N. S. Hardy, Libraire-éditeurs (p. 25-41).



L’ORIGNAL

(alces americana.)



L’Orignal que Buffon nomme aussi l’Élan, par sa taille est le roi de l’espèce. Imaginez un ruminant colossal, peu élégant de formes, muni d’une tête lourde et massive, ornée d’un bois pesant 60 à 70 livres, portant ample crinière, aussi haut qu’un grand cheval, atteignant jusqu’à huit pieds en stature et quinze cents livres en pesanteur, et vous avez un orignal adulte, un vieux mâle. Pendant les froids de l’hiver, il porte épaisse fourrure, brune, noirâtre et quelquefois grise, moins foncée au-dessous du ventre, sur le museau ou à l’intérieur des oreilles. En été, le poil est court et lisse. Son nez se termine en une longue lèvre supérieure, fort flexible, que l’on nomme mufle, morceau fort prisé, ainsi que la langue, par les gourmets.

Les oreilles ont près de douze pouces de longueur, et quand il marche, la corne de ses pieds est fendue si haute qu’elle se divise en deux lorsqu’il met le pied à terre. Le bois se divise en ceps palmés qu’on nomme andouiller : chez les vieux orignaux, il atteint une grosseur prodigieuse. Ce développement se fait en douze ou quatorze semaines, le bois commence à croître en avril, et se perd en décembre, ou en janvier ; les mâles seuls le portent. En septembre, la couche de poil velouté qui le couvrait, tombe ; la corne se blanchit, puis se durcit et devient brune ou jaune. Le bois augmente en volume chaque année successivement et atteint sa plus forte croissance à la cinquième année d’existence : les andouillers deviennent palmés à la quatrième année. À la saison du rut en septembre, les orignaux mâle se battent entre eux à outrance, avec leurs cornes : mais ils n’emploient que leurs pieds de devant et de derrière pour se défendre contre les chiens, et peuvent de cette sorte administrer des ruades à éreinter un bœuf.

Aux premières neiges, l’orignal regagne les hauteurs bien boisées et se prépare un circuit de terre de dix à cent acres, au sein des taillis où abondent des sapins, une espèce d’érable bâtard, des jeunes cormiers et un arbuste, Viburnum Lantanoidesle bois barré, que l’on nomme bois d’orignal : c’est là ce qui s’appelle « un ravage, » endroit curieux à contempler en hiver. Les arbustes y sont dénudés de la moitié de leur écorce et de leurs bourgeons, à une hauteur de dix à douze pieds, jusqu’où l’animal peut atteindre en se dressant sur ses pieds de derrière ; il n’y a généralement qu’un côté de l’écorce endommagé, indice qui sert au chasseur à déterminer par où la bête a passé dans sa course.

À mesure que la couche de neige s’épaissit et devient plus laborieuse à fouler, l’orignal restreint le circuit de son ravage et broutera de plus près les branches et les sapinages. La femelle et ses faons font ravage à part, jusqu’à ce que les jeunes aient atteint une année en âge. Les mâles, depuis l’âge de trois à dix ans, font aussi bande à part ; les mâles très-vieux, ont des goûts prononcés pour la solitude, choisissant pour « ravage » le pic solitaire d’une montagne, ou bien pendant l’été, les bords d’un étang ou encore les rives d’un petit ruisseau ombragé ; on rencontre quelquefois, jusqu’à neuf mâles dans le même ravage. Une fois lancés par le chasseur[1] en raquette, ils partiront à la file, au trot, à la manière des Indiens ; dans la neige profonde, les derniers placeront soigneusement leurs pieds dans la trace de ceux qui précèdent, de sorte qu’à tout autre qu’à un chasseur expérimenté, la trace ne semblerait que celle d’un seul orignal. Le chef de file devient-il las par la course ? il se jettera de côté, laissera passer le troupeau pour battre le sentier et clora la marche. En ces occasions, les mâles de deux ans paraissent avoir la plus langue haleine pour courir : les vieux, sont quelque fois si féroces, qu’ils refusent de courir et attaqueront le chasseur. La femelle donne beaucoup de lait ; les jeunes croissent avec une grande rapidité, pendant les trois premières années de leur vie. Doué d’une force prodigieuse, l’orignal endure de grandes fatigues ; à peine cependant, atteint-il l’âge de vingt ans, rarement même celui de quinze ans.

Ils ont une oreille fine ; un singulier instinct les porte la nuit à suivre et même à attaquer une personne qui porterait un flambeau. On les apprivoise et on les attèle à la voiture[2] d’hiver ; mais il faut se garder de les insulter ou de les maltraiter, car ils sont vindicatifs. Le printemps, ils descendront dans le voisinage des lacs, pour brouter dans l’eau jusqu’au col, certaines algues marines, sous la surface de l’onde. Pendant et avant la canicule, ils s’aventureront dans les lacs, presqu’à fleur d’eau, pour se protéger contre les mouches et la chaleur, et cela, la nuit aussi bien que le jour.

Pendant ces ablutions, les femelles cachent soigneusement leurs faons dans les halliers impénétrables aux mâles, à cause de leurs longues cornes à cette saison ; autrement, les vieux mâles les détruiraient. En septembre, l’orignal mâle devient féroce et quitte les lacs et les plaines, pour les hauteurs. C’est le temps de l’accouplement qui dure deux semaines : lorsqu’il à lieu, sa crinière se dresse, se hérisse, comme celle d’un lion ; ses allures inspirent alors l’effroi. L’Orignal se trouve dans la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, le Labrador, l’État du Maine, sur les deux rives du Saint-Laurent, plus bas que Québec, et à l’ouest de cette ville, sur les rives nord du Saint-Laurent et de l’Ottawa, jusqu’au lac Témiscaming, au nord-ouest jusqu’à l’embouchure de la rivière MacKenzie, sur la mer glaciale, latitude 69°. Nos chasseurs de Québec aiment surtout à explorer, pour ce grand gibier, les hauteurs des terres, en aval de la Baie Saint-Paul, connues comme les Jardins.





LA CHASSE À L’ORIGNAL

EN HIVER


« Le Canada est le pays des grandes chasses : les steppes incultes qui s’étendent au nord de Québec et de Montréal, sont peuplées de Peaux-Rouges à moitié civilisés, vivant du produit de leurs chasses et de leurs pêches ; aussi pour un Européen amateur de sport, cette contrée est-elle la plus belle entre toutes, malgré sa rudesse et son aspect sauvage. J’avais mis dans mes projets, pendant mon séjour aux États-Unis, de visiter en chasseur cette colonie anglaise et pendant les fêtes de Noël de l’année 1844, je profitai de quelques semaines de loisir pour me rendre au Canada.

Un de mes amis, capitaine dans un des régiments de Sa Majesté la reine Victoria, m’avait fortement engagé à venir le rejoindre et je me hâtai de me rendre à son aimable invitation.

Quelques jours après mon arrivée à Québec, Mac-Lean me proposa de faire avec lui une chasse à l’élan : il va sans dire que j’acceptai sans trop me faire prier, et nous nous empressâmes de songer aux préparatifs indispensables pour une pareille expédition.

Le capitaine avait à l’avance, pris avec quelques Indiens de l’établissement de Sainte-Anne, un arrangement, grâce auquel quatre des plus habiles chasseurs de leur tribu devaient nous joindre à soixante milles de Québec, à un rendez-vous désigné par eux, sur l’extrême limite des provinces habitées. Jack, le guide de caravane, nous attendrait de son côté, à Lorette, avec ses autres compagnons.

Nous nous mîmes en route un matin, au point du jour, dans une carriole fort basse, à laquelle étaient attelés deux excellents chevaux mustangs conduits en Tandem. Un traîneau attelé d’un seul cheval suivait notre véhicule, et nous y avions entassé nos armes, nos provisions de bouche et les autres objets indispensables pour camper dans le désert Canadien.

Enveloppés dans nos pelisses de bison et dans nos couvertures « mackinaws, » nous pouvions sans être incommodés, braver la fureur du vent qui balayait la route, emportant par tourbillons le grésil et la neige dont le sol était couvert.

Les premières lueurs du jour paraissaient à peine lorsque nous traversâmes le faubourg de saint Vallier, encore enseveli dans un profond sommeil, et dont les rues solitaires sont aussi mornes qu’elles sont mal bâties et tortueuses. Aucun habitant ne se montrait encore, et la neige en tombant, avait effacé, pendant les longues heures de la nuit, toutes les traces, toutes les empreintes de la veille.

Le chemin qui conduit à Lorette était large et bien tenu, et à part certains amas de neige, amoncelés par le vent qu’il nous fallut dépasser en usant de toutes les précautions imaginables, aucun accident ne vint attrister notre voyage. Nous arrivâmes au rendez-vous après un trajet qui dura une heure : Jack nous attendait tout équipé et prêt à se mettre en route. Rien ne lui manquait, si ce n’est un peu d’argent, qu’il nous pria de lui donner afin de « tuer le diable, » disait-il, qui avait pris possession de son corps et le glaçait « … d’épouvante… » Puis, notre chasseur après avoir consacré quelques paragraphes à décrire la dégradation des Indiens, par l’ivrognerie, continue :

« Sur les deux côtés de la route que nous parcourions, les terrains que nous traversâmes étaient défrichés à une certaine distance ; mais, partout au delà, on n’apercevait que des steppes incultes et des bois, une solitude complète. Nous eûmes à franchir de nombreux ruisseaux à moitié gelés : les eaux bondissantes se frayaient un passage difficile au milieu des glaçons, dont les aspérités leur opposaient autant d’obstacles et par dessus lesquelles elles jaillissaient en cascades écumantes. Le linceul glacé, tout éclatant de blancheur, dessinait chaque ondulation du sol et faisait ressortir par un saisissant contraste les sombres contours et les ténébreuses profondeurs des bois de sapins et de cèdres qui bordaient la route.

La tempête n’avait cessé de faire rage et la neige tombait toujours à gros flacons, ensevelissant les communications sous une couche qui s’épaississait à vue d’œil. De temps à autre, nous rencontrions des traîneaux chargés de bois ou de sacs de grains ; mais comme le passage était étroit pour opérer un chassé-croisé d’une évolution facile, le conducteur rangeait ses chevaux sur l’extrême bord, laissant le traîneau s’enfoncer dans la neige et le maintenant dans une position horizontale en pesant dessus avec force. Alors notre cocher fouettait ses chevaux et nous passions, non sans beaucoup de difficulté. Dans une de ces rencontres, notre traîneau accrocha celui d’un agriculteur, et comme il était plus léger que celui de « l’habitant » il fut précipité, contenant et contenu, dans un fossé rempli de cinq pieds de neige. Nous en fûmes quittes pour quelques contusions et quelques traits brisés, accompagnés de force jurons et blasphèmes prononcés par nos sauvages conducteurs. Roulés dans nos manteaux, entourés de nos fourrures épaisses, nous nous étions laissés aller sans remuer au mouvement rotatoire, ne bougeant pas d’avantage que les sacs de blé — dont l’autre traîneau était chargé. Notre rire homérique contrastait seul avec la colère des deux phaétons Canadiens. »

Les deux chasseurs s’arrêtent quelques instants à un « misérable hameau » — une cabane de planches qui s’énorgueillissait du titre pompeux, de Hotel du Roi Georges ; puis, après avoir culbuté dans la neige d’une ravine, et presque perdu un des chevaux du tandem, ils se trouvèrent à la maison de M. Joassin, sur les bords de la rivière Ste-Anne, — un log-cabin, — où ils passèrent une triste nuit, accompagnés de leur cinq Indiens et de leur meute de chiens. Ils font une peinture peu favorable de leurs piqueurs qui appartenaient à la tribu des Hurons de Lorette. Après avoir subi bien des mésaventures, les deux chasseurs, atteignirent enfin « la base d’une colline dans la forêt séculaire, » où ils firent halte et ou les Indiens préparèrent l’emplacement de la cabane de sapins, pour le repas et pour le coucher, dans le voisinage d’un limpide ruisseau, dont l’onde avait une saveur délicieuse : puis, vient une excellente description de la hutte et du mode de confection. On alluma le feu du camp. Les Indiens eurent bientôt découvert un lieu de pêche. « À l’aide d’une hache, nos Hurons creusent deux trous dans la glace. L’admission de l’air frais avait probablement le pouvoir de donner aux truites un appétit irréfléchi, car à peine avions-nous plongé nos lignes dans l’eau, que l’une de celles qui grouillaient à la surface, se saisissait de l’appât et se trouvait doucement transportée dans une corbeille tapissée de mousse que l’un de nos Indiens avait placée à côté de nous. La vie de ces pauvres poissons ne se prolongeait pas au delà de cinq minutes. Après cinq ou six coups de queue et autant de frétillements, leur corps se roidissait et une couche de glace recouvrait leurs fines écailles. Aussi lorsque nous rentrâmes à la cabane et que l’on tira du panier, les truites qui s’y trouvaient entassées, on aurait juré que c’était du poisson salé et encaqué depuis longtemps.

« Tandis que le capitaine et moi nous péchions dans la rivière, les Peaux-Rouges avaient coupé la provision de bois nécessaire aux besoins de notre foyer, et nous les trouvâmes qui empilaient avec ordre les blocs fendus et coupés de même longueur, sur l’un des côtés de l’orifice de la hutte. Au-dessus du feu, suspendue à la toiture à l’aide d’une corde tissée de lianes flexibles, bouillait une grande marmite remplie jusqu’au bord de porc salé, de pois et de biscuit. Au-dessous, sur un lit de braise, l’on entendait chanter une bouilloire pleine de thé dont les suaves émanations arrivaient jusqu’à nous par bouffées intermittentes. L’intérieur de la cabane était parfaitement chauffé et grâce à nos manteaux étendus le long des parois, nous ne ressentions aucune des atteintes de la glaciale température de l’extérieur. Nos Indiens avaient fabriqué des torches à l’aide de lanières d’écorce de bouleau roulées et assujetties entre les fentes de deux bâtons fichés dans une des murailles de neige et cette lueur indécise ajoutait au pittoresque de notre situation quasi confortable.

« Un grand sac de cuir nous servait de coffre-fort, c’est là que nous nous empressâmes de renfermer notre argent, nos montres et notre provision d’eau-de-vie, afin de ne point tenter la cupidité de nos guides.

« Notre souper consista principalement en poisson : les truites étaient délicieuses… Nous voulions ensuite passer au rôti, ou plutôt à l’un des mets empruntés à la civilisation dont nous avions fait provision pour le voyage. »

« La meute de chiens amenée avec nous pour chasser l’élan le lendemain avait été reléguée par nos Indiens, hors de l’abri qui nous servait de gîte. Dans le but de les rendre plus hardis et acharnés à la chasse, on les avait privés de nourriture et on les empêchait même de s’approcher du foyer. Ces pauvres bêtes rôdaient autour de notre hutte de neige, et chacun à leur tour, on les voyait insinuer leur museau à l’orifice de notre demeure et jeter des regards de convoitise sur leurs maîtres chaudement installés devant un feu pétillant.

Au moment où les Indiens commencèrent leurs patenôtres, les limiers profitèrent de l’inattention générale pour se glisser, l’un après l’autre, autour du foyer. Par malheur, l’un de ces animaux vint à toucher le talon du plus dévot des Peaux-Rouges qui, fort irrité de cette interruption, se tourna vivement pour découvrir l’intrus qui le dérangeait ainsi. Sans quitter la pipe qu’il n’avait pas cessé de tenir entre ses dents, l’Indien se leva, et, prodiguant au quadrupède une bordée de jurements des plus expressifs, dans la langue française, il le chassa avec accompagnements de coups de pied et de coups de fouet. Puis, après avoir longuement expiré une bouffée de tabac, le drôle renouvela sa génuflexion et reprit tranquillement son oraison comme si rien ne se fut passé.

Vers minuit, je me réveillai en sursaut. Je rêvais qu’une main de fer m’étreignait aux épaules et, lorsque je compris la réalité de ma situation, je m’aperçus que la sensation que j’éprouvais provenait du froid qui m’avait saisi. Le feu était pourtant encore très-ardent, à tel point que nos chaussures et nos manteaux fumaient et se rôtissaient évidemment. Mais à un mètre de distance, l’eau-de-vie se congelait dans nos bouteilles. Nous étions pourtant très chaudement vêtus et entortillés dans des fourrures épaisses. Jamais, je l’avouerai humblement, jusqu’à cette nuit mémorable, je n’avais éprouvé un froid aussi terrible… »

M. Révoil, et son ami le Capitaine McLean, ayant réalisé ce que c’est qu’un froid de Janvier au Canada, après une marche longue et fatigante de dix-huit milles dans les bois, découvrirent enfin, guidés par leurs Indiens, les environs du ravage des élans que les chiens firent bientôt détaler, au sein des neiges. Soit par un hasard fortuit, soit par une tactique particulière, les trois élans prirent trois directions différentes, Mac-Lean se mit à la poursuite du premier ; moi, je suivis le second, et un des Indiens se précipita sur les pas du troisième. D’abord nous fûmes tous devancés par les quadrupèdes ; le mien, surtout, se maintint à une distance de six ou huit portées de fusil ; mais, peu à peu, ses bonds devinrent moins rapides, et de larges taches de sang me prouvèrent que la glace durcie, foulée par ses pieds sous la couche de neige fraichement tombée l’avait grièvement blessé.

Les taillis épais, dont les pentes abruptes de la colline étaient recouvertes, cachaient aux yeux de chaque chasseur l’animal de sa meute ; mais on entendait distinctement le bruit de son souffle, qui s’échappait à travers ses naseaux fumants, et le craquement des branches qu’il brisait dans sa course. La terre, profondément labourée en certains endroits, trahissait les chûtes de l’animal, dont le désespoir accru par l’instinct du danger et l’impossibilité de l’éviter, se manifestait au moyen de sauts sans pareils.

Plus nous avancions, plus le craquement des branches devenait terrible, plus le bruit de la respiration de l’animal retentissait rapide et saccadé, plus la neige était teinte de sang. Les chiens affamés redoublaient leurs hurlements plaintifs. Nous hâtâmes encore le pas ; notre course était si furibonde que nous perdions haleine…

Une clairière s’ouvrit devant moi au milieu d’un hallier touffu et me conduisit à une vallée marécageuse parsemée çà et là d’arbres séculaires au tronc rugueux, élancés à plus de cent pieds au-dessus du sol. Là mon élan s’était acculé et faisait tête à la meute. La fatigue avait épuisé ses forces, ses pieds se refusaient à seconder son courage, mais, en dépit de son affaiblissement, il tenait encore la tête haute, et à chaque mouvement de son bois rugueux, les chiens bondissaient en arrière en poussant des aboiements dont le son trahissait un sentiment de peur. Ils fixaient sur l’animal des yeux avides et faisaient claquer leurs mâchoires, sans jamais oser approcher à plus de cinq ou six mètres. L’élan que j’avais devant mes yeux était vraiment admirable. Il avait au moins sept pieds de hauteur de la sole au massacre, et au moment où je m’avançai, il me sembla deviner dans l’expression de son grand œil noir, qu’il s’adressait à moi d’une façon suppliante. Hélas ! tout chasseur est impitoyable : ceci est un fait bien prouvé, et nul d’entre les disciples de Saint Hubert n’oserait, une fois rentré à la maison, commettre de gaieté de cœur, dans sa basse-cour ou dans son jardin, un de ces assassinats barbares auxquels sa main prend part lorsqu’elle est armée d’un fusil au milieu des bois… Je l’ajustai donc à mon aise, je lâchai la détente et ma balle l’atteignit en plein poitrail. La douleur réveilla la noble bête, qui se soulevant avec rage, s’élança de mon côté. Fuir à l’aide de mes raquettes était chose impossible ; il me parut donc beaucoup plus sage d’attendre l’élan, dont les forces s’affaiblissaient. Je tirai sur lui mon second coup, presque à bout portant et tout aussitôt il s’arrêta, chancela, et se roidit : son cou s’allongea et le sang jaillit par ses naseaux et par la bouche, qui s’entr’ouvrit pour livrer passage à sa langue haletante. Un moment après le pauvre animal s’affaissa dans la neige, comme s’il eût voulu trouver quelque soulagement aux douleurs atroces de son agonie. »

(Benedict-Henry Révoil.)




LES CANONS DE LA VÉNERIE

AU FLAMBEAU



L’Orignal cherche sa nourriture là où croit le lis jaune des étangs.[3] Ce sont ses racines, non ses feuilles ou ses corolles qu’il affectionne. Cette plante, forme de ses courants, un véritable réseau dans la vase des lacs, lequel atteint une longueur indéfinie : les racines plus grosses que le bras d’un homme, sont d’un verdâtre pâle, ou d’un blanc tirant sur le jaune. Elles se garnissent de petits boutons élastiques — moelleux, comme la pellicule d’un ananas ; fort insipides au palais humain, elles font les délices de l’orignal, lequel pour s’en gorger, n’hésite nullement à s’aventurer dans l’onde et s’y plongera la tête jusqu’à ce que l’eau lui recouvre les oreilles. Quand il aura réussi à arracher une racine, il en mâchera un bout avec une suprême jouissance et laissera l’autre bout excéder ses lèvres, comme un fumeur fait d’un cigare ; c’est là le moment — l’appoint que convoite le chasseur.

Par une soirée calme, chaude, bien obscure, le veneur polit et essuie soigneusement le disque de sa lanterne sourde jusqu’à ce que le verre en devienne luisant comme une platine d’argent ; car la flamme, au besoin, devra être fort vive. La lanterne doit être pourvue d’un couvercle ou abat-jour, si effectif, qu’il ne puisse s’en exhaler au dehors jusqu’au moment voulu, la moindre lueur. Car l’orignal n’est pas comme le chevreuil, qui, à la vue d’un objet nouveau, reste immobile, ébahi ; l’orignal ne devient pas la victime de sa curiosité ; il ne se hasardera à scruter ce qu’il voit pour la première fois que lorsqu’il se croira en lieu sûr.

La chasse dont il s’agit se fait à deux. Les chasseurs après avoir allumé leur lanterne se blottiront dans leur pirogue dont le fond sera muni d’une couverte pour assourdir le bruit de leurs mouvements.

Celui qui doit tirer, se place sur le devant du canot ; son compagnon le masquera au moyen d’une couverte. Puis, il assujettira la lanterne à un support en arrière du tireur, mais en droite ligne avec, et reliée à, sa tête, en sorte que la flamme une fois exposée en suive tous les mouvements. Quand il visera, ce rayon, la visière, le guidon de la carabine et l’objet visé seront en ligne : tout ce que requerra le chasseur, ce sera une vue distincte de l’orignal.

Ceci réglé, le second chasseur, replie sa propre couverte sur ses genoux et assis à l’arrière, de sa pagaie, il pousse au large… L’abat-jour étant replié sur la lanterne, il s’en suit une obscurité complète ; un silence parfait règne à l’entour, afin que les chasseurs, les oreilles tendues puissent saisir la moindre indication de la présence du gibier. L’exercice empêche celui qui pagaie de trouver le temps long ; il n’en est pas ainsi du tireur aux aguets, n’osant remuer, ni faire le moindre bruit. Il écoute, écoute… Tout le fatigue, l’ahurit : tantôt, c’est la chute d’une feuille sèche — tantôt le glapissement d’un renard dans la coulée, ou le passage d’un lièvre sur les branches mortes, ou le clapotement de l’eau contre les flancs de la nacelle : la tête lui bourdonne de mille bruits insolites… Enfin, un son mesuré, répété sur l’onde, vient chatouiller son oreille : Slosh ! slosh ! slosh ! dans l’eau. Puis, le silence,

Les muscles du chasseur se roidissent, ses cheveux se crispent ; son œil se dilate, son cœur bat à lui rompre la poitrine. Il épaule sa carabine et attend, frémissant d’impatience, le signal que doit lui donner son camarade, dont la main repose sur le disque de la lanterne, prêt à en retirer le couvercle.

La bête, elle, est-elle alarmée ? restera-t-elle dans l’eau ? ou bien, gagnera-t-elle la berge du lac, pour prendre sa course vers la forêt ? car, le chasseur est encore à trop grande distance du gibier pour tirer. Bientôt, le même son monotone dans l’eau se répète.

Enfin le signal est donné, le disque dégagé de son abat-jour, répand au loin une clarté vive, sur le lac silencieux et revoie au chasseur, la silhouette colossale de l’orignal à mi-jambe dans l’onde, et dont les vertes prunelles flamboient comme l’œil d’un démon.

— Feu ! mon ami, visez en pleine épaule !… La fumée se déroule en épaisses spirale, sous la brise du soir.

— Ne bougez pas ! chut ! Refermez le disque de votre lanterne si vous ne voulez pas vous-même courir le risque de devenir un point de mire à la bête blessée et furieuse. Silence ! attention !

— Que signifie ce bruit lointain dans le taillis — ce craquement de branches mortes ? et ce son pénible, saccadé comme d’une respiration haletante ?

Laissez le fier orignal courir. Il n’ira pas bien loin. Demain, au soleil levant, vous le traquerez par son sang dont l’herbe est rougie ; vous le trouverez mort ou mourant, couché au sein d’un hallier, sous le dôme des bois.

  1. « Jeudi dernier, (16 Déc 1886) dans la nuit, M. Charles Potvin, chasseur de Charlesbourg, a été éveillé par un bruit étrange ; il s’est levé et a aperçu à sa porte trois gros Orignaux. Le nemrod, trop énervé à cette vue, ne trouvait ni arme ni poudre, mais après plusieurs tâtonnements, il a fini par tirer un coup de fusil. Les trois orignaux dans leur fuite, ont cassé un arbre à sa porte. Le chasseur suivit leurs pistes, et l’un des orignaux blessé a été trouvé mort sur le terrain de madame Drapeau dans les concessions de Beauport. (L’Électeur 17 Décembre, 1886.)
  2. UNE ANCIENNE CONNAISSANCE.

    « On écrit de Portland, Me., qu’un nommé P. Leroyer, ci-devant de Shanlay, lac Mégantic, et possédant une jolie petite fortune en espèces sonnantes, vit dans les bois de Moosehead Lake, à quarante milles de toute habitation humaine, en compagnie d’une indienne qu’il a épousée, il y a quelques années. Leroyer est, dit-on le type le plus original qu’on puisse imaginer et l’année dernière il a causé une véritable sensation en se montrant à la foire de l’État du Maine, dans une voiture traînée par un élan. Originaire d’Europe, Leroyer appartient à une bonne famille qui l’a élevé avec grand soin : mais l’enfant semblait être né un misanthrope ; il avait horreur du monde civilisé et un bon jour, il s’en est venu en Amérique, et est allé s’établir aussitôt au milieu des forêts presque impénétrables du Maine. C’est là qu’il s’est construit lui-même une mauvaise hutte où il demeure depuis des années avec sa squaw qu’il a épousée, vivant de chasse et de pêche, mais surtout de la chasse des animaux à fourrure. De temps à autre, il fait avec son élan une excursion dans les villes voisines, où son attelage

    étrange, son costume de peaux, sa longue chevelure et ses allures singulières ne manquent jamais de faire sensation.

    Ayant appris, l’an dernier, qu’il avait hérité d’une certaine fortune dans son pays natal, Leroyer a mis son élan en gage pour une somme de $260 et, avec cet argent, il est allé recueillir la succession qui lui était échue et qui ne s’élève guère à moins de $30,000. Mais il n’a pas été plus tôt mis en possession de sa fortune que le misanthrope par goût est allé retrouver sa hutte et son indienne et reprendre son genre de vie favori au milieu des bois, ne s’étant donné d’autre luxe que celui d’un nouveau vêtement en peau de bouc. On affirme que Leroyer s’endort chaque nuit sur un oreiller de $30,000 en or.

    Nos lecteurs ont sans doute facilement reconnu dans le portrait ci-dessus, l’un des principaux témoins dans le procès au criminel de l’affaire Sougraine. Tout Québec a pu voir alors Leroyer avec sa sympathique et énergique figure de coureur des bois et sa longue chevelure. — (Le Canadien, 1 mars, 1887.)

  3. Le Nénuphar d’Amérique.