Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 29-36).

CHAPITRE II
LE DÉPART

Dès le matin du second jour après les événements que nous venons de décrire une grande animation régnait dans la petite ville de Montréal.

L’heure du départ approchait, et l’on terminait les préparatifs que nécessitaient les circonstances.

Les guerriers hurons et les Abénakis, dans leur costume de combat, se croisaient en tous sens avec les soldats canadiens.

Ces derniers allaient faire leurs adieux à leurs parents, à leurs amis et à leurs jeunes fiancées. Il y avait bien quelques larmes versées de part et d’autre, mais point de faiblesse. Plus d’un jeune homme sentait même renaître en lui une ardeur nouvelle, quand son amante, essayant de cacher une larme dans un sourire, lui disait, pendant qu’il lui donnait le baiser d’adieu : « Va, tu nous reviendras bientôt et tu auras à ton retour un charme de plus à mes yeux, car tu auras combattu pour ton pays qui demande aujourd’hui tes services. »

Oh ! il faut que l’amour de la patrie soit bien grand dans un homme pour qu’il ne sente pas chanceler son courage quand il presse, pour la dernière fois peut-être, la main d’une personne aimée ; quand il voit de grosses larmes glisser silencieuses sur les joues pâlies de la jeune fille qui lui dit d’aller là où le devoir l’appelle ; quand ils se disent tous deux un adieu qui peut être éternel !

Mais s’il est grand l’héroïsme du soldat qui, brisant ainsi les nœuds les plus chers, vole au champ d’honneur, il n’est pas moins grand chez la jeune fille qui lui montre ainsi, d’une main encore tremblante d’émotion, le chemin du devoir.

Cependant, la petite troupe commença à se réunir vers dix heures sur la Place-d’Armes. Une demi-heure après, tous étaient à leur poste, et M. d’Ailleboust vint les passer en revue avant de se mettre en marche. Presque toute la population s’était donné rendez-vous sur la place, afin d’assister au départ de ces hommes héroïques qui allaient se dévouer pour leurs compatriotes.

En premier lieu venaient les Canadiens. Tous étaient jeunes, à l’exception de notre connaissance, Thomas Fournier. C’était lui qui devait servir de guide : car, ayant parcouru plusieurs fois, en chassant, les forêts qui s’étendaient alors depuis le Saint-Laurent jusqu’au milieu de la Nouvelle-York, il connaissait les lieux et s’était offert à conduire l’expédition.

Chaque homme, outre ses armes et ses munitions, avait une paire de raquettes. Il y avait à l’arrière-garde une trentaine d’hommes exclusivement chargés de provisions de bouche. Le commandement était partagé entre les jeunes gentilshommes que nous avons rencontrés chez M. de Sainte-Hélène.

Après les Canadiens venaient la petite troupe d’Abénakis, puis les guerriers hurons commandés par leur chef, l’Aigle-Noir. Tous étaient décorés de leurs insignes militaires. À leur ceinture pendaient leur tomahawk et les chevelures qu’ils avaient enlevées à leurs ennemis. Quelques-uns d’entre eux avaient des armes à feu ; mais la plupart portaient celles de leurs ancêtres, c’est-à-dire l’arc, la flèche et la lance.

Quand chacun fut à son poste, M. d’Ailleboust de Mantet ayant fait faire silence, leur dit :

« Canadiens et guerriers alliés,

« C’est presque la même cause qui nous rassemble aujourd’hui. Vous, Canadiens, c’est le sang de vos parents et amis égorgés l’année dernière. Vous, Hurons, ce sont les mânes de vos aïeux qui crient vengeance du fond de leurs tombeaux où la hache iroquoise les a fait descendre. C’est contre les lâches instigateurs des Iroquois, contre les Anglais que nous allons combattre. Ils nous croient faibles et craintifs en notre pays, et sont bien loin de penser que nous pousserons l’audace jusqu’à aller les attaquer dans leurs établissements. Plusieurs centaines de milles à parcourir au plus fort des rigueurs de l’hiver, leur semblent des obstacles insurmontables. Et quand bien même on leur dirait que nous avons organisé une expédition contre eux, ils n’en dormiraient pas moins tranquilles. Eh ! bien, qu’ils dorment en attendant que notre cri de guerre retentisse à leurs portes ! Oh ! malheur alors, malheur à ceux que nous rencontrerons ! Nous serons pour eux sans pitié, comme ils ont été sans merci à notre égard, et nous leur ferons payer bien cher le sang qu’ils ont si lâchement et si brutalement fait verser.

« Mais si nous voulons que nos ennemis versent des larmes de sang en châtiment des maux qu’ils nous ont causés, soyons unis et que tous nos coups portent à la fois sur l’ennemi commun. Ensuite, nous reviendrons joyeux vers ceux qu’il nous faut quitter aujourd’hui, et nous assurerons à la colonie quelque temps de répit, de paix et de bonheur. »

Les acclamations de tous ceux qui étaient présents répondirent à ses paroles.

Si M. de Mantet appuyait sur l’union qui devait régner entre les alliés, c’est qu’il connaissait les sauvages de longue date et qu’il savait à quoi s’en tenir sur la constance des guerriers hurons. Peut-être même avait-il des pressentiments à cet égard ; la suite des événements montrera si ses prévisions étaient fondées.

Le signal du départ fut donné et la petite troupe se mit en marche, accompagnée jusqu’à la sortie de la ville par les habitants, dont l’enthousiasme prouvait que l’héroïsme de leurs frères leur allait au cœur.

Pendant que les alliés défilaient par la porte de la ville, Thomas Fournier s’approcha de son maître et lui parla à voix basse :

— Assurément, Monsieur Charles, lui dit-il, nous aurons du malheur durant notre expédition.

— Et pourquoi donc, oiseau de funeste augure ? répliqua le jeune homme.

— Mais, Monsieur Charles, parce que c’est aujourd’hui vendredi, et qu’il est rare qu’une affaire importante arrive à bon terme quand elle est commencée un vendredi.

Charles s’étant moqué de ces paroles superstitieuses, le vieux Thomas s’éloigna en grommelant : « Dam, ces jeunes gens-là ne croient à rien. Mais quelque chose me dit à moi qu’il nous arrivera malheur. Quand mon pauvre défunt père (que Dieu ait pitié de son âme) s’est noyé, il était parti un vendredi, sur son bateau de pêche. Et mon oncle Pierre… et mon cousin Baptiste…et… »

Et il continua d’énumérer ainsi ceux de ses parents ascendants et collatéraux qui avaient eu le malheur de mourir un vendredi.

Cependant, M. de Mantet et ses hommes étaient sortis de Montréal et s’en éloignaient à grands pas. Tant que les jeunes soldats eurent la ville en vue, chacun tournait la tête de temps en temps vers le lieu de sa naissance, où il laissait des êtres chéris dont le chagrin était encore plus grand que le sien. Car la douleur de l’absence affecte plus grièvement ceux qui restent au pays que les soldats qui s’en éloignent pour aller combattre.

Mais quand les dernières maisons de la ville se furent évanouies dans le lointain et que les yeux des Canadiens ne distinguèrent plus rien du lieu où plusieurs, hélas ! ne devaient plus revenir, alors ils repoussèrent leurs pensées au fond de leur cœur et la gaieté française reprit le dessus.

Pendant que les autres causaient et riaient à gorge déployée, deux hommes seuls gardaient le silence et paraissaient préoccupés. Ces deux hommes n’étaient pourtant point des lâches. Le premier était M. de Mantet, qui songeait à toute la responsabilité qui pesait sur lui et réfléchissait aux moyens à prendre pour justifier l’opinion que l’on avait eue de lui en le mettant à la tête de ceux qui se dévouaient pour la cause commune. Le second n’était autre que Thomas Fournier, qui ne pouvait se familiariser avec l’idée de partir « un vendredi. »