Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 4/Chapitre 1

QUATRIEME PARTIE.

I.

UNE PAUVRE FAMILLE.



LES reines ont été vues pleurant comme de simples femmes, et l’on s’est étonné de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois. (Attala.)

C’était en effet une idée classique et traditionnelle que l’infortune seule des rois et des princes devait toucher les autres humains. Cette idée, à laquelle Châteaubriand sacrifiait sans le vouloir, était cependant une de celles qu’il avait pour mission de détruire par l’importante révolution qu’il devait opérer dans la littérature française, en créant une poétique chrétienne, et en effaçant les derniers vestiges littéraires du paganisme.

Aujourd’hui il est assez généralement convenu que, si les infortunes des grands ont quelque chose de plus tragique par le contraste qu’elles font avec la grandeur même, il existe cependant dans de plus humbles sphères des péripéties aussi poignantes quoique moins éclatantes, des drames intimes qui, pour n’être pas entourés d’une décoration aussi splendide, n’en ont pas moins droit à nos émotions.

Un prince dans l’exil, si misérable que son sort puisse être, s’il a l’âme faite pour apprécier sa dignité, trouve dans le côté philosophique de son rôle une compensation à ses souffrances. Une mère de famille jusque-là heureuse dans une condition honorable, et entourée de tout ee qu’il faut pour faire aimer la vie, qui se voit tout-à-coup jetée elle et ses enfans dans un état de pénurie voisin de la misère, s’estime à ses propres yeux tout autant déchue et exilée, et il lui faut beaucoup plus de résignation pour accepter les désagrémens sans nombre qui se présentent à lâ suite les uns des autres, sous une forme d’autant plus désolante qu’elle est plus triviale. Celui qui connaîtrait toutes les douleurs éprouvées dans de chétives mansardes par des veuves ou des orphelins, qui saurait redire avec éloquence tout ce qu’il s’est consommé de grandeur d’âme et de courage dans ces luttes obscures contre l’infortune, celui-là serait aussi touchant et peut-être plus instructif que s’il savait au juste la quantité de larmes qu’ont pu contenir les yeux des reines et des princesses, depuis le commencement du monde.

Dans l’appauvrissement d’une famille, il y a une multitude de détails affligeans qui renouvellent chaque jour le sentiment du malheur ; il n’y a pas jusqu’à la moindre habitude de l’ancien temps, jusqu’au moindre meuble, au plus petit fragment, ou plus mince débris échappé au naufrage de la fortune, qui ne rappelle tout un monde de délices perdues, et ne contriste l’âme doublement par la conscience de l’infortune et par le souvenir du bonheur. L’isolement est alors moins une nécessité qu’un bienfait. Par un sentiment qui fait peu d’honneur à la nature humaine, la plupart des amis, ou tout au moins de ceux que l’on comprend sous la dénomination banals de connaissances, se retirent d’une maison affligée, comme si la malheur était contagieux. Mais s’il en était autrement, la présence de ces amis et de ces connaissances serait plus souvent nuisible qu’utile, plus importune que consolante. Il est si peu de personnes même des plus charitables qui soupçonnent l’infinie délicatesse avec laquelle certaines misères doivent être secourues. Les gens bien nés sont dans l’affliction comme les malades que tourmente un rhumatisme inflammatoire, le moindre effort pour les soulager, le moindre contact, si doux, si léger qu’il soit, fait courir dans toutes les fibres de leur existence un frissonnement douloureux. Heureux alors dans son malheur celui qui peut s’isoler, et penser dans la solitude les plaies de son âme !

Tel fût le sort de Madame Guérin, peu de temps après la vente judiciaire des biens dont elle avait imprudemment transmis la propriété à son fils.

Le dimanche qui suivit ce jour funeste, le vieux Jean-Pierre se présenta accompagné de sa femme aussi décrépite et aussi avare que lui. Il venait visiter son bien, comme il disait, et signifier brutalement à l'occupante qu’elle eût à déloger dans la quinzaine. À voir ces deux personnages examiner minutieusement, de la cave au grenier, la maison et toutes ses dépendances, on aurait crû qu’ils en étaient de bonne foi les propriétaires incommutables. L’agent de M. Wagnaër trouvait une volupté grossière, mélangée de vanité et de jalousie satisfaite, à entrer ; comme il le fesait, dans l’esprit de son rôle.

Madame Guérin de décida de suite à laisser la paroisse et elle fit louer par son fils un petit logement dans le faubourg St. Jean, à Québec : par là, elle ne restait point séparée de Charles et elle s’éloignait d’un endroit qu’il lui était désormais trop pénible d’habiter.

Elle fit un encan d’une partie de son ménage, des animaux, des ustensileS d’agriculture et de tout ce qui était nécessaire à l’exploitation d’une ferme. S’il lui fut pénible de se défaire de ces objets, ses regrets n’égalèrent certainement point ceux de l’oncle Charlot, à qui on enlevait son existence en lui otant les instrumens de son travail et en brisant tout-à-coup ses habitudes. Ce fut, les larmes aux yeux, que le frère de M. Guérin mit en ordre ces débris d’une fortune qu’il avait vue si florissante. Il maniait et palpait avec amour, comme pour leur dire adieu, la charrue, le râteau, la bêche, le fléau, et par-dessus tout la bonne vieille cognée qui avait tant abattu d’arbres dans la forêt.

Ce brave cultivateur pensa avec raison qu'il ne devait pas abandonner dans son malheur une famille dont il avait partagé l’aisance, et il s’offrit à l’accompagner à Québec, bien certain que, par son travail et son industrie, il apporterait chaque soir plus d’argent à la maison qu’il n’y causerait de dépense.

Peu de jours après la visite de l’adjudicataire, Charles reçut une lettre de M. Wagnaër. Celui-ci commençait par lui dire qu’au moyen d’arrangemens qu’il venait de prendre, il était certain de lui remettre dans un mois le montant du billet qu’il avait endossé avec l’intérêt et les frais, et le sommait en même temps de cesser certains discours injurieux, qu’on lui avait rapportés. Il lui rappelait que c’était librement qu’il avait encouru cette dette, qu’il devait savoir ce qu’il fesait, et qu’à la rigueur, lui, dernier endosseur, n’aurait pas été tenu de rien lui rembourser. C’était aussi de plein gré qu’il avait consenti à la vente de ses immeubles sans discussion préalable de ses meubles. Il était donc difficile de s’expliquer sa conduite, surtout lorsqu’il ne perdait rien ; il devait se féliciter de la vente de ses propriétés qui avaient obtenu un prix plus considérable qu’on n’eût dû l’espérer.

M. Wagnaër terminait par une péroraison ab irato sur l’ingratitude que montrait un jeune homme traité par lui en ami, et, pour conclusion, il lui interdisait à jamais l’entrée de sa maison.

Il n’y avait pas dans cette missive un mot de Clorinde, ni d’Henri Voisin, et il n’en était que plus évident, par l’astuce dont chaque phrase était pleine, que ce dernier l’avait dictée d’un bout à l’autre. On pouvait la lire et la relire, sans trouver une seule syllabe qui pût compromettre son auteur.

Malgré la défense qu’on lui fesait et peut-être même à cause de cette défense, il eût été bien facile à notre héros de se ménager des entrevues secrètes avec Clorinde ; mais il comprit de suite tout ce que sa position avait de faux, et qu’il aurait l’air de mendier clandestinement auprès de cette jeune fille la fortune dont il se voyait dépouillé. Bien qu’il lui en coûtât beaucoup, il se décida à la laisser juger elle-même de ce qu’elle devait faire, dans les circonstances difficiles où elle se trouvait. Il lui écrivit en peu de mots, lui annonçant son départ prochain et celui de sa famille, l’informant de l’ordre qu’il avait reçu de M. Wagnaër, de l’obligation qu’il y avait pour lui de s’y conformer, et protestant avec réserve et dignité toutefois de l’amour qu’il entretenait et entretiendrait toujours pour elle. Il ne reçut aucune réponse.

Le jour fixé pour le départ arriva. Madame Guérin et sa fille assistèrent à la messe de grand matin, tandis que l’oncle Charlot fesait charger à bord d’une goëlette ce qu’ils devaient emporter de ménage. C’était pour elles, comme nous l’avons déjà vu, une pieuse habitude à laquelle elles manquaient rarement, et ce jour-là elles avaient besoin plus que jamais de puiser au pied des autels cette résignation sainte qui, dans l’âme sensible de la femme, peut seule adoucir les amertumes de la vie.

Après avoir aidé à son oncle à transporter les derniers ballots d’effets, Charles revint à la maison, et ayant fermé avec précaution tous les contrevents et toutes les portes, il donna un tour de clef à la porte principale et, tout en balançant au bout de son bras le trousseau de clefs, il s’arrêta quelques instans sur le tertre qui se trouvait devant la maison. De là il contempla longtemps l’anse, la pointe, l’église, la maison de M. Wagaër, le fleuve et tout le paysage. Le soleil se levait à l’horison et l’éclat de ses rayons venait frapper obliquement la petite île au milieu du fleuve et éclairait de la cime à la base les montagnes du Nord. Deux jours dans sa vie et ces deux jours-là seulement le jeune homme avait trouvé un charme aussi grand à ce spectacle. C’était le dernier soir des dernières vacances qu’il avait passées à la maison paternelle, et le matin du premier jour de Mai où il avait vu Clorinde pour la première fois. Ces deux jours lui revinrent naturellement à la mémoire. Les émotions qui laissent une trace profonde dans notre âme y gravent de vivaces souvenirs du monde extérieur pris sur le fait. De même que le soleil dans sa plus grande ardeur frappe plus nettement sur la plaque daguerrienne les objets dont on veut conserver l’image, de même, il y a une lumière intérieure qui brille plus vivement en nous aux jours mémorables de notre vie, pour y buriner plus fortement le grand tableau de la nature.

Charles portait ses regards plus particulièrement sur le grand chemin au delà de l’anse, comme s’il eût attendu quelqu’un de ce côté. En effet, il ne tarda pas à voir un petit vieillard aux formes grêles et cacochymes qui, tout courbé, s’avançait cependant d’un pas agile et vigoureux. C’était le vieux Jean Pierre qui venait, au jour et à l’heure par lui indiqués, se faire livrer les clefs de sa maison.

Le jeune homme alla à sa rencontre, non sans éprouver une violente tentation de lui jeter le trousseau de clefs à la figure, ou tout au moins de lui dire énergiquement son fait. Mais à son approche il pensa qu’un vieillard, si-coupable qu’il fût, devait être épargné ; il lui donna les clefs sans dire un mot. — Parles-moi de cela, v’là des gens de parole : c’est prêt à l’heure juste, dit le vieillard en souriant d’un sourire sardonique. Charles ne répondit rien et se dirigea vers l’église. Le prêtre disait les dernières prières de la messe et c’était une messe de mariage.

Les oraisons de la messe nuptiale, les cierges allumés sur les ballustres, les blancs vêtemens de la mariée et de sa compagne, l’air pimpant et satisfait des gens de la noce, la gaieté qui semblait régner dans tout le temple, contrastaient vivement avec les sentimens de Madame Guérin et de ses enfans agenouillés dans une des plus humbles places de l’église. Quoique la mariée ne fût pas aussi élégante que Mlle. Wagnaër, tant s’en fallait, Charles ne put s’empêcher de songer à cette dernière. Il lui parut aussi que les dorures et les ornemens sans nombre du chœur et de l’autel qu’il avait contemplés bien des fois en répondant aux prières de la messe, ou en remplissant divers rôles dans les cérémonies religieuses lorsqu’il était encore enfant, brillaient ce jour-là d’un éclat inaccoutumé. La chaire et le banc de l’œuvre, représentans du spirituel et du temporel de l’église, placés en face l’un de l’autre comme pour signifier l’antagonisme qui existe quelque fois entre ces deux pouvoirs, ruisselaient de dorures et s’étalaient pompeusement à l’envie l’un de l’autre. Les vieux tableaux suspendus aux murailles, et sur lesquels il était d’ordinaire difficile de découvrir une tête ou un bras d’un saint ou d’une sainte quelconque, semblaient ne plus vouloir demeurer incompris dans leurs cadres antiques. En disant adieu du cœur et de l’âme à ces objets vénérés, chargés des pieux souvenirs de son enfance, Charles éprouva une émotion profonde. Tous trois sortirent un peu, avant les gens de la noce pour ne pas être remarqués, ils se rendirent furtivement, et comme si leur départ eût été une fuite honteuse, à la goëlette échouée sur le rivage. Le petit vaisseau penché sur le côté attendait patiemment la marée montante pour se relever et partir.

On profita du moment où l’on pouvait encore s’embarquer presque à pied sec, et l’on fut à bord longtemps avant que la goëlette ne fût prête à mettre à la voile. On ne se parlait point : ce que l’on avait à se dire était trop triste. Seulement chacun de son côté regardait à terre et jetait un dernier coup-d’œil sur les objets qui l’intéressaient le plus. Madame Guérin partageait son attention entre sa maison et l’église : elle avait tant de fois parcouru le chemin de l’une à l’autre ! L’oncle Charlot ne pouvait se lasser d’admirer la grange et les autres bâtisses qu’il laissait en si bon ordre. Charles et Louise avaient dans ces parages une foule de vieilles connaissances à saluer au départ. Ici c’était une falaise avancée, où l’on avait péché bien souvent ensemble de petits poissons aux écailles dorées ou argentées ; là bas une longue batture recouverte de jonc, que le jeune homme avait fréquemment parcourue avec son frère, en chassant l’alouette matinale ou le canard sauvage. De ce côté, c’était la chaussée du moulin nouvellement construite et le moulin lui-même qui n’était pas encore terminé. De l’autre côté, c’était le petit jardin auquel Louise avait prodigué tant de soins, et qui lui avait fait espérer tant de jouissances, cet été-là-même. Dans cette direction, c’étaient des côteaux où l’on avait improvisé tant de jolies parties de plaisir en allant cueillir des fruits et travailler aux champs. Plus loin était une belle érablière, où l’on avait eu tant de plaisir tous les printemps à recueillir l’eau des érables, et à faire le sucre. Mais par-dessus tous ces objets, il y en avait un qui attirait plus fortement encore les regards du jeune homme et ceux de sa sœur, c’était la belle maison de M. Wagnaër, où Louise avait cru avoir une amie, et Charles quelque chose de plus qu’une amie.

Bientôt cependant les vagues arrivèrent jusqu’au vaisseau ; peu-à-peu elles l’entourèrent, et la petite goëlette se releva, et commença à flotter fière et coquette, au souffle d’une jolie brise. On déploya les voiles, on ramena à bord l’ancre jetée la veille, et, docile au gouvernail, la goëlette s’inclina légèrement et partit. Dans ce moment Charles crut voir une pâle figure de jeune fille s’approcher d’une fenêtre entr’ouverte chez M. Wagnaër, mais cette vision fut tellement fugitive, qu’il ne sut pas trop s’il devait y croire.

La Friponne, tel était le nom de la goëlette, était une fine voilière, elle ne mit qu’un instant à gagner le large et passa triomphante tout près de deux lourds bateaux mis à flot longtemps avant elle.

À mesure que l’on s’éloignait et que l’on changeait de scène, le poids qui oppressait le frère et la sœur semblait diminuer et les amères pensées se dissoudre dans le sillon du vaisseau. Le ciel était si pur, le soleil si brillant, l’eau si limpide, le fleuve si majestueux, les belles campagnes de ses deux rives, si heureuses, si verdoyantes dans les flots de lumière qui les inondaient, qu’il fallait bien qu’un rayon d’espoir, sinon de bonheur, pénétrât bon gré mal gré dans le cœur même le plus attristé. C’était une nouvelle existence qui commençait pour eux et, quoique la raison leur dit qu’elle serait bien pénible, la première impression faite sur leurs sens la leur représentait comme agréable.

Il s’établit donc entre eux et leur mère une conversation plus animée et moins en harmonie avec leur position, qu’on ne l’aurait imaginé. Louise s’informait du nom de chacune des îles qu’ils rencontraient sur leur passage, les unes petites et arides, amas de rochers pittoresques qui montraient leurs têtes chenues et bizarement façonnées au-dessus des eaux, les autres longues, et décorées d’une végétation luxuriante, celles-ci couvertes encore de la forêt vierge, celles-là cultivées et habitées et recélant dans de petites anses de blanches maisons, qui de loin semblaient des troupes d’oies ou de cygnes se chauffant au soleil sur le rivage. Elle s’informait encore du nom de chacun des petits bourgs et des villages qui tout du long de la rive sud du fleuve forment une succession, presque nulle part interrompue, de belles habitations groupées de mille manières différentes, les unes sur des pointes avancées dans le fleuve, les autres au loin sur des côteaux, celles-ci sur des rivages plats avec l’apparence d’être inondées par la première vague, celles-là sur des rochers escarpés suspendus pour ainsi dire au-dessus des flots. Elle s’étonnait aussi d’appercevoir sur les hautes montagnes du Nord, malgré leur mine sévère et sauvage, des preuves évidentes de culture, des champs verdoyans, et de longues files de maisons ; elle se demandait comment on pouvait labourer et récolter sur ces terres qui lui semblaient presque perpendiculaires.

Un vent de plus en plus fort gonflait les voiles de la petite goëlette, qui fendait rapidement les vagues, et, obéissant au gouvernail, se câbrait fièrement après chaque secousse. Bientôt les villages se trouvaient sur la rive sud si proches les uns des autres qu’ils formaient comme une longue rue ; et c’était ainsi non seulement au bord de l’eau, mais encore dans les profondeurs des paroisses. On naviguait au beau milieu du fleuve à une grande distance de terre ; les champs et les montagnes prenaient cette couleur bleue qu’affecte toujours la partie la plus éloignée du passage. Avec un peu d’imagination, on aurait pu comparer la côte du sud à un vaste rideau d’une étoffe d’azur, orné de trois ou quatre longues franges de perles blanches posées symétriquement à d’égales distances.

Vers le soir, on apperçut en avant du vaisseau les grandes voiles de cinq ou six navires, qui, interposées entre les derniers rayons du soleil, paraissaient noires comme de l’encre, et se dessinaient sombres et gigantesques sur l’horizon teint des plus resplendissantes couleurs ; c’étaient des vaisseaux arrêtés à la quarantaine de la Grosse-Isle.

La goélette passa tout près d’un des navires rempli d’émigrés irlandais ; immense sarcophage nautique, où les maîtres de la belle et verte terre d’Hibernie entassent une bonne portion de son peuple, sans trop s’occuper de ce qui adviendra de ces cargaisons de chair humaine. Tout peint en noir comme un cercueil, et habité par de hâves créatures, dont les membres décharnés à demi-nuds visaient au squelette, le navire semblait un de ces vaisseaux fantastiques peuplés de revenans, dont parle la légende maritime de tous les pays. Une circonstance rendait son aspect plus sinistre encore. Le choléra, comme l'on sait, sévissait alors en Europe pour la première fois, et il était assez naturel de croire que, pour faire le voyage d’Amérique, le fléau avait dû prendre passage de préférence sur ce vaisseau infect. Tout le monde à bord de la goëlette se sentit soulagé, lorsque l'on perdit de vue la Grosse Isle et son lazaret.

La lune se levait ; et, selon l’expression des marins, elle eut bientôt tué le vent. Cependant la brise était encore assez forte pour que l’on filât avec une vitesse assez respectable. Charles et Louise ne furent nullement fâchés du ralentissement qui leur permettait d’observer plus à leur aise le panorama si varié qui se développait devant eux. La scène changea plusieurs fois de décoration ; tantôt le vaisseau passait entre deux côtes abruptes et rapprochées, tantôt il voguait comme dans une espèce de lac, dont les bords s’élevaient lentement et en amphithéâtre. Les anses, et les pointes de la terre ferme du sud et de l'Isle d’Orléans causent ces contrastes, qui se répètent plusieurs fois avant que l’on n’atteigne la rade de Québec.

Louise n’eut pas voulu pour beaucoup perdre le coup d’oeil de l’entrée dans le bassin qu’on lui avait toujours représenté comme un des plus beaux que l’on paisse imaginer. Elle passa avec Charles la plus grande partie de la nuit sur le pont, malgré le froid un peu vif contre lequel la protégeaient, bien entendu, tous les châles et les manteaux que sa mère avait pu trouver.

Dès que le vaisseau eût dépassé cette longue pointe de terre, qui porte le nom de l’immortel vainqueur de la bataille de Ste. Foy, le Chevalier de Lévy, Louise ne put retenir un cri d’admiration.

Québec qui de fait est peut-être une des villes les plus mal bâties de l’Amérique, qui n’a pas un seul édifice complet et régulier, qui n’a pas un seul monument où les règles de l’architecture n’aient été plus ou moins maltraitées, Québec produit cependant, même en plein jour, une illusion étrange sur le spectateur qui l’apperçoit du fleuve. La disposition, et mieux, si nous pouvons ainsi nous exprimer, les artifices du terrain font que l’objet le plus insignifiant prend une attitude pleine d’importance, si bien que l’on croit avoir devant soi une ville monumentale telle que Rome, Naples ou Constantinople.

Mais la nuit au clair de la lune, c’est bien plus encore. C’est une éblouissante imposture, un mirage phénoménal. La moindre flèche vous fait rêver de la cathédrale d’Anvers, le moindre dôme vous tranche du Saint-Pierre de Rome. Les tours et les bastions de la citadelle et de l’enceinte fortifiée, qui, eux sont de bon aloi, vous font songer avec raison à Gibraltar et à St. Jean d’Acre. Les toits des moindres maisons recouverts en ferblanc semblent d’argent, et vous donnent l’idée d’une multitude de palais dignes des mille et une nuits. Tout cela s’étage en amphithéâtre et se perd dans les derniers plans, de manière à faire supposer dix fois plus qu’il n’y a. La nature, imposante et gracieuse à la fois, a suppléé aux défauts de l’art et a répandu sa solennité et sa magie sur les œuvres de l’homme les plus mesquines en réalité.

Le St. Laurent d’un côté, la petite rivière St. Charles de l’autre, presqu’aussi large à son embouchure que le fleuve, sont littéralement couverts d’une multitude de vaisseaux de toutes les grandeurs, qui forment une autre ville flottante, où les effets d’ombre et de lumière varient à l’infini. Comme les navires sont principalement groupés à chaque extrémité du promontoire, et que deux belles nappes d’eau s’étendent dans deux directions divergentes, on pourrait se croire à l’entrée d’une vaste mer intérieure, obstruée par une île.

La côte de Lauzon qui s’élève presque perpendiculairement en face de Québec, et contient les germes d’une autre ville qui parait surgir par enchantement du milieu d’une forêt, l’Isle d’Orléans et la côte de Beaupré, recouvertes l’une et l’autre d’une végétation luxuriante et parsemées de blanches maisons, forment les autres côtés du vaste bassin.

Comme si la douce lumière de la lune n’avait pas suffi pour éclairer ce tableau grandiose, les lueurs de l’aurore boréale essayaient de lutter avec l’astre des nuits. Un segment de cercle noir couronnait les montagnes du nord et fesait ressortir un arc d’une blancheur éblouissante, de tous les points desquels s’élançaient comme des fusées parées de toutes les couleurs du prisme, d’innombrables jets de lumière. Eclipsés par la lune et par l’aurore boréale, les étoiles scintillaient à peine dans tout le reste du firmament ; mais en revanche dans l’espace obscur qui se trouvait à l’horison, elles brillaient d’un éclat inaccoutumé. Cette illumination céleste, jointe aux pâles lumières que l’on voyait dans la ville, dans les habitations de la campagne et à bord des vaisseaux, formait un mélange de lueurs douteuses et indéfinies qui donnait à la scène quelque chose de féérique.

Il n’en fallait pas tant pour exciter l’enthousiasme de Charles et de sa sœur, et comme la goëlette mouilla à l’entrée de la petite rivière, ils purent contempler longtemps la ville qui allait devenir leur résidence. Ce ne fut qu’au jour, et même assez tard dans la matinée, que le petit vaisseau put s’approcher et prendre sa place parmi les nombreuses embarcations de tout genre, qui se pressaient sur la grève, à laquelle l’ancienne résidence des intendans français a laissé le nom de Palais.

Un spectacle un peu moins enchanteur que celui de la nuit s’offrit à Louise. Cet endroit était un de ceux qui pouvaient le mieux lui donner un avant-goût du bruit et des misères de la ville. Sur la place de la grève, sur les quais voisins, et dans les rues étroites qu’il lui fallut, parcourir, s’agitait une foule bruyante, bigarée de costumes étranges, parlant et entremêlant deux idiômes differens, appliquant à mille occupations diverses cet empressement brutal, qui forme un si grand contraste avec les travaux lents et paisibles de la campagne.

D’abord, c’était des charretiers aux costumes pittoresques, dont les jurons, plus pittoresques encore, enrichissaient la langue française, tandis que les uns reçevaient dans de lourdes charrettes, ou sur de longs cabrouets les cargaisons des bâtimens, et que les autres emplisaient à la rivière des tonnes d’une eau sale et triste à voir, la seule cependant que l’on boive à Québec où il n’y a point d’aqueduc.[1] Plus loin, c’était des matelots qui blasphémaient dans la langue de la fière Albion, inférieure à nulle autre sous ce rapport. Ici, c’était des sauvage avec leurs capots bleus, et des sauvagesse drapées dans des couvertes blanches ; là, c’était des soldats anglais revêtus de leur uniforme écarlate, qui souvent tranchait vivement et de près sur les dites couvertes blanches. Des émigrés irlandais portant l’habit blue, ou vert, et la culotte courte traditionnelle, celle-ci boutonnée assez souvent sur la jambe nue, ce qui leur a fait donner par les Canadiens le sobriquet ironique de bas-de-soie, (lucus à non lucendo) des femmes enveloppées de manteaux bleus et portant, quelques unes le plus jeune de leurs enfans sur leurs dos à la manière des sauvages et des bohémiens ; des habitans aux vêtemens de gros drap gris de fabrique domestique, à la tuque bleue ou rouge, au tablier de cuir, et aux grandes bottes rouges rattachées par une courroie, à la ceinture rouge aussi, le fouet sous le bras, et la pipe à la bouche ; des habitantes à la jupe de droguet, au mantelet d’indienne, au large chapeau de paille, aussi vives et caquetantes que leurs maris semblaient insoucieux et taciturnes ; des voyageurs des pays d’en haut, célèbres dans toute l’Amérique comme un type unique dans son genre, fiers et goguenards avec leurs chapeaux chargés de rubans, et crânement posés sur le coin de l’oreille, leurs chemises et leurs cravates éclatantes, et leurs belles et larges ceintures de poil de chèvre aux flèches de mille couleurs ; tout ce monde se mêlait à la population de la ville, qui, ouvrière ou bourgeoise, française ou anglaise, se fesait également remarquer par une propreté exquise, une mise et une tenue décente et même un peu recherchée.

Tout ce peuple parlait, criait, bruissait, bourdonnait, allait et venait, et au milieu du vacarme et du mouvement auquel se mêlaient les piétinemens et les cris des animaux que l’on conduisait au marché, Louise croyait sincèrement qu’elle allait perdre la tête et ne pourrait jamais se frayer un chemin.

Heureusement que leur bon ami Jean Guilbault se trouvait là, avec deux calèches et une charrette qu’il avait eu le soin de retenir d’avance. Le jeune disciple d’Esculape monta dans l’une des calèches avec Madame Guérin, Charles prit place dans l’autre véhicule avec sa sœur, et l’oncle Charlot prit soin de la charrette, dans laquelle il eut bientôt fait placer tout le bagage que l’on avait à bord de la goëlette.

La maison que Charles avait fait louer se trouvait dans une des rues transversales du faubourg St. Jean. Elle était d’une pauvre apparence, bâtie en bois sur un solage en pierre, dont une partie sortait de terre à cause de l’inégalité du terrain ; un escalier extérieur conduisait à la porte qu’entourait une petite galerie. Si chétive que fût cette demeure, elle était gaie au premier coup d’œil, à cause de la belle vue que l’on découvrait de chacune des fenêtres. Presque toutes les rues de Québec ont cet avantage qu’elles laissent voir à leur extrémité, encadré comme dans le champ d’une lunette, quelque fragment du beau paysage environnant.

Prendre possession d’une demeure que ses habitans viennent de laisser, comporte toujours avec soi une indéfinissable tristesse. Le désordre qui règne dans tous les appartemens, la nudité et le vide causent un vague effroi. Si l’on ne connaît point ceux qui nous ont précédés, on cherche à découvrir dans ce qu’ils ont laissé derrière eux quelque trace de leur existence. Si l’on est malheureux, on se demande quelle série d’infortunes a devancé celle que la providence nous réserve ; on juge par les habitudes que devaient avoir les anciens occupans, du genre de vie que l’on devra mener soi-même.

Le rez-de chaussée contenait trois chambres seulement, l’une servait de cuisine, les deux autres pouvaient servir à tout ce que l’on voulait. On montait à l’étage supérieur qui n’était autre chose qu’une mansarde, par un escalier grossier et mal assuré. La mansarde contenait quatre petites chambrettes, assez propres et riantes. Dans l’une d’elles, Charles trouva tout son petit ameublement que son ami avait fait déménager, et qu’il avait eu le soin de disposer absolument dans le même ordre, de manière qu’il pût se croire de retour dans la mansarde qu’il avait si longtemps habitée.

Dans la chambre voisine, Louise trouva deux pots de fleurs sur l’appui de la lucarne, et une cage vide suspendue à une poutre. Evidemment cette petite chambre avait été la demeure d’une autre jeune fille. Etait-elle morte et l’oiseau oublié dans la cage s’était-il envolé pour la suivre ? Ou bien passée à une condition meilleure dans le monde, avait-elle dédaigné d’emporter avec elle cette vieille cage et ces deux vieux pots de fleurs ? Louise se posa ce problème et se hâta d’adopter cette chambre pour la sienne.

Derrière la maison, il y avait un petit jardin mal clos et peu cultivé, dont la vue cependant lui fit battre le cœur ; un saule tout près de la maison étendait ses branches jusqu’au-dessus des lucarnes. Deux lilas en fleur embaumaient le jardin et évoquaient par leur parfum plus d’un souvenir.

L’arrivée de ces étrangers excita, comme d’ordinaire, la curiosité des commères du quartier. Après avoir examiné la demeure qu’ils s’étaient choisis, le ménage qu’ils apportaient avec eux, elles se dirent entr’elles : c’est une pauvre famille ; mais par exemple ce sont des gens qui n’ont pas toujours été pauvres et qui ont roulé gros train.

  1. Un aqueduc est maintenant en construction. Le Québec que nous décrivons n’est déjà plus le Québec d’aujourd’hui. Il s’est fait depuis cinq ou six ans nombreuses améliorations. Voyez note D. à la fin du volume.