Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 17-27).

CHAPITRE PREMIER
DE MONTRÉAL À SCHENECTADY

En l’an de grâce 1690, la ville de Montréal ne donnait qu’une bien faible idée de ce qu’elle est de nos jours. Quarante-huit ans s’étaient à peine écoulés depuis que M. de Maisonneuve en avait jeté les fondements. Quelques centaines d’habitations, la plupart d’assez chétive apparence, reposaient aux pieds de la montagne que couronnaient alors des pins antiques. Ces superbes enfants de la forêt semblaient contempler avec orgueil et dédain les pauvres demeures des colons, comme s’ils n’avaient point dû tomber un jour sous le tranchant de la hache et être remplacés par des constructions plus vastes et plus belles que celles qui étaient alors bâties au pied du « Mont-Royal ».

À l’instant où commence ce récit, on était à la fin de janvier 1690. Le jour faisait rapidement place à la nuit, qui s’annonçait froide. Tout était silencieux dans l’enceinte de Ville-Marie, dont les demeures clairsemées disparaissaient par degrés dans l’ombre.

Malgré l’heure avancée, deux voyageurs attardés venaient de se faire ouvrir l’une des portes des palissades qui entouraient la ville naissante et la protégeaient contre les attaques des sauvages.

Tous deux faisaient partie d’une troupe de trente hommes armés qui arrivaient de Québec et des Trois-Rivières et les suivaient quelques milles en arrière.

Le premier des arrivants, qui était de moyenne taille, était un tout jeune homme, à en juger par sa démarche vive et hardie et son pas rapide. La capote de buffle qu’il portait, tout en entravant un peu ses mouvements, n’empêchait cependant pas de reconnaître à ses allures l’homme bien-né, le gentilhomme en un mot.

Des cheveux bruns et abondants couronnent un front haut sous lequel brillent des yeux noirs pleins de feu et d’intelligence. Les lèvres, qui dénotent une noble fierté, sont surmontées d’une légère moustache encore dans l’enfance. La franchise, la grandeur d’âme et l’audace se lisent sur sa figure. Il peut avoir vingt et un ans. À son côté pend une épée dont l’extrémité du fourreau dépasse le bas de son vêtement d’hiver, et l’on voit une paire de pistolets à sa ceinture.

Il est d’origine noble, est né dans le pays et se nomme Charles Couillard Dupuis. Il arrive de Québec où il a laissé sa famille, à la nouvelle que l’on va organiser à Montréal une expédition contre la Nouvelle-York. Habitué dès l’enfance aux fatigues de la vie des bois et aux privations qu’entraînait alors avec elle la vie de colon en Canada, il a résolu de faire partie de la petite phalange qui se prépare à partir sous la conduite de MM. d’Ailleboust de Mantet et LeMoine de Sainte-Hélène.

Son compagnon, qui le dépasse de toute la tête, est un de ces hommes auxquels la nature a donné des membres herculéens et une énergie égale à leur corps. Ses pas, moins rapides que ceux de Charles Dupuis, mais plus élastiques et plus longs, laissent deviner de suite l’homme habitué de longue date aux marches forcées. Il est vêtu, comme le premier, d’un pardessus du même genre. À la longue carabine qu’il porte sur son épaule, au couteau de chasse qui pend à sa ceinture, aux souliers de chevreuil qui chaussent ses énergiques pieds, enfin au bonnet fait d’une peau de renard, dont la queue lui retombe par-dessus les épaules, on reconnaît en cet homme un coureur des bois.

Rien d’extraordinaire dans sa figure, si ce n’est pourtant ses yeux, que l’on voit toujours en mouvement et qui semblent vouloir tout reconnaître dans l’obscurité de la nuit.

Cet homme, âgé d’un peu plus de cinquante ans, est le serviteur du jeune gentilhomme qu’il suit partout et qu’il a lui-même initié aux mystères des forêts vierges du Canada. Ayant été marin dans sa jeunesse, il a conservé une certaine teinte du langage et des idées propres aux gens de sa caste.

— Mille tonnerres, Monsieur Charles ! s’écria-t-il après un assez long silence qui avait régné entre les deux voyageurs, je commence à me dire en moi-même qu’il est temps que nous arrivions. Malgré la petite larme que vous m’avez donnée tout à l’heure, ce chien de froid menace de s’emparer de tout mon individu.

— Allons donc, Thomas, toi te plaindre du froid, répondit le jeune homme ; toi, un vieux coureur des bois !

— Dam, Monsieur Charles, c’est justement parce que je me fais vieux que le froid a plus de prise sur moi. À votre âge, le sang est chaud, mais il se refroidit quand on passe la cinquantaine et…

— Allons, allons, un peu de patience, mon vieux, reprit Charles ; dans un instant nous serons chez M. de Sainte-Hélène, où nous serons bien reçus, je l’espère.

— Suffit, Monsieur Charles, je mets ma langue aux arrêts.

Après avoir marché pendant environ un quart d’heure, ils se trouvèrent en face d’une longue maison basse à un étage. À en juger par les nombreuses lumières que l’on voyait du dehors, il devait y avoir grande réunion dans cette habitation, qui n’était autre que celle de M. Le Moine de Sainte-Hélène.

— Nous voici arrivés, dit Charles à son compagnon ; entrons, et ne pense plus aux fatigues de la route ; car l’hospitalité que nous allons recevoir ici les compensera bien toutes.

Et tous deux entrèrent : ils se trouvèrent tout d’abord dans la cuisine où les domestiques se tenaient autour d’un immense foyer. Dans l’âtre pétillait un feu que le vieux Thomas eut l’air en entrant d’apprécier à sa juste valeur ; car il alla de suite prendre place à côté de ceux qui s’y chauffaient, laissant à son maître le soin de leur introduction.

À l’arrivée des deux voyageurs, les serviteurs s’étaient levés. S’avançant alors vers le plus âgé d’entre eux, Charles Dupuis se nomma et le pria de le conduire auprès de son maître.

Le domestique s’inclina et le conduisit dans une grande salle, médiocrement meublée, où se trouvaient M. de Sainte-Hélène et quelques gentilshommes qui devaient faire partie de la prochaine expédition.

Pendant ces préliminaires, Thomas Fournier, se débarrassant de sa capote, tirait de sa poche un brûle-gueule et engageait conversation avec les gens de la cuisine.

Quand Charles Dupuis entra dans l’appartement où se tenaient les convives de M. de Sainte-Hélène, ces derniers étaient à table et paraissaient y faire consciencieusement leur devoir. À la vue du nouvel arrivant, M. de Sainte-Hélène vint au-devant de lui, le félicita de son heureux voyage, et, après l’avoir présenté à ses amis, il lui fit prendre place à côté de lui.

— Après une marche comme celle que vous venez de faire, lui dit-il, vous devez avoir l’appétit assez développé ; veuillez donc partager notre frugal repas.

Tandis que le voyageur affamé accepte l’invitation de son hôte sans se faire prier, que le lecteur nous permette d’esquisser le portrait de quelques-uns des convives.

M. LeMoine de Sainte-Hélène, leur hôte, était un homme de vingt-sept à vingt-huit ans. Il était petit de taille, mais bien proportionné. Sa physionomie était franche et enjouée, et il ne cessait d’amuser ses convives par des saillies et des quolibets dont messieurs les Anglais faisaient les frais. C’était lui qui devait être le premier lieutenant de M. de Mantet, assis à sa droite.

Ce dernier était un homme de trente ans ou à peu près. Ses traits, fortement accentués, trahissaient un caractère fier et déterminé et laissaient deviner de suite l’homme propre au commandement. Comme il parlait peu et riait encore moins, on aurait pu croire au premier abord qu’il voulait user déjà de l’ascendant qu’il devait avoir sur les autres jeunes gens réunis avec lui. Mais aucun de ces derniers ne paraissait s’en formaliser ; car tous savaient que quelques-uns de ses proches ayant été enveloppés dans le massacre de Lachine, il avait depuis conservé un air de mélancolie sombre. Il avait voué une haine éternelle aux Anglais que l’on savait instigateurs du massacre, et avait résolu de venger sur eux et les Iroquois la mort de ses parents assassinés.

Près de lui se tenait M. LeMoine d’Iberville, celui qui, un an auparavant, avait pris deux vaisseaux anglais dans la Baie d’Hudson et devait plus tard se couvrir de gloire par ses exploits sur mer, à Terreneuve et dans la Louisiane.

Puis venaient MM. LeBert du Chêne, de Montigny, Repentigny et Boucher, qui avaient demandé à suivre M. de Mantet comme volontaires.

— De combien d’hommes se compose le renfort que vous nous amenez ? demanda M. de Mantet à Charles Dupuis.

— De trente hommes armés, répondit ce dernier, dont dix-huit Canadiens et douze Hurons. C’est un bien petit nombre de combattants ; mais tous sont déterminés et brûlent d’en venir aux mains.

— À quelle distance sont-ils de la ville ?

— Ils sont campés à cinq milles d’ici et nous rejoindront demain matin. J’ai pris les devants avec mon domestique, afin de vous donner les détails nécessaires et recevoir vos ordres : car, d’après ce que j’ai appris, nous partirons après-demain.

M. d’Ailleboust fit un signe affirmatif et continua de manger en silence.

Le repas terminé, M. de Mantet promena ses regards sur les jeunes gens pour attirer leur attention, et dit :

— Messieurs, comme l’expédition, dont M. de Frontenac me donne le commandement, offre autant de chances de revers que de succès, et que vous n’êtes point obligés d’en faire partie, veuillez bien, je vous prie, réfléchir sérieusement avant de vous joindre à nous. Vous le savez comme moi, nous aurons plusieurs centaines de milles à faire au milieu des bois, au cœur d’un hiver rigoureux et exposés à chaque instant à être attaqués par les Iroquois, que les Anglais (et il appuya sur le mot « Anglais ») excitent sans cesse contre nous. Si, cependant, vous êtes décidés à faire cause commune avec ceux qui veulent venger le massacre de Lachine par un coup d’éclat, dont nos voisins aient à se souvenir quelque temps, promettez-moi, messieurs, que, bien que volontaires, vous obéirez à mes ordres. Car vous concevez comme moi que la discipline vaut quelque chose quand on a contre soi le froid, des misères de toutes sortes et des ennemis comme les Iroquois, qui rampent dans l’ombre de la nuit, se glissent comme des serpents et tombent à l’improviste sur ceux qu’ils trouvent sans défense. Eh ! bien, messieurs, consentez-vous à reconnaître mon autorité sur vous durant toute la marche ?

— Oui, répondirent tous les assistants sans hésiter.

— Alors, poursuivit M. de Mantet, soyez prêts à partir après-demain, vendredi. Avec les trente hommes que M. Dupuis nous a amenés, notre troupe se composera d’un peu plus de deux cents combattants, dont quatre-vingt-dix-huit Canadiens, quelques Abénakis et cent vingt Hurons. Je ne sais si je me fais illusion, mais il me semble qu’avec un nombre pareil d’hommes déterminés à tout braver et à se soumettre aux ordres de leur chef, nous pourrons venger d’une manière éclatante la catastrophe de l’année dernière !

Puis, tirant Charles Dupuis à l’écart, il lui demanda si M. de Frontenac ne l’avait point chargé de commission pour lui. Alors le jeune homme lui remit une lettre du gouverneur, qui contenait des instructions particulières sur les mesures à suivre et les précautions à prendre pour assurer la réussite de l’expédition.

Après quelque temps d’une conversation animée et après plusieurs « toasts » portés au succès de l’entreprise, les jeunes gentilshommes se retirèrent et se hâtèrent de regagner leurs demeures.

Charles Dupuis et le vieux Thomas restaient les hôtes de M. de Sainte-Hélène.

Avant de s’endormir, Thomas fit la réflexion — qu’il vaut mieux être couché dans un lit bien chaud que dormir sous une tente presqu’en plein air, comme le faisaient en ce moment-là ses compagnons restés en arrière.