Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 3/Chapitre 9

IX.

LA PETITE CROIX DE CORAIL.



CHARLES ne se trompait point, Clorinde l’aimait passionnément. Elle l’aimait déjà, avant de le connaître, elle l’aimait beaucoup plus depuis qu’elle se savait aimée de lui.

Si la coquetterie inhérente au rôle qu’elle jouait dans la société où elle se trouvait, avait légèrement terni l’éclat de cet amour, il venait d’emprunter une nouvelle ardeur à un sentiment bien différent qu’on avait fait naître chez elle.

Elle s’était amusée quelque temps de la tournure peu élégante, des manières gauches et prétentieuses, de la figure et de l’allure vulgaires de M. Henri Voisin, l’étemel compagnon de Charles. Mais elle le croyait sincèrement dévoué à celui-ci, et elle lui passait ce qu’il avait de désagréable, en faveur de ses bonnes intentions. Du reste, comme on l’a vu, l’avocat avait jusqu’alors plaidé sa cause auprès du père, et n’avait pas encore jugé à propos d’importuner la fille de ses galanteries, se réservant de tomber éperdument amoureux d’elle, au jour précis où il aurait réussi dans ses négociations.

Ce jour étant arrivé, Henri Voisin s’était mis à développer une foule de belles qualités, de talens agréables et de jolies manières, qu’il avait jusque-là tenu cachées, de même que la chenille dans son enveloppe tient roulées les ailes qu’elle doit plus tard étaler au soleil. La chrysalide se brisait, et la chenille sortait ; mais, hélas ! sans être devenue papillon.

Ses madrigaux étaient cent fois plus ridicules que son silence, son empressement plus désavantageux que sa timidité, ses attentions plus gauches que ses gaucheries mêmes. Il dansait d’après toutes les règles de l’art, mais de manière à faire maudire l’art et toutes ses règles. Il chantait juste, mais avec une voix plus triste que si elle eût été fausse. Depuis qu’il cultivait mieux sa toilette, il était parvenu à faire ressortir davantage sa laideur et sa vulgarité.

Charles était trop préoccupé de mille autres choses pour avoir remarqué l’espèce de métamorphose qui s’était opérée chez son ami… Clorinde, avec cette justesse de coup d’œil qui distingue son sexe, avait vu de suite que tout cela se fesait en son honneur. Quelques gracieusetés un peu trop familières que l’ami de Charles s’était permises envers elle, avaient confirmé ses soupçons. Enfin M. Wagnaër, tout en plaisantant, avait laissé tomber quelques mots propres à faire croire qu’il ne serait pas fâché d’avoir M. Voisin pour son gendre.

Une circonstance que nous allons éclaircir bientôt l’avait empêchée de faire part de cette découverte à celui qu’elle intéressait le plus. Mais de ce moment la répulsion instinctive qu’elle éprouvait, se changea en une aversion profonde, et l’amour qu’elle avait pour Charles s’accrut de toute la crainte qu’elle entretenait de voir son existence liée à celle d’un homme méprisé et détesté tout à la fois.

Le lendemain de l’arrivée de Jean Guilbault à R… dans la matinée, Clorinde était dans son boudoir où elle brodait et lisait tour-à-tour : dans le moment, elle ne fesait ni l’un ni l’autre.

Elle était assise sur un petit tabouret en laines d’Allemagne près d’un canapé ; sa tête s’appuyait sur sa main, son coude sur le canapé, sa broderie était par terre, son autre bras laissait tomber ouvert à demi le livre dont elle avait essayé la lecture. Le petit boudoir était meublé avec luxe ; Clorinde à-peu-près maîtresse de ses actions copiait à la campagne ce qu’elle voyait chez ses amies de la ville.

Un guéridon en bois de rose était couvert de riches albums, de keepsakes, que dominait un vase de porcelaine rempli des plus belles fleurs, produit d’une serre à laquelle nos lecteurs savent que la jeune fille consacrait une grande partie de son temps.

Cette chambre ouvrait d’un côté sur le grand salon de la maison et de l’autre sur une chambre à coucher.

Mlle. Wagnaër était beaucoup plus pâle qu’à l’ordinaire, son sein était agité, et il y avait dans sa pose nonchalante plus de découragement que de mollesse. Elle tressaillit tout-à-coup : un bruit très léger, à peine perceptible, avait causé ce mouvement : c’est qu’il y a quelque secret avertissement magnétique, qui révèle l’approche d’une personne aimée, surtout dans les heures d’angoisse que l’on éprouve à son égard.

— Je vous attendais, dit-elle d’un air triste et presque solennel au jeune homme qui entrait dans ce moment dans l’autre salon, précédé par une jeune fille de chambre espiègle et gentille, depuis peu au service de la maison.

— Anna, dit-elle, si M. Voisin se présente, fût-il même accompagné de mon père, vous lui direz qu’il ne peut pas me voir ce matin. L’impression que fit ce peu de mots sur l’étudiant se traduisit immédiatement sur ses traits.

— Je vois avec plaisir, dit Clorinde, que vous vous résignez à vous séparer de votre inséparable.

Le ton d’ironie avec lequel ces paroles étaient prononcées fit voir à Charles qu’il était deviné. Son visage était de ceux sur lesquels on lit mieux que dans un livre.

L’heure était solennelle et tous deux comprirent au premier regard que leur sort allait peut-être dépendre de cette conversation.

Ils prirent place sur un divan dans un des angles du salon, et gardèrent quelque temps le silence.

Clorinde le rompit la première : Mon père venait de sortir, quand vous êtes entré… vous ne lui avez rien dit ?

Charles fit un mouvement, qui trahissait l’orgueil blessé, comme s’il eût voulu dire qu’il se félicitait de son silence. Puis il raconta, d’une voix émue, ce qui lui était arrivé et ce que l’on supposait des intentions de M. Wagnaër, en y mettant toutefois la plus grande réserve.

On conçoit aisément l’humiliation profonde que ressentit la jeune fille. Il lui restait cependant la dure nécessité de confirmer par son récit une partie de ce qu’elle venait d’entendre.

— Mon père ne peut pas avoir toutes les vues que vous lui prêtez, dit-elle ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il songe sérieusement à me marier avec M. Voisin, et je crains bien qu’il ne consente que difficilement à notre union.

— Mais, vous, Clorinde, vous ?

— Moi, fit-elle tristement, moi ?

Charles se leva brusquement et, involontairement, il lui lança un regard de mépris.

De grosses larmes jaillirent des yeux de Clorinde plutôt qu’elles n’en coulèrent ; elle détourna la tête, et elle dit comme se parlant à elle-même : Voilà ce que c’est, il gardera cette opinion de moi toute sa vie… il ne me croira pas.

Charles se rapprocha d’elle et reprit sa place sur le divan..

— Clorinde, dit-il, Clorinde, vous êtes bien faible, bien légère et bien coupable envers moi, si vous croyez qu’il vous est permis d’appartenir jamais à un autre qu’à moi.

— Écoutez, dit la jeune fille en fesant un effort sur elle-même, écoutez, je ne savais pas avant ce temps ce que c’est que de souffrir et d’être malheureuse ; mais je comprends à présent que l’on peut être assez affligée pour se donner la mort !

— Se donner la mort ! Il y a d’autres remèdes que celui-là, aux situations mêmes les plus critiques.

— Peut-être !

— Est-on obligé d’obéir à des ordres injustes ? Doit-on contre son cœur et contre soi-même donner la main à un complot malhonnête, parce que celui qui l’a formé…

— Est votre père, ajouta lentement la jeune fille ! Forcée à rougir de mon père devant lui — Charles, si vous m’aimiez, vous me ménageriez davantage.

— Le mot est dur peut-être ; s’il n’y avait que moi de trompé, mais ma mère…

— Votre mère ! L’aimez-vous beaucoup votre mère, dit vivement Clorinde !

— Si je l’aime beaucoup ! Étrange question ! Tous ceux que j’aime, Clorinde, je les aime beaucoup. Mais ma mère, voyez-vous, c’est autre chose. C’est de la reconnaissance, c’est de l’admiration, c’est du dévouement, pour elle qui s’est dévouée à nous, qui a refusé la fortune plus d’une fois pour être seule à veiller sur nous.

— Alors si vous aimez autant votre mère que vous l’assurez, vous comprendrez ce que j’ai à vous dire. Écoutez-moi bien, Charles, et vous jugerez de la conduite que je dois tenir. Vous me direz ce que vous feriez si vous étiez à ma place.

Je suis née à Jersey, comme vous le savez. Mon père était livré à de grandes spéculations de commerce, ma mère appartenait à une famille très considérée. Son père était chef-juge, et son aïeul avait été grand-bailli. Elle avait apporté en dot à mon père, outre une forte somme d’argent, plusieurs beaux vergers dont il tirait un excellent parti. Deux de ces vergers étaient situés tout près de Saint Hélier, la capitale de l’île où nous demeurions. Je me rappellerai toujours avoir été avec ma mère et quelques-unes de ses amies cueillir les pommes que l’on entassait dans de grandes hottes pour les porter au pressoir, afin d’en faire du cidre. Il y avait aussi les pommes de choix que l’on cueillait avec beaucoup de précautions, et que l'on mangeait, ou qu’on envoyait en cadeau à nos amis. Autant que je m’en souviens, nous étions bien heureux à Jersey, lorsque ma mère vivait. J’étais bien jeune lorsque nous avons laissé l’île, mais plusieurs choses sont restées dans ma mémoire. Je me souviens surtout de nos promenades au bord de la mer et du varec, que les vagues jetaient sur le rivage comme de grandes écharpes à franges de soie ou de dentelle.

Ma mère s’était mariée malgré ses parens, qui n’avaient consenti à son mariage que pour prévenir un éclat. Les affaires de mon père ayant mal tourné, il fut obligé de vendre tout ce qu’il possédait. On fut même sur le point de l'emprisonner, et nous nous vîmes contraints à laisser le pays.

Il fut décidé que nous passerions en Canada, où nous avions des parens, et où mon père se proposait d’établir un petit négoce, avec l’argent que devait nous faire passer la famille de ma mère.

Je me souviens encore, comme si c’était hier, de notre départ clandestin, et combien de larmes furent versées, lorsqu’il nous fallut prendre congé de nos parens.

Je me souviens de la chaloupe qui nous conduisit, et qui fendait les vagues vertes et blanches à leur sommet, et de l’écume salée qui m’entrait dans la bouche et me navrait.

Je me souviens de la petite chambre toute petite où on nous mit, de la mer, des matelots, des cordages, du roulis du vaisseau, des bâtimens que nous rencontrions quelque fois et que nous voyions disparaître, comme s'ils eussent été engloutis au fonds de l’océan, et reparaître plus loin sur la crête d'une vague haute comme une montagne.

J’avais sept ans alors. Ces impressions sont pour bien dire les premières impressions fortes qu’ait reçues mon esprit : et je ne trouve, en remontant dans mes souvenirs, presque rien qui soit plus ancien que cela. Il me semble que j’ai commencé à vivre et à penser sur la mer.

La traversée fut longue et périlleuse. Nous eûmes longtemps des vents contraires, des bourrasques et des tempêtes. Mon père fut malade du roulis ; ma mère ne le fut pas. Elle avait une maladie plus sérieuse que celle-là cette pauvre mère ! Elle était rongée par le chagrin, et il semblait que chaque lieue que nous faisions en nous éloignant de Jersey, emportait une partie de son existence.

Durant les longues heures d’ennui qu’elle passait dans le calme ou sur le pont seule avec moi tandis que mon père causait avec le capitaine ou avec les autres passagers, elle me racontait tout ce qui lui était arrivé depuis son enfance ; elle me disait une foule de choses que je n’ai pu bien comprendre que longtemps depuis. Elle disait souvent en riant qu’elle était folle de me tenir ainsi des discours de grande personne.

D’après ce que je puis me souvenir, elle avait épousé mon père par dépit de ce que ses parens n’avaient pas voulu la laisser marier à un jeune homme pauvre qu’elle aimait.

Ses parens avait fait beaucoup de difficulté ; mais elle avait déclaré résolument que cette fois elle disposerait d’elle-même suivant son goût. M. Wagnaër passait pour faire de bonnes affaires, et à part la différence de position et d’éducation, il y avait peu à objecter.

Ma pauvre mère attribuait tous nos malheurs à sa désobéissance, et elle répétait sans cesse qu’une jeune fille qui se marie à sa téte, et malgré ses parens, se prépare une vie de misère.

Il y avait quatre autres passagers à bord de ce vaisseau : deux marchands écossais avec qui mon père s’était tout d’abord lié d’amitié, ce qui fesait qu’il passait une grande partie de son temps à jouer aux cartes, et à fumer avec eux ; un vieux gentilhomme français qui se rendait au Canada pour y réclamer une succession, et un jeune prêtre irlandais, qui avait fait ses études à Paris. Ces deux derniers causaient souvent avec ma mère, qui avait reçu son éducation en France. Mon aïeule maternelle était française et catholique ; mais mon grand père avait voulu que ses enfans fussent élevés dans la religion protestante.

Ma mère aimait beaucoup la controverse religieuse, soit qu’elle eût des doutes sur le culte qu’elle professait, soit qu’elle voulût faire du prosélytisme, ce qui est une maladie assez commune chez les personnes de notre pays. Elle entamait souvent de longues discussions, dans lesquelles elle ne laissait pas que de donner beaucoup de trouble au jeune prêtre, au grand amusement du vieux français qui était catholique à gros grains, comme il le disait lui-même.

Cependant peu-à-peu ma mère devenait moins railleuse, et il arrivait souvent qu’elle écoutait avec un silence respectueux et presque convaincu les discours de son adversaire.

Nous n’étions point à la moitié du voyage, qu’elle fut prise d’un crachement de sang violent, et elle devint si malade qu’il lui était rarement possible de sortir de la chambre.

Le vieux français avait une certaine expérience et quelques connaissances médicales, il dit en secret à mon père qu’il ne pensait pas que ma mère vécût longtemps.

Elle paraissait elle-même frappée de cette idée : elle parlait souvent de la mort et me fesait promettre de prier Dieu tous les jours pour elle, quand elle serait morte, et d’être bien bonne et bien obéissante.

Cependant nous touchions au terme de notre voyage et elle paraissait mieux. Un soir (nous étions alors à l’entrée du golfe St. Laurent), il fesait un beau temps calme et le soleil allait se coucher tout resplendissant de lumière ; ma mère fut s’asseoir sur un banc sur l’arrière du vaisseau, et contemplant le spectacle imposant que nous avions sous les yeux, elle me prit sur ses genoux et fondit en larmes. Je pleurais avec elle sans trop savoir pourquoi. Elle prit une petite croix de corail qu’elle avait sur sa poitrine attachée avec un ruban bleu, et elle me passa le ruban au cou et me donna la petite croix comme pour me consoler, ce qui ne manqua pas de réussir.

Dans la nuit mon père vint me réveiller et me porta dans ses bras auprès du lit de ma mère. Je vis là le jeune ecclésiastique qui était à genoux et priait, et le vieux français qui était debout et paraissait bien affligé.

On me mit à genoux sur une chaise tout près de ma mère, qui fit un effort pour s’asseoir et m’embrassa : — Ma petite fille, dit-elle, je vais mourir. Je n’ai plus que quelques heures à vivre. Écoute bien ce que je vais te dire pour t’en souvenir toute ta vie. Tu vois ici un prêtre catholique et tu sauras que je vais mourir catholique : je désire que tu vives et meures dans cette religion, qui est la meilleure…

La seule véritable, interrompit le prêtre.

— La seule véritable, reprit ma mère avec docilité. Me promets-tu que tu le feras ?

Je regardai mon pèxe, qui me dit : j’ai promis à ta mère de te faire élever dans la religion catholique.

Je promets de vivre et de mourir catholique, dis-je, en tremblant de toutes mes forces, les mains jointes et les yeux fixés sur ceux de ma mère, qui rayonnaient d’un éclat inaccoutumé.

— Il faut que tu sois bonne, obéissante, sage, et que tu ne donnes aucun chagrin à ton père, au contraire que tu lui aides de toutes tes petites forces et que tu me remplaces dans les soins du ménage, quand tu seras assez grande pour cela. Me promets-tu cela ?

— Je serai bonne, sage et obéissante, dis-je, d’une voix forte.

— Maintenant, ce n’est pas tout : quand tu seras grande, tu voudras peut-être te marier.

— Oh ! non, dis-je, si tu veux vivre et ne pas mourir, je te promets que je ne me marierai pas. Je resterai toujours avec toi. Je disais cela d’un ton de conviction, comme si un semblable marché eût pu se faite. Ma mère et tous les autres ne purent s’empêcher de sourire. Écoute bien, me dit-elle, je ne suis pas libre de mourir, et quand tu seras grande, tu seras peut-être d’avis de te marier. Il faut que tu me promettes de ne te marier qu’avec celui que ton père te destinera pour époux, et de t’en rapporter entièrement à lui. Les enfans qui se marient sans le consentement de leurs parens sont toujours malheureux. Te souviendras-tu que ce sont les dernières paroles de ta mère ? Je te les ai répétés bien des fois ces jours-ci, pour que tu ne les oublies jamais.

Puis elle prit la petite croix de corail qu’elle m'avait donnée, elle la plaça dans mes mains : gardes toujours cette petite croix pour te souvenir de moi. Me promets-tu de ne pas te marier malgré ton père, et de l’écouter toujours en toutes choses ?

— Je promets, dis-je, de me marier comme papa voudra.

Eh bien, dit-elle, chaque fois que tu verras cette petite croix, tu te souviendras de ce que tu m’as promis, n'est-ce pas ?…

Elle fit encore un effort, m’embrassa, et l’on m’emporta.

Je ne fermai pas l’œil de la nuit : je ne savais pas de que c’était que la mort, j’épiais jusqu’àu moindre mouvement.

Il y eut beaucoup d’allée et de venue toute la nuit, et le matin, on me fit monter sur le pont, où je vis ma mère étendue sur une espèce de lit : elle paraissait dormir. Le capitaine, les passagers et tout l’équipage étaient à genoux et le jeune prêtre lisait des prières.

Je compris alors que ma mère était morte, et j’eus une idée confuse de ce que la mort peut être.

Restée seule avec mon père, il tint sa parole et me fit élever dans la religion catholique ; mais il me rappela souvent qu’il espérait que je serais fidèle à ma promesse ; et que je devais me préparer à épouser l’époux de son choix, sans murmure et sans hésitation.

Je fis graver sur la petite croix de corail mes initiales et la date du jour funeste où je perdis cette pauvre mère.

Maintenant vous savez tout. Ce vœu solemnel fait entre les mains d’une mourante ; cette promesse de mon enfance, pensez-vous Charles que je doive y manquer ?

Le jeune homme ainsi interpellé garda quelques instans le silence.

Il était profondément ému. Mais l’instinct de ses propres intérêts, et mieux que cela un sentiment plus noble, que le récit de Clorinde avait accru, le poussèrent à soulever une distinction qui lui parut formidable.

— Votre promesse, dit-il, peut bien vous empêcher de vous marier avec moi, tant que votre père n’y consentira point ; mais elle ne saurait vous obliger à devenir Madame Voisin.

— Je l’espère bien, quoique mon père l’entende autrement. Il y a longtemps que je vous aurais informé de toutes ces choses, mais, dans les commencemens, mon père paraissait voir vos assiduités d’un assez bon œil. Du moment où je me suis apperçu qu’il prenait M. Voisin sous sa protection, je vous ai conseillé de faire des démarches que vous avez négligées. Je ne pouvais point vous faire connaître mes motifs. Aujourd’hui mon père m’a parlé très clairement. Il prétend m’avoir toujours destiné M. Voisin depuis qu’il le connaît. Il m’a fait une scène bien violente et pour la première fois de sa vie, il m’a parlé durement…

D’après ce qu’ils connaissent, nos lecteurs s’imaginent bien que notre héros dût abandonner toute idée d’enlèvement. Malgré les plus tendres paroles qu’ils purent se dire, Charles se retira doublement malheureux. Il aimait Clorinde plus que jamais, plus que jamais il était certain d’en être aimé ; mais moins que jamais, il n’avait d’espoir de la posséder.


FIN DE LA TROISIÈME PARTIE.