Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 4/Chapitre 5

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V.

LES DERNIERS ADIEUX.



CE n’était pas une illusion : c’était bien son frère que Charles avait ainsi retrouvé sur la fosse de leur mère.

Après avoir mené quelque temps une vie aventureuse et dissipée, essayé différens genres d’existence, parcouru plusieurs contrées de l’Europe, Pierre Guérin, à la suite d’une maladie sérieuse, qui l’avait conduit au bord de la tombe, s’était retiré dans un couvent de moines en Italie et n’avait pas tardé à recevoir les ordres. Le mal du pays lui étant venu en même temps que la vocation religieuse, il obtint d’être admis à la prêtrise et de laisser le couvent pour revenir au Canada. Il n’avait point fait les vœux d’un régulier, et se trouvait libre sous ce rapport.

Arrivé à Québec au plus fort de l’épidémie, avec ce zèle exclusif et ce profond détachement du monde qui sont les premiers indices d’une véritable vocation religieuse, il s’était mis, en débarquant du vaisseau, à la disposition de l’évêque qui, sans perdre de temps, l’avait adjoint à son église vraiment militante. Le soir du même jour, comme tous les autres prêtres étaient occupés auprès des malades, il s’était trouvé chargé du soin des sépultures. Dans les informations qu’il avait prises à la hâte sur le compte de sa famille, le hasard avait voulu qu’il s’adressât à des personnes qui, peu au fait, lui avaient répondu que ses parens demeuraient toujours à R… Pendant la courte cérémonie funèbre, comme nous l’avons remarqué, Charles s’était tenu à l’écart et le jeune prêtre tout entier à son devoir, n’avait pas égaré ses yeux jusque sur lui.

Ce fut seulement lorsqu’il lui fallut, pour rédiger les actes de sépulture, parcourir la longue liste nécrologique de cette terrible journée, qu’il fut frappé d’y trouver en toutes lettres le nom de sa famille. Son œil distrait crut d’abord à une de ces coïncidences bizarres qui ne causent qu’un instant de malaise. Mais à mesure qu’il regardait la liste fatale, les prénoms, les qualités, les accessoires se tracèrent successivement à ses yeux comme la forme d’abord indécise du spectre que l’on voit dans un songe et qui ne tarde pas à prendre une ressemblance connue. Sans prononcer une seule parole, il tomba dans une syncope que les autres émotions de la journée et les longues fatigues du voyage avaient d’ailleurs préparée.

Dès qu’il revint à lui, la présence de Charles opéra une réaction subite et favorable. Il lui vint à l’idée qu’il n’avait point tout perdu, puisqu’il lui restait un frère, et cette pensée en amena une autre qui se traduisit par cette question. —

— Et ma sœur ?

— Louise est bien. Telles furent les premières paroles échangées entre les deux frères. Puis, comme si la possibilité d’un autre malheur l’eut frappé, Charles ajouta : viens avec moi, allons voir cette pauvre enfant. Et en disant cela, il prit le bras de son frère.

Pierre fit quelques pas, puis s’arrêta.

— Je n’ai pas vu ma mère, dit-il, d’un air résolu. Il faut que je la voie.

Guilbault et Charles se regardèrent avec un étonnement mêlé d’effroi.

— Je ne suis pas fou, reprit le jeune prêtre, devinant leur pensée, je ne suis pas fou. Mais voilà bien des centaines de lieues que je fais pour voir ma mère et avant que la terre ne l’ait recouverte, il est bien juste que je contemple encore une fois ses traits dont l’image m’a suivi partout. Je veux la revoir. Charles, où l’a-t-on mise ?

— Je suis étudiant en médecine et avant que vous ne risquiez une expérience aussi dangereuse…

— Si monsieur est médecin, il sait qu’un prêtre et un médecin ne doivent jamais craindre.

— Et je sais que ni l’un ni l’autre ne doivent s’exposer inutilement.

— Il y a ici un devoir à remplir pour vous et pour moi. Cette terrible maladie veut des enterrements bien prompts… Si j’en crois la rumeur…

— Bah ! des contes en l’air ! interrompit le gardien du cimetière. Si on croyait tout ce qui se dit, il y aurait plus de vivans que de morts d’enterrés. Le monde est si bavard ! Il n’y a qu’un pauvre matelot que nous avons trouvé dans son cercueil avec un bras mangé. Tout le reste, c’est des contes et des histoires !

Les trois jeunes gens frémirent.

— Eh bien, dit Jean Guilbault, je ne dis pas que vous ayez tout-à-fait tort.

— Mais c’est donc pour tout de bon, que vous voulez ouvrir un cercueil ? Ah, ça ! ça ne se fera pas de même, par exemple ! mon caractère, voyez-vous, ma place, voyez-vous !

— Et il retournait entre ses doigts son chapeau à larges bords, d’un air qui voulait dire : si cela se fait, du moins que je n’en aie point connaissance, que je ne sois point compromis.

— Tenez brave homme, reprit Pierre Guérin, avec un ton et un geste impérieux, allez-vous-en, et laissez-nous faire. Je prends tout sur moi.

Le gardien s’éloigna et les jeunes gens se dirigèrent vers la fosse commune.

Pierre jeta à son frère un regard de reproche, que celui-ci comprit, car il rougit et baissa la tête.

Louise avait cloué sur la bière une image de la Vierge, au pied de laquelle était écrit le nom de Madame Guérin et qui avait coutume d’orner le haut de son lit. Cette précaution de la jeune fille ne se trouva point perdue. Après avoir déplacé plusieurs cercueils les jeunes gens reconnurent ainsi celui qu’ils cherchaient et, chargeant le pieux fardeau sur leurs épaules, ils le portèrent à la petite chapelle des morts.

Tout habitué qu’il fut aux œuvres de résurrection, l'anatomiste Guilbault se sentit ému et presque terrifié, lorsqu’il lui fallut ouvrir le cercueil. Il lui sembla que Madame Guérin avec cette dignité et cette douce gravité qu’il lui avait connues allait se lever sur son séant et lui demander compte de cette espèce de sacrilège. Mais il réfléchit que ce n’était pas là une de ces excursions de carabins auxquelles il avait pris part si fréquemment, et qu’il aidait au contraire à l’accomplissement d’un acte de piété filiale. D’une main habile et ferme il eut bientôt levé le couvercle de la bière.

La mort n’avait imprimé son cachet qu’à demi sur les traits de Madame Gnérin ; sa figure était loin d’être méconnaissable, et, sans la maigreur et les rides causés par le chagrin, Pierre n’aurait pas trouvé une bien grande différence entre ces restes inanimés et l'image que sa mémoire avait conservée.

Les deux frères s’agenouillèrent de chaqne côté du cercueil. L’ecclésiastique souleva la main glacée de la morte et y colla ses lèvres, comme pour lui raconter l’histoire de ses courses lointaines et implorer son pardon.

Après un examen de quelques instans, Jean Guilbault répondit aux regards interrogateurs qu’on lui jetait par un sinistre mouvement de tête qui ne permettait pas la plus légère espérance.

— Pierre se leva. Louise doit se mourir de peine et de tristesse, observa-t-il. Je n’ose pas la voir aujourd’hui. Il faudra la préparer à cette émotion. Il est temps que tu retournes auprès d’elle. Je vais passer la nuit ici à veiller et à prier. C’est mon état.

Pierre resté seul laissa couler ses larmes.

La crainte d’affliger son frère d’avantage, une certaine honte de la faiblesse qu’il avait montrée, une idée exagérée de la réserve qu’exigeait sa dignité de prêtre lui avaient aidé à les retenir jusques-là.

Heureusement la religion lui enseignait qu’il ne devait point se borner à une tristesse stérile : elle lui offrait dans la prière une consolation pour lui-même et un moyen d’être utile à celle qu’il pleurait. —

Il prit son bréviaire et, assis dans un coin de la chapelle, il entreprit de lire l’office des morts. Ses yeux se portaient alternativement de son livre au cercueil étendu à ses pieds. Plus d’une fois, il se leva précipitamment, croyant avoir remarqué quelque mouvement, entendu quelque bruit ; mais ce n’était chaque fois qu’un jeu des rayons de la lune, ou le bruit léger de quelque insecte.

Le sens, tantôt lugubre et terrifiant, tantôt doux et consolant des psaumes qu’il lisait, s’adaptait quelquefois admirablement à sa propre situation ; souvent à côté du sens véritable se glissait une interprétation differente qu’un hasard merveilleux semblait lui adresser.

Heu mihi quia incolatus meus prolongatus est ! Malheur à moi, parce que mon exil s’est prolongé, disait le psalmiste parlant de la vie humaine comparée à un exil — et cela lui rappelait sa trop longue absence et les malheurs dont elle avait été suivie.

La colère de Dieu qui dévore les générations entières, comme un feu ardent brûle la paille légère ; sicut fœnum ; les flèches aigues, que décoche à coup sûr un implacable et invisible ennemi ; la terre des ténèbres couverte des ombres de la mort, vallée de misères, où il n’y a point d’ordre, mais une confusion et une terreur éternelles… ubi nullus ordo sed sempiternus horror inhabitat… telles étaient les images que David et Job avaient tracées d’avance, et qui lui représentaient l’horreur du lieu où il se trouvait et la terreur du fléau qui venait y accumuler ses victimes.

« J’attendrai jusqu’au matin, disait encore Job, le tombeau sera ma maison, et je n’aurai point d’autre lit que ce lieu de ténèbres. Je dis au sépulcre : vous serez mon père, et aux vers, vous serez ma mère et mes sœurs.»

Son imagination s’exalta par degrés, et cédant à une sorte d’hallucination, il revêtit de nouveau le surplis et l’étole noire qui servent aux sépultures, et il marcha pendant une partie de la nuit dans la chapelle, psalmodiant à haute voix les répons de l’office.

Le fossoyeur, qui vint de grand matin se remettre à sa pressante besogne, recula épouvanté et appela le gardien du cimetière. Celui-ci crut aussi lui à une vision, et il semblait en effet qu’un prêtre-fantôme et un cercueil fantastique s’étaient installés dans la chapelle mortuaire. Puis, se rappelant ce qui s’était passé la veille, il s’adressa au jeune homme qu’il rappela difficilement au sentiment de la réalité.

Pierre jeta alors un dernier regard sur les traits chéris de sa mère, fit une courte prière (son dernier adieu) et laissant entre les mains du concierge des morts, une somme suffisante pour creuser une tombe, à celle à qui il ne pouvait plus rien donner autre chose, il s’éloigna lentement, traînant avec peine le fardeau de ses pensées.