Charlot s’amuse/Chapitre VIII

Bandeau de l'éditeur Henry Kistemaekers
Bandeau de l'éditeur Henry Kistemaekers

VIII



Elle avait fait son œuvre, la rechute. Le lent égrènement des jours, des mois, des années avait, dans une gradation cruellement régulière, déroulé l’effrayante et douloureuse série des phénomènes par lesquels se traduisait le mal qui rongeait Charlot : l’irrémédiable était resté sans remède.

La victime avait dix-huit ans maintenant. Un homme ? Non. Il ne devient point un homme celui qui n’a pas été un enfant.

Et il en avait conscience, le misérable, non plus vaguement, avec une confuse perception des choses, mais profondément, comme un analyste qui a fouillé longuement en lui-même et a voulu approfondir. Il savait. Il savait et il souffrait. Exaspérante, une torture le mordait dans une continuelle obsession. Lettré à présent, il la comparait mentalement au traditionnel remords que, dans la banalité creuse des romans romantiques dont se gavait Mlle de Closberry, il avait toujours découvert, « pieuvre implacable », s’attachant au traître, et ne le lâchant pas que ses crimes ne fussent punis pour la plus grande glorification de la morale.

Il y a du singe dans l’adolescent et l’imitation est endémique dans les écoles. Charles Duclos avait imité le traître promenant ses remords sans pouvoir les déposer quelque part, ainsi qu’un bossu sa bosse. Il était devenu excursionniste, battant les bois sans relâche de Saint-Dié à Gérardmer, et connaissant toutes les montagnes.

Il n’allait pas cependant jusqu’à s’identifier avec les Juifs-Errants du crime, ses héros. Il ne songeait à eux que lorsqu’inconsolé, il rentrait sentant son fardeau plus lourd, et se rendant compte qu’il ne s’en déchargerait jamais. De remords, il n’en éprouvait plus, le remords demandant, du reste, une énergie dont il manquait. Puis, à vrai dire, il ne se trouvait pas criminel, ayant mis au rancart, avec ses terreurs puériles d’enfant et la majeure partie de ses croyances, les premières imaginations que lui avait soufflées la découverte de son mal. Nettement, au contraire, il comprenait ce qui se passait en lui et se traitait en malade. Il avait même la monomanie du malade ordinaire qui ne se préoccupe que de sa santé, s’exagérant parfois ce qu’il éprouve en rêvant qu’il éprouve quelque chose. Sa fausse science, avec cela lui trottait par la tête ; il possédait Tissot et les vulgarisateurs fantaisistes du même genre, s’attendant, depuis la lecture de leurs œuvres, à toutes les souffrances, à toutes les aggravations. Mais, avec une justesse qui fortifiait sa lâcheté naturelle, en lui permettant d’accuser la fatalité et de répondre à ses propres reproches, il étudiait l’hérédité maudite sous laquelle il succombait. Pour excuser sa déchéance, il se rappelait l’alcoolisme de son père et de son grand-père, l’hystérie de sa mère et l’épileptique folie de la mère de celle-ci. Il ne lui serait jamais venu à l’idée de supposer qu’il tenait d’eux seulement des prédispositions morbides surmontables par le vouloir et sans médication. Cela aurait entamé son système de défense, et il préférait pouvoir pleurer sur lui-même que d’avoir à se mépriser, — à se vaincre. Peut-être aussi devinait-il qu’il était trop tard. Les phtisiques ont, dit-on, parfois la prescience mystérieuse de leur condamnation. Ses terrifiantes lectures aidant, peut-être lui aussi se sentait-il perdu.

En réalité, la solitude plus que tout encore empirait son état. Sa protectrice ne comptait guère, infirme maintenant, et, depuis quelques mois, entourée de prêtres et de religieuses qui, prévoyant sa fin prochaine, guettaient ses biens, montaient la garde autour d’elle et la refroidissaient contre son fils d’adoption. Il ne la voyait plus que le soir, lorsqu’avant de se coucher il allait l’embrasser. Son ami Lucien Leroy, lui, l’avait quitté, il allait y avoir un an. Un coup de tête. L’oncle remarié, la naissance d’un cousin, à qui reviendrait une fortune depuis longtemps escomptée par le précoce compagnon, et le besoin aussi de prendre son vol, la folie des voyages que fait plus obsédante la vie étroite d’une existence monotone, dans un trou : toutes ces causes avaient conduit le compagnon d’enfance de Charlot dans un régiment d’infanterie de marine, à Toulon, et les lettres du jeune engagé au camarade resté au nid devenaient, peu à peu, plus rares et plus courtes.

Seul, il était seul, le malheureux. Dans la petite ville il ne connaissait que des prêtres, des professeurs, des frères, les évitant, d’ailleurs, dans la crainte inavouée qu’ils devinassent son mal. Il avait perdu de vue ses condisciples, qui, en se faisant hommes, l’évitaient, s’embourgeoisant, dédaigneux du « Parisien » sans état, sans famille, sans fortune, ou qui, accaparés par les soucis du travail quotidien, et misérables, — sympathisant peu d’ailleurs avec l’étranger aux allures insolites, — trouvaient à peine le temps de lui serrer la main de loin en loin. Seul. Et seul avec lui-même.

Il aimait cependant sa solitude passionnément. Mais ses promenades, qu’il faisait chaque jour plus longues, plus fatigantes, dans le vain et confus espoir de trouver ou la guérison, ou l’oubli, étaient souvent pour lui le pire des supplices.

Il les expliquait par son amour pour la botanique, et, sous couleur d’herboriser, emportant des vivres dans sa boîte de fer-blanc, il partait tous les jours, pris dès le seuil de la porte d’un tel dégoût et d’une telle lassitude intellectuelle qu’il enfilait, machinalement et sans but, le premier chemin venu. Il avait essayé de fumer, mais ne pouvant vaincre ses nausées, il avait renoncé à la cigarette, et, les mains inoccupées, la démarche incertaine, le tronc affaissé et tout le corps plié en avant, il s’en allait, l’air braque, les bras ballants, les jambes molles, et comptant les pavés.

Le plus souvent, il descendait la Grande Rue jusqu’à la rue du Collège, tournait à gauche et gagnait le faubourg. L’agacement que lui causait, en chemin, la rencontre fastidieuse des choses trop rencontrées déjà, se fondait, dès les premiers pas, en une mélancolie lâche qui l’amollissait, lui enlevant toute velléité d’impatience. Les objets inanimés ne lui disaient plus rien, et, dans son cerveau détraqué, il sentait comme un creux où dansait seulement une mobile et cuisante perception, lorsque, dans le silence des nuits solitaires ou dans l’ombre des bois, il s’abandonnait, à bout de forces, mais retrouvant, l’ignoble accès passé, son hébétement antérieur.

Et il marchait d’un pas mécanique, s’arrêtant, chaque jour, aux mêmes endroits, regardant les mêmes points. Devant la maison de M. Gérard, le notaire, il relevait chaque fois la tête, avec une régularité de mécanique, comme si les panonceaux de cuivre, dont les bosselures s’irradiaient sous le soleil, lui eussent invinciblement soutiré un coup d’œil. Après, c’était le jardin du notaire, dont la verdure, dépassait la muraille. Il murmurait machinalement :

— Tiens ! le seringha est en fleurs…, faisant, suivant les saisons, la même constatation banale et irréfléchie pour les glycines, les lilas ou les faux acacias.

Puis, il passait devant le bureau du télégraphe. Il donnait un regard distrait au tableau des cours de la Bourse affiché derrière un grillage, et, au bout de quelques pas, il essayait, pour remplir le vide de son esprit, de reconstituer dans un dessin mental, l’imprimé trop familier, avec ses en-tête, son encadrement, ses colonnes, ses lignes de points, son cachet bleu et la signature stéréotypée du receveur, toujours atrocement pareille à celle de la veille. Ensuite, il s’arrêtait au magasin de nouveautés Nordon, inspectant l’étalage, connaissant la devanture comme sa propre chambre, et s’intéressant à la réapparition dans la vitrine des coupons déjà vus et au retour des mêmes châles cassant leurs dessins et heurtant leurs couleurs dans leurs plis en éventail.

Plus loin, il retrouvait les enfants du quartier jouant sur le trottoir. De tous les êtres rencontrés sur sa route, ceux-là seuls lui apportaient chaque jour une impression différente, variant leurs yeux avec la mobilité fantasque des gamins. Il les contemplait pendant de longues minutes, comme prodigieusement distrait par leurs parties de billes ou de marelle, leurs cris aigus de moineaux, et repris peut-être du désir de pouvoir s’amuser comme eux, en faisant tourner, à coup de fouet, un moine, la toupie favorite du pays. Certains de ses bambins d’ailleurs l’attiraient, ceux de dix à onze ans, les petits blonds à chair rose et blanche, à l’air doux. Fugitive comme la rougeur qu’elle lui mettait aux joues, une monstrueuse tentation lui traversait la cervelle ; il rêvait de polluer ces corps frêles et de couvrir d’inavouables caresses leur imberbe gracilité. À présent, il comprenait la dépravation d’Origène, se demandant, anxieux, s’il ne finirait pas comme lui. Il reprenait cependant sa route, son désir envolé, et sortait de la ville en adressant aux hommes et aux choses son sourire bête de poupée.

La fabrique Blech dépassée, c’était la campagne. Il s’engageait sous les peupliers, une plus pesante sensation de solitude l’écrasant là, dans l’ombre. Et il allait sans voir. Cette merveilleuse promenade de Gratin, trop souvent parcourue, n’éveillait plus en lui qu’une incommensurable fatigue.

À sa droite, il avait l’étendue large des prés, poussant jusqu’à la Meurthe, qui serpentait à l’horizon, derrière un rideau de saules et de trembles, son vert tapis rayé de rigoles, avec çà et là, les larges flaques blanches et les ruisseaux radieux que faisaient, étendus sur l’herbe, au grand soleil, les pièces ou les rouleaux de toile de la blanchisserie voisine. À gauche, c’était un canal resserré qui se rendait à l’usine, attelant son courant, dans un inutile et continuel effort, à l’image tremblotante des grands arbres. Sur la rive opposée, une colline s’étageait, couverte d’un bois épais dont l’eau baignait la lisière. Par endroits, plus fréquents à mesure que Charlot avançait, les sapins, les bouleaux, les chênes dévalaient là, pressés, se poursuivant sur la pente. Ils entrecroisaient leurs branches dans un sombre et confus fouillis, qui surplombait le canal au lit plus étroit, et, penchés dans un effort croissant, lançaient leurs ramures au-dessus de l’eau, comme pour les confondre, en une inextricable étreinte, avec celles de l’autre bord. Par places, l’union se faisait, échevelée, et c’était dans le vert un mystérieux coït, dont le vent trahissait les baisers par la contagieuse palpitation des feuilles. Au-dessous, le canal s’assombrissait. Il avait des teintes moirées près des rives, le long des rochers moussus et sous l’inclinaison des aulnes. Au milieu, à l’ombre moins épaisse tombant du dôme des arbres, un velours glacé dormait dans la fraîcheur, et des bandes d’araignées d’eau y filaient, par bonds rapides, glissant, sans émouvoir sa surface immobile, et courant après le soleil.

Charlot ne voyait rien de tout cela. Il allait de son allure mécanique, jusqu’à ce qu’au bout de la longue allée, il eût rejoint, après le tournant de la colline, la Meurthe, rapprochée maintenant d’où partait le canal. Souvent, il s’arrêtait là, un long instant, à regarder une troupe d’enfants qui se baignaient en pêchant des écrevisses et des chauchards, à l’aide d’une fourchette emmanchée au bout d’un bâton. D’impossibles désirs lui revenaient, surexcités par le grand air ; son sang oxygéné coulait plus vif. Il contemplait avidement les garçonnets qui battaient l’eau et fouillaient de leur trident les trous sous les pierres et l’entrecroisement des racines. Ils n’avaient plus que leur gilet : leur chemise était serrée en rouleau à la taille pour ne point tremper, et ils barbotaient, les cheveux ébouriffés, l’air heureux, livrant au vent leurs nudités blanches. Dans le nombre, souvent, se trouvaient des fillettes. Elles restaient au bord, leurs cotillons troussés laissant voir leurs mollets grêles ; mais leurs petits compagnons s’éloignaient, faisaient des découvertes et criaillaient, s’amusant comme des dieux. Alors, tentées, elles se lançaient à leur suite, les joues empourprées de plaisir, soulevant plus haut leur jupe avec des rires perlés. À mesure qu’elles avançaient, l’eau devenait plus profonde, son courant coupé murmurant contre leurs jambes avec de petits bouillons qui mouraient dans un sillon écumeux. Leur peau semblait toute rose dans ce cercle argenté, et, chatouillées par la caresse froide qui entrait en elles, elles riaient plus fort avec des cris aigus, parfois, et des frissons. L’eau montait toujours cependant, lêchant robe et chemise. La plus brave, soudain, mettait son trident sous son bras et se retroussait des deux mains. Toutes l’imitaient, prises d’une joie folle de gamines naïves à mouiller leurs membres nus. Bientôt elles étaient comme les garçons, semblables à de jolis marbres ; et c’était chez les uns et les autres la même indécision des contours, les mêmes formes, avec une rondeur grassouillette naissante chez les filles, et, sur tous ces petits corps, une chair pareille, fine et blanche, impubère.

Charlot ne voyait pas les jeunes pêcheuses, ou se détournait d’elles, indifférent et sans désirs. Seuls leurs petits compagnons l’intéressaient. Une sorte de misogynie maladive l’avait depuis longtemps envahi, l’emplissant de ce dégoût de la femme qui est comme le châtiment des solitaires pratiques. Et il s’éloignait, se sentant impuissant à refréner la tentation grandissante. Il allait plus vite, comme pour éteindre l’espèce d’hyperesthésie qui le ressaisissait, excitant en lui un troublant priapisme ; il gagnait la montagne ou remontait la rivière jusqu’à ce qu’il eût trouvé un endroit désert, et, là, après une courte lutte avec lui-même, il cédait aux incitations de son abominable névrose, se vautrant sur le gazon avec une joie farouche et une douloureuse volupté.

Hagard, le malheureux revenait à lui après quelques instants. Il se rhabillait, essuyait son front moite et s’enfuyait loin du lieu témoin de sa chute.

Il courait au hasard, monologuant, pris d’une rage sourde. Il était une fois de plus retombé ! Il avait une fois de plus violé son serment ! Car il se jurait, chaque soir, de ne plus défaillir et de se vaincre enfin. D’autres fois, s’avouant sa lâche faiblesse, il se fixait un délai, réglant à l’avance le nombre de ses accès, les espaçant et s’interdisant de s’y abandonner durant certaines périodes. Réglementation vaine, serments inutiles. Il pleurait.

Cette désespérance se fondant en larmes le soulageait vite, et il revenait à son habituelle hébétude. Une heure après, las de battre les bois ou les champs, il s’étendait sur le sol, se couchant dans les bruyères ou dans l’herbe, ayant par contenance un livre ouvert, devant lui, sur sa boîte d’herborisateur. Il restait là, l’œil perdu dans une muette contemplation du ciel, suivant dans le grand bleu les arabesques des hirondelles, heureux de s’endormir dans les senteurs tièdes de la campagne, afin de moins penser encore, et surtout de ne pas réveiller son mal.

Mais, quand le sommeil ne venait pas, il se sentait plus détraqué ; et incapable désormais d’occuper son cerveau, il cherchait d’idiotes distractions dans la poursuite des perce-oreilles sous les écorces, ou dans la destruction d’une fourmilière. Quelquefois, il chantait à tue-tête tout ce qu’il se rappelait, refrains obscènes et pieux cantiques. Son répertoire s’épuisait vite, les fourmis finissaient par disparaître emportant leurs œufs, et il lui aurait fallu se lever pour trouver un autre arbre à écorcher ou à couvrir de ses initiales avec son couteau. Alors, il se tordait les bras en bâillant, et sa journée s’achevait, comme toutes les autres, dans la revue de sa vie jusque-là. Il ruminait son passé, le remâchonnant comme un bœuf, dans une évocation navrante et précise.

C’était Paris, la mort de son père, les brutalités maternelles, rentrée à l’école, le premier étiolement, l’amitié d’Origène, la chute, la lente et inconsciente descente dans le vice. Il retrouvait Hilarion, Eusèbe, reconstituant leurs visages effacés, se remémorant leurs gestes, leurs discours, mais s’acharnant en vain à se rappeler d’autres personnages secondaires, et se secouant, furieux de l’oblitération de sa mémoire.

Il arrivait de nouveau à Saint-Dié. Isidore l’interrogeait. Il avait peur alors de ce vieil hypocrite, peur aussi de l’abbé Choisel, peur de tout le monde. Était-il bête d’avoir attendu de connaître ces gens-là pour comprendre comment on l’avait abusé ! Puis Mlle de Closberry le prenait chez elle ; la pauvre bonne vieille demoiselle !… Il l’aimait bien.

Et son cœur s’attendrissait à énumérer toutes les bontés de sa protectrice.

C’est chez elle qu’il connaissait Lucien Leroy. Il adorait son nouvel ami, et c’était le bon temps ! Un jour, à Ormont, il avait, dans ses bras, connu les extases partagées, les bruyants spasmes qui se font écho. Si maintenant il devait succomber à son mal, il voulait mourir en se rappelant cette révélation, en revivant cette amoureuse scène.

Sans doute, Lucien l’avait amené où il en était : ne se croyait-il pas guéri, quand il avait fait sa connaissance ? Mais quoi ? il le savait bien à présent : tôt ou tard, il serait retombé. Était-ce sa faute, après tout, et pouvait-il s’accuser lui-même ? Nul ne l’avait jamais aimé, si ce n’est ceux-là qui, comme Origène et Lucien, l’avaient corrompu… Certes, sa mère adoptive l’avait bien aimé, elle, et l’aimait encore, mais cette affection maternelle et chaste était venue trop tard, insuffisante d’ailleurs maintenant à remplir son cœur assoiffé et à calmer sa défiance maladive.

Lucien ?… Il n’aurait jamais un ami pareil ! et le malheureux s’animait à remuer ses souvenirs. Il fermait les yeux, béat, et, pour ne plus songer aux conséquences de sa fatale déchéance, s’efforçait de ne point sortir des jouissances anciennes. Le bonheur avait été infâme : ce n’en était pas moins du bonheur.

Bonheur partagé. Leroy lui avait rendu tendresse pour tendresse, et la promenade à Ormont avait été l’aurore des jours bénis qui, pendant six ans, s’étaient succédés.

L’année de la guerre avait été la meilleure. Mgr Cavery, en revenant du Concile, ayant renoncé à la création de son école professionnelle, il avait alors éprouvé de nouvelles craintes. Qu’allait-on décider ? Allait-on le renvoyer à Paris ? Sa protectrice était heureusement intervenue, incapable de se faire à l’idée d’une séparation qui éloignerait d’elle le cher petit. Elle avait déclaré se charger définitivement de son sort. Au fond, elle nourrissait le rêve de l’adopter, après qu’il aurait terminé ses études. Il deviendrait un prêtre. Elle vivrait bien jusqu’à son ordination. Elle aurait alors, pauvre vieille tremblotante, l’ineffable bonheur de demander le secours de son saint ministère au jeune abbé qui lui devrait tout, au blondinet qu’elle avait recueilli, dorloté avec amour et vu courir dans sa maison, jadis silencieuse, mettant, des appartements au jardin autrefois endormi, l’exquis tapage et le délicieux souffle de la vie de son enfance débordante. Le soir, en l’embrassant, elle le voyait déjà ensoutané et tonsuré, rose dans le costume sombre, angélique, avec ses beaux yeux si doux. Il prêchait pour la première fois dans une humble paroisse des faubourgs ou des environs, et elle allait l’entendre, perdue au premier rang de ses ouailles, écrasée de joie, et bénissant le Seigneur qui lui donnait cette dernière grâce et cette félicité, en échange du nouveau serviteur qu’elle avait amené à l’autel.

Il ne contrariait pas ses plans d’avenir et promettait tout ce qu’elle voulait.

— Oui, bonne maman, je travaillerai bien et j’irai au séminaire.

Puis il la quittait, entendant des trompettes sonner dans la grande rue, et courait voir défiler les uhlans.

Lucien l’attendait à la porte. Tous deux partaient, battant la ville, colportant les nouvelles, visitant les cantonnements voisins, imaginant des niches aux soldats badois qui remplissaient Saint-Dié.

Un jour, le 6 octobre, on s’était battu, pendant dix heures, à quelques kilomètres de la ville, à la Burgonce. Ils avaient couru à Saint-Roch, et, toute la journée, ils étaient restés sur la butte, muets dans la trépidation roulante des coups de canon, et regardant, avec les lunettes que louait le père Isaac l’opticien, les régiments passer et repasser dans la plaine, autour des villages incendiés. Puis, c’étaient les blessés qu’on avait ramenés sur des charrettes et qu’on avait transportés dans des ambulances improvisées. Mlle de Closberry en avait recueilli trois, des mobiles, que le docteur Noël venait panser chaque matin. L’un d’eux était mort, le plus jeune. On avait bien pleuré dans la maison !

Huit jours après, les deux amis visitaient le champ de bataille de la Burgonce, à Nompatelize, ramassant, à travers les ruines désolées des deux villages, l’ineffaçable et poignante impression de la guerre. Ils frémissaient devant les murs à demi calcinés, sur lesquels la pluie n’avait pu encore laver les sanglantes éclaboussures projetées là, dans la fusillade à bout portant qui avait accueilli les Français, fuyant les maisons en flammes. Les toits bâillaient, crevés par les obus. La tête d’un bœuf, n’ayant plus d’intact que ses grandes cornes, surgissait de la lucarne d’une étable, s’étranglant dans un effort inouï, paralysé par la mort, et effrayante avec sa langue toute noire et ses gros yeux de poisson frit. À côté, contre le mur en pisé, une vigne accolait ses sarments desséchés qu’avait épargnés le feu, et qui, au prochain printemps, reverdirait là, vivante et toute seule, dans le massacre des choses. Plus loin, un cerisier, quoique éloigné de la ferme, n’avait point été épargné. Il étendait le spectre lamentable de ses branches rôties, semblable, avec son tronc noir, à un énorme morceau de braise que l’eau du ciel aurait rendu luisant.

Tout autour, on pouvait reconstituer la lutte. Dans les terres labourées, il y avait des lignes régulières de boîtes à cartouches, qui indiquaient les positions des combattants et, peu à peu, reculaient. Les Français avaient battu en retraite jusqu’aux maisons. Là, ils s’étaient barricadés. Bientôt, devant l’incendie, les premiers venus avaient gagné la montagne, s’abritant derrière les gros arbres pour faire le coup de feu. Des casques à pointe, des ceinturons, des armes même trouaient le sol détrempé. Charlot et Lucien, cependant, pénétraient dans les maisons, en proie à une horreur croissante, mais envahis d’une sauvage curiosité, qui surmontait leur angoisse. Dans une salle basse, ils découvraient toute une rangée de fusils. Des francs-tireurs avaient lutté là jusqu’à ce que leurs munitions fussent épuisées, puis, ils étaient morts. Les fenêtres étaient encore matelassées, et il y avait des meurtrières percées dans les cloisons. Sur une muraille blanche, des mots apparaissaient, distincts, écrits avec un charbon pris dans l’âtre : Cambriels est un c…, dernière imprécation d’un soldat vaincu, suprême insulte au chef, dont, en se battant, il attendait l’arrivée et la victoire. On voyait des traces de sang partout. Sur le bahut, sur le pétrin, des fragments de cervelle avaient jailli, secs maintenant et semblables aux mâchons de papier dont, à l’école, les deux enfants criblaient le plafond et la chaire du maître.

Un dégoût leur venait, insurmontable, et, traînant des armes et des casques qu’ils voulaient emporter comme souvenirs, ils prenaient leur course vers la forêt.

Là, derrière un arbre, ils trouvaient un cadavre verdi par la pluie, mais conservé par le froid des premières nuits d’hiver. Un moblot encore, enveloppé dans sa capote gris de fer, la face contractée en un grimaçant rictus et ses grands yeux blancs ouverts plongeant leur immobile et vague regard dans le vide. Sa tête reposait sur son havresac ; il tenait, de la main gauche, son chassepot au canon rouillé, de la main droite, une lettre que faisait bleuâtre la déteinte de l’encre sur les feuilles mouillées. Autour de lui, d’autres papiers traînaient chiffonnés et boueux sur la mousse. Blessé durant la retraite et se sentant frappé à mort, il s’était réfugié là pour mourir, le pauvre soldat, trouvant encore la force avant le hoquet suprême, de relire les lettres de ceux qu’il aimait.

Charlot, l’air soudain grave et le cœur étreint, revoyait nettement cette scène.

Il tremblait, pris d’un saisissement devant cet œil vitrifié et ces lèvres pâles retroussées sur les gencives violettes. Lucien, plus brave, s’approchait et prenait le papier. Ils le rapportaient en ville, et les mères se le passaient en pleurant. C’était l’épître naïve et rustique qu’adressaient au mobile ses vieux parents restés seuls à la ferme. Les recommandations s’y mêlaient aux nouvelles des gens du pays, à des détails sur les bestiaux : « Blanchette avait mis bas… On avait vendu deux porcs… Le maître d’école lui souhaitait bien le bonjour… Il fallait qu’il se soignât bien… » Vers la signature, l’écriture semblait tremblante et la tendresse rude, que la plume du paysan n’avait pu ou su exprimer, se devinait là, dans les déliés plus grêles et dans les lettres tracées à deux fois.

La guerre continuant, Duclos s’était fait à ces choses. Ses souvenirs, à dater de cette visite à la Burgonce, devenaient d’ailleurs confus. Dans la fin de cette année-là, il ne se rappelait que vaguement les émotions. Un épisode seul accrochait sa mémoire au passage, la peur qu’il avait éprouvée certain jour.

Son ami Lucien, parti à Lunéville pour une semaine, l’avait laissé seul. Il errait comme une âme en peine, n’ayant pas d’autre camarade. Les désirs renaissaient plus vifs, excités par le jeûne, dans la privation des caresses que lui prodiguait son ami. Et, à une récréation, il s’était enfermé dans l’étroite cabane bâtie au bout du préau des frères et dans laquelle, aux heures de classe, sans qu’aucun besoin les y poussât, les gamins se suivaient incessamment, heureux d’échapper pour dix minutes à leur maître. Depuis quelques mois, sa puberté naissante le tourmentait de son travail interne, et dans l’obscène curiosité de son enfance précoce, il contemplait à tout instant les signes extérieurs de ce changement qui s’opérait en lui. Cette fois-là, il s’était abandonné, éperdu, plus assoiffé que jamais des mystérieux plaisirs. Soudain, dans le frisson d’un long spasme, il s’apercevait qu’il était homme. Mais ce phénomène étrange, cette émission convulsive l’épouvantaient tout d’abord. Il éprouvait, une minute, l’effroyable crainte d’avoir contracté je ne sais quelle atroce maladie ; et, pâle, prêt à défaillir, une sueur glacée au front, il contemplait, cloué sur place, cette chose soudainement venue. Peu à peu, cependant, un travail se faisait en lui. Il se rappelait les explications de Leroy restées incomprises et qu’il n’avait pas osé lui faire répéter par peur de paraître trop ignorant, lui, le petit Parisien. C’était donc pour cela que le soir, sous la tonnelle, son ami, en l’embrassant plus fort, le repoussait brusquement ! Comment n’avait-il rien vu à Ormont ? Un soupir de soulagement soulevait sa poitrine et une joie l’emplissait. Il était un petit homme à présent, comme son camarade, qui désormais ne pourrait plus le blaguer et le traiter de marmot !

Dans l’irréparable aberration mentale qui dépravait ses dix-huit ans mal venus, Charlot revivait cette scène monstrueuse avec un passionné bonheur. Vautré sur l’herbe, il souriait, se remémorant avec complaisance les obscènes détails qui marquaient sa vie passée et ses étapes dans le vice. Une poésie bâtarde s’en mêlait bientôt, tendrement banale, qui habillait cette déchéance d’amoureuses couleurs. Il ouvrait sa boîte de fer-blanc et, d’entre les feuilles de son herbier, il retirait les lettres que Lucien lui écrivait à cette époque.

On les avait mis, en effet, tous deux au collège, où, grâce aux leçons particulières, à l’intelligence de l’un, à la bonne volonté de l’autre, ils doublaient leurs classes, rattrapant le temps perdu. Charlot, pour plaire à Mlle de Closberry, était capable de tous les efforts. Son mal, au surplus, en attendant le détraquement final, passait par les phases ordinaires et suractivait ses facultés physiques et intellectuelles. Il éprouvait alors une boulimie qui atteignait son cerveau et son estomac à la fois, dans le besoin instinctif de réparer de toutes façons la continuelle déperdition de ses forces, avant leur émoussement général. Les deux amis étaient séparés maintenant, se trouvant dans les classes différentes et demi-pensionnaires. Les récréations seules les réunissaient dans le jour. De là ces lettres enfiévrées et brûlantes qu’ils échangeaient d’étude en étude.

Charlot souriait en les relisant. Cet immonde attachement, cet amour contre nature lui faisait battre encore le cœur. Il les traitait d’enfantillages, ces joies malsaines évoquées à présent, et plus douces dans l’estompement indécis des choses du passé ; cependant, il aurait voulu goûter de nouveau leur étrange et troublante saveur.

Les premières initiations de Lucien à la littérature antique perçaient, çà et là, dans ces pages écrites sur du papier de copie rayé de bleu, ou au verso d’un pensum, d’un devoir. Il était Alexis, et Duclos Corydon, car des feuillets de leur Virgile, de leur Ovide, de leur Horace, des bouffées chaudes et malsaines montaient qui grisaient leurs jeunes têtes des parfums voluptueux d’un Orient blasé. Et à côté des réminiscences classiques qui détonnaient dans leur correspondance, il y avait des adaptations naïves des Morceaux choisis de littérature qu’on leur fourrait entre les mains, — section épistolaire, — et, bientôt, des romans graveleux ou simplement ineptes qu’ils cachaient dans leur pupitre : Fénelon et Paul-Louis Courier, Ponson du Terrail et Paul de Kock mêlés.

Pendant cinq ans, ils s’étaient écrit de la sorte, comme deux amants, jouant, plus convaincus à mesure qu’ils grandissaient, leur rôle d’homme et de femme. Naturellement, Charlot était la femme, toujours dominé, mais se vengeant inconsciemment, par une coquetterie réellement féminine, et infligeant à Lucien les tortures qu’une véritable maîtresse lui aurait fait subir. Dans cette collection de lettres, il y avait cinquante ruptures, cinquante réconciliations. Reproches tendres, mensonges coquets, amoureuses querelles : rien n’y manquait. Avec cela, une vertuomanie, fruit du milieu exclusivement clérical et enseignant, dans lequel ils vivaient, les envahissait, donnant un étrange cachet à leur inavouable intimité. Leur dévotion s’en était allée, mais le spiritualisme vague et bête de la philosophie universitaire l’avait remplacé, faisant succéder un abrutissement à un autre. Ces onaniaques de quinze et seize ans se récitaient du Lamartine entre deux baisers. Le lapin, encore en seconde, adorait « le Créateur », en s’enrhumant à sa fenêtre par les soirs de lune, et son ami, alors en rhétorique, répondait, sur le mode byronien, en déclamant Rolla ou la Nuit de Mai. Ils étaient ignoblement heureux, divinement idiots.

La dernière lettre du paquet portait comme épigraphe une citation du Banquet de Platon. Lucien parlait de Diotime, et, sa nature méridionale ardente l’emportant, las des manœuvres à deux, banales, toujours les mêmes, il rêvait une plus réelle possession.

Et, dans l’espoir de vaincre les répugnances de Charlot, il lui indiquait, avec la prophétesse de Mantinée, le chemin de la pédérastie à la vertu.


Vignette de l’éditeur Henry Kistemaekers
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