Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 4/Chapitre 6

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VI.

TOUT CHEMIN MÈNE À ROME.

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LOUISE était assise à la fenêtre de sa mansarde. C’était le soir. La chaleur excessive des jours précédens s’était abaissée par degrés. Un orage qui venait de passer sur la ville, avait purifié l’atmosphère. L’eau coulait encore par torrens dans la petite rue étroite et d’une pente abrupte, le soleil couchant dorait les nuages refoulés vers l’horizon, et qui s’éloignaient en grondant, une teinte d’un vert éclatant couvrait les belles campagnes de Beauport et de Charlebourg, et l’on aurait pu compter les maisons blanches éblouissantes qui parsemaient le paysage, rapproché par un effet magique de lumière. Si elle avait pu oublier le fléau qui n’avait pas encore cessé ses ravages, la jeune fille se serait presque sentie heureuse en aspirant l’air frais et humide, qui lui arrivait à travers les branches du lilas de son petit jardin, et les fleurs qu’elle cultivait sur l’appui de sa fenêtre. Mais sa poitrine avait peine à se dilater au souffle de la brise, et ses yeux distraits ne jouissaient qu’à demi du gracieux épanouissement de la nature. De longs soupirs agitaient son sein, et de grosses larmes demeuraient suspendues à ses paupières, comme les gouttes de pluie aux feuilles des roses.

Louise n’était plus la même jeune fille que nous avons peinte au début de cette histoire. Elle avait grandi, et perdu en grandissant son frais et gracieux embonpoint. Ses joues n’avaient plus leurs belles couleurs. Sa physionomie de naïve et enjouée était devenue mélancolique, ses mains si blanches et si potelées étaient maintenant effilées, et portaient les traces de labeurs qui ne semblaient point faits pour elles.

Mais pour être autrement belle, elle ne l’était pas moins. Le malheur avait imprimé un cachet sévère à sa beauté. Sa taille svelte et cambrée, emprisonnée dans une robe noire qui fesait ressortir l’éblouissante blancheur de sa peau, rappelait la stature de sa mère, et l’expression de douceur et de gaieté répandue sur sa figure aurait complété la ressemblance pour celui qui aurait oublié que Madame Guérin était aussi brune que sa fille était blonde.

L’orpheline était tellement absorbée dans sa rêverie, que Charles put monter l’escalier, entrer dans sa chambre et s’approcher tout près d’elle, sans qu’elle en eût connaissance. Elle tressaillit vivement lorsqu’une main caressante s’appuya sur son épaule, et le regard qu’elle adressa à son frère fut mêlé de surprise et de reproche ; car la figure du jeune homme avait une expression de gaieté qui lui déplut.

— Voyons, petite sœur, j’ai de bonnes nouvelles à te conter, fit Charles en donnant à sa voix l’inflexion la plus douce. Louise ne répondit point, et leva les épaules en signe d’indifférence.

— Mais comment donc ? Est-ce que tu ne serais plus curieuse ?

L’orpheline regarda le ciel, comme pour dire que désormais les bonnes nouvelles ne pourraient lui venir que de là.

— Je viens de recevoir une lettre de quelqu’un que nous aimons bien, reprit Charles, décidé cette fois à se faire écouter.

— De qui donc ? demanda vivement la jeune fille, car elle n’osa point comprendre du premier coup.

— Si c’était de Pierre ?

— Oh ! si c’était de lui, tu me l’aurais dit tout de suite !

— Eh, bien ! oui, cette lettre est de lui.

— Oh ! mon Dieu ! et est-il bien loin ? Dit-il qu’il va revenir ? donne donc que je lise !

La jeune fille s’était levée éperdue, et, tremblante de tout son corps, elle tendait la main.

Et s’il n’était pas bien loin ?

— Tu n’as donc pas de lettre ?

— Il y a mieux que cela. Mais tâche de te calmer, petite sœur, ou je ne te dirai point ce que je sais.

— Eh, bien ! je serai raisonnable.

— Pierre est arrivé.

— Louise regarda son frère d’un air qui voulait dire : cela n’est pas possible, pourquoi prendre ainsi plaisir à me tourmenter ?

— Tu ne veux pas me croire ? Tu le croiras mieux lui-même. Seulement tu auras de la peine à le reconnaître, car il est vêtu d’une manière qui te surprendra.

Au même instant, Louise entendit ouvrir la porte de la maison, et se précipita dans l’escalier. Elle faillit remonter à sa mansarde, lorsqu’elle apperçut un prêtre, qu’elle eut en effet beaucoup de peine à reconnaître pour son frère. Dire le trouble, l’émotion, la joie mêlée de tristesse, qui ébranlèrent dans ce moment la frêle organisation de Louise, serait au-dessus de mes forces.

La douleur que la mort a laissée dans une famille se ravive toujours, dès qu’un parent, un ami ou même une simple connaissance franchit, pour la première fois, le seuil désolé de la maison, et vient s’asseoir au foyer qu’afflige une place vide.

De retour au Presbytère, le matin qui avait suivi son arrivée, Pierre était tombé d’une fièvre violente qui avait donné des craintes sérieuses pour sa raison. C’était la première fois qu’il pouvait sortir, et jusque là les deux frères n’avaient pas eu d’entretien sérieux. Charles avait bien des questions à faire au voyageur, et Pierre, sans avoir à un bien haut degré la manie de conter ses aventures, ne put s’empêcher d’entrer dans quelques détails.

« Le soir de mon départ, dit-il, il fesait un bien mauvais temps, si tu t’en souviens, et, le lendemain, c’était une véritable tempête. Nous fûmes retenus une journée entière au trou Saint Patrice. Le jour suivant, en passant devant l’anse de la Rivière aux Écrevisses, nous apperçumes les débris d’un navire qui avait fait naufrage sur la pointe. C’en fut assez pour me confirmer dans ma folle résolution de ne pas vous écrire. Naturellement, vous me penseriez péri avec ce vaisseau. Sans en avoir au juste la certitude, vous me pleureriez pendant quelque temps et vous finiriez, comme heureusement on finit toujours, par m’oublier. C’est aussi ce qui explique pourquoi j’ai persévéré dans ce système, malgré ce qu’il a dû m’en coûter.

« La traversée fut mauvaise. Les brouillards nous retinrent longtemps dans le golfe. Les vents contraires et les bourrasques m’ont fait faire un rude apprentissage de la mer. Le calum undique, et undique pontus a plus de charmes dans les poëmes de Virgile que dans la réalité. Les vagues cependant et les dangers mêmes ont leur attrait. Lorsqu’il me fallut grimper en haut d’un mât, tandis que le vaisseau penchait et craquait sous l’effort de la tempête, tout en formant bien sincèrement le vœu de vous revoir, j’éprouvais un certain orgueil à braver ainsi les élémens déchaînés.

« Ce qui m’a le plus inspiré d’aversion, ce sont les habitudes brutales des matelots, et le peu de sympathie que je trouvai en arrivant. Il semblait que mes camarades du bord étaient jaloux de l’éducation que j’avais. Ils cherchaient continuellement à m’humilier, et me gourmandaient et me raillaient sans motif. Leurs grossières plaisanteries me rendirent malheureux. Le capitaine se plaisait à me donner les ouvrages les plus rudes, et affectait de me traiter comme le dernier de ses hommes. Ceux-ci cependant, lorsqu’ils virent que je mordais aussi franchement qu’eux dans le gros biscuit, et que je fesais mon devoir sans me décourager, changèrent de ton. On cessa de me plaisanter, et même, lorsque je semblais en peine, on venait à mon aide, précisément parce je ne le demandais point. Au bout de la traversée, j’étais aimé de tout le monde, et j’avais fait deux amis particuliers.

« L’un d’eux était un jeune anglais de bonne famille. Il avait dissipé son patrimoine, et s’était ensuite jeté dans toutes sortes d’aventures. Il avait parcouru les Indes et l’Amérique du Sud ; l’Indoustan et le Chili lui étaient aussi familiers que l’Angleterre. Ses récits m’enchantaient et me raffermissaient dans ma nouvelle vocation. Sa protection me valut beaucoup et empêcha le capitaine de me maltraiter, comme il y paraissait disposé.

« Mon autre ami était un Italien. Nous parlions latin, et nous récitions ensemble des odes d’Horace et quelques vers de Virgile. Nous chantions aussi des hymnes d’église. Il m’apprit un peu d’italien, et il me disait avec tant d’enthousiasme les beautés de sa terre natale, que je me promis bien de la visiter. La Méditerranée et l’Adriatique étaient d’ailleurs dans mes rêves d’enfant, et il me semblait que ces mers classiques devaient être bien différentes de l’Océan mystérieux et sans borne sur lequel nous étions lancés.

« Mazelli avait étudié pour être prêtre ; mais un beau jour, en lisant à Gènes la vie de son compatriote Christophe Colomb, il s’était embarqué pour l’Amérique. Je lui dis un jour qu’il était surprenant que l'Italie, qui avait fourni Christophe Colomb et Americo Vespuci, ne possédât pas un pouce de terre dans la partie du monde qu’elle avait découverte et nommée.

« Oh, me dit-il, si l’Italie pouvait se posséder elle-même !

« Débarqué à Liverpool, je n’y demeurai que cinq ou six jours, le temps de faire comme les autres, de gaspiller en folies l’argent que j’avais si bien gagné. L’Angleterre m’était antipathique, et, ce que je regrette beaucoup aujourd’hui, je manquai l’occasion d’étudier chez lui un peuple qui tient entre ses mains les destinées de notre Canada. Tandis que mon ami italien se dirigeait sur Londres, l’anglais et moi nous nous engagions à un capitaine dont le brick fesait voile pour l’Italie.

« L’équipage était un ramassis de gens de tous les pays, principalement des espagnols, des italiens, et des maltais. Mon ami William Johnson était le seul anglais à bord. Il y avait là de sinistres figures, que ne démentaient point trop ceux que la providence en avait affligés. Le capitaine était lui-même un peu flibustier ; du moins je le soupçonnai d’avoir des intelligences avec des contrebandiers. Johnson et moi, n’aimions guères tout ce monde-là, et n’en étions pas plus chéris qu’il ne fallait. Johnson me dit un jour qu’un coup de coude bien appliqué pourrait jeter l’un de nous deux à la mer, et qu’on ne risquerait pas grand’chose pour nous repêcher. Si le premier vaisseau où je m’étais embarqué m’avait fait l’effet, dans les commencemens, d’un purgatoire flottant, celui-là, c’était bien l’enfer.

« Une tempête nous fit relâcher à Bordeaux. Le capitaine qui pouvait avoir ses raisons pour cela, resta quelque temps dans ce port. Nous en profitâmes Johnson et moi pour déserter. À peine avions-nous exécuté notre projet, que je regrettai cet affreux bâtiment. C’est une triste chose de se trouver dans un pays étranger sans argent. Si mal que l’on soit à bord d’un vaisseau, on a sa ration assurée et son hamac où se coucher. Heureusement Johnson était un peu plus au fait que moi, il était aussi muni de quelques guinées. Nous résolûmes de nous rendre à Marseilles en parcourant l’intérieur de la France. Nous achetâmes une lanterne magique, et une petite pacotille d’images et de brimborions, et avec cela nous nous mîmes assez gaîment en route. Johnson avait pour sa part de besogne la comptabilité, et l’agencement de nos soirées scientifiques ; c’était moi qui fesais les discours : c’est-à-dire dans les villages où l’on comprenait le français. Dans les autres, il y avait toujours quelque savant qui nous interprétait en patois. Il fesait beau me voir raconter les batailles de l’empire et répéter les mots sublimes du petit caporal, ou bien encore les contes de Barbe-bleue et du petit Chaperon-Rouge, la parabole de l’enfant prodigue, Géneviève du Brabant, et l’astronomie en six leçons. Car il y avait de tout cela dans notre lanterne magique. Quoique Johnson sut assez de français pour se tirer d’affaire, on le reconnaissait assez facilement pour un rosbif et nous n’étions pas toujours trop bien venus. Quant à moi, on ne savait trop à qui me donner. A mes manières on me croyait anglais, à mon visage on me prenait pour un italien, à mon langage on était assez porté à me reconnaître pour un compatriote. Mais de quelle province ? C’était une autre affaire. Je n’étais point du Sud, c’était bien clair. Mais étais-je normand, picard, ou breton ? C’était bien difficile à dire. Je n’avais l’accent d’aucune de ces provinces en particulier, mais un peu de tout cela mêlé ensemble. Je mettais tout le monde d’accord en disant que j’étais Américain. Cela répondait à toutes les suppositions. Je voulus dire que j’étais canadien-français. Autant aurait-il valu leur annoncer que je venais de la lune. Il est complètement sorti de l’esprit du peuple en France qu’il y ait un Canada. Ceux qui me comprirent crurent que j’étais un sauvage, et on m’accabla de mille sottes questions. Johnson voulut mettre cela à profit. Il me suggéra gravement de me fabriquer un accoutrement bizarre quelconque, s’offrant à devenir mon cornac, et à me montrer par curiosité en sus de la lanterne magique. Je ne goûtai point cette proposition, et je fus singulièrement humilié du zèle qu’il ne tenait qu’à moi de jouer dans le pays de mes ancêtres. C’était un rude désenchantement pour moi, qui avais toujours rêvé à la France, et qui n’avais pas même daigné regarder l’Angleterre en passant.

Grâce à l’esprit inventif de Johnson et, toute modestie mise à part, grâce aussi à mon éloquence, nos petites affaires n’allaient pas trop mal. Nous avions très souvent un gîte et notre nourriture gratuitement ; nous ramassions beaucoup de gros sous à nos soirées et nous fesions un profit de cent pour cent sur les petits objets de notre pacotille. Si Johnson n’avait pas eu un goût si prononcé pour l’eau de vie, et s’il se fut contenté comme moi de l’excellent vin du crû qu’on nous versait libéralement, nous serions arrivés à Marseille avec une somme assez ronde. Toutefois, malgré les libations de mon compagnon, nous pouvions faire bonne figure à notre entrée dans la ville. Je n’avais point de reproches à faire à Johnson. Il avait fourni tout le capital, il devait avoir une plus large part dans sa liquidation. Il me donna honnêtement la moitié de notre petit pécule. Mon premier soin fut de m’habiller en gentilhomme. Je sentais le besoin de me relever à mes propres yeux tout autant qu’à ceux d’autrui. Je n’étais point trop orgueilleux de mon métier de matelot, ni de celui d’historien ambulant qui l’avait remplacé ; sans compter que j’avais failli passer pour un sauvage.

Johnson s’embarqua pour l’Algérie le surlendemain de notre arrivée. Notre séparation m’affligea malgré moi, car je savais bien qu’il n’y avait pas à rien entreprendre de sérieux avec un tel compagnon. Johnson, en me secouant la main, m’assura que nous nous reverrions quelqu’un de ces jours, soit à la Chine soit au Canada ; car il se promettait bien de faire encore deux ou trois fois le tour du monde.

J’avais choisi une pension assez convenable, et je fis annoncer dans un journal qu’un jeune américain, qui possédait à fond la langue française, s’offrait à donner des leçons d’anglais dans les familles. Il se présenta plusieurs élèves et l’on trouva que je parlais très bien le français pour un américain. Je songeai que si jamais j’allais m’échouer en Angleterre, je jouerais le même rôle en sens inverse. On trouverait-là, que je parle bon anglais pour un français.

Je ne trouvais pas ce genre de vie très mauvais : j’étais introduit dans les meilleures familles en ma qualité de précepteur, et avec une politesse exquise, on y dissimulait tout ce que ma position secondaire pouvait avoir de blessant pour moi. Un jour cependant que je regardais la mer, couverte de vaisseaux aux pavillons de toutes les nations, cette belle Méditerranée, si étincelante et si engageante en comparaison des eaux ternes et froides de nos pays du Nord, me séduisit complètement. J’avais fait quelques petites épargnes assez pour prendre un passage de seconde classe pour l’Italie. J’eus bientôt fait mes malles, et, sans prendre congé de mes élèves qui me devaient cependant encore quelques francs, je me trouvai le soir même à bord d’un brigantin fesant voile pour Gênes.

Je crus, après quelque temps passés dans cette ville, que je ne pourrais jamais en partir, et si j’étais né dans ses environs comme Christophe Colomb, j’aurais laissé à d’autres le soin de découvrir l’Amérique. Je n’ai point fait fortune à Gênes : je m’y suis comporté en philosophe de l’école des péripatéticiens. La belle promenade des môles qui s’avancent si loin dans la mer, et d’où l’on peut contempler l’amphithéâtre de marbre et de verdure qui s’élève sur le penchant de la montagne, celle d’Acqua sola plus belle encore, et celle d'Acqua verde, où je coudoyais le soir les élégans seigneurs, maîtres des palais que j’admirais tant, m’offrirent des charmes qui absorbèrent jour après jour, soirée après soirée. Passer son temps à contempler les palais des autres, c’est bien le meilleur moyen de n’en avoir jamais. Aussi je me trouvai bientôt en état de faire les tristes réflexions de la cigale : quand la bise fut venue. J’avais dépensé le reste de mon argent ;

Pas le plus petit morceau
De mouche ou de vermisseau !

Je cherchai de l’emploi. Je m’annonçai cette fois comme maître d’anglais et de français. Ce fut en vain, les élèves ne vinrent point. Vous allez croire que j’étais bien découragé ? N’avais-je pas la mer devant moi ? Quiconque a été matelot s’est assuré un spécifique admirable contre la misère d’une part, et contre la fortune de l’autre. Vous êtes à bout d’expédiens : vous gagnez un port de mer. Il y a toujours un vaisseau en partance où l’on vous recevra, ne fût-ce que pour votre passage. Je m’engageai à un capitaine anglais qui partait pour Smyrne ; un naufrage nous rejeta à Civitta-Vecchia. Je tombai bien malade dans cette petite ville. J’y serais mort autant de misère que de fièvre, sans un vieux moine camaldule qui s’intéressa à moi, me recueillit, et, dès que ma santé le permit, m’emmena à Rome où était son couvent.

Tous les chemins mènent à Rome, c’est un bien vieux proverbe ; mais la route que j’avais suivie pour arriver dans la capitale du monde chrétien, n’en était pas moins singulière : et lorsque je songe à l’influence que cette circonstance devait avoir sur mes destinées, j’y vois une providence bien signalée. Ma maladie avait changé le cours de mes idées. Des pensées pieuses remplacèrent mon insouciance aventureuse, les projets ambitieux qui m’avaient poussé à courir le monde se réveillèrent, mais avec une autre couleur et une autre tendance. Je me reprochai d’avoir jusque là perdu mon temps, sans embrasser aucune des carrières nombreuses, que je croyais si faciles à trouver partout ailleurs que dans mon pays. J’eus honte de la vie que j’avais menée et surtout je me désespérai, lorsque je pensai que j’avais eu la cruauté de ne pas écrire à ma mère. Vingt fois je pris la plume pour le faire, mais toujours elle me tomba des mains. J’ajournais chaque fois ma résolution, dans l’espoir d’avoir quelque chose de plus satisfesant à vous annoncer.

Le moine qui m’avait recueilli était un vieillard respectable et savant, il occupait une charge importante dans sa maison. Il avait ses vues sur moi, mais, en homme habile, il me laissait à mes réflexions et me glissait rarement un mot de religion. Je vivais dans la communauté avec la parfaite liberté que j’aurais eue dans une hôtellerie. J’allais et je venais, sans que l’on parût s’occuper de moi.

Ce ne fut pas dans la colossale église de St. Pierre, ni dans aucune des grandes basiliques, que me vint l’idée d’embrasser la vie religieuse : mais dans une petite chapelle du Transtevère, devant une humble madone dont j’étais dans ce moment là le seul suppliant. La solitude de cette église me rappella le calme religieux de nos églises du Canada. Une femme d’une quarantaine d’années, qui vint s’agenouiller devant la madone, avec un jeune garçon d’une dixaine d’années et une petite fille plus jeune que son frère, me rappela ma mère avec qui elle me parut avoir quelque ressemblance. Je pensai que Charles, que je croyais ecclésiastique, était probablement agenouillé dans le sanctuaire de la chapelle du séminaire à Québec, et peut-être ma mère et ma sœur dans l’église de R… Les lieux et les personnes se représentèrent à mon imagination avec une réalité, un mouvement, une vie qui tenaient du prodige. Pour la première fois depuis mon départ, je versai des larmes abondantes. Je fis une fervente prière et je sortis de l’église un tout autre homme. Ma vocation religieuse était décidée. Le père directeur à qui je fis cette confidence n’en parut nullement étonné : il me conseilla cependant d’y réfléchir sérieusement, et, lorsqu’après deux jours je persistai dans ma détermination, il me conduisit au collège de la propagande. Les connaissances que j’avais déjà acquises firent qu’au bout d'un très court espace de temps, on m’admit dans les ordres et je passai au séminaire romain. Je m’abstins pendant tout ce temps de vous écrire, voyant approcher rapidement le moment où je pourrais porter moi-même à ma famille la bonne nouvelle de ma vocation. Il y eut hier trois mois, je fus ordonné prêtre dans l’église de San Pietro in Montorio, et quelques jours après j’obtins un excat pour l’Évêque de Québec. On me permit d’autant plus volontiers de revenir ici, que là bas l'on considère le Canada comme un pays de missions. Vous savez la peine terrible que la providence me réservait à mon arrivée.

Ce récit, écouté dans un silence presque religieux, fut suivi d’une conversation animée qui se prolongea si tard que la voix argentine de la cloche d’un couvent vint l’interrompre en annonçant quatre heures du matin.

Pierre se souvint alors qu’il devait assister à une prise de voile dans l’église des Urselines à six heures, et son frère qui ne jugea pas à propos de se coucher et ne savait que faire avant le jour, se décida à l’accompagner.