Charlot s’amuse/Chapitre I


Charlot s’amuse…


I



LA pluie tombait toujours, implacablement monotone, noyant dans une navrante tristesse l’angle noir du faubourg et de la rue des Écluses-Saint-Martin. Blotti sous une porte cochère Charlot grelottait, silencieux et terrassé par un invincible besoin de sommeil. Parfois, sa tête glissait hors de la limousine, s’abandonnant tout endormie, et, de minute en minute, l’enfant avait, sous l’éclaboussement froid de la gouttière, un réveil douloureux et glacé. Il cherchait alors, sur la chaussée ruisselante, le regard de l’égout qui trouait les pavés d’un grand rond très sombre. Un falot vacillait à côté, pendu à une échelle. Tout près, des ombres encapuchonnées s’effaçaient, ne livrant aux mourantes lueurs de la lanterne que leurs grandes bottes luisantes. Et le gamin, secouant son envie de dormir, sanglotait : « Papa ! papa ! », puis retombait, immobile, contre son encoignure, ne sentant même pas, dans sa fatigue somnolente, descendre lentement les larmes sur sa joue.

Deux heures sonnèrent à l’église Saint-Laurent. Les deux coups sonores furent comme un réveil, et leurs trépidations vibraient toujours, quand un grand roulement secoua le quartier. Pendant un instant, au grand trot, de lourdes voitures de vidange remontèrent le faubourg, avec un grand claquement de fouets et un long remuement de ferrailles. Derrière, la locomobile filait, allumant au passage ses cuivres à chaque bec de gaz, et panachant sa cheminée d’une aigrette de flammes violettes.

Puis, tandis que, de la gare de l’Est, des coups de sifflet, stridents parfois, plus souvent longuement et mélancoliquement modulés, s’envolaient confondus, un groupe d’hommes s’approcha des égoutiers. Quand ils furent près de la lanterne, Charlot reconnut le commissaire de police et le sergent des pompiers. L’équipe les entourait, et le gamin, le cœur subitement étreint, cherchait machinalement à comprendre les gestes de ces ombres, devinant à un moment qu’on parlait de lui. Bientôt, les nouveaux venus s’éloignèrent. Le bruit de leurs pas s’était effacé déjà dans la nuit, et les compagnons immobiles restaient autour du regard, semblant se consulter entre eux. Charlot s’était réveillé tout à fait. Ses larmes maintenant avaient cessé de couler, et une lancinante anxiété, une affre douloureuse, le tenaient cloué contre la porte, dans le cruel pressentiment d’un malheur désormais certain. Son pouls, soudain, cessa de battre, et il murmura, prêt à tomber, un dernier « Papa !… » désespéré. Le vieux Rémy, le chef de l’équipe, s’avançait, hésitant, les larges semelles de ses grosses bottes faisant à chaque pas, dans les flaques invisibles et clapotantes, jaillir de longues éclaboussures.

— Petit ! dit le patron, nous allons rentrer… Ta mère doit se manger les sangs…

Charlot ne répondit pas. Il avait rejeté la limousine, qu’un ouvrier, pris de pitié, lui avait jetée sur les épaules, il avait quitté l’encoignure du porche, et sa figure blême apparaissait à présent si blanche qu’elle se détachait presque en clair sur l’ombre du mur. Du doigt, il montrait l’échelle et la lanterne. Son pauvre petit cœur défaillait ; il ne put que balbutier, mais Rémy comprit, et sa voix rude s’attendrit.

— Pleure pas, gosse. On le retrouvera, ton père… La pluie l’a surpris, vois-tu, mais c’est un vieux de la vieille. Il se sera tiré de côté dans une galerie, pour attendre que l’eau ait baissé… Il sera là demain… Allons, viens donc !…

L’enfant résistait, se cramponnant à la muraille, mais Rémy l’attirait, le dorlotant avec des paroles qu’il faisait câlines, et, à prendre le petiot en douceur, s’amollissant lui-même, comme s’il avait senti s’éveiller une grosse douleur contenue à grand’peine jusque-là. Charlot se laissait aller peu à peu contre lui, non convaincu encore, et sans partager l’espoir qu’on lui soufflait, mais sentant, sous le refrain des consolations tendres et caressantes, sa fatigue grandir et le sommeil le reprendre, impérieux. Alors, l’ouvrier le souleva avec des délicatesses de mère, et lui fit un berceau de ses bras. L’enfant, décidément endormi, laissa retomber sa tête sur l’épaule du vieux.

— Pauvre môme ! murmura le contre-maître. Et, se retournant vers les ouvriers :

— Faut rentrer, vous autres. On resterait deux jours ici que ça ne ramènerait pas les camarades ! Encore deux de foutus !… c’est le métier qui veut ça !…

Il eut un juron qu’il n’acheva pas pour ne point réveiller le petit ; puis, tandis qu’on rebouchait le regard et que ses hommes rassemblaient leurs outils, il s’éloigna dans la direction du canal.

La pluie avait cessé. On n’entendait que le dernier égouttement régulier des gouttières et le gargouillis décroissant des ruisseaux. Comme le vent soufflait, le patron roula le gamin dans son bourgeron, ralentissant le pas, parfois, pour l’écouter dormir. Il parvint ainsi à la berge, et, lentement, suivit le quai Valmy, en mâchonnant à mi-voix des reproches mêlés à de nouvelles et sourdes malédictions contre le métier. Un moment, il regarda l’eau noirâtre, comme pris d’une lassitude désespérée et du désir d’en finir avec sa chienne de vie. L’enfant alors murmura quelques mots en rêvant, et, rappelé à la réalité, l’ouvrier reprit sa route berçant son cher fardeau. Parvenu à la rue des Récollets, il s’engagea sur la passerelle du barrage, serrant plus fort le petit contre sa poitrine pour traverser l’écluse ; puis, il coupa la chaussée.

Devant lui, entre les maisons grises, la rue Bichat, plongeant en contrebas du quai, faisait un grand creux plus clair. L’ouvrier alla jusqu’à l’escalier, cherchant à lire le numéro des portes. Il n’osait pas éveiller Charlot pour l’interroger, et il tâtonnait, grommelant et pris d’impatience, mais finissant son juron en une caresse à mi-voix, lorsque la joue brûlante de l’enfant, dont la tête ballottait, abandonnée dans le sommeil, retombait et lui frôlait la barbe. Lassé, il s’arrêta enfin, tâchant de rappeler ses souvenirs.

Il était pourtant venu là, chercher le père du pauvre moutard, le gazier, lorsque celui-ci, renvoyé de son atelier, lui avait demandé à travailler à la pose des fils souterrains.

— C’était une grande porte cochère ! murmurait-il, et, insoucieux de la pluie qui retombait, il s’efforçait de déchiffrer les enseignes obscures.

Tout à coup, il reconnut la maison : une grande bâtisse qui faisait l’angle de la rue Bichat et du quai de Jemmapes. Ses deux numéros l’avaient trompé. Il poussa la porte dont un battant s’ouvrait à demi, offrant une ouverture assez large pour le passage d’un homme, mais insuffisante pour laisser sortir ou entrer un paquet.

— Pas moyen de filer à la cloche de bois dans cette sacrée cambuse ! grogna-t-il, furieux de n’avoir pas reconnu l’entrée plus tôt ; mais, soudain, il s’arrêta, muet. Il songeait que la femme de son ami devait l’attendre en proie à toutes les transes. Comment allait-il lui raconter le malheur ? Pour sûr, elle ne prendrait pas la chose comme le gosse ; il faudrait lui avouer tout, les recherches inutiles, l’improbabilité même du repêchage du cadavre ; et un grand frisson lui secoua l’échine. Il pensait à l’agonie du gazier et se représentait son pauvre Duclos surpris par la crue subite de l’égout, en un clin d’œil gonflé par l’orageuse pluie d’avril, se débattant et voyant monter l’eau, tandis qu’il se cramponnait, hurlant et hagard, aux conduites de plomb pliant sous son poids… Oh ! la cruelle et affolante agonie !

L’homme recula, pris de peur, et s’accota, éperdu, au magasin du fruitier, contre le porche. Il cherchait ses mots, préparant le discours qu’il ferait à la veuve, et se débattait, gêné maintenant par l’enfant, contre la vision nette de cette mort horrible, atroce, à dix pieds sous le pavé. D’épouvantables histoires lui revenaient qu’il avait lues dans le Petit Journal, entre deux parties de zanzibar, sur le zinc. C’était une gamine revenant de l’école qui, en jouant, l’autre hiver, lors de l’enlèvement des neiges, avait glissé dans le regard. Huit jours, on avait cherché de la rue Paradis au collecteur, du collecteur à la Seine : on n’avait pu retrouver le petit cadavre. Alors les ingénieurs de la ville avaient déclaré que les rats l’avaient sans doute dévoré.

Les rats !… Le vieux contre-maître frissonnait rien que d’y penser, pris d’une affre empoignante, lui, l’ancien compagnon, à l’idée que, depuis trente ans, il risquait chaque jour de finir ainsi, dans la boue fétide et enlisante dans le noir, sous le fourmillement grouillant des fossoyeurs d’égout ! Il revoyait les dents blanches et pointues des rongeurs immondes que, parfois, au cours de son travail, il avait méchamment écrasés du lourd talon de ses grosses bottes. Certainement, les bêtes devaient se venger un jour. Et, dans une révolte faite d’angoisses, il se secoua, tout d’un coup, comme s’il avait senti déjà courir sur son corps le piétinement trottinant des hideux animaux. Mais la sensation persista terrible.

— Nom de Dieu ! jura-t-il, — une sueur froide perlant à son front — je ne rêve plus !…

Et le chatouillement se prolongeant, agaçant et effroyable, il se retourna. Soudain, il eût, avec un gros soupir, un ricanement soulagé. Il s’était appuyé contre la devanture du fruitier, et les lapins, réveillés dans leur trou grillé, ouvert, sur la rue, dans le soubassement du magasin, s’étaient dressés, flairant et griffant l’obstacle qui faisait la nuit dans leur cage. Et, pendant un moment, le vieux Rémy les regarda, agitant leur litière de paille. Une jouissance lui venait de voir sa rêveuse terreur s’enfuir, et lui poussait aux pommettes un afflux de sang où grondaient encore les battements de son cœur un instant comprimé. Le souffle de Charlot en lui caressant la joue, lui mettait un baume dans l’âme : il ne se sentait plus seul. Presque consolé, il considéra longtemps, sans songer, les lapins cabriolant et secouant, dans un tremblottement continu, leurs longues oreilles capricieuses.

Lentement, trois heures sonnèrent, égrenant leurs notes claires dans le silence mort du quartier. Réveillé comme en sursaut, le vieil ouvrier se redressa. Il avait honte de sa faiblesse disparue. Avoir risqué sa peau cent fois, et trembler comme une petite fille, parce que deux compagnons avaient cassé leur pipe dans l’égout, au lieu de crever dans leur lit comme des bourgeois ! « Couillon ! Couillon ! » répétait-il, s’invectivant lui-même, et, résolûment, il poussa le battant de la porte et pénétra dans l’allée.

D’abord, il hésita, perdu qu’il était dans l’obscurité, mais, peu à peu, grâce à l’angle aigu d’un toit, surgissant tout luisant dans le fond, tout au fond de la cour, et faisant repère, il découvrit un véritable rectangle étroit et mal pavé. Des maisons inégales accrochées les unes aux autres, sans symétrie, au hasard, le bordaient d’un rapiéçage de bâtisses banales.

À l’entrée, à droite et à gauche, des châssis vitrés protégeaient le séchoir d’un teinturier, et la pluie battait sur les carreaux de verre une marche monotone dont les soudaines rafales du vent rompaient seules, par instants, la désespérante régularité.

Rémy avançait toujours, cherchant à retrouver dans la cité endormie la porte de Duclos sans réveiller l’enfant. Comme il butait sur les pavés, un gros chien gronda et une voix enrouée s’éleva dans le silence : « Tais-toi, Porthos… » ; puis, une fenêtre s’ouvrit et une femme en bonnet blanc et tenant une chandelle y apparut. La flamme affolée éclaira une minute la cour remplie d’eau, les pans de murs, les vives arêtes des toits, les guenilles pendues aux fenêtres entre les pots de fleurs, faisant vaciller autour d’un petit cercle lumineux d’énormes et d’étranges ombres.

— Duclos ! mon pauvre Duclos ! gémit la voix enrouée.

— Ne criez pas, la mère ! répondit Rémy, la gorge soudain serrée. Faut pas se désoler… Je vous ramène le gosse…

La lumière s’éclipsa, descendant l’étage, et jaunit brusquement l’imposte d’une petite porte. Le contre-maître, pénétra dans un étroit couloir. Tout de suite, la femme au bonnet blanc lui saisit le bras :

— Et mon homme ?…

L’ouvrier, d’abord attendri, la repoussa. Elle lui avait soufflé une bouffée d’alcool au visage. Pas de doute, elle était soûle. Il la retrouvait vieillie, plus mégère encore que l’année d’avant, quand il était venu embaucher le gazier. Sous sa coiffe placée de travers, des mèches grisonnantes passaient, fouettées par le courant d’air de la cour. Rémy étouffa un juron, et la voyant chanceler, titubante et les yeux hagards, lui prit la chandelle des mains, et, sans lâcher l’enfant, grimpa les marches roides.

L’escalier était boueux, glissant, et les revers des grosses bottes de l’égoutier râpaient, à chacun de ses pas, les barreaux de la rampe. La femme le suivait lourdement, s’accrochant au mur, coupant ses sanglots de hoquets, et traînant ses savates. Arrivé sur le palier du deuxième étage, il l’attendit, ne trouvant pas la porte. Elle s’était arrêtée, soudain immobile, et, une seconde fois, à la lueur moins tremblante de la chandelle, il la regarda. Elle tenait la rampe, mais son œil ne quittait pas, dans l’angle d’une marche, un gros chat blanc accroupi, dont la pupille phosphorescente s’allongeait inquiète ; et, prise de ce rire muet d’enfant qui commet une niche ou d’ivrogne qui cuve béat, elle levait déjà la jambe, s’apprêtant à envoyer rouler la bête d’un bon coup. Le chat devina la menace et brusquement bondit. Le visage de la vieille exprima une stupéfaction idiote avec la colère dépitée d’avoir laissé échapper l’animal, et elle se hissa paresseusement.

— Hue donc, garce ! cria le contre-maître, exaspéré d’attendre.

La femme n’entendit point ou comprit mal. Elle releva la tête :

— Ces sales bêtes, voyez-vous, geignit-elle la langue empâtée, ça pisse partout !

Alors, elle ouvrit la porte de son logement et Rémy put enfin entrer. Tout d’abord, il porta l’enfant sur son petit lit. En un tour de main, avec une gaucherie touchante, doucement, pour ne point le réveiller, il le déshabilla. Quand Charlot fut couché, l’homme borda les couvertures avec une sollicitude de mère, écouta un instant le souffle égal de la respiration du gamin, puis, épuisé, à bout de forces, se laissa tomber sur une chaise. Depuis midi, il n’avait pas pris un instant de repos. C’était lui qui avait dirigé toutes les recherches, qui, le premier, avait battu les égouts. Il n’avait pas mangé depuis quinze heures, tout entier à son œuvre de dévouement, mais, maintenant, la surexcitation fébrile qui l’avait soutenu tout le jour et toute la nuit était tombée, et il jouissait d’étendre enfin ses jambes lasses et de reposer un instant son corps exténué. Allongé, le dos au mur, il s’efforçait de ne pas songer à la longue trotte qu’il avait encore à faire pour regagner son hôtel garni loin de là, derrière les Buttes-Chaumont. Et, dans la torpeur où le plongeait la détente de cette première minute de calme, il examinait machinalement le taudis, regardant sans voir.

C’était une petite pièce étroite dont les murailles au papier sali gardaient les traces du passage de plusieurs générations de locataires. Deux lits de fer, deux chaises, une table et un fourneau en composaient le mobilier. Aux cloisons, entre deux lithographies mangées par les mouches et représentant Abd-el-Kader et le général Bugeaud, des loques sans nom pendaient. Dans un coin, à terre, la trousse de cuir du gazier traînait au milieu d’épluchures de légumes, quelques fers à souder et des bâtons d’étain luisant accrochant au milieu des feuilles de salade les tremblottantes lueurs de la chandelle. Sur la table sale, entre une assiette grasse et un triangle de Brie posé sur un lambeau de journal, il y avait un litre de vin et une bouteille d’eau-de-vie aux trois quarts vide. Rémy, pris à cette vue d’une inconsciente fringale, contemplait fixement le fromage. La mère Duclos suivit la direction de son regard. Secouant son ivresse, elle s’approcha et sortit d’un placard du pain, un verre et un couteau.

— Mangez donc, dit-elle.

Rémy ne se fit pas prier et, goulûment, se mit à dévorer. La femme s’était assise près de lui, et, longuement, le regardait toute songeuse. On n’entendait dans le grand silence de la chambre que le tic-tac d’un coucou, le murmure régulier de la respiration de l’enfant, un bruit pressé de mâchoires avides et le claquement monotone d’un torchon qui, pendu à l’appui de la fenêtre et trempé de pluie, battait les carreaux dans un roulement sourd, à chaque souffle de la bourrasque.

Un moment, l’ouvrier surprit l’œil de la veuve qui le dévisageait et il retira la tête, indigné contre cette ivresse abrutie qui enlevait à la femme tout souci du mari disparu, mais n’osant plus, après avoir accepté son repas, dire à la misérable tout ce qu’il avait sur le cœur. Elle devina sans doute son reproche muet :

— Alors, geignit-elle, donnant tout à coup à son visage une expression désolée, c’est bien fini ? On ne l’a plus retrouvé ?…

— Non, fit Rémy, l’air sombre ; quand vous avez envoyé le petit à huit heures, il n’y avait déjà plus d’espoir…

Et d’un geste brusque, il repoussa son assiette, comme se reprochant sa brutale fringale, alors que l’autre, son vieil ami, pourrissait dans la boue. Mais il écartait, nerveux, la pensée des rats, et pour chasser la vision maudite, il se mit à raconter, longuement, avec volubilité, comment le « malheur » était arrivé. Puis, il parla du gosse et de ses cris : Papa ! papa !… Le sergent des pompiers et le commissaire de police en avaient les larmes aux yeux, bien qu’habitués à en voir et à en entendre bien d’autres.

La femme ne répondit pas et ils restèrent de nouveau à se regarder, pensifs. L’ivresse de la vieille semblait travaillée d’une idée subite. Son regard, éteint par l’alcool, s’allumait à considérer les membres athlétiques de Rémy. Un instant, il crut qu’elle lui lançait une œillade d’une provocation significative ; mais, tout de suite, il chercha à se persuader qu’il s’était trompé.

— Et pourtant, pensait-il, elle est capable de tout !

Il se rappelait, maintenant, les confidences que le pauvre Duclos lui faisait, lorsqu’après quelques verres de vin, il laissait échapper son secret, racontant à son vieux compagnon son mariage et ses misères.

Cependant le temps s’écoulait. Des bruits de pas coupaient le silence de la cour et la grosse porte de la rue claquait à chaque instant, sous la poussée des travailleurs de la première heure, courant allumer les fourneaux des usines voisines, ou turbiner aux Halles. Au-dessous du logement de Duclos, on entendait le grincement d’une pelle sur le pavé : le chauffeur du teinturier bourrait sa machine de charbon. Rémy s’assoupissait, à présent, pris d’une molle paresse qui le clouait sur sa chaise dans une lassitude endormie. Il pensait à rentrer chez lui, se donnait cinq minutes de grâce avant de se lever, et se laissait toujours aller, la tête basse, les yeux lourds, dans un demi-sommeil, durant lequel il n’entendait plus que l’écroulement sourd des morceaux de houille détassés par le chauffeur.

Soudain, la gueule du four fut bruyamment fermée et le silence revint. Le vieil ouvrier redressa la tête, se frotta les paupières, honteux à part lui de cette lâche défaillance. La mère Duclos n’était plus à table. Il se releva et l’aperçut défaisant son lit et tirant hors le matelas. Avec une adresse qu’il n’aurait pas attendue de son ivresse, elle improvisa à terre, une couchette avec draps et couverture, et, sans donner à son hôte le temps de protester, elle ajouta, dégrisée, l’œil luisant, faisant sa voix plus douce :

— Vous dormez debout, monsieur Rémy ; couchez-vous là. Moi, je serai très bien sur la paillasse…

Elle insista tant que le contre-maître finit par consentir. Il avait comme une répugnance à se déshabiller devant elle, mais elle lui proposa d’éteindre la lumière. Il céda alors et, dans l’obscurité, après un bonsoir reconnaissant, l’homme s’étendit. Toutefois, son besoin de sommeil s’était comme envolé : il songeait, malgré lui, au gazier. La vieille, de son côté, se retournait avec de gros soupirs, sur sa paillasse bruissante. Bientôt, elle se leva. Involontairement, il ne perdait pas un seul de ses mouvements, gêné par ce voisinage immédiat qui ne lui laissait aucun doute sur l’intimité de l’occupation de la femme. Surpris, lorsqu’elle eut achevé, de ne point l’entendre regagner son lit, il se dressa sur son coude, l’épiant. Et, tout à coup, il la sentit qui se coulait, demi-nue contre lui.

Elle l’avait entouré de ses bras, écrasant sa tétine pendante et flasque contre la barbe de l’homme stupéfait, et, étouffant ses injures sous de furieux baisers, elle l’étreignait, lascive, avec rage. Il résistait, la repoussant brutalement, pris d’une immense colère et d’un horrible dégoût, mais n’osant crier par peur de réveiller l’enfant.

Longtemps, il se débattit, roulant avec elle sur le plancher, et sentant sous ses membres nus la fraîcheur écrasée des épluchures. Soudain, elle feignit de céder, le lâchant d’une main ; mais comme profitant de son avantage, il la décollait de contre lui, Rémy comprit brusquement, sous les coups répétés d’une obscène caresse, que sa volonté allait fléchir. Il résistait encore mollement, la sentant se cramponner à lui et, quand il la repoussait, secoué par une atroce douleur qui se fondait peu à peu en une bestiale jouissance, très douce, à mesure qu’épuisé il luttait moins fort. Enfin, il se laissa tomber, l’attirant, à bout d’haleine, incapable de vouloir, et, pendant cinq minutes, on n’entendit plus que le ronflement de leur rauque respiration toujours plus précipitée. Puis, le silence revint. Rémy haletait, éperdu, cherchant à se reconnaître, avec l’abasourdissement brisé de l’homme qui, après une chute, se réveille, impuissant à se rappeler d’abord d’où il est tombé.

D’un jet, la mémoire lui revint. Il eut un grand cri de révolte et, se levant, il mit debout la mégère encore pâmée. Il l’avait jetée sur son lit, et, dans l’obscurité, pris d’une folle colère, il la rouait de coups, s’excitant à frapper, à frapper toujours. Elle gémissait sourdement, semblant ne pas comprendre, toute pelotonnée et tressaillant chaque fois que le poing de l’homme s’abattait sur sa chair nue, avec le bruit d’un battoir sur du linge mouillé. Et le contre-maître, exaspéré, hors de lui, scandait de ses coups furieux une seule et persistante injure qu’il hurlait, sans pouvoir trouver d’autres mots :

— Oh ! sale vache ! sale vache !

Le petit cependant, s’était réveillé, et, dans le trouble de son sommeil interrompu, oubliant la mort de son père, il criait, désespéré, de sa voix sanglotante :

— Papa ! papa ! ne bats pas maman… Elle ne le fera plus !…

Alors, l’ouvrier s’arrêta. Un instant, il demeura immobile, pris du désir fou de reprendre le gamin sur son bras et de partir ; puis, il secoua la tête, se rhabilla en un clin d’œil et se sauva sans bruit.

Quand il se trouva sur les bords du canal, le malheureux chancela. Sa tête était en feu, ses oreilles bourdonnaient. Il se mit à genoux sur le quai, dans la boue, et se plongea la tête dans l’eau, à plusieurs reprises. Plus calme, il se releva et s’en fut au hasard, tout droit. Parfois, il s’arrêtait, monologuant, ou battant du poing les murailles.

Derrière lui, deux sergents de ville encapuchonnés suivaient la berge, riant silencieusement à voir le déhanchement de la silhouette de l’égoutier danser sur les trottoirs à chaque réverbère. Au seuil du poste des Écluses-Saint-Martin, ils s’arrêtèrent pour suivre l’ombre du regard.

— Voilà un particulier qui tient une jolie cuite ! fit l’un.

— Oui, mince de biture ! répondit l’autre.

Et les deux sergots rentrèrent au corps de garde.

Rémy s’enfonçait toujours dans le noir et le vent emportait ses sanglots.


Vignette de l’éditeur Henry Kistemaekers
Vignette de l’éditeur Henry Kistemaekers