Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 37-47).

CHAPITRE III
LE LOUP-CERVIER

Un peu plus d’une semaine après le départ de M. de Mantet et de ses gens, le cinq février au soir, deux hommes enveloppés dans des peaux de bisons étaient assis au pied d’un rocher, qui les protégeait contre les atteintes d’un vent glacial qui faisait courber la tête aux pins de la forêt. Ils pouvaient être à trente milles au nord de Schenectady et à un mille de la rivière Hudson. Tous deux fumaient en silence et semblaient ne s’occuper guère de la tempête qui hurlait dans les bois.

L’absence du feu par une nuit pareille indique que ces deux individus ont intérêt à ne point laisser deviner leur présence en ces lieux. Tous deux sont sauvages et appartiennent à la tribu des Agniers qui fait partie de la confédération iroquoise.

Le premier, qui est âgé de vingt-cinq à trente ans, a l’une de ces figures sur lesquelles se peignent l’astuce, l’audace et les passions les plus farouches. Son regard sombre, ses traits contractés, les exclamations de colère qu’il laisse fréquemment échapper, font voir qu’il n’a pas l’humeur des plus gaies et médite quelque coup dans l’ombre.

C’est le Loup-Cervier, le plus puissant chef des Agniers.

Le second, qui est frère du premier, est moins âgé que lui. La physionomie du Renard-Subtil — c’est ainsi qu’il s’appelle — ne dément pas le surnom qui lui a été donné. Son visage rusé est plus calme que celui du Loup-Cervier, et il semble ne penser à autre chose en ce moment qu’aux bouffées de tabac qu’il tire de son calumet et suit du regard.

Une heure s’écoula ainsi, après leur arrivée au lieu où nous les trouvons, sans qu’aucun des deux personnages adressât la parole à l’autre : enfin le Loup-Cervier, qui venait de fumer une troisième pipe, se leva et promena ses regards sur une plaine qui s’ouvrait au loin devant lui.

Les tourbillons de neige chassés par un vent impétueux fouettaient la cime des quelques arbres qui se trouvaient en cet endroit et dont les branches rudement secouées rendaient un son lugubre.

Le chef agnier semblait prendre plaisir à la contemplation des ravages de la tempête. Sa poitrine se dilatait, et à chaque rafale de l’ouragan, il aspirait bruyamment comme s’il eût voulu appeler à lui la fureur des vents déchaînés. Après être resté quelque temps immobile, il fit un signe au Renard-Subtil, qui se leva comme lui.

— Que mon frère regarde, dit le Loup-Cervier, et il étendit la main dans la direction de la rivière Hudson. Que voit mon frère ? demanda-t-il après quelques instants de silence.

— Des lumières qui se perdent dans la nuit, répondit l’autre.

— Sont-elles nombreuses ?

— J’en compte autant qu’il y a de jours d’une nouvelle lune à la suivante.

— Mon frère a le regard de l’aigle, reprit le Loup-Cervier ; et il s’assit tout en allumant une quatrième pipe.

Quand il en eut épuisé le contenu, opération qui dura bien un bon quart d’heure, il en secoua les cendres encore chaudes et déposa son calumet près de lui sur sa peau de bison.

— Que mon frère écoute, dit-il au Renard-Subtil.

— Mes oreilles sont aussi attentives que celles de la jeune fille quand la bouche d’un guerrier lui fait l’aveu de son amour.

— Le Renard-Subtil sait-il pourquoi je l’ai amené ici ?

L’autre répondit par un signe de tête négatif.

— Mon frère sait-il par quelle nation ont été allumés les feux qu’il voit non loin d’ici ?

Même réponse du Renard-Subtil.

— Dans un instant mon frère saura ces choses. Qu’il veuille seulement me dire s’il se souvient de Fleur-de-Mai.

— La jeune fille aux yeux d’azur dont la voix était aussi douce aux oreilles du Loup-Cervier que celle du rossignol au lever de l’aurore, et qui a été tuée par un visage pâle du Canada ?

— La même, reprit le Loup-Cervier, dont les mâchoires se contractèrent et dont les yeux lancèrent des éclairs d’une haine indéfinissable. Mon frère sait si je l’aimais, Fleur-de-Mai. Pour elle, j’aurais tout sacrifié ; j’aurais même abandonné la religion et les coutumes de mes ancêtres pour celles des visages pâles, si elle me l’avait demandé. Eh ! bien, mon frère sait que quelques jours avant l’époque où elle devait s’unir au Loup-Cervier pour habiter son wigwam, elle a été privée de la vie par une face pâle qui, aidé de plusieurs autres hommes blancs du Canada, attaquait notre village. Depuis le jour où Fleur-de-Mai a été déposée dans la terre, le cœur du Loup-Cervier s’est enveloppé de deuil et le sourire a déserté ses lèvres. Mais ce que mon frère ne sait pas, c’est que le puissant sorcier de notre tribu m’a dit que l’ombre de Fleur-de-Mai lui était apparue en lui demandant vengeance contre les visages pâles. Elle lui a dit qu’un parti de guerre d’hommes blancs du Canada allait attaquer les visages pâles leurs voisins et ennemis, et que sur les premiers devait retomber la vengeance du Loup-Cervier. Ayant appris cela, j’ai amené mon frère avec moi afin que nous allions tous deux reconnaître le nombre des ennemis, que nous attaquerons lorsqu’ils retourneront dans leur pays. Il vaut mieux attendre, pour les surprendre, qu’ils aient accompli leur expédition. Car alors ils seront moins sur leurs gardes s’ils sont vainqueurs, et s’ils sont vaincus, ils retraiteront sans ordre. D’ailleurs, laissons les visages pâles s’entredéchirer comme des loups affamés ; nous partagerons leurs dépouilles. Que mon frère me suive !

Ayant ainsi parlé, les deux frères se dirigèrent vers le camp des Canadiens.

Ces derniers, fatigués par une marche de plus de quinze jours à travers les bois, par les privations sans nombre qui étaient l’apanage des guerres d’alors, avaient établi leur camp au centre d’un bois de sapins et dormaient profondément. Quelques sentinelles dispersées dans le camp veillaient seules au salut de tous.

Au nombre des gardes se trouvait Thomas Fournier. Les deux mains appuyées sur le canon de son fusil, le regard rivé à terre, il paraissait insensible au bruit de la tempête et à la violence du vent qui s’engouffrait dans la clairière avec des hurlements sinistres.

Il y avait plus d’une heure qu’il était ainsi plongé dans de profondes méditations, quand il releva vivement la tête. Un bruit de branche cassée venait de frapper son oreille.

Il regarda autour de lui : tout était tranquille, et son compagnon de garde, qui veillait à quelques pas de lui, n’avait apparemment rien entendu qui pût éveiller son attention, car il restait nonchalamment appuyé sur son arme.

Le chasseur reprit sa position première, bien qu’ayant soin de jeter de temps en temps un regard scrutateur autour de lui.

Tout à coup, épaulant son arme d’un geste aussi prompt que la pensée, il fit feu sur une ombre qu’il venait d’apercevoir à quelque trente pas de lui.

Un cri de douleur répondit à la détonation qui mit tout le monde en émoi dans le camp. Suivi d’une vingtaine d’hommes, Thomas s’élança dans la direction où il avait tiré.

Bientôt une trace de sang apparut sur la neige.

— Le gibier est touché et n’ira pas loin, s’écria-t-il, en avant !

Et tous se mirent à courir dans la direction que prenait la traînée de sang.

Ce sang n’était autre que celui du Renard-Subtil, qui avait eu la poitrine traversée d’une balle. Le Loup-Cervier avait chargé le corps du blessé sur ses épaules et fuyait avec ce fardeau.

Mais, quand il entendit les cris de ses ennemis se rapprocher, il déposa le corps du Renard-Subtil sur la neige en s’écriant :

« Frère, descends en paix dans les plaines du Grand-Esprit. Si je n’avais pas une autre vengeance à accomplir, je te défendrais jusqu’à la mort contre ces chiens de visages pâles. Mais je dois vivre pour venger Fleur-de-Mai ainsi que toi, mon frère ! »

Les poursuivants n’étaient plus qu’à une cinquantaine de pas du Loup-Cervier.

Plusieurs coups de feu furent tirés sur le fugitif, qui y répondit par un cri de défi, et disparut dans un tourbillon de neige à l’entrée de la forêt. Cessant leur poursuite désormais inutile, les Canadiens s’arrêtèrent auprès du Renard-Subtil qu’agitaient les dernières convulsions de l’agonie.

Un Huron qui se trouvait là se baissa auprès du mourant et se mit en frais de lui enlever la chevelure.

Les Canadiens détournèrent la tête d’un geste de dégoût et reprirent le chemin du camp.

— Je serais bien surpris, se disait le vieux Thomas, si nous n’avions pas quelque bande de ces maudits Iroquois sur le dos à notre retour. Encore, si nous n’étions pas partis « un vendredi ! »