Éditions de la “Revue mondiale” (p. 309-316).

XII

EN AVION

Mardi 23 avril.

Je n’ai pas encore parlé de la Sabena (Société anonyme belge d’Exploitation de la navigation aérienne) qui a été fondée en 1924 et a commencé par exploiter une ligne aérienne reliant Kin à Bukama (Kasai) et depuis peu, a inauguré une nouvelle ligne allant de Kin à Borna ; au lieu de faire ce dernier trajet en chemin de fer, ce qui prend un jour et demi avec l’arrêt forcé à Matadi, on peut se rendre maintenant en trois heures de la future capitale à l’embouchure du Fleuve. C’est certes un énorme progrès réalisé pour les gens pressés et que ce nouveau mode de transport n’effraye pas, et nous n’avons pas hésité à nous en servir pour aller rejoindre notre bateau l’ « Albertville » qui nous attend à Borna.

J’ai déjà eu précédemment l’occasion de faire connaissance avec l’avion, quand dans un avion militaire, un aimable pilote-officier m’avait un jour procuré le plaisir de survoler Metz et Thionville, mais je n’avais pas encore fait de vrais voyages dans un aéronef commercial, et j’avoue que je trouve amusant et piquant de passer ainsi presque directement de la sauvagerie de la brousse, au dernier cri de la civilisation.

Le départ est fixé à dix heures, et bien avant ce moment, nous sommes sur le terrain d’atterrissage où l’avion amarré nous attend prêt à prendre son vol dans l’espace.

Devant le terrain un bâtiment où l’on prend son billet et où l’on inscrit ses bagages (chacun a droit à 50 kilos), juste comme dans n’importe quelle gare de chemin de fer ; les voyageurs arrivent peu à peu, de même que le public composé des amis qui viennent prendre congé de ceux qui vont partir, et des curieux pour lesquels le départ de l’avion est encore une nouveauté à contempler. Le moment d’embarquer a sonné ! Vite on serre des mains, on agite des mouchoirs, on prend dans l’avion la place qui vous a été réservée, (il y a 18 places numérotées dans chaque avion) et le garde-convoi ayant fermé la porte d’accès, sans heurt, je ne dirai pas sans bruit, l’avion dégagé de ses amarres se met en mouvement, et roule d’abord sur le terrain dont il se dégage peu à peu, pour monter rapidement ensuite en spirales jusqu’au moment où il a atteint dans les airs, la hauteur voulue pour prendre définitivement la direction qu’il a choisie. À quelle hauteur sommes-nous ? je cherche mon altimètre et tout de suite je m’agonise intérieurement de sottises : idiot, je l’ai oublié dans mon nécessaire ! Rapidement nous avons passé sur le camp indigène et déjà Kin n’est plus qu’un souvenir, nous survolons maintenant un pays boisé, et loin derrière nous le Congo semble un fil d’argent dans la plaine ; nous passons par-dessus la ligne de chemin de fer, et de temps en temps des nuages blancs en dessous de nous, nous cachent la vue.

Cette première partie du voyage est un peu gâtée par le souvenir de mon altimètre oublié, quand tout à coup ô bonheur ! en levant les yeux de dessus mon carnet, j’aperçois devant moi attaché à la paroi du fond, un cadran, qui telle une montre, marque au fur et à mesure que nous montons et descendons, toutes les fluctuations d’altitude de l’appareil qui nous emporte. Cela me console, et désormais je vais pouvoir noter exactement les hauteurs que nous atteignons. Nous voyons en ce moment un pays assez verdoyant, collines boisées, coupées de vallons dans lesquels on voit comme des trous d’air : ce sont des plantations de manioc qu’il est amusant de comparer ici aux arbres ; d’ailleurs on a le sentiment que ce n’est pas l’avion qui monte, mais les ondulations du sol qui varient la hauteur.

À 10 heures 45 nous montons à 2.800 pieds, et sommes au-dessus de Kisanta où se trouve un terrain d’atterrissage ; il y en a du reste parait-il un tous les 10 kilomètres. Nous redescendons à 2.500 p. et le paysage continue à se dérouler uniforme, quand tout-à-coup je me remémore des cartes, vues autrefois dans une des salles du Vatican, qui entièrement peintes et enluminées, représentaient l’Afrique comme une immensité verte avec en relief de nombreuses montagnes, coupées de quelques cours d’eau. Le terrain que nous avons sous les yeux, me rappelle singulièrement ces cartes naïves ! À 10 h. 50, nous sommes au-dessus de Thysville, nous voyons les toits de chaume et les murs brillants des huttes indigènes recouverts avec les parois des vieux bidons, puis la gare et quelques carrés réguliers dans lesquels ont l’air de nager des villas isolées ; la voie du chemin de fer au sortir de la gare serpente bêtement et contourne des obstacles que nous ne pouvons discerner et qui ne semblent pas exister : un pont sur un ruban d’eau de couleur jaune, pas bleue, a l’air d’un jeu d’enfant, et me rappelle vivement ces jouets qui ont fait le bonheur de notre enfance, où un train en miniature roulait sur de vrais rails avec des ponts, des tunnels, des signaux, et une gare comme celles des grandes personnes.

Mais voici un aspect de Luna-Park et de montagnes russes en réduction, c’est qu’il y a des vraies montagnes à franchir, et les tranchées par lesquelles passe le convoi donnent l’impression qu’il tombe brusquement d’un trou dans un autre ; puis une rivière rouge qui déborde, nous fait penser qu’il doit y avoir eu un gros orage dans la montagne cette nuit. Nous marchons « full speed », et dépassons les 160 milles ; du moins l’aiguille du compteur a dépassé le dernier numéro de la montre marquant les vitesses, et alors on ne sait plus. Le ciel est uniformément couvert, et les nuages sont juste au-dessus de nous. La température est agréable à l’intérieur de notre cabine, ni trop chaude, ni trop froide, et l’impression générale est nulle. On nous avait parlé de malaises causés par l’altitude, de nausées, etc., je n’ai rien remarqué, et la seule chose que je constate c’est qu’en avion je ne suis pas plus sourd que les autres, je suis comme tout le monde, ou plutôt tout le monde est comme moi, et il est littéralement impossible de se faire comprendre les uns des autres, tant le bruit du moteur vous empêche d’entendre quoi que ce soit. Ce que c’est agaçant tout de même, les sourds, qui ne comprennent pas ce qu’on leur dit !…

Nous survolons une région très boisée, et jusqu’à l’horizon nous ne voyons qu’une énorme cuve de verdure ; quel merveilleux terrain de chasse cela a dû être ou est encore, et de même que nous voyons grouiller sous nous les hommes quand il y en a, il me semble que nous devrions voir les éléphants s’il y en avait ; j’ai cru apercevoir deux hippos dans une mare ! On ne voit plus le Congo que nous avons laissé loin au Nord à notre droite.

2.000 p. Tumba, une grande caserne rose sans autre culture qu’une énorme plantation de manioc, puis une large piste d’auto filant à l’Est vers Kitobola, ensuite la cimenterie de Kimpase, et une mission et nous revoyons un train qui marche vers Borna, et nous croyons voir nos bagages dans le wagon des marchandises !

Le soleil fait une courte apparition, nous volons à 2.000 pieds, puis descendons à 1.800, à 1.500, à 1.200 ; ensuite remontons à 1.500 et brusquement sommes de nouveau à 2.000 ce qui nous a légèrement secoués, probablement avons-nous dû reprendre de la hauteur, pour éviter les nuages qui sont maintenant en dessous de nous, et par gros flocons nous cachent en partie la vue.

Il est 11 heures 45, nous survolons un camp militaire au-dessus duquel flotte le drapeau belge, puis un champ d’atterrissage et un énorme marais de papyrus. Des arbres bizarres à globes rouges attirent nos regards, ce sont paraît-il d’énormes dracaenas ou dragonniers qui dans ces régions tropicales prennent un développement extraordinaire.

Un nouveau train paraît sous nous, et après être descendus à 1.800 p. et avoir été de nouveau assez fortement bousculés, nous remontons et à midi juste, nous revoyons le Fleuve qui tout-à-coup reparaît à notre droite ; et rapidement comme s’il nous arrivait dessus nous l’enjambons, et nous nous trouvons sur la rive droite. Après les cataractes des Monts de Cristal d’où il ressort, il forme de nombreux rapides, mais est beaucoup moins large que dans le haut ; au loin à notre gauche nous laissons Matadi qui est la tête de ligne du train qui s’arrête ici, puis, longeant le fleuve qui se dirige vers la mer, et constitue ici la frontière, nous voyons l’Angola et constatons qu’il pleut chez les Portugais.

Nous montons à 2.300 p., le soleil en-dessous de nous éclaire le paysage qui se compose de collines vert clair et de mamelons variés ; à droite en avant paraît une forêt, tandis qu’à gauche le fleuve devenant plus large de minute en minute, s’étale en deltas autour de nombreuses îles plates ; à midi 30, nous montons à 2.500 pieds et de loin nous saluons Boma et les deux cheminées jaunes de l’ « Albertville ». Nous dépassons Boma et commençons à descendre. A midi 35 nous sommes encore à 1.800, puis 1.100 à 12 h. 36 ; 900 à 12 h. 37 ; 400-250 à 12 h. 37 1/2 ; 50 à midi 38 et atterrissage à 12, 38 1/2. Nous roulons, nous freinons, nous stoppons et à midi 39 nous sommes arrivés et nous débarquons… entièrement sourds, et ce qui me console, les autres tous aussi et plus sourds que moi.


24 avril.

Nous nous sommes embarqués hier après-midi sur « l’Albertville » et ce matin nous avons quitté Boma, visité en hâte, mais qu’on a de la peine à se figurer dans le rôle de capitale qu’on lui a jusqu’à présent fait jouer. Nous descendons le fleuve jusqu’à son enbouchure ; devenant toujours plus large, il continue à rouler ses eaux d’un jaune sombre, qui jusque dans la mer conserveront cette couleur spéciale, le faisant reconnaître des marins encore à 50 kilomètres de son estuaire. Les rives s’éloignent peu à peu ; à droite nous distinguons encore des baobabs géants inutilisables, paraît-il, car leur bois ne vaut rien, puis une forêt de palétuviers gigantesques (ô Loti), qui a l’air énorme, et n’est qu’un rideau d’arbres ; nous touchons à Banane où le pilote nous quitte, et maintenant c’est l’adieu définitif au Congo, et le retour en Europe qui commence : au loin un ciel d’encre ferme l’horizon du côté portugais, et je pense mélancoliquement que l’Afrique met un voile de deuil pour pleurer notre départ…

Comme presque tous les bateaux qui quittent la Colonie, le nôtre est gai dans son ensemble, car la plupart des passagers sont heureux de rentrer au pays, mais il y a les malades, et ceux qui n’ont pas supporté le climat, et ceux hélas ! qui n’arriveront plus jusque chez eux, car la règle du bateau est impitoyable, et l’on immerge sans distinction ceux que la mort surprend en cours de route…

Je ne sais pourquoi parfois de sombres pressentiments viennent m’assaillir ; songes ou cachemars, je pense à des rêves effrayants qui surgissent sans raison de mon subconscient. Quand à cause d’une fenêtre restée ouverte on a eu froid pendant son sommeil, au moment de s’éveiller, on a un rêve absolument étranger à la situation actuelle où l’on se trouve, mais l’on assiste à un drame, dans lequel pour une raison quelconque on sent le froid. De même à la chasse sous la tente, si vous entendez un bruit qui vous réveille à moitié, rugissement du lion ou rire de la hyène, vous avez un cauchemar de combats fantastiques avec des fusils qui ratent ou se transforment en bâtons ce qui généralement vous fait réveiller en sursaut.

Ainsi les pensées, les préoccupations, les lectures et les conversations de la veille continuent à occuper votre esprit pendant les heures de sommeil, et bien souvent c’est une raison d’ordre purement physique qui est cause des cauchemars de la nuit.

Pourquoi alors croire à de mauvais présages ? Est-ce la rencontre de la veille sorcière à Penge ?

Au moment de dire adieu à la Colonie, pour toujours peut-être ? et de quitter le terrain de chasse où pendant des mois j’ai recueilli tant et de si fortes impressions, je me scrute et j’essaye de définir le sentiment qui me porte à entreprendre ces voyages, ou plutôt l’agrément que je trouve à chasser la grosse bête. Ce n’est certes pas uniquement le plaisir du tir, ni l’amour du danger et des risques que l’on court, ni des difficultés vaincues, car souvent celles-ci se hérissent de toutes sortes de choses désagréables.

C’est avec une certaine appréhension qu’on entreprend ces voyages, s’attendant toujours à un accident ou à un malheur d’un genre ou d’un autre. Et pourtant on refait des voyages pour risquer sa peau et sa santé, dépenser sa fortune. Pourquoi ?

Et toujours on y va, et toujours on y retourne. Pourquoi ?

Certes que le moment où un éléphant ou un buffle vous regardent de tout près est désagréable, et que ce soit le regard perçant des petits yeux clairs de l’éléphant, ou le regard méchant des yeux plissés du buffle qui vous observent, l’un et l’autre vous produisent un effet de froid dans le dos fort pénible, et pourtant quand on a tâté une fois du petit jeu, toujours on est tenté d’y revenir.

— Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

— Et si l’on me demande : y a-t-il un danger réel à chasser la grosse bête en Afrique, je répondrai : Les dangers qu’on court dans la solitude sont exagérés sur la foi de certaines relations ; il ne faut pas croire à la lettre, des histoires répétées partout, et voir des aventures dans des incidents ordinaires. Sans doute il serait aussi déraisonnable de rejeter en bloc des récits traditionnels, que de les admettre naïvement dans tous leurs détails. Des animaux de même espèce agissent en effet de façon très variable suivant les circonstances ; maints traits de leur caractère se modifie aussi selon qu’ils se trouvent en face de l’homme dans des conditions différentes, ou qu’eux-mêmes sont bien ou mal lunés, ou s’ils ont été chassés et blessés précédemment. Mais les récits sensationnels répétés sur ouï-dire sont le plus souvent très peu sûrs, et devraient toujours être soigneusement contrôlés ou du moins reproduits ou admis avec réserve.

D’après mon expérience personnelle, à moins cas spécial, quand elle le peut, la bête traquée s’enfuit toujours ; si elle est acculée c’est autre chose, mais il faut justement éviter de l’acculer, et dès le début se placer favorablement soi-même par rapport à elle. Il faut commencer par embrasser le terrain, prendre le vent, juger de la position de l’animal et de la direction qu’il désirait prendre, et neuf fois sur dix, si l’on a pris soin de s’entourer de toutes ces précautions, on peut être à peu près sûr de réussir dans la chasse que l’on a entreprise et le danger que l’on court est réduit des trois quarts.

Il reste naturellement celui d’une charge toujours possible, et qui la plupart du temps vous surprend inopinément, mais cela rentre dans la catégorie des accidents imprévus qui vous arrivent quand on y songe le moins, et qui dans la brousse plus encore qu’ailleurs font dire qu’en Afrique on se trouve toujours devant l’Inconnu, cet Inconnu vers lequel nous attire une Force Invincible…

Semper aliquid novi ex Africa.


FIN