Éditions de la “Revue mondiale” (p. 210-237).

viii

EN CAMION À TRAVERS L’ITURI

21 février.

Mon opinion sur le danger de l’automobile est encore confirmée le lendemain, quand juchés sur un nouveau camion, nous sommes conduits à toute allure par un nègre, et que nous avons escaladé jusqu’à 2.300 mètres une route en spirales, à flanc de montagne, et dérapante à soufrait. Par d’innombrables lacets dont nous avions de loin vu les tournants rouge brique en arrivant l’autre jour à Kassanga, nous sommes parvenus à la crête « Kogonil » qui est celle de la séparation des eaux des deux bassins du Congo et du Nil, les unes coulant vers l’Atlantique, les autres vers la Méditerranée. Le point culminant est à Matembe, à 2.380 ; de là-haut la vue est merveilleuse, mais on n’a pas le loisir de l’admirer, absorbé comme on l’est par l’aspect de la route, car le chauffeur s’est engagé maintenant dans une descente vertigineuse, le long de la paroi de la montagne qui est comme un vrai mur, coupant ses virages avec dextérité en surplombant le vide. Et sans être craintif, on ne se sent pourtant pas très à l’aise, perché sur le haut d’un camion surchargé de deux tonnes, et à chaque nouvel tournant, quand on est balancé dans l’espace, on se mord les dents, en crispant tous les membres ; ce sentiment d’insécurité qu’on éprouve est encore augmenté en voyant les débris de l’auto de la veille, qui ayant culbuté, a roulé plusieurs fois sur elle-même avant de s’arrêter au fond du ravin ; le chauffeur noir, protégé par le toit en bois de l’avant, n’a été que légèrement blessé, mais assis sur les bagages, j’aurais été infailliblement tué. Décidément, je préfère les porteurs noirs à la traction mécanique, et je me dis que nous avons eu de la veine d’avoir au dernier moment changé nos projets, et décidé de suivre nos colis plutôt que de les précéder, ainsi que nous avions d’abord pensé le faire.

Après cette gymnastique dangereuse, le reste de la route ne nous paraît plus qu’un jeu d’enfant ; et dégagés du souci immédiat de l’accident toujours possible, nous pouvons de nouveau prendre de l’intérêt aux détails du pays que nous visitons ; de loin en loin des huttes rondes, disséminées dans la montagne et cachées dans les mimosas, font penser aux villages japonais, puis nous traversons une belle forêt où les bambous alternent avec les fougères arborescentes ; celles-ci atteignent parfois des hauteurs variant entre 5 et 6 mètres et puisent leur fraîcheur et leur force à un ruisselet ou fossé d’eau qui borde le chemin et nous berce de ton murmure cristallin.

Partout les érythrines à grappes rouges égayent d’une note flamboyante le paysage, et à 2 h. 3/4, nous avons tout à coup dans une échappée sur la vallée, une belle vue sur Lubero.


25 février.

Arrivés hier à Lubero, nous nous réveillons ce matin avec une impression d’Europe : un brouillard intense nous cache la vue du poste, et l’on pourrait se croire en Ardenne. Nous ne sommes pourtant qu’à 1.925 mètres d’altitude et le thermomètre marque 18° ce qui fait que le froid n’est que relatif, mais pour l’Afrique et tout près de l’Equateur comme nous le sommes, il est pourtant surprenant de avoir pas plus chaud. Depuis Dar-es-Salam, jamais il ne m’est arrivé de dormir sans couverture, et cette nuit, malgré deux couvertures, deux burnous, un sweater et une ceinture en flanelle j’ai encore senti la fraîcheur. Jamais comme au Soudan ou en Abyssinie, il ne nous est arrivé de dîner le soir en pyjama devant la tente, et au contraire, presque toujours nous nous calfeutrions sous la tente bien close et après nous être chaudement vêtus.

Du reste hier au soir pendant que nous dînions chez l’administrateur, le ménage Willemart, pour réchauffer l’appartement, on avait apporté deux braseros, qui dans l’espèce, n’étaient que des « tanikas » trouées, excellente invention du reste, qui prouve pour l’ingéniosité de ceux qui ont affecté à ce nouvel usage les vieux bidons d’essence, qui rendent déjà tant d’autres services, et ce matin, délicate attention de l’administrateur, on m’apporte un nouveau brasero qui va me chauffer, pendant que je prends mon bain.

Peu à peu le brouillard se lève comme sur la Sarre à l’automne au moment du brâmage et bientôt Lubero se dégageant des nuages, apparaît tout entier : le poste est vraiment charmant, et son climat, à cause de sa fraîcheur même passe pour un des meilleurs d’Afrique. Situé dans une espèce de cuvette, il est entièrement encerclé de montagnes, celles-ci sont couronnées de forêts, mais à part les singes à face rose, espèces de gorilles dont nous parlait Sapieha, elles sont vides de gibier, phénomène qui s’explique par la densité de la population qui peuple la région ; de nombreux villages sont perchés sur toutes les collines et chaque coppette est couronnée d’une bananeraie. Sans celle-ci on se croirait en Europe, tant l’aspect des jardins est semblable à celui, de chez nous ; seuls les aloès qui bordent les routes comme en Espagne ou en Sicile, font penser au Midi.

Je franchis le seuil de l’habitation mise à notre disposition comme logement, et dès les premiers pas, je me trouve en présence d’une jonchée de fleurs : roses, œillets, dahlias, capucines, violettes et même des pensées, les premières que je vois ici, alternent à l’envi, composant le plus merveilleux tapis qui ne rappelle en rien l’Afrique. Tour à tour une bordure de géraniums ou d’œillets du poète lui sert de


Le lac Édouard


Le lac Édouard





ceinture, et de quelque côté que l’on regarde, ce ne sont

que fleurs, fleurs, fleurs, partout, qui vous saluent et embaument l’air de leurs effluves odorants : je me souviendrai longtemps de cette matinée de printemps à Lubero, où les premiers rayons du soleil se posant tel un baiser sur toutes ces corolles humides de la rosée de la nuit, semblaient boire à leurs lèvres les gouttes d’argent qui s’en échappaient…

Moins poétique, mais rentrant dans le domaine des choses pratiques, est l’immense champ de fraisiers qui se trouve non loin de là, et nous convie à une cueillette dont les fruits succulents pourraient avec avantage concourir avec les meilleurs de chez nous : ce champ est du domaine public et tous les blancs du poste s’en régalent à qui mieux mieux. C’est la spécialité de l’endroit et ils en sont très fiers.

Une allée de pruniers du Japon allant au dispensaire nous mène de notre habitation au centre du poste. Celui-ci date de 1923 où il fut d’abord occupé militairement, l’occupation civile n’ayant suivi qu’en 1925. Il se compose d’abord d’une grande place large de 350 mètres et longue de 150 mètres environ, qui s’avance en forme d’éperon au-dessus de la vallée, et à laquelle mène une allée d’eucalyptus longue de 14 mètres ; la place elle-même est bordée d’eucalyptus et d’une douzaine de cases blanchies à la chaux et couvertes d’ajoncs, c’est le quartier militaire. Ensuite viennent les bâtiments de l’administration tous également blanchis à la chaux et dont les toits qui de loin paraissent être de chaume ressemblent à ceux des petites fermes silésiennes. Plus loin quelques factories complètent l’ensemble des habitations réservées au service des Européens, et où ne résident que les indigènes employés par eux. La vraie population noire habite dans la montagne et en quittant la place, nous voyons, dominant le ravin, tous les petits villages, à l’aspect pittoresque que je compare à ceux du Japon, sans le connaître ; peut-être mon impression est-elle fausse, mais en voyant ces maisons serrées les unes contre les autres de manière caractéristique et dont les toits de dimensions variées, ont pourtant tous une structure pareille, je pense involontairement aux broderies et aux dessins, ainsi qu’aux boites en laque et aux paravents japonais, et je revois en imagination les petits palais surannés des nobles Daïmios. Les jardins qui les entourent ne sont pour le moment que des champs de blé, mais on pourrait très bien, vu le résultat obtenu avec les fraisiers, introduire ici la culture de la pomme de terre et même d’autres plantes maraîchères.

Notre aimable hôte, l’administrateur Willemaert, chez lequel nous avons dîné hier soir, nous a du reste dévoilé son intention de faire des essais avec toutes sortes d’essences d’arbres venus d’Europe, le hêtre entre autres, ce qui serait intéressant pour le reboisement. En attendant il s’est contenté de planter des rosiers et nous admirons chez lui une haie énorme de rosiers grimpants en fleurs, de toute beauté. Un parterre d’œillets du poète roses et vivaces, entouré d’une bordure de géraniums et d’une espèce de plante grasse aux feuilles rouges, dont j’ignore le nom, s’étend devant l’habitation ; des capucines grimpantes s’enlacent aux troncs des tuyas qui plantés en allée, complètent l’illusion de ce jardin à la française sous l’Equateur.

En rôdant dans le poste ce dimanche matin, nous voyons les hommes qui flânent et qui fument assis dans leurs dock-chairs indigènes, tableau typique au Congo, tandis que les femmes circulent affairées, portant des charges de toutes espèces, et leurs gosses pendus à leurs mamelles ou ficelés dans leur dos ; l’ancien usage de déformer les têtes des nouveau-nés se perd dans la région et nous n’en voyons que fort peu qui ont le crâne allongé anormalement ; on me dit que peu à peu tend à disparaître cette coutume qu’on attribuait à l’intention de se mutiler pour échapper à l’esclavage et à la vente des noirs par les Arabes sur les marchés du Nord et de Zanzibar.

Lubero me rappelle encore deux rencontres intéressantes que nous y fîmes ; la première, celle de Prétorius, un des plus célèbres chasseurs d’Afrique qui compte à son actif plus de 400 éléphants ; la seconde, assez amusante par la manière dont elle se produisit, fut celle de M. Strumsa. J’ai dit que l’administrateur avait mis à notre disposition une habitation, mais sans nous dire à qui elle appartenait ; et nous avions cru que comme dans beaucoup d’autres postes, c’était le rest-house réservé aux étrangers de marque passant par Lubero.

Nous avions comme habituellement fait dresser nos lits dans l’une des pièces, réservant l’autre pour nous servir de salle à manger. Or le second soir de notre séjour, à l’heure du souper, nous voyons arriver un noble inconnu qui s’installe sans façon dans l’appartement contigu au nôtre et comme en voyage on lie vite connaissance, et que l’on ne s’encombre pas de vaines formules protocolaires, nous demandons au nouveau-venu s’il ne veut pas accepter de partager fraternellement notre repas, dont les apprêts sont justement terminés. Il accepte et au cours de l’entretien qui suivit, nous découvrîmes à notre grande stupéfaction, et à l’amusement de notre hôte, que c’est dans sa propre maison ou plutôt celle de la Société qui l’occupe, que nous avions trouvé l’hospitalité, et que l’administrateur, le croyant en voyage prolongé, avait cru pouvoir disposer de sa demeure pour nous l’offrir. Nous avons beaucoup ri de aventure, qui m’a remis en mémoire une réponse que j’avais entendu faire à Mme Empain quelques mois plus tôt, dans des circonstances analogues. Quelqu’un lui ayant fait une remarque qui lui avait déplu, elle avait demandé au quidam : Mais où croyez-vous donc être ? À quoi avec beaucoup d’à-propos il lui fut répondu par le propriétaire de la maison où elle se trouvait : « Mais chez nous, Madame ».

Pour en revenir à M. Strumsa, celui-ci, Italo-Suisse, est le grand chef de l’exploitation de la nouvelle route qui doit relierIlrumu à Rutschuru et dont il nous explique aimablement le tracé ; quand elle sera terminée, la jonction entre le Caire et le Cap sera établie et par une ligne presque droite, on pourra en dix-sept jours arriver d’Alexandrie au lac Kivu. Il est intéressant de voir créer cette jonction, et d’assister au développement d’un territoire hier presque inconnu, et qui demain par le trafic qui s’établira grâce à la nouvelle route, va peut-être prendre un essor merveilleux.

Déjà maintenant les garagistes et en général tous les propriétaires d’autos s’enrichissent à vos dépens, mais on est bien obligé d’en passer par leurs exigences, car le portage à dos d’homme n’existant plus là où l’auto a pénétré, on est forcé d’y recourir, si l’on veut poursuivre son voyage. Le chauffeur auquel nous nous adressons et qui va nous conduire de Lubero à Faradge, soit une distance de 834 kilomètres, nous demande 4 francs par personne et par kilomètre plus 0 fr. 75 pour chaque boy, plus 9 francs par tonne kilométrique ce qui fait que pour nous transporter avec nos 2.086 kilos de bagages, nous aurons à payer la somme rondelette de 26.432 fr. 20.

J’avais bien dit que non seulement l’auto était l’animal le plus dangereux de l’Afrique, mais encore pour parler comme l’Anglais, que son propriétaire nous « charge » beaucoup plus fort que le buffle ou l’éléphant.


24 février.

Nous nous mettons en route pour Butembo, nouveau poste, créé, il y a à peine huit mois par la Minière des Grands Lacs en vue de l’exploitation des terrains aurifères de la région. Nous déjeunons chez M. Ubach, employé de la Société qui nous fait les honneurs du poste qui semble réellement sorti de terre avec ses jolies maisons en bois, ses garages et ses jardins. Situé à 1.600 mètres d’altitude, il se trouve dans l’un des contreforts du massif imposant du Rouwenzori (Ruenzori) ; celui-ci, dont nous admirons plus loin les glaciers s’étend entre le lac Edouard et le lac Albert-Nyanza, au bord de la grande cassure que parcourt la Semliki et compte une trentaine de sommets dont le plus élevé culmine à 5.500 mètres.

Nous sommes à 52 kilomètres de Beni et comme de Beni à Iramu il y en a 145, nous pouvons compter 200 kilomètres de Butembo à Irumu. Si nous nous sommes arrêtés à Butembo, c’est qu’on m’a signalé la présence d’éléphants à Karibumba, non loin d’ici et sur mes instances on a pris rendez-vous avec le chef Kumainoco qui doit m’y conduire demain matin.


25 février.

Levé à l’aube, je quitte Butembo à 6 h. 1/2 avec Ubach et Lallemand qui se rendent à Beni et me déposent sur la route à mi-chemin. Ma femme est restée en arrière au poste et me suivra avec le camion et les bagages dans le courant de la matinée. À 8 h. 20, j’arrive chez le chef Kumainoco, un ancien soldat mitrailleur du général Henry, dont on me présente comme l’ami, et l’on m’installe sur le deck-chair du propriétaire pendant que ses hommes se mettent en route pour voir s’ils trouvent des traces fraîches d’éléphants. Plusieurs heures se passent ainsi à attendre le retour des pisteurs, et j’ai longuement le temps d’admirer les beautés du poste ; quelques misérables huttes envahies par la brousse, le composent, et pour le cas où nous resterons campés ici cette nuit, on est obligé de déblayer le terrain qui servira d’emplacement aux tentes. Du point où je suis assis, je domine le pays qui est assez ouvert, tandis que dans les fonds des bandes de forêts alternent avec les matétés.

Le temps est couvert, même pluvieux, quelques petites gouttes de pluie commencent à tomber, et quand vers 1 heure me parvient la nouvelle qu’on n’a point pisté d’éléphants, je ne songe plus à prolonger mon séjour dans cet endroit qui manque totalement de charme. Aussi quand parait ma femme avec le camion des bagages, avons-nous tôt fait de décider de poursuivre aujourd’hui même notre voyage jusqu’à Beni.

Après avoir sommairement cassé la croûte avec l’encas que nous ne manquons jamais d’emporter avec nous en pareille circonstance, nous reprenons place sur le camion qui en moins d’une heure nous dépose au nouveau poste de Beni. Nous y retrouvons Lallemand ainsi qu’un certain M. Maes, ancien 4e Lanciers, maintenaint adjoint à l’administrateur, qui met très aimablement à notre disposition une construction neuve, point encore tout à fait achevée, mais qui a le mérite d’être d’autant plus propre ; comme il est célibataire pour le moment, nous le prions à dîner et le soir notre veillée se prolonge à l’entendre nous donner sur la région toutes sortes de renseignements intéressants. Car depuis que nous avons pénétré dans l’Ituri, et que nous nous rapprochons de la région des mines de Kilo Moto, la question des salaires devient de plus en plus brûlante.


26 février.

Dès que nous quittons Beni, nous pénétrons dans la forêt ; ce sont les dernières ramifications de la Forêt Equatoriale dont le massif occupe tout le centre du Congo et s’étend jusqu’à Stanleyville. Cette forêt, dont la richesse en bois est incalculable, renferme d’innombrables espèces d’arbres dont les principales sont l’élaïs ou palmier qui donne l’huile, le cocotier, le bananier, le dattier, le manguier, puis les plantes à caoutchouc très abondantes, plus un certain nombre d’essences, bonnes à servir comme bois de chauffage ou de construction. Autrefois inaccessible et dans laquelle aucun blanc n’avait mis le pied avant Stanley, elle est sillonnée à présent d’excellentes routes pour automobiles qui assurent le trafic et les communications d’un bout à l’autre de l’immense Empire. De chaque côté de la route, la végétation est si dense qu’elle forme comme un mur de verdure, et puis de loin en loin une clairière appraît, on aperçoit des troncs coupés à trois ou quatre mètres du sol et de ce trou déboisé on voit surgir des bananiers qui entourent quelque hutte ronde à toit pointu. Ici habite, la population autochtone et la forêt, loin d’être déserte comme son nom de forêt vierge semblerait l’indiquer, est très peuplée au contraire ; des milliers de bananeraies, semblables à celles que nous croisons sur la route, se cachent ainsi dans le sous-bois de la forêt et’donnent asile à de nombreuses familles indigènes.

Les femmes qui ne quittent guère leur retraite sylvestre circulent presque entièrement nues, alors que les hommes, surtout quand ils se rendent à un centre de civilisation, se revêtent de défroques venues d’Europe, et dont souvent ils se couvrent par ordre. Est-ce un bien ou un mal, ces besoins que le blanc crée partout où il passe, et l’éternelle question de l’utilité de la colonisation se pose, quand au cœur de l’Afrique et tout près de la nature, on touche du doigt le problème : ne ferait-on pas mieux de laisser ces populations continuer à mener la vie végétative et animale qui fut la leur depuis l’aube des âges, plutôt que de vouloir changer leur mentalité en leur enseignant une manière de vivre, et une morale pour laquelle ils ne sont point nés ?

Ce matin, en passant, nous avons rencontré une troupe de sauvages, dont les visages étaient peints eh rouge, qui, hurlant et dansant au son des flûtes qu’ils se font en creusant des tiges de bambous, célèbrent ainsi jour et nuit la période du clair de lune, et si le bruit était assez pareil à celui de nos dancings, il y a pourtant un monde qui nous separe, d’avec ces farouches adorateurs de l’antique Astarté.

Un pneu crevé nous arrête juste en face d’une hutte de forme arrondie, et pendant que le chauffeur répare la pièce endommagée, je puis continuer à loisir mes études, ethnographiques, car bientôt comme chez nous, nous sommes entourés de curieux rassemblés pour contempler travail sans y aider. Une vieille dame fumant une longue pipe, est assise sur le bord du chemin et nous présente ses fesses pleines de rides comme celles de l’éléphant ; la population féminine offre sans pudeur à nos regards toute la gamme des seins les plus variés, depuis le bouton naissant de la fillette, jusqu’aux mamelles pendantes des matrones déformées. « Petits fripons, grands pendards », comme disait Voltaire avec son sourire sarcastique ; une loque ceignant les reins, sert de cache-sexe, tout comme en Europe les étoffes légères le cachent aussi ; les enfants sont pour la plupart ventrus et beaucoup ont la déformation du nombril, provenant du manque de soins au moment de la naissance.

Aussitôt que notre pneu est réparé, nous nous remettons en route, et pendant des heures encore nous parcourons la grande forêt monotone : pas une bête n’est visible, pas même le moindre singe ne vient égayer de ses ébats la solitude de ces lieux ; seuls de place en place, les troncs sciés à quatre ou cinq mètres du sol font un effet des plus curieux et donnent à penser que la main de l’homme a passé par ici.

Le temps est lourd et couvert, et le roulement de l’auto vous berçant, on est tout près de s’assoupir, quand tout il coup un obstacle imprévu nous arrête et nous empêche de continuer notre chemin ; cette nuit un coup de vent a renversé un arbre monstre qui est tombé en travers de la route et barre le passage. Inutile de compter sur le secours des Ponts et Chaussées pour nous aider à déblayer la voie ; bon gré, mal gré il faudra que nous voyions par nos propres moyens à nous tirer d’embarras. Et comme il ne faut pas songer à faire bouger la masse que nous avons devant nous, qui même en étant sciée en deux tronçons ne livrerait pas passage à l’auto, nous décidons qu’il n’y a qu’une chose à faire, c’est de nous frayer un nouveau chemin à côté de l’ancien. Une autre auto, venant en sens inverse, est aux prises avec les mêmes difficultés que nous, et ensemble nous recourons aux indigènes qui un à un ont surgi comme par miracle du sol et qui consentent après un bon nombre de palabres à tracer dans la forêt une nouvelle piste pour






Dans l’Uelé. Pour le dernier éléphant

que nous puissions tourner l’obstacle qui est devant nous.

Armés de pieux et de pioches, ils se mettent à abattre les arbres, à arracher les racines, à renverser les talus, pendant que nous déchargeons le camion pour faire transporter à bras d’homme nos 2.000 kilos de bagages, car jamais il n’aurait passé ainsi chargé dans la terre fraîchement remuée et nous risquions de le voir s’embourber définitivement ou d’avoir pour le moins un essieu faussé, ce qui eût été tout aussi fâcheux, dans la solitude où nous nous trouvions. Une troupe de gosses s’est chargée de la besogne, et l’un d’eux qui s’est orné la tête d’un rond en fer blanc sur lequel il a appliqué une feuille de papier d’argent qui servait à entourer notre chocolat, et qu’il a ramassée dans la boue où nous l’avions jetée, joue qu’il est le Capita et commande aux autres ; ce jeu les excite et les amuse, et le travail se fait ainsi en jouant.

Attirée par le bruit, la population sort peu à peu de sa retraite boisée et nous voyons apparaître d’abord un vieux pygmée qui vient contempler le spectacle, puis toute une horde de femmes pygmées, entièrement nu os, moins un rideau flottant grand comme deux mains qui, retenu par une ficelle, leur pend entre les jambes. Elles sont couvertes de peintures noires en lignes tigrées et variées, faites, je pense, au charbon de bois ; l’une d’elles est fraîchement tatouée dans le dos ; une autre a passé une longue allumette à travers ses deux narines. Toutes ont des anneaux en laiton qui leur encerclent le bras depuis le coude jusqu’à l’épaule et les jambes jusqu’au-dessus du genou. Elles ont les cheveux ras, et fument la pipe comme les hommes.

Après trois heures d’ouvrage, la nouvelle piste est suffisamment dégagée pour que nous puissions risquer d’y engager notre camion, et à 2 h. 1/2 nous avons la satisfaction de le voir arriver sans encombre de l’autre côté.

L’arbre qui nous a arrêtés sur la route, se nomme Libogo en Bangala et sert à faire les meubles en bois rouge ; il pousse en grandes quantités dans la région et est typique par les énormes arêtes qui recouvrent sa surface.

Après cet incident, nous poursuivons notre voyage sans plus d’entraves, nous passons le Loyo sur un beau pont de pierre, puis un autre cours d’eau, sur un pont provisoire en bois dont les planches branlantes nous donnent un moment d’émoi, mais il est déjà tard, nous voulons arriver à Irumu avant la nuit, et si nous devons encore une fois décharger et recharger notre camion, Dieu sait à quelle heure nous arriverons dans la nuit, aussi risquons-nous le coup, et nous poussons un ouf de soulagement quand nous arrivons sains et saufs de l’autre côté.

À six heures nous étions rendus à Irumu et comme c’est la capitale de l’Ituri et un poste d’administration important, il ne s’agit pas d’y dresser nos tentes sur la place publique, mais ce que j’aime beaucoup moins, on nous convie à mettre nos lits dans la maison de passage pour étrangers, sorte de grande caserne d’aspect peu sympathique. Ces gîtes d’étape sont certes une bonne institution et rendent de grands services aux voyageurs, qui pressés pour leurs affaires, ou ne pouvant s’encombrer d’un énorme matériel de campement, sont heureux de trouver un toit sous lequel ils peuvent se reposer ; et la remarque que je fais, n’a rien de péjoratif pour le Congo, et tient simplement à mon antipathie des centres en Afrique, comme des villes en Europe, celle-ci se manifestant par mon horreur des gîtes d’étape, comparée au charme de la tente dans la brousse.


27 février.

Après une visite rapide à l’Administrateur, et une autre à la Banque pour y prendre notre courrier et le viatique nécessaire à la suite du voyage, nous repartons sur notre camion, et tout de suite nous avons l’impression d’approcher d’un autre monde : la route est comme un billard, les poteaux télégraphiques qui la bordent en espaces réguliers comme en Europe, pourraient faire croire que nous traversons quelque province du Midi de la France, n’était le bétail aux grandes cornes comme celui du Kivu, que de loin en loin nous voyons pâturer dans la plaine, et qui nous rappelle que nous sommes en Afrique. Nous nous en apercevons d’ailleurs bientôt, au passage de la Tinda où la construction d’un nouveau pont, nous oblige une fois de plus à décharger notre camion ; puis, peu à peu un bruit insolite dans la machine nous fait craindre un arrêt définitif sur la route. Heureusement que notre chauffeur connaît non loin de là la ferme d’un Anglais qui est munie d’un atelier de réparation, où il espère trouver du secours. En effet, nous y étant rendus, on put nous y remettre en état la pièce faussée, et après quelques heures d’impatience, nous reprîmes la route de Kilo.

Le colon anglais qui nous tira d’embarras s’appelle Parker et sa plantation de café, à dix kilomètres de Bunia, est située à 1.100 ou 1.200 mètres d’altitude, mais les arbres qu’on nous montra près de la route sont de vieux exemplaires très laids. Par contre celle de Kipgen, un compatriote chez lequel je m’arrête encore le soir, en passant à proximité de sa demeure, possède des caféiers qui n’ont pas quatre ans et qui atteignent déjà deux mètres de haut et dont le rapport est de quatre cent cinquante grammes. Malheureusement, nous ne pouvons nous attarder longuement chez lui, car nous sommes attendus à Kilo et après tous les avatars de la journée nous n’y arrivons qu’à la nuit tombée.


Kilo (altit. 1.350 m.), 28 février.

Nous sommes logés dans la maison de Metaxas, le frère de celui que nous retrouverons à Aba-Faradge, et nous prenons nos repas chez M. de Blève, lequel a été chargé de nous piloter et de nous instruire en l’absence du Dir. Gén. des Mines que nous manquons de quelques jours, et qui vient de repartir pour l’Europe. M. de Blève est tout à fait aimable et outre les repas succulents qu’il nous offre et qui sont doublement appréciés après la cuisine rudimentaire qui vient d’être la nôtre pendant des mois de « Camping », il nous met au courant et nous montre dans tous ses détails les très intéressantes installations de Kilo. Et pour commencer il nous parle de la situation assez tendue par suite de la question de la main-d’œuvre qui préoccupe en ce moment toute cette partie de la Province Orientale et qui provient de la rivalité entre les Mines et le café. Contrairement au Kivu où c’est par l’agriculture que les colons ont débuté, et où elle est une nécessité, ici, ce sont les exploiteurs de mines qui étaient les premiers occupants, et on reproche aux planteurs de café de prendre la main-d’œuvre dont l’industrie a le plus grand besoin. Et comme raisonnement les industriels disent, et ils n’ont pas tout à fait tort, qu’on peut déplacer les caféiers et trouver d’autres terrains propices à la culture du café, mais qu’on ne peut déplacer les terrains aurifères.

Bunia est à la fois pays de l’or et du café et nous verrons les deux parallèles juxtaposées aujourd’hui.

Avec notre hôte nous évoquons les temps héroïques et parlons du Colonel Henry, qui a laissé ici parmi les indigènes un inoubliable souvenir, d’où son surnom de « Bwana N-Déké », l’homme oiseau, à cause de la rapidité extraordinaire avec laquelle il se transportait d’un point à un autre, et qui donnait à penser qu’il avait des ailes. Nous parlons de la campagne de 1894-1895 où Henry se distingua dans l’Armée de Lothaire lequel arrivant des Falls (Stanleyville) avec des renforts, vengea la mort du capitaine Ponthier, et dans une lutte épique qui dura vingt-huit jours, décima l’armée de Rumalitza, sultan d’Ujiji et mit fin à la campagne arabe. C’est le lieutenant Henry qui aux environs d’Avakubi s’empara de Stokes, sujet anglais à le solde des Allemands, dans le camp duquel on trouva 1.500 fusils Mauser, et l’envoya à Lothaire, lequel le jugea et le fit pendre pour trahison. C’est encore Henry, qui sous les ordres du capitaine Chaltin prépara la campagne anti-madhiste de 1888 qui se termina par la prise de Redjaf citadelle madhiste en 1896, et au cours de laquelle une convention conclue en 1894 entre l’Angleterre et l’État indépendant du Congo, donnait à bail à celui-ci Lado et le territoire voisin ; mais la Belgique dut rendre en 1905 cette « Enclave du Lado » à l’Angleterre.

Mais s’il fut grand au point de vue militaire, le colonel Henry ne se montra pas moins habile administrateur, et si la région de Kilo a pris le développement et l’importance que nous constatons, c’est en grande partie à lui qu’on le doit, et en tous cas il a montré le chemin que ses successeurs n’ont plus eu qu’à suivre. Déjà en 1894-1895, sous son impulsion, on commença des recherches de minéraux mais ce ne fut qu’en 1903 que les prospections entreprises par l’État, amenèrent la découverte de gisements aurifères dans le nord de l’Ituri et la région Nord-Est de la Colonie, et l’exploitation commença en juillet 1905 par les mines de Kilo, tandis que celles de Moto (Uele) ne fut ouverte qu’en 1911.

La concession qui forme le territoire des mines occupe une superficie de 55.000 kilomètres carrés, soit à peu près le double de la surface de la Belgique, et s’étend depuis Niangara au Nord, jusqu’à Irumu au Sud, du lac Albert à l’Est, jusqu’à la rivière Ituri à l’Ouest. L’État belge se réserve le droit exclusif de l’exploitation, et toute la production est cédée à la Banque Nationale pour créer une réserve d’or au pays. Les deux postes principaux de Kilo et de Moto se subdivisent en une série de divisions secondaires dont la plus importante est celle de Nizi que nous irons visiter.

Une usine dont la conception et le plan sont uniquement l’œuvre d’ingénieurs belges, est la première usine de concentration qui ait été tentée dans l’exploitation de l’or, et ni au Transvaal, ni au Chili, il n’en existe de semblable. Le but en est d’industrialiser la production et de réduire la main-d’œuvre difficile à recruter. Pour le moment le personnel employé se monte à plus de 9.000 noirs dirigés par 120 blancs environ. Chaque homme reçoit cinq francs par jour, et à partir de 1929 le salaire se montera à six francs, y compris les faux frais de nourriture et de vêtements. La nourriture de toute cette population est un problème et déjà l’on se préoccupe du moment où les buffles et les éléphants de la forêt ayant été peu à peu détruits, on ne trouvera plus de viande à fournir aux travailleurs, et l’on a commencé à Kere-Kere un élevage de bétail qui doit se monter à 10.000 têtes et où il y a déjà actuellement 2.000 bêtes. À mon seul point de vue de chasseur, je considère qu’il n’est que temps d’arrêter le massacre des pachydermes, qui se fait en grand de ces côtés. J’ai vu d’ailleurs des wagons entiers de poisson séché qu’on fait venir et qui avec le riz, le sorgo et le maïs constitue le fond de la nourriture des ouvriers.

Nous ayant ainsi documentés sur les grandes lignes de l’entreprise, dont il est l’un des chefs, M. de B. nous invite à le suivre dans une visite de l’usine de Nizi dont l’exploitation date de huit ans et fut commencée eh 1921. Nous sommes logés à Bambou sur le haut du plateau, qui domine les importantes installations de Kilo qu’hier par l’obscurité, nous n’avons fait qu’entrevoir au passage mais qui se révèlent tout à fait impressionnantes au grand jour. Bambou, l’ancien poste, ainsi nommé d’après un certain M. Van Boom, colon et éleveur, dont les indigènes ont transformé à une altitude de 1.500 à 1.600 mètres et jouit d’une température relativement fraîche ne dépassant guère 32° à l’ombre ; en ce moment nous sommes en saison des pluies et le thermomètre marque 26-27°.

M. X. nous mène dans son auto, et par une route en lacets nous arrivons bientôt au pied de la montagne sur laquelle s’étagent d’un côté les habitations ouvrières, tandis que l’autre côté est réservé à l’exploitation. On exploite en général l’or de deux façon différentes : l’or alluvionnaire qui est celui charrié par les sables des rivières et qu’on recueille en l’extrayant de ceux-ci, puis l’or filonien qui se trouve en paillettes ou en grains dans les filons quartzeux des montagnes d’où il faut les extraire ; parfois un bloc de quartz se détache de la montagne et roule le long de ses flancs, et le filon d’or mis à nu se détache du bloc qui le retenait ; l’or ainsi désagrégé prend le nom d’or éluvionnaire.

L’exploitation du filon se fait au moyen d’un puits dans lequel se trouve un ascenseur qui relie entre eux six étages communiquant avec l’extérieur au moyen de travées ou de nouveaux qui servent en même temps à l’épuration des eaux. Au sortir du puits les blocs de quartz aurifères sont conduits à l’usine où ils sont concassés dans un énorme mortier dont le pilon est actionné électriquement ; le minerai réduit en poussière est lavé et tamisé, puis on le fait passer sur des plaques enduites de mercure où l’or seulement est retenu et s’amalgame, tandis que le reste est emporté par l’eau qui ne cesse de couler. Ensuite la plaque est pressée dans un linge et l’or recueilli avec le mercure en forme de petites boules, est précipité dans une cornue où il se dégage de son amalgame et tandis que le mercure distillé plus léger remonte à la surface, l’or demeure au fond de la cornue. Pour finir, on le fond en lingots et une fois par mois on achève sa toilette, et le traitant à l’acide nitrique, il est brossé et martelé et on lui donne la forme d’une tablette de chocolat de deux centimètres d’épaisseur sur quinze centimètres de longueur et six de largeur et un poids d’environ cinq kilogs brut, et c’est sous cette forme qu’il est envoyé en Belgique où on le reçoit dans les usines d’affinage. Au moment de notre passage on évaluait à 16 000 tonnes de quartz par mois, la quantité de minerai exploité, et chaque tonne donnant environ dix-sept grammes d’or, on peut compter sur une production mensuelle de 272 kilogs ou 3 264 kilogs pour l’année.

L’exploitation de l’or aluvionnaire comprend les différentes opérations suivantes : l’extraction du gravier contenant les pépites, hors du lit de la rivière, le roulage vers le siluce, le sliucing ou lavage, la récolte de l’or dans les bacs du sliuce et la fonte en lingots de celui-ci. Les lingots d’alluvion sont du reste à un titre meilleur que les lingots filoniens, et tandis que le prix au kilog de ces derniers n’est que de 19.000 francs on estime à 23.000 francs le coût d’un kilog d’or d’alluvion. Ma visite à Kilo me rappelle d’ailleurs mon voyage au Walaga et le passage du Tumat, où j’ai vu ramasser, et où j’ai ramassé moi-même des paillettes d’or et de mica dans le lit de la rivière.

Notre visite est terminée, et nous précipitant dans l’auto, nous nous rendons en hâte à la plantation de M. Closset qui nous attendait pour dix heures alors qu’il est déjà midi et c’est ainsi que nous passons de la mine au café, du sous-sol à l’agriculture.

M. Closset nous fait aimablement les honneurs de sa plantation, et nous donne d’intéressants renseignement sur les améliorations qu’il a faites ou qu’il va entreprendre. Jusqu’à présent il plantait 1.300 arbres à l’hectare, ce qui est déjà un chiffre supérieur à celui que nous pratiquons habituellement dans nos plantations d’Abyssinie, mais M. Closset nous dit vouloir aller à 2.200 plantes, sur le conseil de M. Clasen de Bruxelles pour que les jeunes plants n’aient pas trop d’air et les empêcher ainsi de filer. Du reste on resserre partout ici et M. Puffet, un autre planteur que nous verrons un peu plus tard, a dans la nouvelle plantation qu’il vient de faire, espacé ses plants de sept pieds chacun, soit 2.500 à l’hectare et comme M. Closset, il est aussi d’avis qu’il vaut mieux écimer les plants quand ils sont jeunes, et ne pas les laisser dépasser deux mètres de haut.

Comme pare-brise et en même temps pour donner de l’ombrage aux jeunes caféiers, on a planté ici des chênes argentés ou chênes-lièges qui poussent plus vite que le Filoa et nous voyons dans une plantation de café datant de quatre ans des chênes de même hauteur. On va du reste les laisser et pratiquement par l’ombre qu’ils entretiendront, ils empêcheront le chiendent de venir, et remplaceront les autres plantes intercalaires, auxquelles on a renoncé à avoir recours. Pas besoin d’irrigation dans la région, où il tombe 1 m. 60 d’eau par an, et pour finir, les planteurs d’ici prônent aussi pour traiter le café la voie humide à l’exclusion de la voie sèche.

Comme habitations pour les agents on construit toutes les maisons sur un modèle uniforme, et se composant de trois pièces chacune, mesurant trois mètres sur trois donc en tout neuf mètres de longueur ; elles sont bâties en torchis avec toits en matétés et herbes séchées, et ne coûtent guère que 1.200 francs mais ne durent pas longtemps non plus, car on admet généralement que des constructions de ce genre ne résistent guère plus de deux ans. Le salaire est pour les ouvriers de la plantation de 3 fr. 50 par jour, tout compris, et l’on ; peut donc compter en déduisant celui-ci, que la plantation de Closset lui vaudra quand elle commencera à rapporter, dix francs par arbre, soit pour 1.300 arbres, un rapport de 13.000 francs à l’hectare.

Après un déjeuner aimablement offert par M. et Mme Closset, où l’on nous fit boire du café primé « hors concours » à Londres, et promettre de se revoir en Europe, M. X nous fait remonter dans son auto, et refaisant en arrière une partie de la route que nous avons parcourue pour venir hier, nous revoyons en passant la maison de M Kipgen, puis nous nous arrêtons à Soleniama où on a installé une centrale hydro-électrique qui utilise une chute de dix mètres d’eau captée sur la rivière Shari. Cette centrale qui compte six turbines et six machines est la première de ce genre installée au Congo et a été inaugurée en 1924 ; elle procure aux installations de Kilo la forcé motrice nécessaire pour actionner toutes les machines et fournir l’éclairage dans toute la région.

Un peu plus loin on nous montre encore en action une machine à draguer, pour approfondir le lit de la rivière, passablement ensablé à cet endroit, qui est en même temps celui de la deuxième centrale qu’on veut y établir. Cette machine à draguer, récemment installée procure à la Société une énorme économie de main-d’œuvre, car en un jour elle retire de la rivière 400 m. de pierres et de sable avec l’assistance de cinquante noirs surveillés par deux blancs, alors qu’auparavant il fallait employer deux cent noirs pour effectuer le même travail.

Pour terminer cette journée déjà si remplie, nous allons encore voir la plantation de M. Puffet et à quelques kilomètres de là la Mission de Bunia où nous ne nous attardons pas, mais qui par la dimension de ses bâtiments et l’étendue de ses jardins nous fait juger de toute son importance.


Vendredi 1er mars.

Nous disons adieu à M. de B. et quittons Bambou a 8 heures du matin ; la vallée en-dessous de nous est encore plongée dans le brouillard, mais le soleil luit gaîment au-dessus des nuages blancs, qui tels un tortillard se traînent au flanc des coteaux. Notre camion redescend à vive allure la route en spirales, qui descend sur Kilo que nous saluons une dernière fois au passage, et bientôt nous nous engageons dans une voie plus étroite, et une montée tortueuse, qui en moins de deux heures nous mène au col qui dépasse les 1.500 mètres d’altitude. Peu après, au kilomètre 22 sur la route de Djugu nous traversons un vol de sauterelles, le, premier que je vois en Afrique et qui est assez curieux à observer ; tout-à-coup le ciel s’obscurcit, et avançant dans une buée opaque on est entouré de tous côtés par d’énormes sauterelles vertes, les mêmes d’ailleurs qu’on trouve dans les prairies chez nous ; elles s’aplatissent sur la glace de l’auto de telle façon qu’on n’y voit plus clair, elles envahissent tout et longtemps encore après avoir laissé derrière soi ce nuage, on retrouve l’une ou l’autre de ces bestioles attardées dans un coin, où elle s’est glissée et d’où elle n’a pu tout de suite ressortir. On comprend parfaitement tout le ravage qu’une nuée importante de ces sauterelles s’abattant sur un champ peut y produire en peu de minutes, et que ce fléau qui visite régulièrement certaines parties d’Afrique ou d’Amérique ait été classé parmi les sept plaies d’Égypte.

Nous notons encore au passage le toit des huttes qui affecte une forme spéciale, et qui fait penser à une jupe dont les plis reposent les uns sur les autres et vont en se rétrécissant jusqu’au sommet, et l’aspect des femmes aux nichons plantureux, entièrement nues, sauf une feuille qui sert de cache-sexe, et qui découpée en lanières, comme du papier d’emballage, forme panache et se termine en queue par derrière.

À midi nous arrivons à Djugu et y rencontrons un compatriote M. H. qui a eu à se plaindre de l’Administration belge, et me fait ses doléances pendant que nous cassons la croûte ensemble au bord de la route ; je lui promets de m’occuper de son cas au retour, et d’aller trouver les différentes autorités qu’il m’indique pour tâcher d’obtenir qu’il lui soit rendu justice mais je ne sais si mon intervention pourra être de quelque utilité en faveur du pauvre diable… Au moment de nous quitter, je sentis à son étreinte qu’il pensait à ce moment à la Mère Patrie et au pays que moi j’allais revoir et lui pas : Jrach Allah !

Après cet intermède nous repartons et passons peu après devant Nioka ferme gouvernementale où l’on essaye l’élevage des chevaux et, en longeant la clôture en fil de fer, nous voyons brouter dans l’herbe quelques sujets, mais avons pas le temps de nous arrêter pour approfondir leur connaissance, car le chemin à parcourir jusqu’au soir est encore fort long, et nous ne pouvons plus songer à faire l’école buissonnière.

Le paysage depuis l’après-midi s’est fortement modifie et nous traversons à présent une région nue et désertique, et où de gros cailloux et des rochers à fleur de sol me rappellent le pays d’Harrar ; le bétail lui-même a changé, et nous retrouvons ici la race zébue. Nous continuons insensiblement à monter et je note à mon altimètre 1600-1650 et jusqu’à 1700 mètres d’altitude. Ensuite nous arrivons sur un haut plateau et pendant des heures, la route se déroule uniforme : seule une agglomération vient de temps en temps en rompre la monotonie. Au long de notre randonnée, j’achetais à une femme indigène qui passait, un couteau dont la forme bizarre comme un crochet et qui s’accroche à la hanche m’avait tenté, mais je ne pus obtenir d’un musicien ambulant qu’il me vendît sa mandoline, dont il ne voulut se défaire ni pour or ni pour argent.

La nuit vint nous surprendre dans la descente, et il était neuf heures passées, quand enfin, passablement moulus de ces longues heures passées en camion, nous aboutîmes à Adranga.


Adranga 2 mars.

Notre descente dans la nuit a du être plus forte que je ne pensais, car nous ne sommes plus qu’à 1050 mètres d’altitude, et l’aspect du pays a encore une fois change. Nous retrouvons la figure sympathique de l’Afrique que nous connaissons ; dès les premiers rayons de soleil, la lumière est plus jaune, plus dorée, et les herbes brûlées, les pierres roussies, et jusqu’à la silhouette des montagnes me font penser au désert que j’aime et que je retrouve peu à peu : ceci n’est pas encore le désert, mais cela en approche. Les cailloux sur le chemin ont déjà cette belle teinte chaude terre de Sienne, ce blond vénitien des femmes aux cheveux décolorés, ou ce brun-rouge des suroîts des marins bretons ; tout devient brillant, poli, usé par les rayons ardents du soleil.

Le gîte d’étape où nous avons trouvé abri hier soir, se compose d’une série de constructions en briques blanchies à la chaux ; il y a d’abord deux énormes hangars pouvant servir de garages et capables d’abriter un certain nombre de camions de la dimension du nôtre, puis le logis principal, que nous avons occupé, dont l’assise est un mur en grosse pierre maçonnée et le couronnement un toit de chaume ; et tout autour court une espèce de vérandah dont les pilastres reposant sous le toit et le soutenant, ont l’air d’être en granit et rappellent les colonnes des temples grecs, mais en réalité ne sont sans doute que des troncs de palmiers. Mais cela n’y change rien, et l’illusion aidant, je me sens transporté loin, si loin dans le monde des rêves…

Hélas ! Il faut revenir sur cette terre, et un bruit discordant, lointain d’abord, puis plus proche me ramène en quelques secondes à la réalité et à la civilisation : avec un bruit de tonnerre, et une odeur nauséabonde, une motocyclette montée par deux métis, passe en trombe à côté de moi ; et file et pète dans la claire lumière du matin…

Depuis ce soir nous avons franchi la frontière de l’Uelé, mais avant de quitter l’Ituri il convient de rendre hommage à la beauté des femmes qui nous a particulièrement frappés dans cette région ; toujours nues elles nous ont paru moins avachies que dans d’autres parties du Congo et elles mettent même une certaine recherche d’élégance dans leur toilette sommaire, car au lieu de la ficelle brunâtre retenant le bouquet de feuilles qui sert à les vêtir, j’ai remarqué des colliers en perles de couleur bleu et rouge dont elles font des ceintures, et qui attirent le regard, mais malgré leur nudité, elles sont moins provocantes que les ménagères pour blancs qu’on rencontre dans les grands centres, et qui par leur air hautain et la façon dont elles roulent sur leurs hanches, en remontreraient aux demi-mondaines européennes. D’ailleurs les vrais sauvages dans la brousse valent mieux à mon avis, que les produits d’une demi-civilisation, qui sont trop souvent le fruit d’une éducation civile et religieuse que par un prosélytisme mal compris, on cherche à leur inculquer trop rapidement. Et peut-être réussirait-on mieux en ne voulant pas aller si vite, car on ne peut par un coup de baguette, changer une mentalité que des millénaires ont mis à former.


2 mars.

Nous avons quitté Adranga à 8 heures et passons à dix, au gros village de Makoro, où un poteau indicateur nous révèle qu’il y a encore 124 kilomètres à franchir pour arriver à Faradje. Une heure plus tard, à la bifurcation de la route pour Watsa, nous nous arrêtons pour déjeuner ; nous ne sommes plus qu’à 900 mètres d’altitude et déjà l’on sent qu’il fait plus chaud, et ces variations de température qui correspondent aux alternances d’altitude, sont commune en Afrique et naturelles, mais on néglige parfois d’en tenir compte. Nous continuons nos études sur les femmes nues qui sans cesse défilent devant nous, et s’arrêtent pour nous contempler ; moyennant un matabiche et un morceau de chocolat donné à leurs gosses, elles nous permettent même de les photographier : les bouquets de feuilles sont remplacés ici par des touffes d’herbes coupées ras comme une brosse à dents, mais sinon la toilette ne varie pas. Et toutes ces femmes toujours nues me rappellent le Lord Anglais dont parle Lady Cardigan dans ses mémoires, qui asseyait sa femme, une beauté célèbre d’ailleurs toute nue dans un fauteuil de velours noir, et l’admirait : on ne sera pas étonné d’apprendre qu’il est devenu fou par la suite ! Lady Cardigan était la veuve du Général du même nom, qui fut tué lors de la charge de la Light Brigade à la bataille de Balaclava, et qui au moment de mourir, a dit la phrase célèbre : « Farewell, Adieu le dernier des Cardigan ! »

— Ces dames me font penser à l’anecdote.

Les hommes que nous croisons, se distinguent au contraire de ceux que nous avons vus précédemment par les petits bonnets blancs de mode soudan aise ou par les cercles et les calottes en paille tressée qu’ils portent comme une couronne et dans lesquels ils piquent des plumes pour les orner.

Avant de remonter en camion, et pour en conserver un inoubliable souvenir, ma femme décide d’en prendre une photographie : et c’est ainsi que passera à la postérité le camion des Général Motor Truck qui nous pilota à travers l’Ituri portant nos deux tonnes de bagages et appartenant au chauffeur Van den berg ! Celui-ci voudrait bien que nous l’engagions pour nos futurs voyages, mais outre que nos projets sont encore incertains, nous ne tenons pas à nous lier vis-à-vis de lui, et espérons trouver d’autres moyens de transport un peu moins ruineux que le sien !

Depuis que nous avons pris la ligne droite vers Faradje nous avons nettement le sentiment d’avoir changé de région ; dans l’Ituri le sol rouge brique était celui qui convient à un pays de mines et de café ; les terrains que nous cotoyons à présent, sont par contre de couleur ocre ou sepia avec des reflets d’ombre qui font penser aux tableaux du Titien. Déjà à l’horizon commencent à pointer des mamelons qui ne sont autres que les montagnes du Soudan et nous sentons peu à peu que nous nous rapprochons de terrains plus sauvages, et que bientôt nous allons pouvoir nous replonger dans la brousse, et mener une fois encore la vie libre et sauvage qui nous a attirés en ces lieux. Parcourant les derniers kilomètres qui nous restent à franchir nous revoyons les sympathiques termitières qui ont reparu et de place en place les erythrines en fleurs font des taches saignantes dans la plaine ; nous passons encore sur un très beau pont de fer qui enjambe l’Obi, et vers les trois heures aprè-midi, nous arrivons à Faradje, où nous sommes reçus par le Baron et la Baronne van Zuylen, qui se mettent immédiatement en quatre, pour nous loger, nous nourrir et satisfaire à nos moindres désirs.


3-5 mars.

Faradje où nous passons quelques jours avant de repartir en brousse, est un centre d’Administration récent et dont l’importance ne peut aller qu’en progressant, à mesure que se développera l’industrie cotonnière, et qu’augmenteront les transports de tous genres qui doivent passer par ici, car Faradje se trouve sur la grand’route conduisant de Buta à Aba, et dont le but est de drainer vers la frontière et vers Redjaf et le Nil, tous les produits des deux provinces de l’Uelé. Très joliment situé sur la Dungu, Faradje possède un vrai pont en pierre et en ciment, et la route qui le traverse, et qui en moins de vingt kilomètres mène au Soudan Anglais est excellente. Outre l’Administrateur, le Baron van Zuylen qui se remue beaucoup dans son territoire, et a largement contribué à son développement, il y a une personnalité importante dans la région, et qu’on ne peut passer sous silence quand on a voyagé dans le pays. J’ai nommé M. Metaxas, un Grec né à Alexandrie, qui n’a jamais vu l’Europe, qui a passé sa vie au Soudan Anglais, et qui, il y a vingt-cinq ans, quand personne ne songeait à s’installer de ces côtés, a commencé à faire des affaires à Aba où aujourd’hui il possède la firme de transport la plus importante de la région, et assure par ses camions automobiles, le trafic de toute la Province Orientale depuis les Mines jusqu’à Stanleyville et retour. J’ai eu l’occasion de rencontrer M. Metaxas à Faradje, et comme non content de la carrière qu’il a déjà fournie, il rêve d’étendre encore son centre d’action, et après le commerce du Congo, il veut essayer d’obtenir le monopole sur celui d’Abyssinie, nous avons tout naturellement été amenés à parler de la production de nos plantations de café, qu’au lieu de faire passer par le chemin de fer franco-éthiopien, ce grand commerçant voudrait me convaincre de diriger par le Baro vers le Nil et la Méditerranée. Déjà paraît-il, il a conclu un accord avec les planteurs indigènes du Djimma, et le jour où une route reliera la capitale de l’Empire éthiopien à celle qui venant de Roseires s’arrête à la frontière du Godjam, M. Metaxas et son associé Macris seront maîtres de la situation.

En attendant, nous chargeons M. Matexas qui a le monopole des transports Aba-Rejaf et sa firme la « Maco », (Messageries Automobiles du Congo Oriental) de l’expédition en Europe par le Soudan de tous nos trophées de chasse, dont nous sommes ravis de pouvoir nous débarrasser, tant à cause de leur encombrement, que des effluves malodorantes, dont ils nous ont poursuivis jusqu’ici.