans Savoir ce qu’ils représentaient et me demandant si, comme au Manyema, ils devaient figurer un dieu quelconque sous forme d’animal. Nous apprenons que c’est un gong qui joue ici le rôle de nos anciens beffrois, et qui sert à rassembler sur la place, la population pour lui faire part des ordres ou des nouvelles que les autorités ont mission de lui communiquer.

Il y a aussi la façon de fumer des hommes qui nous semble tout à fait spéciale et remarquable ; ils bourrent une espèce de calebasse de tabac à fumer et y mettent le feu, puis se passent le tuyau de bouche en bouche pour qu’à tour de rôle ils puissent en aspirer l’arôme ! Cela m’a fait penser au calumet de la paix des anciens Indiens.


8-9 mars.

À 6 h. 1/2 du matin, nous nous remettons en route et après deux heures de marche, presque continuellement à travers des champs de manioc ou de maïs et une région relativement très habitée, nous arrivons au petit village de Missa sur la Kerebitschi, et l’on nous dit que nous ne pouvons aller plus loin, car ici commence la brousses, et nous ne pourrions plus y ravitailler notre caravane. Nous n’avons naturellement pas vu une queue, et nous commençons à être très sceptiques et pleins de soupçons sur la véracité des noirs ; un jeune homme du village prétend avoir vu vingt rhinos il y a trois jours, et il aurait aussi rencontré une girafe il y a quinze jours. Il faut tenir compte de l’imagination de l’indigène qui grossit toujours ce qu’il voit, mais le rhinocéros étant sédentaire, et ne vivant pas par troupeaux, mais généralement au nombre de deux ou trois individus, on peut faire une moyenne et avoir un peu d’espoir. Je dessine sur le sol avec le parasol des ma femme, d’abord un rhino, puis une girafe et les gens du village reconnaissent et distinguent parfaitement les deux bêtes et nomment le rhino « Kango » ce qui prouve qu’ils en ont déjà vus. C’est bon signe, et nous acceptons la proposition du chef qui offre d’aller en tournée de reconnaissance pour voir s’il retrouvera la trace des rhinos. Il est assez long à revenir, et nous commencions à la trouver saumâtre, et à nous demander si l’on se moquait de nous, lorsque vers 1 h. 1/2 (nous avions déjeuné à onze heures pour être prêts à toute éventualité) l’homme est venu nous dire qu’il avait vu deux rhinos couchés à l’ombre sous un arbre, et que si nous nous y rendions tout de suite, nous avons beaucoup de chance de les trouver encore à la même place, car sans doute les bêtes continueront-elles leur sieste jusqu’à l’heure du coucher du soleil. La chose est vraisemblable car elle répond à la théorie, et sans beaucoup perdre de temps, nous nous apprêtons immédiatement pour aller tenter l’aventure. Il est deux heures, et comme l’endroit indiqué se trouve à deux heures de marche, nous pouvons y arriver facilement avant la nuit ; nous partons donc, ma femme et moi, avec nos deux tippoyes et les trois pisteurs, et tout de suite, à la sortie du village, nous trouvons la rivière et un énorme marais à traverser. Ensuite la brousse alterne avec le marécage ; à un moment donné nous apercevons à huit cents ou neuf cents mètres un troupeau de cinq ou six éléphants, mais nous ne songeons pas à nous attaquer à eux, et peu après, à 3 h. 3/4, sur le conseil de notre guide, nous mettons pied à terre et laissons les tippoyes derrière nous. Après à peine un quart d’heure de marche, dans un terrain assez découvert, où quelques buissons et de rares arbres sont disséminés, j’aperçois tout à coup à soixante mètres un rhino debout, à moitié caché par un arbre et me présentant son profil gauche. J’oblique un peu à droite pour mieux l’observer, et je vois distinctement l’épaule gauche, les deux cornes sur le nez qui sont moyennes, et le pli typique de la peau des fesses. Je vise à l’épaule, j’entends le « boum floc » caractéristique de la balle qui entre dans le corps, et immédiatement après, en moins de secondes qu’il ne faut pour le dire, nous sommes chargés par deux rhinos qui arrivent droit sur nous. Nous n’avions pas aperçu le second qui était caché à notre vue par un repli de terrain. J’attends le premier, et presque à bout portant, je lui envoie une balle de ma 416 dans la tête ; celle-ci traverse la corne inférieure, et le fait obliquer à dix mètres de moi, et il poursuit sa charge affolée dans le fourré. Le second rhino heureusement oblique en le suivant, car ma 416 a calé, mais grâce au sang-froid de mon pisteur, qui, tel un porte-oarnier habile dans une battue de perdreaux, me passe avec dextérité ma 910 au moment précis où fonce devant moi la deuxième bête, je la roule comme un lapin de deux coups de carabine, et elle demeure raide morte à nos pieds. Pendant ce temps, ma femme m’avait suivi, armée de son appareil photographique, espérant pouvoir prendre sur le vif, une belle scène de chasse ; elle se tenait derrière moi, et au moment où les bêtes nous ont chargés, elle a rapidement échangé son appareil contre sa cabine, que son porteur lui a passée, pensant qu’elle devrait peut-être s’en servir, mais heureusement cela n’a pas été nécessaire, et nous en avons été quittes pour la peur…

Quand nous avons été un peu remis de notre émotion, nous nous sommes mis à la recherche du blessé, et l’avons également trouvé couché mort derrière un buisson, à trois cents mètres plus loin. Après que nous avons eu fini de photographier et d’admirer ces magnifiques dépouilles qui avaient bien failli nous coûter la vie, le soleil était déjà bas sur l’horizon, et il ne fallait pas songer à, pouvoir les rapporter au village ce jour-là. Il a donc été décidé que nous laisserions derrière nous l’un des pisteurs auquel on adjoindrait deux hommes de nos tippoyes, armés de lances, pour les garder et faire du feu pour tenir les fauves en respect ; j’ai dû tirer à la courte paille celui qui resterait, car la perspective de passer une nuit à la belle étoile ne leur souriait guère, malgré l’appât de la viande qui le lendemain leur échoirait en partage. Et à la tombée de la nuit, nous sommes rentrés triomphalement au village, où Badia, mystérieusement prévenu, était venu à notre rencontre pour nous féliciter.

Le lendemain de ce jour mémorable fut entièrement employé à dépouiller les victimes et à rapporter au village les quartiers de viande pour les indigènes, la peau et les cornes pour moi-même ; vers le soir nous vîmes revenir tous les porteurs de la caravane ployant sous le poids des morceaux que chacun d’eux s’était adjugé, le prenant naturellement le plus gros possible, et la nuit suivante se passa en une ripaille monstre dont les effluves ne manquèrent pas de nous empester copieusement. Pour éviter d’être pour suivis par cette odeur nauséabonde pendant tout le temps que doit durer notre voyage de retour, nous laissons derrière nous, l’un des pisteurs et quelques hommes qui sont chargés de rapporter les dépouilles directement à Faradje, pendant que nous ferons encore un petit crochet du côté de la montagne où, paraît-il, d’autres espèces de gibier abondent.

10 mars.

Le jour suivant, nous partons, allégés de ce poids, nous revoyons le village du fils de Tomba où nous restons une demi-heure à nous reposer, puis après avoir repassé la Kadje et cheminé « pole-pole » doucement à travers de nombreuses plantations de manioc, nous arrivons vers midi et demie au village de Basia où nous devons camper. Dans chaque village Tomba a une femme plus ou moins jeune, qui vous serre la main avec onction et un fils barbu qui aime à boire du whisky et donne son nom à la localité dont il est le chef.

Basia ne fait pas défaut à la tradition, et à peine sommes-nous arrivés, que nous voyons paraître les deux personnages en question qu’il nous faut régaler, comme d’habitude, pour obtenir d’eux les renseignements que nous sommes venus leur demander.

Nous apprenons que nous sommes tout près de la montagne Bagunda et que de belles antilopes se promènent non loin de là dans les collines avoisinantes. Nous nous remettons en chasse sans plus tarder, et tandis que je rentre bredouille de ma promenade du soir, ma femme a la chance de rencontrer une harde de bubales dont elle tue un magnifique exemplaire. Et le soir, à l’heure du souper, tandis que les hommes assis sans bruit autour de leurs douze feux alignés sur la place, elle me raconte ses prouesses et que, fatigués, nous songeons à aller nous coucher, car il est déjà tard (7 h. 3/4), soudain nous entendons dans le lointain un chant qui se rapproche et nous voyons dans le ciel un reflet d’incendie : ce sont les hommes qui rapportent à la lueur des torches la bête tuée l’après-midi, et de près, quand ils débouchent de la forêt, toute l’escorte prend l’aspect d’une retraite aux flambeaux qui arriverait sur la Place d’Armes, un soir de « Kineksgeburtsdag ». Il n’y manque que le « Feierwôn », remplacé ici par un chant scandé et monotone qui peut se traduire à peu près ainsi : « Aoo, wo’o, aoo, woo ».

Piqué au jeu, et mis en appétit par le bubale de ma femme qui est énorme, je pars de grand matin le lendemain, et entre Basia et Buele, au pied même de la montagne Bagunda, j’ai la chance de tuer à mon tour trois bubales dont un mâle.

Les bubales ou « hartebeest » sont des antilopes dont il existe plusieurs espèces en Afrique et au Congo, et qui ont des cornes très caractéristiques, insérées au sommet d’un crâne fort allongé. Ces cornes, assez larges à la base, mais courtes, recourbées en lyre, puis pliées brusquement vers la pointe, ne ressemblent à aucune autre corne d’antilopes. L’hartebeest présente d’ailleurs une conformation spéciale, arrière train bas, pattes raides, tête démesurément allongée. Ses mouvements sont maladroits et son galop est inhabile, mais sa course, si dégingandée, peut atteindre, s’il le faut, une grande vitesse, et son endurance est étonnante. C’est de toutes les antilopes celle qu’il est le plus difficile de forcer à cheval, parce qu’elle essouffle les meilleures montures : d’où le nom de « bête dure » ou « harte beest » que les Boers lui ont donné.

Les bubales se partagent en différentes familles dont les principales sont les Hartebeest du Cap, les Lichtenstein, les Neuiman et les Jackson, qui selon les régions où elles se tiennent de préférence, présentent de légères variantes dans leur pelage et la forme de leurs cornes. Celles que nous venons de tuer appartiennent à la famille des Jackson qui est typique dans le Bahr el-Ghazal et la vallée du Nil blanc, mais se rencontre aussi dans l’Uganda et jusque dans la colonie du Kenya. Mâles et femelles portent également des cornes, et ils ont le même pelage, fauve, celui du mâle étant un peu plus accentué que celui de la femelle ; ils ont à la lèvre inférieure une grande tâche noire, comme du velours, et de même des taches noires aux genoux et aux pattes de derrière. Sur le dos et les flancs ils ont d’imperceptibles raies de couleur blanchâtre qui forment comme des côtés. Il y a quelques années, en Abyssinie, j’avais aussi abattu un hartebeest, mais celui-ci qui appartenait à l’espèce dite « Tora hartebeest » se différenciait totalement de ceux du Congo, sa robe étant beaucoup plus claire et ses cornes tout à fait autrement écartées. C’est la bête que les Abyssins appellent « Worobo » et celle qu’on trouve aussi dans la vallée du Dinder et du Nil bleu.

Le pays que nous traversons à présent est tout à fait typique ; la forêt qui n’est guère composée que de mauvais arbrisseaux, chez nous on dirait du « Gestrūpp », est bordée pendant des kilomètres de terrains en contrebas plantés de papyrus ; c’est comme un long serpent qui se déroule dans la plaine, et il ne ferait pas bon s’aventurer seul dans ce marais, qui certainement vous retiendrait prisonnier. Même les indigènes qui en connaissent les passages, se trompent parfois de direction et je me souviens d’une baignade où, tandis que mes porteurs de tippoye avaient de l’eau jusqu’aux épaules, j’étais moi-même assis dans une espèce de bain de siège qui n’avait rien de particulièrement agréable. Quand nous avons passé cette zone de marécages, nous retrouvons la forêt plus dense mais combien uniforme ; rien que des arbustes à grandes feuilles effilées, avec parfois, les coupant, un arbre à fruits allongés, nommé « Maturi », régal des éléphants et des rhinos, et pendant des heures le paysage ne change pas d’aspect. Tout est vert et frais, car les pluies récentes ont fait pousser une verdure Nouvelle, et le soleil qui se joue à travers les haliers fait penser à une matinée de printemps dans nos pays, mais néanmoins nous ne sommes pas fâchés quand enfin, sortant de Faradje où il nous tarde d’aller remercier le Baron Van Zuylen de nous avoir si bien dirigés dans sa région, pour l’expédition dont nous revenons et qui a si pleinement réussi.


La ferme des éléphants, 15 mars.

Après avoir chassé l’éléphant, il nous a paru intéressant d’aller l’étudier dans ses performances pacifiques, et en quittant Faradje, nous nous sommes rendus à Wando qui est la nouvelle ferme où l’on dresse les pachydermes, celle d’Api étant devenue insuffisante. C’est le capitaine Offermann qui a la direction de l’entreprise et qui, avec ses sous-ordres, en assure la gestion.

L’emploi d’éléphants comme bêtes de charge, par les Belges en Afrique, date de 1879, et c’est le roi Léopold II qui fit acheter aux Indes quatre éléphants dressés, pour porter une partie des bagages de l’expédition antiesclavagiste ; trois éléphants moururent en route, le quatrième parvint seul au lac Tanganyka. C’est alors que le Roi ordonna de fonder au Congo une Station pour la domestication d’éléphants « africains » et le commandant Laplume fut choisi pour organiser la chasse et le dressage. L’entreprise débuta en 1900 à Kira-Vungu (Uele), puis fut transportée à Api ; trois ans plus tard douze éléphanteaux étaient déjà dressés et en 1904 le nombre des éléphants soumis au dressage atteignait le chiffre de vingt-six. C’est le général de Meulemeester, Gouverneur de la Province Orientale, qui décida la fondation d’une deuxième Station de dressage, pour porter le plus vite possible à une centaine de têtes le nombre des éléphants dressés, et dans ce but, il créa de vastes réserves de chasse à l’éléphant. L’intérêt pratique de ces mesures devient évident si l’on songe que les indigènes abattent annuellement plus de 15.000 éléphants, alors que 1.000 éléphants dressés suffiraient à supprimer entièrement le portage dans la Province Orientale. Deux éléphants traînent sans effort sur route empierrée un chariot portant 3.000 à 4.000 kilogs et chaque éléphant portant, attaché sur le dos, une charge de 400 kilogs peut parcourir trente kilomètres par jour sur des routes de terre et des sentiers. La capture essayée d’abord au moyen de pièges puis d’un « kraal » (on donne le nom de kraal dans l’Inde aux enceintes destinées à emprisonner les éléphants sauvages qu’on veut capturer) comme à Ceylan, se fait maintenant par une méthode spéciale, propre au Congo belge ; les chasseurs, divisés en équipes, poursuivent à pied les jeunes éléphants, ayant de 1 m. 50 à 1. 80 de taille, les entourent, les renversent en les prenant au lasso et les lient au moyen de cordes très solides ; les éléphants adultes qui accourent pour défendre le jeune éléphant sont tenus en respect et éloignés à coups de fusil. La bête capturée est alors ramenée au camp avec des éléphants déjà dressés qui l’entourent, et en quelques jours, elle se tranquillise et s’habitue à la captivité.

Les éléphants que nous avons vus à la ferme de Wando sont parfaitement dressés, et ils accomplissent au commandement tous les travaux ; on les attelle à des chariots, ils traînent la charrue et la herse, ils portent des charges, déplacent des troncs d’arbres, arrachent des branches, s’agenouillent et se couchent si on leur en donne l’ordre. Ils sont intelligents et dociles, mais n’oublient pas les mauvais traitements et se vengent de ceux qui les ont maltraités injustement.

En ce moment il y a trente et un pensionnaires à la, ferme mais sept d’entre eux sont partis pour la chasse. Nous passons les autres en revue, et on nous les présente l’un après l’autre avec leur état civil.

Le plus âgé, « Jules », pris en 1906 à l’âge de huit ou neuf ans, en a trente à quarante et mesure 2 m. 38 au garrot.

Son voisin « Kulimba », capturé il y a un an, en 1928, atteint seulement 1 m. 85, mais il est déjà moniteur.

Le nommé « Matadi », 1 m. 80, est une femelle capturée en 1927 et sert également à apprivoiser les nouvelles, recrues.

Le plus jeune, un mâle, se nomme « Badio », et atteint seulement 1 m. 45, tandis que le méchant dans la bande qu’on appelle « Niangara », un mâle également, a 1 m. 74.

Et ainsi de suite, nous parcourons leurs rangs et pouvons les admirer à loisir pendant qu’ils mangent, car nous sommes juste arrivés à l’heure de leur déjeuner. Leur nourriture se compose d’herbes et de branches auxquelles on ajoute une ration des manioc ou de patates douces, celle-ci de trois kilogs chacune, alors que le poids total du fourrage nécessaire à ces bêtes de grande taille, est de 200 à 300 kilogs par jour. On voit qu’elles sont chères à nourrir, et on se rend compte des ravages qu’un troupeau d’éléphants en liberté commet sur son passage, ce qui explique en partie la guerre acharnée que lui font les indigènes.

Leur repas terminé, on a fait exécuter pour nous quelques menus travaux par les meilleurs élèves de la bande, et nous avons pu nous convaincre qu’ils étaient propres à tous les travaux de culture et obéissaient parfaitement à leurs guides montés sur leur dos qui chantaient pour les faire marcher ; il paraît que c’est au rythme de la voix qu’on arrive le mieux à les dresser. Nous les avons vus tour à tour attelés à la charrue, puis à la herse, et ils se laissaient guider aussi bien que les bœufs de chez nous, au moyen d’un crochet attaché au harnais et fixé au milieu de l’encolure, puis qu’on appuie alternativement à droite ou à gauche, selon que l’on veut faire tourner l’animal d’un côté ou de l’autre.

Après ces exercices, on nous a fait assister au bain des éléphants, car ces animaux qui, en liberté, vivent presque continuellement dans les marais, ont besoin de beaucoup d’eau, et chaque matin et chaque soir on les conduit à la rivière pour qu’ils puissent y prendre leurs ébats. Tel un troupeau de vaches allant à la pâture, nous les avons vus défiler en bon ordre, les plus grands d’abord, indiquant le chemin, suivis des plus jeunes et des derniers arrivés, que leurs gardiens entourent à cheval pour les empêcher de fuir, si la fantaisie tout à coup leur en prenait. Mais c’est fort rare, et l’on n’a guère pu nous citer d’exemple de rébellion, où il ait fallu maîtriser les captifs par la force.

Le spectacle des pachydermes se baignant est des plus divertissants ; quand ils entrent dans l’eau ils commencent par boire longuement, puis ils se couchent dedans et avec leur trompe ils se Lancent des jets sur le dos et s’aspergent entièrement ; ensuite les gardiens leur nettoient les dents avec des poignées de sable, et le tout est accompagné de grognements de satisfaction de la troupe, ce qui signifie quelque chose, car on peut aisément se figurer quel concert peut donner un orchestre composé d’une vingtaine d’éléphants qui barrissent tous ensemble. Après le bain on les entrave, puis on les lâche en liberté, pour qu’ils puissent se sécher au soleil et s’amuser un peu, tout en pâturant dans la brousse qui s’étend aux environs proches de la ferme, laquelle est entièrement clôturée sur une certaine étendue.

On a beaucoup discuté lors de la création de la ferme des éléphants, et comme toujours critiqué le Roi Léopold de son idée de leur domestication, en prétendant qu’il n’y réussirait point. Toute innovation, comme de juste, commence toujours par être blâmée par ceux qui n’en sont point les inventeurs, mais pour quelle raison les éléphants d’Afrique, ne se seraient-ils pas laissés dresser tout aussi facilement que ceux des Indes ou de Ceylan ? C’est une autre race, dira-t-on, mais dans l’antiquité on dressait les éléphants africains, il suffit de se rappeler ceux qui figuraient dans les armées d’Annibal, et je ne pense pas que ceux-ci venaient d’Asie ? Quoi qu’il en soit, l’expérience méritait d’être tentée et elle a pleinement réussi, et les colons qui aujourd’hui se servent d’éléphants dressés pour les besoins de leur culture n’ont qu’à s’en louer.

Nous avions rencontré à Farad je Mme de Blixen qui attendait le retour de son mari parti en expédition de chasse dans le sud de l’Uele, et cette rencontre nous fait une fois de plus constater que le monde est bien petit, car le Baron de Blixen est le propre beau-frère de mon collègue suédois au Comité Olympique, le Baron de Rosen.

Nous formons immédiatement le projet d’aller une autre année rendre visite à ces nouveaux amis dans leurs plantations du Kenya, à Arusha, non loin de la très giboyeuse région du Kilimanjaro, et en attendant, Mme de Blixen nous emmène dans son auto à Wando, puis après notre visite à la ferme, nous partons ensemble le lendemain pour Dungu.


Le dernier éléphant

Dungu, 16-17 mars.

Dungu est un très joli poste situé au confluent de la Dungu et de la Kibali qui forment l’Uelé, où nous avons reçu le plus charmant accueil par l’administrateur M. Waltener, dans lequel nous retrouvons un ancien habitant d’Arlon, qui nous raconte les promenades souvent accompagnées de maraude, qu’il faisait dans sa jeunesse du côté du Bois d’Arlon et de ses proches environs. Le poste de Dungu, fondé en 1891-1892 par l’Inspecteur d’État Van Kerkhoven, a été chef-lieu de la zone de la Gurba Dungu jusqu’en 1913, et actuellement il est chef-lieu du territoire de Dungu.

Le poste occupe l’emplacement d’un ancien fortif et la maison d’habitation est le logis principal de la forteresse d’autrefois, encore munie de ses murs et de ses fossés. Nous passons sur une espèce de pont-levis et nous entrons immédiatement dans un délicieux jardin planté de palmiers magnifiques, autour duquel sont groupés les différents bâtiments de l’Administration. Au milieu du jardin je remarque une figurine qui m’intrigue, elle ressemble à un singe, mais quand je m’en informe, on me dit que c’est un dieu indigène auquel on donne le nom de Zambu, et


Dans l’Uelé. — Le dernier éléphant

qu’il s’en trouve d’analogues dans presque tous les lieux de réunion.

De superbes allées de manguiers mènent d’un bâtiment à l’autre, et jusqu’au bord de l’eau, car le poste domine la rivière qui forme ici une vaste boucle, et des fenêtres de notre donjon, nous pouvons admirer les courants rapides et les rochers noirs de l’Uelé qui coule à nos pieds. Toutes les rivières de ce pays rivalisent pour la beauté des sites et l’enchantement de leurs rives, et celui qui a eu le bonheur de voyager en pirogue sur l’une d’elles, ne l’oubliera pas de sitôt. Elles regorgent de poissons, et, ce qui est plus curieux, de crevettes d’eau douce dont nous eûmes l’occasion de nous régaler, et qui ressemblaient tout à fait aux grosses crevettes qu’on pêche dans la Méditerranée, sur les côtes de l’Algérie. On y établit d’ailleurs de véritables pêcheries de poissons au moyen de barrages, comme il s’en trouve dans le Nord de l’Europe pour la pêche du saumon.

Duhgu est encore renommée pour les tornades et les accidents causés par la foudre qui s’y produisent fréquemment, et pendant notre séjour nous avons pu juger par un formidable orage qui nous a surpris au cours d’une promenade en auto, de la violence inouïe des éléments, quand ils sont ici déchaînés.

Pour occuper nos loisirs pendant que se prépare notre prochaine chasse à l’éléphant et que nous attendons le chef indigène qu’on a prévenu, et qui doit nous y conduire, l’Administrateur nous propose de nous emmener à une grande fête indigène qui doit avoir lieu ce jour-là dans un coin de sa province. Nous voilà donc partis en auto avec lui et après une petite heure de route à travers la forêt équatoriale nous arrivons dans une grosse, agglomération qui est la résidence du grand chef Ekibondo. Nous ne hommes plus ici chez les Azandés, mais chez les Bangbas et parmi ceux-ci la secte des Mangbetous est fortement représentée. Celle-ci se reconnaît chez les femmes à leur tête allongée en forme de poire, et nous avons vu des bébés dont la tête entièrement entourée de lanières en feuilles de bananiers, formant comme des cordelettes, avait l’air d’un énorme saucisson, car c’est dès l’âge le plus tendre, et alors que la boîte cranienne se laisse encore comprimer, qu’on soumet les enfants à cette bizarre déformation, qui de l’avis des médecins, ne nuit d’ailleurs pas au développement naturel du cerveau. Cette coutume que pratiquent les Mangbetous remonte à des milliers d’années, et procède peut-être de l’art égyptien ; elle a résisté aux influences étrangères, parce que les populations du Centre de l’Afrique ont fait face aux invasions de toutes sortes qui à des époques diverses, se sont répandues dans le continent noir, et que les envahisseurs ont plutôt suivi le cours des fleuves et notamment celui du Nil ; plus tard les Arabes partis de Zanzibar, en remontant le long du Zambèse sont arrivés jusqu’au Congo et à ses affluents, mais ce n’est guère que cinquante ans avant les Blancs, que les marchands d’esclaves ont pénétré dans les recoins ignorés jusque là de la Forêt Équatoriale. Quoi qu’il en soit, et quelle qu’en soit la cause, en voyant ces coiffures on ne peut s’empêcher de penser aux figures des bas-reliefs des sarcophages égyptiens dont l’aspect est identique, et il ne semble pas du tout impossible, que l’usage que nous voyons encore en honneur aujourd’hui, ait été importé ici au temps des Pharaons ?

Nous notons au passage que les huttes du village que nous traversons, sont toutes couvertes de peintures variées, les unes pareilles à la mosaïque romaine, d’autres forment des entrelacs de couleur rouge brique, blanche ou noire ; plusieurs sont munies d’un pourtour rond à colonnes sculptées.

Nous sommes reçus par le grand chef entouré de ses nombreuses femmes : on dit qu’elles sont au nombre de plus de 100 ! Pour nous faire honneur, Ekibondo a arboré sa tenue des grands jours ; il porte sur la tête une couronne de paille tressée, ornée de plumes et de pompons rouges, et comme ceinture autour des reins, une peau de chat sauvage, dont la queue est également agrémentée de plumes rouges. Les femmes sont presque entièrement nues et la plupart ont le derrière recouvert d’une espèce de couvercle en forme d’éventail, fabriqué avec des feuilles de bananier séchées et pressées, et incrustées de paille à dessins variés ; cet instrument porte le nom de « negbe » et se retrouve couramment dans toute cette partie de la province Orientale. Beaucoup de femmes se peignent la figure en noir, et pour les fêtes elles se mettent du blanc et du rouge ; j’en ai vu une qui s’était dessiné des raies noires sur tout le corps. Il y en a qui ont les cheveux tressés comme de vrais paniers et les yeux tirés à la Japonaise par suite de leur coiffure.

Après les présentations d’usage, on nous fait asseoir dans une grande halle couverte d’un toit de chaume qui sert ici de salle de fêtes, et la représentation commence. L’orchestre est à notre droite, et le concert prélude par un solo de chant, puis les instruments peu à peu se font entendre. Le chef ouvre le bal et danse le premier ; les femmes se sont assises devant nous pour admirer les ébats du maître et se mettent sur leur couvercle en forme d’éventail, juste assez large pour protéger leur base. L’une d’elles pousse un trille sensationnel pour marquer son approbation du chef, et parfois toutes ensemble font entendre le fameux yi-yi par lequel elles manifestent leurs différentes émotions. Puis quand le chef ayant terminé ses entrechats, s’est assis au milieu de l’enceinte, les étoiles de la troupe défilent autour de lui et devant nous : vingt-cinq femmes dansent et chantent d’abord doucement, puis le mouvement s’accélérant à chaque nouveau tour, s’achève en une sarabande échevelée à laquelle le chef finit par se mêler, et se mettant a la tête de la farandole, il la promène à travers les rues de son village.

Pendant ce temps l’orchestre bat son plein ; deux grands gongs en bois en forme de cloches, jouent le rôle de basses. tandis que des espèces de xylophones donnent la note aiguë, et le tout est couvert par le bruit des castagnettes ou des grelots que les femmes ont dans les mains et qu’elles agitent continuellement, ou même simplement par le claquement de leurs mains qu’elles frappent en mesure l’une contre l’autre. Elles dansent généralement à contre-mesure, mais avec rythme et régularité et les mouvements qu’elles font surtout avec les bras, sont simples et gracieux.

Après nous avoir copieusement régalés de ce spectacle, le chef a insisté pour que nous le photographions lui et sa troupe et nous nous y sommes prêtés de bonne grâce, et pour terminer l’après-midi, et emporter de notre visite un souvenir durable, nous avons fait l’acquisition des divers objets qui avaient le plus retenu notre attention, et nous sommes rentrés à Dungu emportant plusieurs negbés, un grand gong en bois, deux magnifiques boucliers en osier tressé, et « last not least », le cor de chasse du chef lui-même, magnifique spécimen d’olifant en ivoire sculpté de l’art mangbetou.


18-24 mars.

Nous nous remettons en route et passons la Dungu ; nous avons emprunté pour nous conduire jusque chez le chef, qui doit nous guider et nous donner des porteurs, un camion automobile de fortune, mais celui-ci est dans un piètre état, un des freins manque, une lanterne est cassée et à peine avons-nous fait quelques kilomètres, qu’un pneu crève, et comme nous n’avons pas de rechange, nous sommes condamnés à rester en panne jusqu’à ce que le dommage soit réparé.

Un aimable Grec passe heureusement sur la route, et nous emmène dans sa voiture, tandis qu’il nous prête son camion Ford pour transporter le gros de nos bagages, et pendant qu’on décharge et recharge ceux-ci, je me rends chez le chef Gambili, qui prévenu par l’Administrateur m’attend, et me donne les indications de chasse ainsi que les hommes nécessaires pour notre nouvelle caravane. Après mon entrevue avec le chef je retourne prendre les bagages et poursuivant notre route pendant encore une dizaine de kilomètres, nous arrivons à Gangoro où nous devons camper, et où nous trouvons nos porteurs. Beaucoup d’entre eux portent la petite calotte en paille tressée du pays qui remplace le turban blanc des Soudanais. Le « rest-house » de Gangoro est une grande hutte ronde couverte d’un immense toit de chaume, et dont le décor me rappelle celui des Babuyas du Maniéma ; dessins de petits personnages qui dansent, et carreaux alternant noirs et rouges. Nous retrouvons d’ailleurs aussi les mêmes maisonnettes pour les dieux du pays, et pour compléter la ressemblance, la plante à feuilles lancéolées nommée « Matungul » est ici comme là-bas, celle qui annonce la présence des éléphants.

En quittant Gangoro nous pénétrons immédiatement dans la brousse et un pays de forêts coupé de nombreux cours d’eaux et de marais ; ceux-ci se franchissent généralement sur des troncs d’arbre qui servent de passerelle, et je me souviens entre autres, d’un de ces ponts improvisés, tronc d’arbre peu ordinaire, sur lequel mes porteurs de tippoye m’ont tenu en équilibre, et le silence qui se fit à ce moment dans la caravane, m’a fait penser à la minute d’émoi qui au cirque précède et accompagne toujours le numéro périlleux et sensationnel du grand équilibriste ! A part cet incident, nos porteurs qui sont tous des Azandés, une race gaie, chantent au cours de la promenade et une fois de plus nous faisons la comparaison entre eux et les Ubembe du Tanganika qui étaient des malcontents, et les porteurs du lac Edouard qui étaient des malades.

Nous passons la Kapili sur un long pont de rondins que nous franchissons en mettant pied à terre, nous y voyons des traces fraîches d’éléphant, et à trois heures de l’après-midi, nous arrivons à Kasseyo où le chef nous annonce qu’il Connaît dans les environs, un solitaire et un duo, tous les trois de belle taille. Comme il est trop tard pour se mettre à leur poursuite ce jour-là, nous allons dans les champs de maïs et de manioc qui entourent le village, tirer quelques pintades pour notre souper et j’ai la chance d’abattre également un perdreau qui représente pour moi un exemplaire de la onzième espèce que j’ai tuée au cours de mes voyages. Il est de couleur très foncée sur le dos, un gris brun tirant sur l’orange sur le ventre, avec le bec noir et les pattes citron. Les pintades de ce pays me semblent aussi plus foncées que celles d’Abyssinie, elles ont la tête chauve et recouverte d’une peau grise comme de la corne, un cercle clair entoure les yeux et deux petites crêtes bleues se dressent de chaque côté du crâne.

De Kasseyo les jours suivants, on organise pour moi des battues à l’éléphant ; et bien que ce genre de chasse me plaise infiniment moins que la poursuite personnelle du gibier, car la battue, même en Europe, est le genre de chasse que j’apprécie le moins, la nature et la conformation du terrain en font ici presque une nécessité. De même que dans les Indes pour la chasse au tigre où on a recours à un siège élevé fixé à un arbre, obligatoire pour voir et dominer l’animal qui se faufile dans les herbes, Ici on emploie un stratagème du même genre et l’on se poste soit sur une termitière, soit dans les branches d’un arbre où l’on attend les bêtes que l’on rabat dans la forêt, d’où à force de cris, elles finissent par sortir. Cette manière de procéder diminue singulièrement le plaisir qu’il y a à chasser la grosse bête, dont l’un des principaux attraits est le risque qu’on court en la poursuivant, mais dans ce pays où les forêts baignent entièrement dans le marécage, l’approche des éléphants serait naturellement impossible, et c’est pourquoi l’indigène a imaginé de les contraindre à sortir de leur retraite en les traquant. Donc le chasseur commence par choisir en bordure de la forêt un endroit plus ou moins découvert d’où il peut voir sans être vu et en ayant bien soin de se mettre à bon vent, car le gibier a un odorat extraordinaire et vous repère surtout à l’odeur, mais si l’on a pris toutes ces précautions, et si le passage sur lequel on est posté sert habituellement de « Wechsel » aux éléphants, on peut être à peu près sûr de les voir défiler devant soi. Alors, tandis qu’on aménage son poste, les hommes qui vous accompagnent entourent de tous côtés la partie de la forêt où la présence des éléphants est signalée, puis ils se mettent à pousser des cris, tels des aboiements inhumains pour effrayer les animaux, et en même temps, ils s’en rapprochent peu à peu, de manière à les cerner et à les obliger à fuir. Cette façon de « drūcjken » est infaillible, et j’ai eu à plusieurs reprises l’occasion d’en juger les effets. Ainsi le premier jour, j’ai vu d’abord de tout près un troupeau de femelles et de jeunes, puis 5 mâles ont suivi dont 3 ont passé à droite de ma termitière et 2 à gauche. J’ai tiré trois balles, et l’un des éléphants est tombé puis s’est relevé et a disparu dans la forêt. Un orage terrible survenu entre temps m’a empêché de prendre la poursuite et nous sommes rentrés au camp littéralement trempés.

Le lendemain d’abord recherche inutile du blessé le matin, puis poursuivant notre route jusqu’au village de Baīme, nous avons recommencé l’après-midi le même petit jeu que la veille. Nouvelle battue ; les femelles sortent les premières de la forêt suivies de leurs jeunes, puis deux mâles assez beaux viennent après elles ; j’en blesse un et lue l’autre qui malheureusement n’a qu’une pointe, mais d’une belle longueur, car elle mesure 1 m. 33 hors de la bouche, et le diamètre en est de 0 m. 41. Le pied de devant Mesure 0,48 et celui de derrière 0,41 1/2. Le jour suivant nous transportons le camp à Matoff sur la Naybende, rivière qui se jette dans la Kapili, et les hommes y rapportent la dépouille de mon éléphant.

Le 23 mars nous repartons en chasse dès le matin heures, nous passons la Bangoma dans une très belle forêt, où de grands arbres genre kousso aux feuilles dentelées énormes, sont reliés entre eux par des lianes impénétrables ; partout nous avons autour de nous un rideau de verdure très épais qui constitue le véritable refuge des éléphants. Après quatre heures de marche en zig-zag par de nombreux cours d’eau et plusieurs marais, nous faisons halte vers onze heures dans un petit village, où nous cassons la croûte sur notre tippoye et où on nous annonce les éléphants. Nous repartons aussitôt, et arrivons à midi à Lindia sur la rivière Mapai qui n’est guère qu’un ruisseau. Nous y déjeunons en attendant les nouvelles des éléphants, car de même que chez nous en temps de neige, quand on a remis les sangliers, c’est entre midi et deux heures qu’ici les hommes viennent renseigner les éléphants qu’ils ont pisté. Et alors on assiste au moment du déjeuner à la même bousculade que nous connaissons, le tippoye remplaçant simplement l’auto. Le ciel est couvert et menaçant, mais les indigènes prétendent que nous n’aurons que peu de pluie ; toutefois quelques gouttes d’eau commencent à tomber. Le village est très propre car on le balaye tous les matins, et nous nous asseyons en cercle sous un grand toit de chaume en forme de champignon qui sert ici de lieu de réunion, et autour d’un bon feu qu’on a allumé pour nous sécher. Sur trois pierres qui l’entourent, on a posé une marmite, et dans les cendres mes porteurs font braiser des racines de manioc, tout comme chez nous on fait des pommes de terre en « robe de chambre ». 0 surprise, dans la marmite il y a quatre œufs frais, juste à point pour moi et le chef. Celui-ci ensuite se fait arroser les mains avec l’eau de la marmite à la mode ancienne. Décidément, il n’y a plus d’enfants, lisez de sauvages, et rien de neuf sous la calotte des cieux !

Tout s’enveloppe ici dans des feuilles de bananiers ; mes œufs, le manioc chaud des hommes ; cela sert de serviette, de tasse, d’assiette, de pipe, de plateau pour les crottes de gorille, etc. Un de mes porteurs se mouche dans une feuillu, s’essuie dans une autre ; ceci est peut-être déjà un effet de la civilisation ?

Le jeune chef a des provisions identiques aux miennes, c’est-à-dire une boite de sardines et du chocolat, et quand il a fini de déjeuner, il donne le reste de ses sardines aux porteurs ; l’un d’eux les flaire, puis refuse d’en manger. Probablement qu’il trouve que cela sent « l’avancé ». Le chef se tord ; et moi-même je me demande si en sommé c’est être civilisé que de préférer comme nous le gibier avancé et le vin pourri, même les conserves, aux produits frais de la nature que les sauvages trouvent sur place… y compris la viande humaine ! Dire qu’il y a trente ans toute cette population en mangeait, alors qu’aujourd’hui elle nous semble plus civilisée que la plupart des peuplades que nous avons eu l’occasion de voir jusqu’ici !

Tandis que nous déjeunons, un vieux nous donne une aubade, et tout en pinçant les cordes de sa mandoline, il chantonne et accompagne son chant de mouvements de tête et de grimaces ; il chante vraiment bien, mais comme toute musique indigène, c’est un rythme sans mélodie, en somme une sorte d’accompagnement sans chant. Tout comme un violoniste fait de son instrument en Europe, il accorde sa mandoline à cinq cordes, en serrant et desserrant les clefs, en tendant et détendant les cordes. J’ai remarqué qu’il manque un doigt à notre chanteur et le chef me confirme ce que j’avais pensé, c’est la lèpre qui le lui a rongé.

Je vois un autre homme qui a la main coupée, et quand, je m’en informe, on me dit que de même, qu’on l’a amputer on l’a châtré, parce qu’il a été pris en flagrant délit, par un mari outragé, et c’est là le châtiment réservé à ceux qui sont convaincus d’adultère. Tout comme les Abyssins qui emploient l’huile bouillante en pareil cas, les Azandés sont impitoyables pour ce genre de faute, car s’ils admettent que la jeune fille est libre de disposer de sa personne comme elle l’entend, ils sont sans pitié pour la femme mariée qui trahit le serment qu’elle a donné ; il se mêle à cela que le mari bafoué se trouve en outre lésé dans son droit de propriété, puisqu’il a commencé par payer pour acheter son épouse.

Pendant que je me livre à ces études de mœurs, le temps passe et il est près de 4 heures quand enfin un homme vient nous dire qu’il a pisté une harde d’éléphants ; mais nous ne pouvons songer à nous attaquer à elle aujourd’hui, il est trop tard pour se mettre en chasse, et nous sommes loin du camp, où nous rentrons sans coup férir à la nuit tombante par un raccourci que le chef connaissait.


Dimanche 24 mars.

Notre séjour à Matoff fut surtout fertile en spectacles de vie indigène et en tableaux de mœurs comme il n’est donné qu’aux chasseurs d’en voir de près. Comme nous étions campés au centre même du village qui se composait de quelques huttes seulement, une douce promiscuité s’était forcément établie entre la population et nous, et nous avons pu l’observer de près pendant les quelques jours où nous y restâmes. Sans cesse devant nos tentes comme sur une scène improvisée, nous voyons défiler les types les plus divers et je note au passage ; les femmes portant leurs gosses assis à califourchon sur leurs hanches comme presque toutes les femmes de couleur le font, et allaitant ceux-ci tout en marchant ; il paraît que les enfants tètent leurs mères jusqu’à deux ans, et comme il est d’usage que tant qu’une femme donne le sein à son rejeton, elle ne peut avoir de relations avec son mari, on voit que la polygamie devient une nécessité. Les femmes telles des statues d’ébène sont belles à contempler et leur ton uniforme fait qu’aucune idée d’inconvenance ne se mêle à leur contemplation. Ce sont les couleurs et les ombres qui chez les Blancs accentuent les détails et forcent la note ; figurez-vous par exemple la Vénus Callypige mise en couleurs ? Une statue de marbre n’offusque jamais la pudeur et l’on se demande, si le pape qui au Vatican a fait orner de feuilles de vigne les marbres antiques de ses galeries, n’était pas plutôt lascif que pudibond ?

Les hommes portent une coiffure bizarre composée d’une série de petites tresses roulées et ramenées sur le haut de la tête en forme de cornes ; jamais en Europe un homme marié n’oserait porter cette coiffure sans se couvrir de ridicule !

Un fou se promène entre nos tentes ; il a de longs cheveux bouclés, et il ne s’exprime que par gestes, car il est muet ; on le laisse circuler librement, il est inoffensif et il se nourrit des déchets qu’il trouve ou que la population lui donne : de même que les innocents en Bretagne, les fous chez les sauvages sont considérés comme une mascotte pour le village.

Le soir nous assistons à un grand concert suivi de bal dont les échos nous parvinrent longtemps encore dans la nuit, troublant notre sommeil. Et le tam-tam endiablé qui m’empêche de dormir me porte à réfléchir et à formuler quelques axiomes.

En somme les indigènes vivent heureux et sans soucis ; ils n’ont pas besoin de vêtements, mangent des bananes et du manioc qui poussent tout seuls sans qu’on ait besoin de les cultiver ; s’ils veulent de la viande ils vont braconner dans la forêt, et ils trouvent du poisson tant qu’ils en désirent dans les rivières. Le soir ils chantent et dansent et le reste…

Pourquoi les civiliser ? On leur crée des besoins qu’ils n’avaient pas, et qui les poussent à travailler ; mais ce n’est Point leur bien ou leur bonheur que l’on a en vue, mais au contraire le profit qu’on en retirera soi-même. Et quand on a vécu un certain temps en Afrique on ne peut s’empêcher de poser la question qui résume tout le problème colonial. A-t-on tort ou raison d’imposer aux nègres une civilisation dont ils n’ont que faire, et pour laquelle ils n’étaient point nés ?


25 mars.

Nous voici arrivés à la fin de notre campagne de chasse et pour tenter une dernière fois notre chance, nous allons, ma femme et moi en une promenade de deux heures à travers la forêt à un endroit où l’on a signalé la présence des éléphants ; aussitôt la battue s’organise : penchés dans un arbre, nous attendons le résultat de l’opération. À cinquante mètres de nous un épais rideau de forêt s’élève, et les hommes qui nous accompagnent, l’ayant entièrement cerné, bientôt nous entendons au milieu des cris des rabatteurs, le bruit caractéristique d’une harde d’éléphants qui se déplace et se met en mouvement ; clapotis d’eau, branches cassées, et un à un nous voyons surgir à la file et trotter l’un derrière l’autre deux femelles suivies de leurs jeunes, puis deux mâles dont un porte des défenses un peu plus fortes que l’autre, et je risque sur celui-ci un coup de carabine qui le blesse par derrière ; il se détache du troupeau, ce qui prouve qu’il est touché, et rentre dans le fourré. Mais il fut impossible de suivre sa trace et de le retrouver dans le marais, et la nuit étant survenue, il fallut renoncer à la poursuite et rentrer au camp.

Ceci sera mon dernier éléphant, et bientôt hélas ! de tout cela, il ne restera plus qu’un beau souvenir…


26-27 mars.

Nous quittons Matoff et après deux heures de marche nous arrivons à Gubinda, hameau composé de quelques huttes où nous passons la nuit et d’où nous repartons le lendemain dès l’aube pour rejoindre Gangoro que nous atteignons vers midi. Nous repassons la Kapili sur le pont de rondins et revoyons la savane herbeuse où les arbrisseaux à larges feuilles forment de loin en loin des taillis espacés ; comme partout en Afrique, les herbes ici sont régulièrement brûlées et nous voyons des parties de terrain entièrement calcinées à la suite des récents incendies. C’est le moment aussi où les termites mâles qui sont les seuls à avoir des ailes, et qui ne vivent que quelques jours par an, sortent de la termitière, en formant des vols compacts ; les indigènes en sont très friands, et les femmes les attrapent en les enfumant et les mélangent ensuite avec le manioc qu’elles pilent dans des mortiers pour le réduire en farine. C’est également dans cette région que nous faisons connaissance avec une étoffe jaune brunâtre ressemblant à de la toile à sac, dont les indigènes se servent pour leurs pantalons, et qu’ils fabriquent avec l’écorce d’un arbre nommé « Logko » que l’on pourrait comparer à celle du chêne-liège.

Peu après nous retrouvons sur la route un camion-automobile qui nous attend et sur lequel nous entassons pêle-mêle toutes les charges dont nos porteurs sont enchantés de pouvoir se délester et après encore un arrêt auprès du chef Gilima qui est venu nous saluer au passage, nous prenons congé de la caravane et montons dans l’auto du fils du chef, qui s’est offert à nous ramener à Dungu dans sa propre voiture, et a arboré pour la circonstance le plus correct de tous les costumes cyclistes, culotte courte bouffante, et jambières en cuir impeccables ! On ne pourra plus dire après cela que les noirs, quand ils sont assez riches pour le faire, ne sont pas capables d’apprécier les bienfaits du luxe européen !

Nous sommes rentrés sans encombre à Dungu, malgré la vitesse un peu exagérée à laquelle nous mena notre jeune conducteur, tout fier de nous exhiber ses talents de chauffeur, mais j’avoue que pour mon goût, j’eusse préféré une allure moins rapide. Il se mêlait à notre crainte d’une embardée toujours possible, celle de voir s’éteindre la lumière des phares qui devenait de minute en minute plus vacillante, et ce fut avec un certain soulagement que nous atteignîmes d’abord le bac, qui nous transporta avec notre véhicule par-dessus la rivière, puis après encore deux cents mètres de route, la demeure hospitalière de M. Waltener.


28 mars.

Nous passons la journée à Dungu à mettre de l’ordre dans les charges qui sont rentrées en assez piteux état de la brousse, par suite des orages continuels que nous y avons essuyés en dernier lieu et principalement mes fusils ont besoin d’être revus et graissés à fond, avant de les emballer définitivement pour le long voyage de retour qui les attend encore, le transport de huit jours en auto, puis la descente du fleuve, et pour finir les trois semaines à fond de cale du bateau — avant de rentrer en Europe. Aussi apporté-je à cette besogne qui m’occupa pendant de nombreuses heures, tout le soin minutieux qu’un chasseur épris de ses armes, ne manquera jamais de prodiguer à ces fidèles compagnons de ses exploits. Et tandis que je me livre à ce travail, je pense tristement aux longs mois qui vont s’écouler jusqu’au jour, où repris d’une fringale de nouvelles aventures, je reprendrai une fois de plus le chemin de l’Afrique ; pour le moment c’est fini et à l’horreur des emballages, se joint la nostalgie d’une chose qui a fui et qui ne reviendra plus : c’est l’adieu à la brousse qui ce soir m’étreint le cœur d’un regret mélancolique !

Une fois encore, je refais le tour des beautés de Dungu, je revois les palmiers et les manguiers du jardin, les rochers noirs et les courants rapides coupés par les barrages de l’Uelé, et notre dernière nuit dans ce beau pays est éclairée par une lune merveilleuse, dont la clarté presque égale à celle du jour me laissera longtemps encore un ineffaçable souvenir. Il ne nous reste plus qu’à remercier et à prendre congé de notre charmant hôte, M. Waltener. Il n’y a pas plus aimable et plus serviable que lui, et comme à ses qualités que nous avons pu apprécier, il joint encore celles d’être très travailleur et énergique et d’être très bien vu dans sa région, il nous paraît être un homme d’avenir, et l’un de ceux auxquels par la suite la colonie devra avoir recours, pour des postes de confiance ou des missions difficiles. En tout cas l’administration devrait veiller à ce que des sujets de cette valeur lui demeurent attachés, en reconnaissant les capacités dont ils font preuve, au lieu de les laisser aller à l’industrie privée, ce qui n’arrive que trop fréquemment au Congo de nos jours.