Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 3/Chapitre 8

VIII.

UN COMPLOT.



MALGRÉ qu’il eût changé de monture plusieurs fois sur la route, ce ne fut que bien tard dans la nuit que Jean Guilbault toucha au terme du voyage.

Tout le monde était couché chez Madame Guérin ; mais personne ne dormait.

Ne voyant pas de lumière, le jeune homme hésita, s’il frapperait à la porte. La difficulté d’aller se retirer ailleurs, et l’impatience qu’il éprouvait, le décidèrent.

Au premier coup, plusieurs voix crièrent : Qui est là ? Et une autre voix ajouta : Mon Dieu, si c’était lui !

— Jean Guilbault, fut-il répondu du dehors.

— Est-ce possible ? fit Charles, et dans un instant il avait déjà allumé une chandelle et ouvert la porte à son ami.

Madame Guérin et Louise s’étaient retirées promptement dans leur chambre. — Le cœur m’a battu bien fort, dit la pauvre mère, j’ai cru un instant que c’était lui ; mais nous aurions eu trop de bonheur, si la Providence nous l’avait envoyé dans un tel moment…

— Écoute Charles, dit Jean Guilbault en entrant, un mot avant tout. Quel est le jour fixé pour la vente de la terre ?

— C’était aujourd’hui, dit tristement Charles.

— Et puis ?

— Eh ! bien, elle a été vendue.

— À qui ?

— Au bonhomme Jean-Pierre.

— Combien ?

— Neuf cent vingt-cinq louis.

— Si tu savais ce que je sais !

— Je ne le sais pas ; mais je m’en doute.

— Quel malheur ! Quelle infamie !

— Que veux-tu ? C’est ma faute. Tu es bien trop bon d’être venu exprès… je ne le méritais pas, moi qui ne t’avais parlé de rien. Quand es-tu parti de Québec ?

— Ce matin à six heures.

— Mais tu dois être mort de fatigue : et ton cheval doit être rendu.

— C’est le deuxième. J’espérais être ici à temps.

— Mais tu dois être moulu.

— Bah ! je n’y ai point songé. Tout mon regret, c’est d’arriver trop tard.

Madame Guérin s’était habillée à la hâte et elle insista pour que l’hôte qui leur arrivait réparât ses forces. Elle improvisa une petite collation à laquelle fit honneur l’appétit de Jean Guilbault, lequel même à son état normal, sans être aiguisé par l’exercice et la fatigue, n’était pas à dédaigner.

Charles resté seul avec son ami demeurait partagé entre la honte et la reconnaissance. Il y avait dans le procédé de Guilbault tant de générosité et de dévouement, et sa position à lui-même semblait si ridicule qu’il osait à peine parler de ce qui s’était passé.

Heureusement, il est des gens avec lesquels il est difficile de rester longtemps mal à l’aise.

— Ah, ça ! fit Jean Guilbault, après quelques instans de silence, j’espère que tu ne comptes pas en rester-là avec M. Wagnaër ? Il y a bien un proverbe anglais qui dit qu’il est trop tard de fermer récurie quand le cheval est dehors ; mais enfin il doit y avoir un moyen de revenir sur toutes ces transactions qui ne sont qu’un tas de friponneries. Voyons, toi qui es avocat, ou à-peu-près, tu dois connaître quelque remède.

— Tout est contre moi. J’ai donné la main à tout cela. Mon émancipation, mon négoce, l’intervention de M. Dumont ont couvert ce qu’il y aurait eu d’illégal dans l’affaire. Et puis, un procès !

— Eh bien, un procès ! Mille tonnerres quand on a raison, on gagne, celui qui a tort, perd ; et voilà le procès jugé ! Y a-t-il un juge dans le monde qui donnerait gain de cause à ce vieux misérable de Wagnaër ? Je voudrais bien voir cela par exemple !

— Si je portais une action, ce serait une action très spéciale.

— Alors, prends une action spéciale, comme tu dis.

— Quand il n'y a point de précédent, on a peu de chance. On n’aime guères que les sentiers battus par la routine. Dès qu’il se présente quelque difficulté technique, on s’en saisit avec ardeur : tu ne connais donc pas les tribunaux ?

— Dieu merci, non. Eh ! bien, il faut se jeter sur autre chose.

— Oui, j’y ai pensé. L’opinion publique.. dévoiler, démasquer..

— Ah ça, viens-tu fou ? Que te fera l’opinion, et que fera-t-elle à un homme pareil ? S’il ne tient qu’à faire au bonhomme la réputation qu’il mérite, je m'en charge. Mais après cela ?

— Sans compter que je ferais un grand tort à Clorinde, en détruisant la réputation de son père.

— Le beau malheur ! Penses-tu qu’elle vaille mieux que lui ?

Charles se fâcha, et son ami fut frappé de l’ardeur et de le persistance avec laquelle il protestait de la sincérité de Mlle. Wagnaër.

— Au fait, reprit-il, la question est de savoir si elle t’aime. Si elle t’aime vraiment, tu dois réussir. Voyons, t’aime-t-elle pour tout de bon ?

— Mais sans doute.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites, monsieur le fat ?

— Mais elle laisserait tout pour moi !

— Alors la chose est bien simple. Il faut, si l’on persiste à la marier avec Voisin, ou le tuer en duel, ou enlever Clorinde.

— Un duel ! un enlèvement !

— Cela ou rien du tout.

— Tu as peut-être raison. Quel mal leur avais-je fait à ces gens-là ? Henri Voisin a fait plus que de me tuer. Il a brisé mon avenir. Il a tué ma pauvre mère, qui ne survivra peut-être pas à ce dernier coup.

— Oui, il y a deux espèces de meurtriers, ceux qui tuent lentement et ceux qui tuent promptement, ceux qui tuent froidement par intérêt, avec calcul, et ceux qui tuent par passion, par colère, par vengeance, et presque sans savoir ce qu’ils font ; ceux qui rencontrent leur adversaire en face, qui risquent leur propre vie, qui le combattent franchement, et ceux qui assassinent lâchement avec impunité par ruse et par trahison. Je ne suis pas duelliste ; j’ai horreur de celui qui donne la mort sous quelque forme que ce soit ; mais je te dirai ceci : de tous les criminels, le plus vil, à mon avis, c’est l’intrigant qui, pour faire son chemin, jette la désolation dans toute une famille, sans s’occuper si la mort ne viendra point sur les pas de la misère ; l’intrigant qui, pour se composer une existence à son goût, prendrait sans hésiter l’existence de trois ou quatre de ses semblables, pourvu que cela pût se faire légalement et avec impunité. J’ai eu tort de te parler de duel ; mais dans un premier moment, quand j’ai appris cette vilaine affaire, si j’avais tenu Voisin à une portée de pistolet, je l’aurais tué comme un chien..

La triste pensée d’avoir contribué au malheur de son ami en le mettant en rapport avec Henri Voisin, augmentait encore l’exaltation de Jean Guilbault. Incapable de faire de sang-froid le moindre mal à son ennemi personnel, l’idée de l’injustice et de la spoliation, dont un autre avait été victime, le rendait presque cruel. Charles sous son regard de feu, en présence de cet homme à la contenance ferme et décidée, aux larges et puissantes épaules, aux bras musculeux, sentait passer dans son âme des sentimens plus énergiques, une volonté plus inébranlable, une puissance d’actions plus grande que n’en comportait son propre caractère. Il avait confiance non seulement dans le dévouement de son ami, mais encore dans son énergie morale et physique : il lui semblait qu’avec lui il pouvait tout entreprendre.

— J’aurais mal fait, continua celui-ci, de le tuer comme un chien. Il ne faut tuer personne, si chien qu’il soit. Mais quant à ce qui est d’enlever la belle Clorinde, c’est une autre affaire. Il me semble, pour peu qu’elle le veuille, que nous serons parfaitement dans notre droit.

— Rapt de mineure ! observa Charles Guérin, simplement pour la forme.

— Oui, rapt de mineure d’un côté, et spoliation des biens d’un mineur de l’autre côté. Ce sera la peine du talion. Oh ! pour cette affaire-là, j’en suis, et quand même je risquerais d’être un peu pendu, il faut que cela se fasse. As-tu un bon cheval à toi ?

— Le meilleur de la paroisse.

— As-tu quelque argent ?

— À-peu-près trente louis.

— Et vingt louis que j’ai apportés ; mais nous prendrions un pays avec cela. Voici le plan. Il n’y a pas à y aller par quatre chemins. Tu vois Mlle. Wagnaër demain, tu as une explication avec elle ; si elle consent à être ton épouse et à partir avec nous, l’affaire est faite. Nous conviendrons d’une heure quelconque de la nuit. Nous louerons ou emprunterons quelque part un troisième cheval, et voilà que : nous filons par les concessions. Avant le jour nous aurons fait terriblement du chemin, sans que le vieux misérable s'en soit douté. Rendus à une certaine distance, pour épargner de la fatigue à Madame Guérin, nous mettons deux chevaux sur la voiture la plus légère que nous pourrons nous procurer, et nous continuerons par les concessions jusqu’à la Beauce, où nous prenons le chemin de Kennebec. Dans moins de trois jours, nous pouvons nous rendre aux Etats-Unis, et là, vous vous mariez et du diable si M. Wagnaër et notre ami Voisin trouvent un moyen de vous démarier. En thèse générale, tout cela n’est pas très correct d’après mes principes, mais enfin il y a toutes les circonstances atténuantes possibles. D’abord je suis là pour veiller sur vous et pour répondre de l’honneur de ta fiancée. Je ne vous perds pas de vue un seul instant ; car je galoppe constamment auprès de votre voiture en bon et fidèle écuyer, avec mes deux bons pistolets à ma ceinture, afin de pouvoir riposter avantageusement aux gens qui se permettraient de courir après nous ou de nous barrer le passage. Bien entendu qu’une fois mariés, vous écrirez une lettre polie et respectueuse à papa Wagnaër, lui faisant mille amitiés, et l’informant des raisons et des motifs qui vous ont engagés à faire ce petit voyage.

Voyons, j’ai bien quelque scrupule à te proposer une pareille équippée. Mais enfin, il me semble que c’est le seul moyen de te sauver toi et ta famille d’une ruine certaine. Tu ne prends cette démarche extrême qu’à ton corps défendant. Tu ne lui enlèves sa fille que parcequ’il t’a enlevé ta fortune ; et encore tu fais les choses honnêtement…

Charles n’avait pas besoin qu’on lui prouvât en trois points la justice de sa cause ; il était, dans ce moment là surtout, suffisamment exalté pour embrasser avec ardeur la proposition qu’on lui fesait

L’expédition fut donc décrétée, et l’on continua à en préparer d’avance jusqu’aux moindres détails.

Les deux amis s’étaient levés de table ; et ils marchaient à pas précipités dans la chambre, en étouffant toutefois le plus qu’ils pouvaient le bruit de leurs pas et de leurs paroles, afin de ne point réveiller les personnes de la maison qui dormaient.

Dans le silence profond de la nuit, leur conversation se prolongea animée, confiante, exprimant sur leur visage et par leurs gestes les sentiments qui ne pouvaient pas trouver dans les inflexions de la voix une issue suffisante ; disposant tout, ne doutant de rien, applanissant tous les obstacles, trouvant réponse à tout et anticipant avec une fiévreuse impatience le moment où ils pourraient déjouer les projets de M. Wagnaër et du gendre de son choix.

Ils se séparèrent fort tard, en se disant presque joyeusement à demain !