Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 4/Chapitre 4

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IV.

LE CIMETIÈRE ST. LOUIS.



LA guillotine fut importée en France au moment où le tribunal révolutionnaire allait être établi à Paris. Le Dr. Guillotin, occupé de recherches scientifiques, n’avait pour but, en indiquant ce mode de supplice, qu’un projet tout philanthropique, celui de diminuer les souffrances des condamnés, et de faire disparaître l’idée d’infamie attachée aux autres peines. Mais lorsqu’on songe au rôle affreux de cette affreuse machine, venue au monde en même temps que les bourreaux et les assassins dont elle devait être le complice et le serviteur fidèle, on ne peut trop s’étonner des étranges coïncidences, des rapprochemens effrayans qu’il y a dans la marche de certains évènemens, qui s’appellent les uns les autres dans les profondeurs de la pensée providentielle comme l’abîme appelle l’abîme…

Cette réflexion nous est suggérée par une autre coïncidence du genre terrible, qui s’est présentée dans l’histoire des ravages du choléra à Québec. La fabrique de Notre Dame hésitait depuis longtemps à faire l’acquisition d’un terrain en dehors des murs de la ville pour y faire une espèce de Père-Lachaise, l’accroissement de la population rendant depuis longtemps insuffisant le vieux cimetière dit des Picotés, situé au centre de la haute-ville, et qui avait été ( autre coïncidence étrange) étrenné par les ravages de la petite vérole, à une époque assez reculée. Les marguilliers pour le temps d’alors en fesaient comme de raison une grande affaire : plusieurs terrains avaient été visités, arpentés, marchandés, et déjà l’on allait se diviser en Guelfes et en Gibelins d’une nouvelle espèce au sujet de deux propriétés rivales, lorsque l’entente se rétablit presque par miracle, et l’on se hâta de faire l’acquisition de la vaste étendue de terre maintenant connue sous le nom de « Cimetière St. Louis. » — Le dimanche de la Pentecôte avait été fixé pour la bénédiction et la consécration solennelle du cimetière ; la foule compacte et pieuse rassemblée sur le tertre funéraire n’ignorait qu’une chose, c’est que deux cercueils, inhumés la veille dans ce nouveau domaine de la mort, contenaient les deux premières victimes du choléra à Québec. Le fléau avait fait, comme les princes et les grands seigneurs, en voyage : il avait retenu d’avance ses appartemens.

Le peuple, qui appelle toujours les choses de leur vrai nom, connait plus sûrement ce lieu sous le nom de Cimetière du Choléra.

Le cimetière St. Louis s’étend sur les plaines d’Abraham, célèbres et par la bataille perdue par le marquis de Montcalm et par celle gagnée par le Chevalier de Lévis. On y parvient par un long chemin, bordé de charmantes villas, entourées d’arbres, chemin qui se prolonge jusqu’à la rivière du Cap rouge. —[1]

Les enterremens des cholériques se feraient régulièrement chaque soir à sept heures, pour toute la journée. Les morts de la nuit avaient le privilège de rester vingt quatre heures ou à-peu-près à leur domicile. Ceux de l’après-midi n’avaient que quelques heures de grâce. On les portait au cimetière à la hâte pour l’enterrement du soir. Tant pis pour eux, s’ils se réveillaient trop tard !

À toutes les heures du jour, les chars funèbres se dirigeaient vers la nécropole ; mais le soir c’était une procession tumultueuse ; une véritable course aux tombeaux, semblable aux danses macabres peintes ou sculptées sur les monumens du moyen âge. Des corbillards de toutes formes, de grossières charrettes, contenant chacune de quatre à six cercueils symétriquement arrangés, se pressaient et s’entreheurtaient confusément dans la grande allée, ou chemin St. Louis. Les irlandais étaient à-peu-près les seuls à former des convois à la suite des dépouilles de leurs parens ou de leurs amis. Ce peuple est si malheureux, qu’il a toujours festoyé la mort comme une amie, et que nul danger ne peut s’éloigner d’une cérémonie funèbre.

C’étaient de longues files de calèches pleines d’hommes, de femmes, et d’enfans entassés les uns sur les autres, comme les morts dans leurs charrettes ; tandis que les cercueils des canadiens se rendaient seuls ou presque seuls à leur dernière demeure. Au reste, la plupart de ceux qui avaient parcouru ce chemin la veille en spectateurs, fesaient eux-mêmes le lendemain les frais d’un semblable spectacle.

Le lendemain du jour où nous avons vu le curé et le docteur sortir de la maison de Madame Guérin, un pauvre et modeste corbillard cheminait lentement et lourdement, à la suite de tous les autres convois. Un vieillard et deux jeunes gens formaient tout le cortège.

La mort de Madame Guérin avait été plus prompte encore que toutes les autres morts causées par le fléau. Les médecins n’avaient trouvé d’abord que de très faibles symptômes ; mais une prostration si grande s’en était suivie qu’ils durent abandonner bientôt tout espoir. Le chagrin et l’inquiétude avaient miné d’avance l’âme de cette pauvre femme et l’avaient peu-à-peu détachée de son enveloppe terrestre. Elle s’était consumée intérieurement, comme ces corps que l’on trouve sous les laves du Vésuve, et que l’attouchement le plus léger fait tomber en poussière. L’ange de la mort n’avait eu qu’à la frapper en passant, du bout de son aile pour accomplir son œuvre de destruction.

Par un sublime et dernier caprice de l’amour maternel, elle avait fait placer son lit de douleur vis-à-vis d’une fenêtre d’où elle pouvait apercevoir le port.. il lui semblait que si, par miracle, son fils absent, son fils ingrat, revenait vers elle dans ce moment, son âme pourrait s’élancer vers lui, et qu’ainsi elle le reverrait vivante ou morte. Plusieurs vaisseaux doublaient la Pointe Lévi : leurs voiles blanches tranchaient sur l’eau bleue du fleuve au-dessus des vertes campagnes, et se confondaient quelquefois sur l’horizon avec les blanches maisons de la côte. Madame Guérin les regardait venir l’un après l’autre avec un sourire mélancolique et intelligent qui comprimait à peine la pensée qu’elle n’ôsait exprimer.

Lorsque l’huile sainte qui fortifie les mourants, eut coulé sur ses membres torturés par la douleur, lorsque le prêtre qui seul parle à l’âme, lui eut donné cette céleste injonction qui termine les rites de l’église : « âme chrétienne, allez en paix ! » elle prit entre ses mains les mains de ses deux enfans, les bénit et les embrassa ; puis un éclair de joie passa sur sa figure, elle plongea un regard perçant dans le fond de la chambre, jeta ce cri « Pierre ! » et s’affaissa en murmurant le nom de l’absent, comme si elle l’eut apperçu auprès d’elle : si bien que Charles et Louise ne purent s’empêcher de détourner la tête et de porter simultanément leurs regards vers l’endroit que les yeux de la mourante avaient indiqué.

Dès que Madame Guérin eût rendu le dernier soupir, Jean Guilbault ordonna à la famille de se retirer dans un autre appartement. Jusque-là il n’avait pas voulu troubler la piété filiale de ses amis à qui l’idée du danger n’était pas même venue. Le jeune homme ne les abandonna point d’un seul instant, il passa le reste de la nuit à réciter avec eux les prières des morts ; et nous venons de le voir former avec Charles et le vieil oncle tout le cortège funèbre de la pauvre dame.

L’entrée du cimetière St. Louis offrait ce soir-là un spectacle plus saisissant encore qu’à l’ordinaire. La grande chaleur de la veille en avait fait une des journées les plus meurtrières de cette meurtrière époque. Aussi indépendamment du grand nombre de fosses à part, (pour les morts de distinction) retenues d’avance, la fosse commune, sillon long et profond, creusé au milieu de la nécropole, était remplie d’un bout à l’autre des nouvelles victimes.

De deux à trois cents personnes de tout âge, de tout sexe, de tous rangs, de tous costumes, se pressaient dans un lugubre silence de chaque côté de la fosse commune. Il y avait là comme une députation de chaque classe de la société, élégans en grande tenue, matelots aux habits goudronnés, soldats en habits rouges ; mais toutes les figures portaient une même empreinte, celle de la douleur et de la terreur à leur apogée.

Le prêtre, qui s’avança lentement précédé d’un seul enfant de chœur portant un petit crucifix d’argent, était un tout jeune homme, et il n’avait pas l’habitude du ministère funèbre qu’il remplissait, à en juger par l’attention et la solennité exemptes de toute routine avec lesquelles il lut les prières du rituel.

Sa voix vibrante et grave, quoique jeune et douce, sa figure mâle et sérieuse, son ton et sa contenance presque inspirés frappèrent vivement tous les assistans. Son accent et ses manières avaient même quelque chose d’étranger. Les plus curieux demandaient tout bas quel était ce nouveau prêtre, et les mieux informés d’ordinaire, ne pouvaient répondre à cette question.

Lorsqu’avec un ton et un geste imposants, il leva le bras pour bénir les cercueils, il eut l’air quelques instans du prophète accouru à la voix de Dieu dans la vallée des morts, et commandant aux ossemens arides de se recouvrir de leurs nerfs et de leurs chairs, à l'esprit de souffler des quatre coins du monde et aux morts de se lever et de marcher.

Tout le monde sans exception s’agenouilla et pendant le silence mystérieux et lugubre du Pater Noster, on entendit comme le bruissement des vagues sur la rive ou comme les voix lamentables que jette la tempête dans les forêts, un chœur de sanglots qui brisaient à l’unisson toutes les poitrines. Un long murmure, auquel pas une voix ne manqua de se joindre, répondit ensuite aux versets du De profundis, que le jeune prêtre contre l’usage récita sur le bord même de la fosse. Jamais cette sublime prière n’avait été dite avec plus de ferveur ni par des voix plus émues. Les oreilles du tout-puissant durent réellement se faire attentives à cette voix sortie de l’abîme des douleurs : la miséricorde qui est toujours auprès de lui, dut alléger le poids des iniquités qu’aucune âme ne saurait jamais soutenir.

Le prêtre se dirigea ensuite vers les quelques fosses à part, qui avaient été creusées non loin du sillon commun près du mur. — Une douleur plus, amère encore que toutes celles qu’il avait éprouvées tomba sur le cœur de Charles Guérin. Dans son inexpérience, dans le trouble qui avait accompagné la courte maladie et l’enterrement précipité de sa mère, il avait négligé de se pourvoir de l’argent nécessaire pour obtenir pour elle la distinction d’une couche isolée, dans ce dortoir de la mort. Leur pénurie, quoique grande, lui aurait encore permis de réaliser cette petite somme, si l’idée lui en était venue, et il aurait pu se la procurer dans un très court délai, si l'ordre n’eut été donné au gardien du cimetière de ne faire crédit qu’à des gens bien connus. Ainsi que le remarquaient les inflexibles fabriciens, on savait moins que jamais, qui vivrait ou qui mourrait.

Charles, accablé à la fois de honte et de chagrin, resta confondu dans la foule au pied de l’amas de terre élevé près de la fosse commune. Il ne leva les yeux sur personne et ne vit pas le prêtre, ni ceux qui l’entouraient. Appuyé sur le bras de son ami Guilbault, il était immobile, muet et comme pétrifié. Son âme était plongée dans une de ces douleurs stupéfiantes qui vous conduisent jusqu’aux bords du néant : le principe intellectuel semble alors englouti dans notre substance et l’on a comme un abîme au dedans de soi.

Guilbault fut obligé de le pousser pour le faire s’agenouiller, de l’avertir lorsqu’il fallut se relever ; et la foule s’était déjà toute écoulée, lorsqu’il parvint à l’arracher de l’endroit que ses pieds paraissaient ne pas vouloir abandonner. Les deux amis, l’un entraînant l’autre péniblement, étaient à peine sortis du cimetière, lorsqu’ils entendirent quelqu’un qui courait derrière eux, en criant de toutes ses forces : Monsieur le docteur ! monsieur le docteur !… Ils s’arrêtèrent.

— En voilà bien d’une autre, leur dit le gardien, (car c’était lui)… ce pauvre jeune prêtre que vous avez vu, est tombé raide mort… ou il ne vaut pas mieux pendant qu’il écrivait les actes sur le registre. Venez voir à ça, je vous en prie, monsieur le docteur. Jean Guilbault partit en courant : Charles suivit machinalement avec le gardien.

— Un joli garçon tout de même, un prêtre tout nouveau, que je n’avais jamais vu, (continua celui-ci)… c’est bien singulier. C’était drôlement l’étrenner ce pauvre nouveau déballé que de l’envoyer ici. Un rude apprentissage, qu’on lui a fait faire à ce pauvre monsieur !

— Il n’est pas mort, s’écria Guilbault en entrant dans la chapelle, il n’est qu’évanoui. Aidez-moi. Vite de l’eau, de l’eau ; ouvrez sa soutane. Allons donc ? Charles aide-moi, mon pauvre enfant. Tu n’avances à rien. Il ne faut pas que le chagrin que l’on a des morts nous empêche de sauver les vivans.

Charles fit un effort, courut vers les fenêtres qu’il ouvrit, sortit dehors et revint bientôt avec un vase qu’il avait rempli d’eau. En le posant à terre, il jeta les yeux pour la première fois sur le jeune prêtre. Une lueur soudaine traversa son esprit ; il pâlit, hésita quelques instans, puis au moment où l’autre reprenait connaissance, ce fut presque son tour de s’évanouir. Il chancela ; son ami eut besoin de le soutenir… mon frère, s’écria-t-il, mon frère !…

  1. Il manquerait quelque chose à l’étrange chronique des nécropoles Québequoises, si nous n’ajoutions qu’à quelque distance de là dans le bois du Cap rouge, les protestans des différentes sectes ont établi le cimetière du Mont Hermon, lequel fut ouvert peu de temps avant le choléra de 1849, aussi terrible et plus terrible peut-être par le choix qu’il fit de ses victimes que ceux de 1882 et de 1884. Le hasard voulut que nous fussions présents nous-même à l’inhumation du vocaliste écossais Wilson, la première victime de l’épidémie cette année-là. Ayant obtenu en notre qualité de membre de l’assemblée législative an acte d’incorporation pour les associés-propriétaires de ce cimetière, nous avions eu la curiosité d’aller visiter ce champ funèbre, divisé par emplacement, possédé par action et patenté par acte du parlement. Les associés qui depuis plusieurs années s’occupaient de ce projet, ne s’étaient point douté d’avance du sinitre à propos de leur entreprise. Voyez aussi la note E à la fin du volume.