Charlot s’amuse/Chapitre II

Bandeau de l’éditeur Henry Kistemaekers
Bandeau de l’éditeur Henry Kistemaekers

II



Duclos avait connu sa femme, à la fin de l’Empire, lors des grandes réparations de l’église Saint-Laurent. Il était jeune encore à ce moment, C’était un franc luron, toujours de bonne humeur, fêtant bien parfois saint Lundi, mais rattrapant sa semaine entière au bout du compte, tant il était vaillant au travail. Bon ouvrier, mais ignorant comme une carpe. Aux journées de Juin, on avait pris son père sur les barricades ; il ne savait si on avait fusillé ou déporté « le pauvre vieux », mais, depuis ce temps, il avait poussé au hasard, élevé de ci de là par charité, se frottant à tous les vices à rouler le pavé, mais gardé d’une chute irrémédiable par une honnêteté native. Bon zig, disaient de lui les camarades ; brave homme, disaient les patrons.

Un jour, comme il travaillait à l’église, il avait été mandé au presbytère, à côté, pour réparer les conduites d’eau de la cuisine. Là, il avait rencontré Anne Kermadiel, une belle fille de Bretagne, qui aidait sa tante dans les travaux de la maison. Tout de suite, il l’avait aimée pour de bon, lui, le joyeux drille : elle l’avait ensorcelé avec son bonnet de bretonne et son air campagnard.

Il mit trois jours à ressouder les tuyaux, heureux de se frotter aux jupes de cette paysanne dont, avec l’amour inné du vrai Parisien pour les champs, il adorait la rusticité et le parler incorrect, s’imaginant, lorsqu’il la lutinait dans les coins, retrouver en elle les rêves naïfs et champêtres qu’il avait faits, jadis, dans ses promenades du dimanche, au-delà des fortifications.

Anne était du Finistère. Jusqu’à vingt ans, elle avait vécu dans un petit village de la côte, l’été, allant parfois à la pêche avec ses frères et son père, l’hiver, raccommodant les filets, le plus souvent, faisant paître ses vaches dans les ajoncs, à travers les landes. Elle avait poussé vigoureusement dans ce milieu sain et fortifiant, hâlant sa peau au souffle de l’Océan, insouciante des embruns comme du soleil. Ignorante, elle ne connaissait que la mer et les champs, lisant à grand peine dans son paroissien et n’ayant d’autres distractions, tous les mois, qu’une courte visite à sa mère enfermée à deux lieues de là dans un hospice d’aliénés, d’autres chagrins que les brutalités de son père et de ses frères, lorsque les quatre hommes, ivres de cidre et de glorias, revenaient, le dimanche, d’un pardon voisin, et la battaient comme plâtre à propos d’un rien, pour la soupe trop chaude ou pour le pichet non rempli, avec les grosses insultes et le mépris profond des rustres pour la femelle. Elle se sauvait en pleurant, ces soirs-là, et courait conter sa misère au recteur, son parrain. Le vieux prêtre était un brave homme qui l’avait élevée. Il la consolait, lui donnant quelques images de piété naïvement enluminées, qu’elle serrait dans son corsage, et il courait sermonner les gars qui, respectueux et reconnaissants de ce qu’il avait fait pour leur mère folle, lui demandaient pardon : Anne revenait sur un signe du curé, et la paix était faite jusqu’au dimanche suivant.

Cependant, la jeune fille se fit femme. Elle allait maintenant aux veillées, se laissant chatouiller par les jeunes gens, tout allumée des premiers et vagues désirs de sa robuste puberté conquise en plein air, sous les rudes caresses de la brise et de l’Océan. D’abord, sa dévotion s’en outra. Elle fit des neuvaines, jeûna, pria plus fort, mais sentant sa foi s’alanguir peu à peu, et n’exécutant bientôt plus ses pieux exercices que par une machinale habitude. Elle ne retrouva ses élans de passion religieuse qu’au printemps.

Seule, dans la lande, assise au milieu des genêts odorants, grisée de chaleur et tout alourdie, elle s’abîmait dans la contemplation de ses images, couvrant de baisers sa chromolithographie préférée, ne s’arrêtant que pour comparer mentalement les gars grossiers qui la regardaient à la messe, à ce Christ à peau blanche, émacié, dont la poitrine s’ouvrait, laissant voir un cœur ceint d’épines couronné de flammes. Elle se roulait alors au milieu des ajoncs, prise d’une lascivité molle dont elle n’avait pas conscience et d’un grand frisson charnel qui se traduisait par une invocation brûlante au Sacré-Cœur de Jésus. Puis, elle s’endormait en plein soleil, dans le parfum pénétrant des genêts aux fleurs d’or, et d’étranges rêves, qui poussaient un flot de sang à ses joues brunes, faisaient palpiter dans son sommeil, sous sa chemise débraillée, sa belle gorge de vierge rustique. Elle se réveillait, honteuse, rougissante, cherchant dans l’ombre qui tombait, si nul ne la guettait, et, tout en rappelant ses vaches, elle essayait de démêler ses songes confus, n’osant plus maintenant regarder l’image adorée qu’elle sentait sur sa poitrine, collée entre ses seins par la moiteur de la peau. Elle rentrait toute remuée et ravie encore d’une possession imaginaire, dans le souvenir mal précis des troublantes caresses de ce Sacré-Cœur mystérieux. Instinctivement, ou dans l’intime gêne de ses pudeurs de femme, elle taisait au confessionnal ses rêves divins. Un besoin de solitude lui venait qui la tenait tous les jours aux champs.

Elle ne put fuir entièrement pour cela les brutales poursuites des jeunes gens du voisinage. L’un d’eux l’accompagna, un soir, au sortir de l’église, et, la prenant à la taille, l’embrassa sur le chemin. Elle se défendit, luttant des pieds et des mains. Le gars, allumé par la résistance de cette belle fille qui se battait comme un homme, sentit s’exaspérer ses désirs. D’abord, il n’avait songé qu’à la lutiner mais, rendu furieux, il la renversa sur le talus, envahi brusquement d’une bestiale folie. Longtemps, ils s’étreignirent dans l’herbe, râlant tous deux dans le grand calme de la nuit. Enfin, l’homme fut le plus fort. Il la terrassait, insoucieux de ses morsures, l’écrasant sous son poids. Au contact des mains hardies du mâle qui couraient sur son corps, quelque chose alors s’alluma en elle, brusquement. Il lui sembla que son rêve se réalisait, et elle ferma les yeux pour ne plus voir que la tête extatique du pâle crucifié. Elle avait cessé de crier, et ses lèvres sous celles du gars s’ouvraient, ignorantes des caresses, mais se gonflant de baisers, quand, tout à coup, l’homme se leva. Des pas approchaient ; il prit peur et s’enfuit.

Anne restait tapie dans l’herbe. Les passants étaient loin déjà et le grand silence assoupi de la lande avait repris qu’elle était toujours à la même place, immobile et hébétée, éprouvant au souvenir de ce viol inachevé une honte dont les remords vagues se fondaient en regrets.

Sa vie devint dès lors tout autre. Le lendemain et les jours suivants, elle pensa moins à regarder ses images et ne parut plus au Mois de Marie. Ses désirs s’étaient faits précis ; elle songeait à se marier comme ses voisines, avec lesquelles elle avait joué, petite, et qu’elle voyait maintenant avec leur promis ou leur homme. Mais, comment se marier ? Les Kermadiel étaient pauvres, et pas un pêcheur du pays ne voudrait d’une fille n’ayant pas même en dot une barque neuve. Ce qu’on gagnait à la mer, ses frères et son père le buvaient. Elle songea à aller avec eux au pardon : peut-être, à la danse, trouverait-elle un amoureux qui la prendrait pour sa beauté. Elle pria ses frères de l’emmener, et réussit à les suivre. Tout l’été, elle se rendit ainsi aux fêtes des villages voisins, oubliant parfois d’aller visiter la folle, à l’hospice, dans sa rage de danser. Elle vit de la sorte tous les jeunes gens du pays ; même, elle passa pour une fille perdue, et le vieux recteur dut la sermonner pour sa légèreté et la menacer de l’enfer. Légèreté inutile. Après avoir rôdé dans le village, les amoureux, renseignés, disparaissaient, se souciant peu, ceux de la côte comme les cultivateurs du haut du pays, d’épouser une fille n’ayant que sa croix d’or et ses coiffes pour tout bien. Anne sentait s’exaspérer les révoltes de sa virginité impatiente de fuir. Longtemps, elle se raccrocha à sa foi, multipliant les oraisons et demandant un mari à Notre-Dame de la Mer. La Sainte Vierge resta sourde.

Un moment, désespérée, elle songea à se faire religieuse. Tous les jours, elle allait porter du poisson à une lieue de là aux bonnes sœurs de l’ouvroir, et une envie passagère la prit de leur demander de la garder pour toujours avec elles. Sans doute, on devait être heureuse, une fois la guimpe blanche au cou, et ne plus souffrir, en égrenant, dans le calme silence du couvent, ou par les étroites allées bordées de buis dans le jardin, le lourd rosaire à croix de cuivre. Ce désir s’envola, enlevé par le vent froid de la mort. Une des religieuses trépassa, et Anne, un matin, vit enterrer la recluse dans les caveaux de la chapelle, après un long office lugubre d’où elle sortit frissonnante. Sa nature de fille sauvage, habituée à la liberté de la mer infinie et de la lande interminable, reprit le dessus, dans une horreur soudaine de cette vie solitaire, confinée entre les murs sombres, et, surtout, de cette mort affreuse, de ce cercueil descendu sous les dalles.

C’est alors que son parrain tomba malade. Le vieux prêtre, tout rhumatisant, dut s’aliter et demander à l’évêché un vicaire pour le suppléer auprès de son troupeau. La servante du presbytère, brave femme aussi âgée et presque aussi impotente que son maître, ne savait pas où donner de la tête. Anne s’offrit pour l’aider. Elle était seule au logis, ses frères et son père étant partis à la pêche de la morue. La vieille accepta avec reconnaissance, cachant la présence continuelle de la jeune fille au curé, qu’elle savait formaliste et méticuleux observateur des règles religieuses. Le vieillard, quand, deux ou trois fois par jour, la filleule entrait chez lui, portant un bol de tisane ou de lait, croyait donc à de simples visites et la remerciait, reconnaissant, s’arrêtant parfois de boire, pour lui reprocher paternellement sa coquetterie et l’accabler de pieux conseils.

Cependant, le vicaire demandé à l’évêché arriva. Sa chambre était prête, et, en un instant, il fut installé. Pendant deux heures, il conféra avec le curé, comme un soldat qui prend la consigne, s’informant des habitudes locales et des mœurs de ses nouveaux paroissiens. La présence d’Anne l’étonna d’abord, mais elle était trop jolie pour qu’il songeât à se plaindre de ce manquement aux prescriptions ecclésiastiques.

C’était un jeune abbé qui sortait à peine du séminaire où l’ambition paternelle, sa position de cadet tardivement venu, alors que ses frères et ses sœurs étaient déjà dotés, et la peur enfin de la conscription, l’avaient conduit à défaut de vocation. Grand et solide, de constitution sanguine, il ressemblait plus à ses frères les laboureurs qu’à un prêtre ; mais la vie du séminaire avait maté son caractère, adouci ses angles, en même temps qu’elle pâlissait son teint et lui enlevait en apparence au moins la rusticité de ses allures. La jeune fille remarqua au premier abord la blancheur de son visage et la finesse de ses mains. Son parrain, depuis vingt ans qu’il vivait dans le village, avait pris les habitudes et, en dehors du prêche, le parler et les mœurs de ses fidèles, se soûlant volontiers avec eux ; aussi, ce nouveau venu blond, coquet et jeune, lui plut-il tout de suite, et elle le compara au Divin Seigneur de ses images, le trouvant beau comme lui.

Jamais elle n’avait été aussi pieuse ; l’abbé la voyait au premier rang de ses paroissiens à chaque office, et quand, au retour de sa promenade, il entrait le soir à l’église, avant d’aller dîner au presbytère, il l’apercevait agenouillée dans l’ombre au pied d’un pilier. Elle priait avec ferveur. Il l’examinait, et, soudain, le regard de la jeune fille se coulait, luisant, des vitraux rouges au visage de l’abbé, qui éprouvait comme un malaise. Ces grands yeux brillants lui semblaient piquer de deux étoiles l’obscurité solitaire de l’église. Troublé, il s’enfuyait bien vite. Mais avant qu’il eût fermé la porte de la sacristie, Anne, dépêchant ses signes de croix, était de retour à sa cuisine, et le prêtre, en rentrant, la retrouvait mettant le couvert, ou secouant devant la porte, le panier à salade, faisant, dans l’envolement de son bras, se coller l’étoffe de son corsage sur les rondeurs de sa gorge. Une bouffée de désirs montait au cerveau du jeune homme ; il balbutiait son benedicite, s’efforçant de chasser la vision tremblante de ces deux seins fermes, en arrêt, ignorant le corset et, sous la frêle indienne, tout à l’heure, moulés si étroitement que leurs deux pointes semblaient crever le tissu. Anne entrait à ce moment, les yeux baissés, elle servait l’abbé, lui donnant chaque jour une nouvelle douceur, ne mangeant pas avant qu’il eût fini et se tenant dans la cuisine, mais la porte entr’ouverte, pour accourir, empressée, dès qu’elle cessait d’entendre tinter la cuiller ou la fourchette de son maître.

Peu à peu, le vicaire la vit partout sur son chemin. Elle était dans la maison tout entière, heureuse de frotter ses jupes à la soutane du jeune homme, s’effaçant en balbutiant une excuse pour le laisser passer, les yeux à terre toujours. Parfois, pourtant, lorsqu’il partait pour une longue promenade, elle le regardait bien en face, durant une seconde, jusqu’à ce qu’il baissât lui-même les paupières. L’abbé, presque en colère, s’enfuyait, emportant la flamme de ce regard avec lui, et voulant ne pas comprendre sa muette prière. Il songeait à avertir le recteur, à faire renvoyer cette fille qui venait troubler sa vie. Cette vie, il l’avait arrangée tranquille, faite de grosses joies, de plaisirs non compromettants, et voilà qu’une femme se mettait en travers.

Le séminaire avait calmé les premiers élans de sa puberté, les intimités du dortoir avaient épuisé ses désirs en lui communiquant l’horreur sacrée de la femme, ses supérieurs avaient fait le reste. Sans imagination, tout en instincts, il avait accepté les renoncements imposés, et, dans sa précédente cure, la chasse, la pêche, les plaisirs de la table lui avaient rendu moins lourd le sacrifice et plus facile la fidélité à ses vœux. Fallait-il que toute son existence fût ébranlée, que son avenir fût compromis par l’obsédante présence de cette fille ? Il voulait se fâcher, il voulait fuir ; mais toute sa colère, tous ses raisonnements, toutes ses résolutions tombaient devant la tentation grandissante qui le persécutait. L’odor di femina l’enveloppait, grisante, capiteuse, et l’âpre vent des falaises qu’il arpentait, rêveur, secouait sa soutane et faisait voler les plis de sa ceinture, sans pouvoir la chasser.

Tout à coup, certain soir, un trouble délicieux empoigna le desservant. Il songeait, s’avouant enfin vaincu, à la fête prochaine : Anne devait communier, il la confesserait la veille. Alors, la pensée de cette confession qui, dans l’église obscure, le rapprocherait de la jeune fille mise à sa merci, ne cessa de le hanter, l’emplissant à la fois de crainte et de joie.

Elle arriva enfin, la date si impatiemment attendue. Le matin de ce jour-là, comme il remontait brusquement dans sa chambre pour prendre son bréviaire oublié, il surprit sa future pénitente qui faisait le lit. Elle ne l’avait pas entendu ouvrir, et, couchée sur l’oreiller du vicaire, elle embrassait furieusement la place où le jeune homme avait reposé sa tête. Sans bruit, il s’en retourna, tout rouge, sentant son cœur battre désespérément.

Le soir, elle arriva à l’église la dernière. Il avait dépêché, sans les entendre, toutes les femmes du village, et se tourmentait déjà dans l’espoir et dans la crainte que la jeune fille ne viendrait pas. Soudain, par le judas grillé, il l’aperçut à genoux à quelques pas, et, dans une brusque angoisse, il eût peur qu’elle n’osât plus. Il toussa doucement ; elle releva la tête et, d’un bond, fut au confessionnal, à genoux.

Maintenant, tous deux n’osaient rien dire. Elle avait la tête dans ses mains ; lui, la regardait, silencieux, perdant tout sang-froid à la sentir près de lui. Sa chair frissonnait, assaillie de désirs, et, éperdu, il cherchait en vain les mots par lesquels il invitait d’habitude ses pénitentes à la contrition. Il balbutia ; Anne alors récita, essoufflée, son confiteor et les prières d’usage, puis, de nouveau, ils restèrent en face l’un de l’autre, muets dans l’obscurité calme de la chapelle. Par les vitraux, un long sifflement d’hirondelles entrait avec la rumeur monotone et douce de la mer qui s’assourdissait sous les voûtes.

L’horloge sonna. Le prêtre songea qu’il n’avait plus qu’un instant. Rassemblant tout son courage, il interrogea enfin la jeune fille, et celle-ci, se dégonflant le cœur tout d’un coup, lui fit la confession de son amour, crûment, avec une sorte de colère. Le vicaire l’écoutait, hors de lui, la poitrine oppressée. Il collait sa face au grillage du judas, et le souffle ardent de la jeune fille lui caressait l’épiderme. Il la questionnait à présent, sentant revenir, plus impérieuse peut-être que le désir, l’obscène curiosité de la femme, jamais assouvie, qui, si longtemps, l’avait tourmenté au séminaire. Assoiffé, la bouche sèche, il se faisait pressant. Et la pauvre fille sanglotait presque, affolée de passion, et, sur l’insistance du prêtre la contraignant à préciser, disait toutes ses angoisses amoureuses et ses nuits troublées :

— Eh bien ! oui… je me touche…

Elle avait ainsi des mots à elle, naïfs, qui chatouillaient l’abbé, ravi de cette innocence perverse, pour avouer les caresses solitaires dont elle trompait son amour, lorsqu’elle rêvait au blond pasteur, sa bouche collée sur l’image de Jésus au cœur ardent.

L’abbé haletait. Appuyé contre la porte, il secouait le confessionnal entier. Anne, à travers le vasistas, cherchait ses lèvres. Leurs bouches séparées par le treillage se rapprochèrent et confondirent leurs haleines dans un baiser ardent dont le bois prit la moitié, mettant sur leur langue l’amère saveur du vieux chêne. Et ce fut comme du piment dans la douceur sensuelle de ce premier contact de leur chair.

Quand la jeune fille, toute pâle et les yeux rayonnants, quitta l’église, l’abbé lui avait donné rendez-vous pour le lendemain matin, dans sa chambre.

Elle ne put dormir impatiente, trouvant trop lente à venir l’aurore de son bonheur. À pointe d’aube, elle était debout, inquiète maintenant de ne pas être assez belle et de paraître trop paysanne. Sa toilette lui prit une heure ; elle mit le linge de noces de sa mère et sa coquetterie rustique inventa d’ingénieux atours. Puis, elle courut à la cuisine. L’abbé était déjà parti dire sa messe. Anxieuse, elle lui prépara son déjeuner, prise d’une palpitation folle, et, cent fois, regardant l’heure au vieux coucou.

Enfin, le prêtre revint. Anne, n’osant plus le regarder, monta chez le vieux curé ; elle le trouva rendormi sur un bol vide. La vieille servante était partie laver le linge, la jeune fille se trouvait donc seule à la maison : il fallait profiter de cette heure de liberté. La porte du vicaire s’ouvrit doucement comme elle descendait : elle entra.

Tout de suite, il la saisit, violent, brutal. La sueur au front, les dents serrées, il l’étreignait, et, sans égards pour sa toilette de fête, il lui arrachait ses vêtements d’une main qui tremblait. Elle était sans voix et sans forces, défaillante déjà, s’étonnant cependant de voir l’angélique visage de l’abbé se contracter et d’entendre le han ! époumonné de sa respiration. Et quand elle fut couchée sur le lit, quand, durant de longues minutes, il se fut repu du spectacle de ses nudités mystérieuses, il se rua sur elle avec l’effroyable déchaînement de toute sa jeunesse inassouvie ; elle eut peur. Bientôt, la douleur lui arracha un grand cri, mais il lui ferma la bouche d’un baiser frénétique, et, alors, reprise par son rêve de jadis, elle sentit, brusquement, l’angoisse délirante d’une jouissance étrange l’envahir, décuplée cette fois. Elle rouvrit les yeux, et, comme la tête de l’abbé s’abattait à côté d’elle, elle le souleva. La folie de ses mystiques dévotions la reprenait. Hagarde, elle ouvrit le gilet du prêtre, entrebâilla la chemise, chercha la place du cœur, et, sur la peau blanche et fine du jeune homme, juste au-dessous du sein, elle colla ses lèvres enfiévrées.

C’est ainsi que dans la lande, ou pendant ses amoureuses insomnies, elle embrassait sur l’image coloriée le sacré cœur du Christ. Et comme le vicaire, sous cette étrange et douce caresse, l’étreignit de nouveau, elle sentit revenir ses divins spasmes. Soudain, l’œil convulsé, pâmée, elle se roidit, extatique, et mordit furieusement le sein de son amant, comme si elle avait voulu lui ouvrir la poitrine, pour voir, dans un cercle d’épines et sous une auréole de flammes, le cœur flambant jaillir, ainsi que celui de Jésus.

De ce jour, une existence nouvelle commença pour la jeune fille. Tous les matins, après la messe, elle entrait chez l’abbé, mais, bientôt, sa passion grandissant, elle alla aussi le retrouver dans le silence de la maison endormie. Cependant, elle avait parfois des crises douloureuses, des larmes qui la prenaient tout à coup. Tout ce qu’il y avait de piété ignorante et exaltée dans son amour s’en allait peu à peu, à vau l’eau, avec ses illusions de fille aimante. Seuls, ses sens la guidaient maintenant, mettant dans ses caresses la sauvagerie bestiale qu’elle tenait de sa mère épileptique. Le prêtre qu’elle avait d’abord considéré comme un demi-dieu, comme un blond séraphin fait à l’image du doux crucifié de ses gravures, lui apparaissait, sans qu’elle se rendît exactement compte de ce qu’elle éprouvait auprès de lui, comme un homme ordinaire, de tous points semblable aux gars du village, mais ayant la peau plus blanche, du linge fin, les mains sans callosités et citant du latin. Elle avait une sourde rancune, comme une honte inavouée, de l’avoir naïvement cru tout autre. Quand elle l’avait mordu à la poitrine, il s’était fâché et l’avait injuriée presque. Puis, cette virilité grosse la surprenait toujours, s’étalant sans gêne devant elle et broyant tous ses rêves. C’était un homme comme les autres, voilà tout. Elle le haït presque tout le jour, lorsque, deux heures après leurs premières caresses, elle le vit s’effrayer, perdre la tête, en découvrant son drap ensanglanté. Tandis qu’elle pleurait, prise d’une lassitude immense, sans savoir pourquoi, ainsi que la belle fille des légendes armoricaines lamentant sa virginité perdue, le prêtre tournait, rageur, autour de la chambre, craignant déjà que tout fût découvert, car un coin du drap était déchiré, et la vieille servante, toujours soigneuse, avait annoncé que, pour ne pas laisser la fente s’agrandir, elle raccommoderait l’accroc elle-même, avant le lessivage. Elle allait certainement apercevoir la tache et la vieille commère devinerait tout. Il fallut que, pendant la nuit, Anne allât au puits laver la toile. Le prêtre reposa tout habillé, et, par le froid sec, la pauvre fille resta les bras dans l’eau, frottant et savonnant, regardant parfois au clair de la lune si le témoignage de sa faute s’effaçait.

Et les contes des veillées lui revinrent, et elle se rappela que le grand Yves, qui rentrait du service, avait raconté un soir, malgré les chut indignés des vieilles, qu’il avait vu, dans certains pays, les maris conserver pieusement dans un coffre, toute leur vie, la chemise de noces de leur femme. Un grand attendrissement la prit. Quand elle rentra, l’abbé ronflait.

Les jours se passèrent ; peu à peu, elle ne songea plus à ses illusions perdues. Le bon Dieu était un mâle : elle l’aima comme tel, bientôt résignée. Ce n’était point cependant tout à fait encore une nymphomane ; mais sa vie de fille sauvage et maltraitée, élevée au grand air, au bord des grèves, avait prématurément aiguisé tous ses sens. De l’épilepsie alcoolique de sa mère, elle gardait, d’ailleurs, une sensibilité nerveuse, une sensuelle lascivité et une religieuse exaltation qui, exaspérées par la rencontre du prêtre, la prédisposaient à l’hystérie. Celui-ci, en effet, était profondément corrompu, comme tous les hommes ayant vécu solitaires. Ayant perdu toute crainte, et trouvant Anne sous sa main, à toute heure du jour et de la nuit, il réalisa sur elle, lassé de la possession banale, toutes les expériences érotiques que peut concevoir le cerveau d’un de Sade soutané. Ses lubriques fantaisies pervertirent bientôt la jeune fille, la viciant jusqu’à la moelle dans une dépravation dont elle n’avait pas conscience, forcée de taire à toutes ses monstrueux plaisirs, n’ayant plus d’étonnements, et s’imaginant, naïve, que toutes les femmes en pouvoir de mari devaient se prêter à ces raffinements obscènes et à ces perfectionnements voluptueux.

Sa dévotion ne l’avait point quittée pour cela. Elle était à tous les offices, sentant renaître ses premières ardeurs, lorsque le vicaire béat, les yeux mi-clos, consommait le saint sacrifice. À genoux sur les dalles, elle envoyait à la voûte une prière ardente, passionnée, ayant, à contempler le grand Christ maigre, la vague espérance d’un bonheur plus complet qu’elle goûterait plus tard. Tous les quinze jours, elle se confessait à son amant, avouant ses plus secrètes pensées, sans restrictions, et disant à la fois ses dégoûts et ses plaisirs. C’est à ce moment qu’elle prit l’habitude, le matin, de boire un verre d’eau-de-vie avec la vieille servante, lorsque, brisée par une nuit d’immonde luxure, elle descendait dans la cuisine, parlant d’accès de fièvre, pour expliquer ses yeux battus et ses traits tirés. La vieille était une Brestoise, veuve d’un mari naufragé à Terre-Neuve, « en allant à la morue », et, comme la plupart des femmes du peuple à Brest, elle avalait tous les matins un quart ou deux d’eau-de-vie, heureuse de voir la jeune fille trinquer avec elle et lamper d’un seul coup, en vraie fille de matelot, son double boujaron de « raide ».

Trois mois s’écoulèrent, et, un matin, Anne s’aperçut qu’elle était enceinte. L’abbé, en apprenant sa découverte, perdit la tête, puis, s’emporta, furieux, et la pauvre fille, dans un moment de désespoir indigné, courut se jeter au pied du lit du vieux curé, et lui avoua tout. Le brave homme pleura avec elle et trouva la force de se lever. Il fallait aviser au plus vite le père Kermadiel, dont le retour semblait prochain, étant homme à tuer la fille-mère. Le recteur monta dans une carriole et partit à la ville. Le soir même, le vicaire recevait notification de son changement de cure et, désolé, s’enfuyait en maudissant la Bretonne et l’idylle qui compromettaient son avenir.

La semaine suivante, la jeune fille, accompagnée de son parrain, dont la colère avait secoué les rhumatismes, débarquait à Paris. Claquemurée aussitôt dans une maison froide et silencieuse de la place Saint-Sulpice, entourée de femmes en deuil, jaunes, sèches, qui ne parlaient jamais et ressemblaient à des religieuses, elle ne quitta pas un seul jour la cuisine, pendant sa grossesse, pas même pour aller à l’église. Elle s’alita enfin deux jours et accoucha d’un enfant mort.

Huit jours après, comme elle était remise, la maîtresse de l’établissement la fit habiller et l’emmena. Anne fut conduite à Saint-Sulpice et se confessa à un prêtre qui, à son grand étonnement, la connaissait déjà, et qui, après l’avoir longuement interrogée sur les moindres détails de sa chute, lui imposa une pénitence excessive dont la rigueur, en dévoilant à la malheureuse l’étendue de ses fautes, la fit pleurer à chaudes larmes. On revint à la « Pension ecclésiastique », elle prit ses hardes, et sa compagne toujours silencieuse et maussade l’accompagna au presbytère de l’église Saint-Laurent.

Anne y trouva une vieille compatriote, sa marraine et, tout de suite se sentit consolée à pouvoir parler bas-breton. Le curé de la paroisse était un ami de son parrain. Pris de pitié, au récit de l’infortune de la jeune fille, que celui-ci lui avait racontée, il avait consenti à ce qu’elle vint aider, tous les jours, sa gouvernante. Toutefois, Anne étant trop jeune, ne pouvait pas s’installer dans la maison. Sa « payse » lui loua donc un cabinet chez une amie, maîtresse d’hôtel dévote du voisinage. La jeune fille devait venir au presbytère à neuf heures du matin et s’en aller à deux heures. Sa propriétaire l’emploierait alors, jusqu’au soir, à ravauder les draps et les serviettes de la maison.

Les premiers temps, la pauvre fille se trouva heureuse ; puis, rapidement, elle regretta son village, sa liberté de jadis, la grande mer et la lande sans fin. De Paris, elle ne connaissait que Saint-Laurent et le morceau du faubourg Saint-Martin qui passe derrière le chevet du temple. Un jour, ses regrets s’avivèrent subitement. Un regain de désirs l’avait, tout d’un coup, envahie. Elle avait surpris dans une chambre de l’hôtel, par la porte mal close, un couple se vautrant sur un canapé. Sa dépravation se réveilla, mais elle ne s’en confessa plus, tout en continuant à pratiquer avec sa dévotion fervente de Bretonne. À chaque instant, le soir, elle échappait à la surveillance méfiante de son hôtesse, pour aller rôder dans les couloirs et guetter les locataires débraillés. Les garçons de la maison la poursuivirent et, bientôt, elle roula, tous les lits, se prostituant avec une paisible sérénité, avec une naïve impudeur, et baisant pieusement son scapulaire avant de quitter sa chemise.

En un mois, elle achalanda l’hôtel, sa paysannerie faisant la joie de tous les libertins du faubourg, commis et calicots. Le matin, quand elle allait rejoindre sa marraine, les passants, que sa coiffe de Bretonne faisait retourner, ne se seraient jamais doutés que cette honnête servante, à l’air propret et modeste, avait, durant la nuit, comme la dernière roulure du trottoir, fait la joie de cinq ou six garnis.

À cette vie, cependant, Anne finit par perdre toute naïveté et, un jour, elle considéra la profondeur de sa chute. D’abord, elle eut peur, désespérée d’être tombée si bas et de se sentir aussi vile, sans avoir rien fait pour finir ainsi. Même, elle fut malade et pensa mourir. Des crises étranges la saisirent, et il lui sembla avoir hérité du mal maternel ; mais, une fois à peu près guérie, elle se laissa aller de nouveau, impuissante à résister à l’appel de ses sens et à l’habitude prise, renonçant à lutter, mais, réglant et cachant son dévergondage réfléchi, après l’avoir imprudemment étalé lorsqu’elle n’avait pas conscience de l’impudeur de ses dérèglements. Elle n’eut plus qu’un seul amant à la fois.

C’est alors qu’elle rencontra Duclos, le gazier. Tout de suite, l’homme lui plut. Lui l’aima, après l’avoir seulement désirée, touché de ce que, dans un moment d’attendrissement, un soir, elle lui avait avoué « avoir fauté » dans son pays. Et bravement il l’épousa, s’imaginant une de ces chutes d’une heure si communes parmi les filles des champs et que les gars réparent, souvent, devant l’écharpe du maire, mais qui, dans le cas de la Bretonne, était restée inexpiée à cause de la position du séducteur. En véritable ouvrier parisien, il s’emporta, à ce propos, contre les cafards d’église, et, bientôt, bon enfant et amoureux avant tout, n’y pensa plus, heureux de posséder cette belle et vigoureuse campagnarde.

Ils s’installèrent au quai de Jemmapes, dans un petit nid propre et coquet. Le gazier gagnait de bonnes journées, et Anne apportait aussi quelque argent au logis en continuant à travailler chez sa marraine et à blanchir le presbytère. Le ménage aurait pu être heureux, et l’aurait été sans doute, s’ils avaient eu tout de suite un enfant.

La lune de miel dura un an, puis, pendant une absence du gazier appelé par son travail pour un mois à Compiègne, Anne s’abandonna à un ancien locataire de l’hôtel amené par le hasard dans la maison. Ses instincts dépravés qui, depuis quelques mois, renaissaient dans la lassitude des caresses plus froides et moins fréquentes de son mari épuisé, reprirent encore le dessus, et les convulsions hystériformes par lesquelles son organisme passa, tant qu’elle voulut résister, la laissèrent détraquée et sans forces. Elle fut à qui voulut la prendre, et Duclos, en apprenant son malheur, ne sut lequel des amants de sa femme il tuerait.

Rémy, son vieux camarade, sauva la vie à la Bretonne, mais le gazier désespéré se mit à boire, ne revenant à elle que lorsqu’il était gris. La misère entra du coup dans la maison. Anne cependant, au bout de trois ans, devint grosse. L’enfant, conçu un soir d’ivresse, vint au monde maladif, mais Duclos, voyant que le petit lui ressemblait, se mit à l’adorer, et, de ce jour-là, cessa de boire, pour que le cher gosse ne manquât de rien.

Les années s’écoulèrent sans amener de changement à la situation, la mère continuant sa vie de désordres, haïssant Paris, menaçant toujours de retourner en Bretagne, mais ne partant jamais et se faisant de plus en plus dévote.

Un jour, elle retomba malade et, au bout d’un mois se releva enlaidie, vieille avant l’âge. La débauche lui fut, dès lors, à peu près interdite, et elle but, avalant d’incessants boujarons d’eau-de-vie pour étourdir les regrets de sa vie gâchée et la nostalgie furieuse de la côte qui la minait sourdement.


Vignette de l’éditeur Henry Kistemaekers
Vignette de l’éditeur Henry Kistemaekers