N. S. Hardy, Libraire-éditeurs (p. 249-256).


UNE PARTIE DE PÊCHE À LA RIVIÈRE JACQUES CARTIER EN 187..[1])


PAR


GEORGE M. FAIRCHILD, JR[2]


« Quelques uns de ces soleils ardents de juin, précurseurs de la canicule, avaient suffi pour imprimer aux vieux Québec, à ses rues, poudreuses, arides et tortueuses, ce cachet de quiétude suprême, somnolente, dirai-je, qui fait l’admiration des touristes au delà de la frontière et qui les arrache pour un temps à l’excitation fébrile de leurs grandes cités.

Car pour eux, comme l’a dit, l’éloquent Henry Ward Beecher, « Québec, ce fragment desséché du moyen âge, accroché bien haut dans le nord, c’est l’Ultima Thule, de leur excursion estivale ; » au reste, il existe ici pour le voyageur bien d’autres attraits que les souvenirs palpitants du passé : la menaçante citadelle sur le Cap-aux-Diamants, les plaines historiques d’Abraham où se décida le sort d’un continent, et mille autres localités célèbres.

J’avais vu et revu ces merveilles ; j’avais admiré tous les romanesques points de vue de la vieille cité : il me fallait d’autres amusements. La période des grandes chaleurs approchait ; la plupart des familles aisées avaient pris la clef des champs ; des essaims de citadins s’étaient envolés aux grandes stations balnéaires : Cacouanna, Murray Bay, Métis, Rimouski.

Un jour que je reposais nonchalamment, dans la salle de lecture du Club Stadacona, entouré de Revues et de journaux (le club de la garnison lui a succédé), le garçon de service me remit un billet, où je lus « Le Jacques Cartier est à point pour la pêche ; les eaux baissent ; la truite saute comme une bénédiction ; venez avec le postillon de mercredi sans faute. » (Point de voie ferrée alors dans le voisinage, çà va sans dire). Ô bonheur, m’écriai-je, vite, préparons canne à pêche, lignes, hameçons, mouches !

Le mercredi suivant, à midi sonnant, j’avais rejoint à sa modeste hôtellerie, au pied de la côte d’Abraham, l’alerte postillon, dont le buck-board attendait à la porte.

Ce fonctionnaire était un farceur du nom de Charley ; espèce de Lovelace suranné, qui avait pris femme à son retour des mines de la Californie.

« Montez en place, me dit-il, brusquement ; l’Angelus vient de tinter ; la poste de Sa Majesté ne retarde pour personne, vous prendrez le temps plus tard de faire les yeux-doux à Jane. Jane était la jolie fille de comptoir, de ce repos des voyageurs. Puis, il entra dans l’hôtellerie, un bruit comme si deux personnes s’escrimaient, frappa mon oreille et la voix vibrante de Jane se fit entendre, « Charley, abominable vaurien que vous êtes, si vous essayez une seconde fois de vos farces, j’en préviendrai votre épouse. »

— Je me ferai fort de lui en porter la nouvelle, dis-je, en mettant le nez en dedans de la porte ; c’était donc là, Charley, l’objet de l’injonction formelle que vous venez de me faire de monter en place ; sachez qu’une pareille conduite sied mal à un mari et qu’elle est très inconvenante chez un employé du service public de Sa Majesté. J’étais tout fier de pouvoir me montrer sévère moraliste. Bientôt, Charley, après quelques tendres œillades à la belle Jane, se mit en marche, fit claquer son fouet ; la poste de Sa Majesté était en route pour Valcartier, à distance de dix-huit milles de Québec.

À Charlesbourg, Charley laissa un de ses sacs de malle et fit un grivois compliment, dans son français le plus soigné à la jeune fille du maître de poste.

Charley mérite une mention plus spéciale : le luron s’était tellement grisé à une fête de village, qu’il avait engendré chicane à une souche calcinée au milieu d’un champ, jurant que c’était un indien déguisé : ce qui lui avait mérité un drôle de sobriquet. Charley était un répertoire vivant d’anecdotes : il avait vu bien des pays, en outre de l’Australie et la Californie où il avait travaillé aux mines, sans en pouvoir extraire suffisamment de lingots pour faire fortune. Le problème de l’existence s’était présenté à lui sous bien des phases. Son humeur joviale lui était restée : ils s’était enfin établi à Valcartier : les chasseurs et les pêcheurs de Québec, chaque saison, étaient hébergés moyennant finance, sous son humble toit.

À Lorette, l’on fait étape à l’auberge de ce pittoresque hameau : un gamin au teint cuivré accourt, pour porter au bureau de poste, le sac de malle de l’endroit. Ce bureau était confié au soins éclairés d’un chef Huron, muni d’un nom de quinze atroces syllabes ; je le nommerai Vincent. J’allai contempler, du pont, l’onde tumultueuse qui s’engouffre sous ses arches altiers.

Les Peaux-Rouges de la Jeune-Lorette s’empressèrent de m’exhiber, moyennant quelques liards, le spectacle de leur dextérité à tirer l’arc, tandis que Charley alla commander à la bar, un cocktail au genièvre, préservatif indispensable, dit-il, contre l’épuisement que lui causerait les sentiers de la montagne. Passe pour le gin cocktail.

Il avait raison ; l’atroce chemin corderoy, semé d’ornières, de marécages, de gros cailloux, était assez pour vous rompre les os et vous disloquer l’épine dorsale.

Arrivés enfin au terme du voyage, Charley et moi nous nous embusquâmes confortablement dans la petite pièce qui contenait son attirail de chasse et de pêche et nous y réglâmes l’itinéraire de route, d’une expédition de pêche pour le lendemain : battre à la mouche les remous, pour de la grosse truite, en descendant jusque chez Sullivan.

Avant d’aller plus loin, réglons un point souvent débattu : « Le Jacques Cartier, est-il navigable, pour les canots d’écorce » ? Eh bien, oui, il l’est ! bien qu’à l’instar de nombreuses rivières, venant du nord-est et du nord, et qui portent au St-Laurent, le tribut de leurs eaux, il se plaît lui aussi, à promener ses flots orageux pendant une longue distance, au sein de défilés escarpés, barrés de chûtes, dans les montagnes sauvages et stériles, où il a pris sa source.

Émergeant enfin des régions montagneuses, il s’apaise ; il devient une rivière rangée, tranquille, dont le cours n’est interrompu que par une ou deux chûtes et quelques rapides. Dans le voisinage du St-Laurent, son lit se rétrécit, l’onde devient tumultueuse, avec une pente de plus de trois cents pieds, au mille ; mais on y fait portage facilement, par des sentiers battus.

Quand nous nous mîmes en route, la matinée était trop sereine, le temps presque trop clair, pour faire une bonne pêche ; un vent frais nous vint en aide. On lança la pirogue ; des mains féminines nous avaient préparé une copieuse collation et vogue la galère !

Le Jacques Cartier, dont les méandres et les îlots, sont à cet endroit, diaprés de beaux ormes, à quelque chose de féerique. Silence absolu dans les bois, excepté le bruissement de la truite qui saute aux mouches et aux insectes entrainés dans l’onde, alterné par la note grinçante de l’Alcyon (Martin-Pêcheur) qui plonge réitérément sous la vague, en quête de jeunes poissons, qu’il va déguster, sur une branche sèche ; mais notre esquif l’a gêné et plus d’une fois, l’actif et matinal pêcheur, a manqué son coup.

La nacelle, à un détour du Jacques Cartier, fut entraînée sous une rive escarpée ; tout-à-coup, je notai près du bord, des rides sur l’onde ; je crus d’abord que cela était dû au passage d’un rat-musqué, entre deux eaux. Les rides s’étant répétées, Douglas qui conduisait le canot, fit halte. « Il y a de la truite ici, dit-il. Qu’est-ce donc qui les attire ? »

— Je regardai et je notai qu’une nappe de gazon couvrait le bord de cette rive altière ; qu’à chaque instant, il en bondissait dans l’eau, une sauterelle que les truites avalaient avec avidité. Je substituai de suite, au bout de ma ligne une mouche artificielle ressemblante à une sauterelle et en un clin d’œil, mon hameçon se fixa fermement dans la mâchoire d’une truite du poids de deux livres ; laquelle, après quelques soubresauts, prit place dans mon panier de pêche ; puis, une seconde de même grosseur ; mais ce fut la dernière.

« Plus de gros poissons dans ce remous, c’est inexplicable : mon ami Douglas ? »

— Qui sait, répliqua Douglas, si ce n’est pas ces abominables huards, que voilà au large de nous, lesquels par leurs cris chassent le poisson ? Savez-vous que naguère, je leur ai vu jouer un bon tour. Mon fils se munit d’une ligne longue de cent pieds, à laquelle il assujettit un gros hameçon. Que prétends-tu, lui ai-je dit. — « Laissez faire, » rétorqua-t-il. Puis, il prit un goujon vivant, qu’il empala sur l’hameçon, sans le tuer ; il lia une flotte de bois à l’hameçon et lâcha le goujon dans le lac, près des huards. Les évolutions du goujon leur parurent d’abord suspects ; mais bientôt enhardi, le patriarche du clan emplumé, se mit à la poursuite de l’appât vivant et l’avala avec l’hameçon. Monsieur, lâche un cri perçant et plonge jusqu’au fond, mais la flotte ou bouée, l’eut bientôt ramené à la surface. Il se fatigue, plonge de nouveau et revient ; mon fils guette le moment où il reparaît et d’un coup d’aviron, il l’assomme. »

Hé !  ! un saumoneau ! m’écriai-je, le premier saumon pris dans le Jacques Cartier, depuis deux ans l C’est vrai que l’écluse à la chute, a barré le passage, même aux saumons adultes, capables de franchir la cascade chez Déry. On m’a ri au nez pour avoir prétendu que le saumon remontait plus haut que la chute de Sullivan : je sais cependant que tel a été le cas dans le passé. Les hautes eaux récentes ont fourni à quelques saumons, le moyen de remonter ; en voilà la preuve.

Bientôt, notre canot alla atterrir, à une anse où nous échangeâmes une poignée de mains avec un vieux trappeur du nom de Dulkin, qui peu de temps auparavant avait servi de guide, dans une chasse à l’ours en ces endroits, au colonel Strange, commandant de la garnison de Québec, accompagné de quelques-uns de ses officiers.

Plus d’une fois, j’ai remarqué que la truite, sans cause apparente, cessait de sauter aux mouches les plus séduisantes que l’on put lui offrir : c’est ce que nous éprouvâmes ce jour là.

« Douglas, dis-je, voyez vous près de la rive, ce bouleau superbe, dont le feuillage touffu va nous donner de l’ombrage contre l’ardeur du soleil. » Ramez pour cet abri : nous y ferons la sieste, tout en fumant la pipe et nous y attendrons que ces truites capricieuse soient revenues à de meilleurs sentiments. »

À peine notre nacelle eut touché la rive, qu’il nous vint sur l’aile des zéphirs, mêlée, au bruit du courant contre les flancs de l’esquif, une musique aérienne, d’une ineffable douceur.

C’était la voix fraîche d’une belle écossaise de dix huit printemps : elle était descendu avec un seau, puiser de l’eau à la rivière. La jolie Naïade, nu-pieds, nu-tête, avec sa brune chevelure bouclée, affermie par un nœud en ruban, eut pu servir de type, à Robert Burns, pour sa « Highland Lassie. » Elle ne nous avait pas aperçus, sous l’abri de notre bouleau ; elle continua à chanter une antique ballade de son pays :


« Last May a braw wooer come down the lang glen,
And sair by his love he did deave me.
I said there was naetking I hated like men,
The deuce gae we' 'm to beleive me, beleive me,
The deuce gae we' 'm to believe me ?


Heures roses de la jeunesse………  ! où êtes vous !

« Douglas, pousse au large ! Vois comme la truite saute. Mettons pour appât, une mouche aux ailes rousses. Ha ! Parfait ! rien d’effectif comme cette mouche dans le Jacques Cartier. Tenez bons ! c’est un poisson de quatre livres au moins ! Doucement, mon beau ! Doucement ! Le rubis et le saphir brillent sur tes flancs azurés. C’est vrai. Doucement t L’épuisette,[3] Douglas ! Vite, l’épuisette ! autrement, nous allons le perdre…

Ô mon amour ! Repose en paix, au sein de la mousse et des fraîches fougères dans mon panier. Demain je te présenterai en don à notre bon curé, qui bien sûr, va s’extasier sur mon savoir-faire comme pêcheur. Maintenant, Douglas ! vire de bord ! cinglons pour notre chaumière ! Assez de sport pour une journée. Vive le Jacques Cartier !  ! »




  1. Mr. McIntyre After Salmon. — The Jacques Cartier salmon river has been purchased by Mr. Duncan McIntyre and Mr. R. B. Angus for $13,000. For some years past it has been the property of a fishing club who had purchased it from a Quebec gentleman for about $10,000. It is a short distance above Quebec, and is the nearest and most accessible salmon river on the north shore.—(Montreal Star, 29, 1887.)
  2. Traduit de Forest & Stream.
  3. Landing net.