Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 3/Chapitre 2


II.

UNE SIMPLE FORMALITÉ.



SUZANNE, vous venir ici ; vous tout de suite balayer le place ; après, vous mettre des verres sur le table et apporter des carafes. »… Mon Dieu, que c’est tannant[1] d’être toujours obligée de parler anglais !

La personne qui, en s’exprimant ainsi, croyait de bonne foi avoir fait une grande consommation de l’idiôme anglo-saxon, était une femme courte, grosse et réjouie, épouse d’un brave aubergiste du faubourg St. Jean. Il se fesait dans la petite auberge de grands préparatifs, qui ne donnaient guères de repos à la pauvre Irlandaise, unique servante de l’établissement, à l’adresse de laquelle les injonctions et les prescriptions semblables à celles que nous venons de rapporter textuellement, se multipliaient sans relâche. La pauvre fille allait et venait et sa maîtresse aussi, et il semblait que rien n’avançait. Quant à l’hôte, il était tranquillement installé dans son cabaret, fumant et causant avec trois ou quatre habitués, et buvant deux verres chaque fois que ceux-ci en buvaient un.

A force d’activité cependant les deux femmes parvinrent à mettre une petite chambre dans la mansarde en état de recevoir les hôtes que l’on attendait. Une longue table avait été dressée, une nappe très propre la recouvrait et deux rangées d’assiettes et de verres en face l’une de l’autre semblaient se défier à un combat bachique à outrance. Les chaises étaient à leur poste, de grandes terrines étaient placées au pied de chaque chaise, de petits couteaux larges, pointus et à garde, étaient disposés auprès de chaque couvert, et d’énormes piles de serviettes s’élevaient de distance en distance tout autour de la table. Ceux de nos lecteurs qui savent ce que c’est qu’une fine partie d'huitres à Québec, dans l’automne, doivent se trouver en pays de connaissance.

Les convives arrivèrent tous à la fois. Les cloisons et les vitres de la petite auberge furent ébranlées, comme par un tremblement de terre, au tapage qu’ils firent en entrant. C’était une avalanche de jeunes avocats, de jeunes médecins et d’étudians capables de bouleverser tout un quartier. Mêlés à ce tourbillon, se trouvèrent nos amis les trois hommes d’état que nous avons vus, une première fois, dans une autre mansarde occupés à régler le sort de l’univers.

— C’est justement ce qu’il nous faut, Voisin, tu as choisi on ne peut mieux ; nous pouvons faire le diable ici et que toute la ville en ignore.

— Tiens, cette idée ; j’entends bien, quand je me grise, que l’univers le sache.

— Toujours cagot, maître Voisin. Il veut être gris intérieurement et sobre extérieurement.

— C’est un sépulchre blanchi… comme dit l’Apocalypse.

— Bon là ! l’Apocalypse n’en dit pas un mot.

— Allons, messieurs, pas tant de théologie !

— Du thé au logis ! Mais vous voyez bien qu’il n’y a ici que du madère, du genièvre, du cognac, et d’autres petites liqueurs douces.

— Fameux !

— Excellent !

— Bravo… bravissimo ! Albert est l’homme pour les calembourgs.

— Ma modestie, messieurs, me force à vous dire que celui-là n’est pas neuf.

— Mais que fait donc l’hôtesse ? Allons, madame… comment s’appelle-t-elle ? Madame Robert ! Hola, hé ! Nos huitres, s’il vous plaît ?

— Ah ! les voilà.. quelle montagne !

— Mais ne traitez donc pas cette dame de montagne, ce n’est qu’une colline tout au plus.

Montes exultastis sicut arietes et colles sicut agni ovium !

— Chut, butor ! Je parlais des deux plats d’huitre.

— A nous, les amis !

— Chacun à son poste… le coup d’appétit… le verre eh main.. chargez ! Feu !

— À l’arme blanche maintenant.

— Gauche que je suis !

— Tiens, ce pauvre Guérin pour son coup d’essai, il s’est écorché le pouce !

— Ce n’est rien.. si le sang coule trop, je ferai comme Han d’Islande.. je boirai le sang des hommes et l’eau de la mer dans une coquille.

— Admirable ! Les rêveurs comme Guérin n’en font jamais d’autres.

— Il pensait à Mademoiselle.. je sais bien qui ; mais on ne nomme pas les dames dans cette maison.

— Dis donc, qui est-ce qui a écrit ce Han d’Islande ?

— Un fou qui s’appelle Victor Hugo.

— Quel nom, et quelles idées !

— Ne badinez pas, nous ne sommes qu’en 1831. Dans dix ans on n’écrira plus que de cette manière.

— Allons, Jean Blond, tu les ouvres plus vite que tu ne les manges !

— C’est beaucoup dire.

— Ce qui me réjouit, c’est de voir qu’on ne les a pas lavées.

— On a bien fait ; c’est une propreté mal entendue. Il vaut mieux manger un peu de terre et ne rien perdre de leur saveur.

— Sans compter que c’est très dangereux de les laver. L’huitre s’ouvre.. son âme s’échappe ; et on court le risque de manger une huitre morte.

— Les huitres ont une âme ?

— Pourquoi pas ? Les conseillers législatifs prétendent bien en avoir chacun une !

— Savez-vous qu’on parle d’abolir le Conseil ?

— Oui, la Minerve et le Vindicator ont de fameux articles là-dessus.[2]

— C’est une nuisance, tout le monde en convient.

— C’est cela ; à bas le Conseil !

— Je ne veux pas qu’on abolisse le vénérable corps : je propose qu’on l'ouvre

— A bas le bureaucrate !

— Point d’aristocrate ici !

— Laissez-moi finir ; je propose qu’on l’ouvre.. en détail comme nos huitres.

— A la bonne heure !

— Pour voir ce qu’il y a dans un conseiller ?

— Savez-vous que nous mangeons assez souvent ces pauvres bêtes en vie ?

— Quoi ! les conseillers ?

— Non, les huitres.

— Comment sais-tu cela, toi, docteur Sangrado ; est-ce que tu leur tâtes le pouls ?

— C’est parce qu’il ne les traite pas, je suppose, qu’elles sont présumées vivre.

— Sérieusement l’autre jour, comme je commençais à en ouvrir une sans l’aide d’un couteau, elle s’est refermée vivement et m’a pincé le doigt.

— Eh ! bien, cela prouve qu’elle était morte.

— Faut-il déraisonner un peu ?

— Tais-toi donc, tu sais la médecine ; mais tu ne sais pas la loi… le mort saisit le vif. — Halte-là, Messieurs ; vous me faites penser à une triste affaire qui me tombe sur les bras… savez-vous bien que je pourrais être au premier jour saisi… mais non pas par un mort, comme l’entend la Coutume ; car alors c’est qu’on hérite ; et à cela je ne saurais avoir d’objection.

— Où diantre est-il allé pêcher des créanciers ?

— Comment, Voisin, un arabe, un juif comme toi, tu fais des dettes !

— Et tu te laisses poursuivre, condamner, saisir et vendre ; mais c’est charmant !

— Les plus fashionables de Québec ne font pas mieux.

— Voyez-vous, il se civilise.

— Il se perfectionne.

— Il se fait gentilhomme.

— Ma foi, il se lance dans le monde.

— Vous me faites trop d’honneur ; ce n’est pas pour mon plaisir, et c’est bien la plus étrange histoire qu’on puisse imaginer.

— Conte-nous cela.

— Figurez-vous que mon ami Guérin et moi, nous avons endossé des billets à M. Wagnaër, pour un jeune nigaud qu’il protégeait. Nous sommes les victimes de notre patriotisme.

— Pour Guérin, passe ; mais toi, Henri, victime de ton patriotisme, c’est trop fort.

— Écoutez un peu, il s’agissait, nous disait M. Wagnaër, d’établir un jeune compatriote, de former une maison de commerce canadienne, il fesait lui-même de grands sacrifices ; et il ne nous demandait que de lui prêter nos noms. Son protégé devait faire merveille, et voici ce qu’il a fait : des dettes partout, de très mauvaises affaires, et au bout de trois mois, il est incapable de payer ses billets. J’ai reçu avant hier une lettre de mon confrère M. X…, avocat de la Banque de Québec, qui m’engage poliment à lui payer le montant du billet, que j’ai endossé, avec les frais de protêt, etc. Il me laisse l’alternative de lui donner une confession de jugement, qu’il acceptera avec reconnaissance pour s’éviter la désagréable nécessité, etc. Nous sommes si aimables entre nous. Nous nous exécutons réciproquement avec tant d’égards.

— C’est comme nous autres médecins ; nous expédions nos confrères pour l’éternité gratis, et avec une foule de procédés charmans.

— Mais quoi ! tu prends ton affaire au sérieux ?

— Tu t’imagines qu’un homme comme M. Wagnaër va vous laisser dans l’embarras ?

— C’est qu’il paraît très gêné lui-même.

— Ce ne peut être que momentané.

— Enfin, il ne voudra pas faire perdre cet argent à son gendre futur, puisqu’il faut tout dire.

— Ni, à l’ami de son gendre.

— En effet, vois donc Guérin ; ça n’a pas l’air à le tourmenter beaucoup.

— Bah ! c’est une vraie misère, et si mon ami Voisin veut m’écoute ?, nous allons noyer ses inquiétudes dans une rasade. Mon beau-père (comme vous voulez bien le dire) ne fera pas banqueroute peur si peu de chose.

— Voilà qui est parler comme un homme.

— Prends modèle là-dessus, mon pauvre Voisin, et n’aies pas peur de ton ombre.

— C’est cela ; faites comme moi. Je suis plus jeune que vous, et ma position ne m’alarme guères.

— Une belle et un billet ! Quel est le jeune homme qui n’a pas l’un ou l’antre ?…

— Quand il n’a pas l'un et l’autre.

— Nous pouvons tous en dire autant.

— Allons ! à nos créanciers et à nos belles !

— A nos amours et à nos dettes !

— A nos billets promissoires et à nos billets doux !

— Rasade, mille tonnerres, rasade !

— Et surtout, que Voisin vide son verre en conscience.

— Oui ; qu’il boive le calice jusqu’à la lie.

— A nos belles, tout pour elles !… à nos créanciers ce qui resterait…


On pense bien que ce toast, bu avec enthousiasme et avec fracas, ne fut pas le dernier. Des rires bruyans, des chants étourdissans et cacophoniques, le bruit des carafes, des assiettes, des verres et des huitres, qui dansaient une véritable ronde sur la table, tinrent éveillés une partie du voisinage, et firent croire à quelques bonnes vieilles que le sabbat se tenait cette nuit-là dans leur quartier.

Charles n’était pas fait à de pareilles scènes ; aussi son imagination et ses nerfs en furent-ils fortement ébranlés. De retour au logis qu’il regagna difficilement par une grosse pluie d’automne mêlée de neige, il ne put fermer les yeux que tard dans la matinée. A peine dormait-il depuis quelques instans d’un sommeil agité, lorsqu’il fut éveillé par son ami Voisin, qui se tenait droit et pâle comme un fantôme au chevet de son lit.

— Voyons, cher ami, vous dormez bien tard pour un homme qui n’a pas rencontré ses billets.

— Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ?

— Moi qui suis plus matineux que vous, je viens déjà de voir l’avocat de la Banque de Québec, et…

— Que me chantez-vous là ? Encore cette histoire ? Vous êtes bien ridicule avec votre panique.

— Pas du tout. J’aime à voir le danger en face… et une fois que j’ai tout vu, je m’exécute de bonne grâce… quand je ne puis faire autrement

— Oui, comme feu M. La Palisse.

— Enfin pour moi, c’est fini.

— Comment, fini ?

— J’ai donné une confession de jugement.

— Vous avez bien fait ; ça vous sauvera des frais.

— M. X… qui n’a pas l’honneur de vous connaître m’a prié de vous demander si vous vouliez en faire autant.

— Sans doute. Dites-lui que j’irai le voir demain ou après demain.

— Il m’a remis une confession de jugement toute dressée par laquelle vous reconnaissez en même temps avoir reçu copie du writ et de la déclaration.

— À la bonne heure. Donnez, je vais signer. Trouvez seulement dans mon pupitre une plume et de l’encre… Bien… voilà une affaire faite.

— Qui n’est pas bien profitable.

— Bah ! ce n’est qu’une simple formalité.

— Vous croyez ?

— Mais pour qui prenez-vous M. Wagnaër ?

— M. X… voudrait aussi avoir la signature de M. Dumont, le Conseil qu’ils vous ont donné. Il m’a prié de passer chez lui. Il dit que ça sera plus régulier.

— Tiens, c’est vrai, je ne suis majeur qu’à moitié. Attendez un peu, je vais vous donner une note pour M. Dumont… Bien… je lui explique cela en deux mots, je lui dis que c’est une pure formalité. A présent, partez et laissez-moi dormir !

  1. Tannant, pour ennuyeux.
  2. Voir la note C à la fin du volume.