Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 3/Chapitre 1

TROISIÈME PARTIE.


I.

SOUS LES SAPINS.



AU bout de la terre de Jacques Lebrun, sur la lisière du bois se trouvait une longue suite de grosses roches, recouvertes, pour la plupart, de mousses épaisses et de lichens, et entre lesquelles s’élevaient sapins à la sombre verdure. Au pied des sapins à travers les cailloux, un ruisseau qui, dans les grandes eaux devenait un torrent, précipitait une onde fraîche et écumante.

C’était une des plus chaudes journées de l’été. Un soleil ardent desséchait l’herbe des prairies, et à travers le feuillage épais, dardait quelques-uns de ses rayons jusque dans la profondeur des bois. Les oiseaux se taisaient comme accablés par la chaleur ; on n’entendait que le chant de la cigale et le bourdonnement de quelques autres insectes. Il était trois heures de l’après-midi, la chaleur était parvenue à son apogée, et l’endroit que nous venons d’indiquer offrait un asile qui n’était pas à dédaigner. Une jeune fille assise sur une des plus grosses roches, la tête appuyée sur le tronc d’un sapin, s’était endormie dans cette retraite, le tapis de mousse qui recouvrait la pierre trempait au bas dans le ruisseau, et les branches du sapin descendaient en s’éloignant du tronc jusqu’à terre. La jeune fille avait de longs cheveux châtains qui tombaient en boucles épaisses sur son cou ; son teint était animé de vives couleurs, et quoiqu’elle ne fût pas bien brune, on voyait que sa peau avait été plus d’une fois caressée par les rayons du soleil. Sa respiration haletante révélait un sommeil agité. Un large chapeau de paille et un beau livre relié en maroquin rouge, avaient été oubliés sur une des roches voisines.

L’indiscret qui se serait permis de feuilleter le livre, aurait trouvé que c’était un Album converti en journal intime, et si, après cette découverte, il eut poussé l’indélicatesse plus loin, il aurait pu lire ce qui suit.

28 Mars.

Quel usage puis-je faire de cet Album, qui me soit plus agréable que d’y inscrire jour par jour les ennuis de l’Absence ? Quel plaisir nous aurons tous deux à relire ces pages !… Il n’est parti que d’hier et quel vide !… Quelle longue journée ! Je n’ai pas travaillé : j’ai passé comme une folle une grande partie du jour, à regarder à la fenêtre, dans la direction qu’ils ont prise… comme si je pouvais le voir, à présent qu’il est si loin ! Comme je regardais, il est venu s’abattre sur le chemin, tout un volier de ces petits oiseaux blancs, qu’on appelle des oiseaux de misère. Je voudrais bien de leur misère et être l’un d’eux ! Comme je l’aurais suivi en sautillant sur la neige…. Où est-il à présent ? Il pense à moi, on n’oublie pas si vite ; mais y pensera-t-il longtemps ?… Ah ! oui, ce mot qui m’est échappé comme il partait : ne m’oubliez pas, retentira longtemps dans son cœur. Je ne sais pas comment j’ai fait pour oser lui dire cela en présence de mon père ?

Je ne vis que de souvenirs : les plus petites choses sont présentes sans cesse à mon esprit

J’ai remarqué un demi cercle tracé très fortement sur le plancher près d’une fenêtre. Il se mettait là souvent, un genou appuyé sur une chaise qu’il fesait tourner sur elle-même… cette petite trace sur le plancher, ce n’est rien, sans doute ; eh bien ! je suis allé déjà la regarder plus de dix fois.

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3 Avril.

Je ne serai maintenant pas plus de deux jours sans avoir de ses nouvelles. Mon père m’apportera-t-il une lettre de lui ? Je ne le pense pas : il n’osera pas la lui confier.

Cette semaine d’ennui me rappelle celle que j’ai passée, il y a quelque temps, lors du premier voyage de mon père. Mais c’est effrayant combien je m’ennuie d’avantage. Au moins je travaillais, je pouvais voir au ménage, lire, coudre, broder…

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6 Avril.

Mon père et une lettre ! Comme j’ai repassé souvent dans ma tête ces quelques lignes ! Comme j’ai été fière de découvrir ce billet que mon père m’a remis sans le savoir. Quelque chose me disait qu’il devait y avoir mieux que des oignons de tulipes dans ce petit paquet.

Cela m’a porté bonheur, j’ai été toute autre aujourd’hui que les jours précédens. J’ai fait plus d’ouvrage que dans toute une semaine.

Mais peut-être ai-je mal fait de lire cette lettre ? Comment, après l’avoir attendue si impatiemment, j’aurais été forcée de la déchirer ou de la jeter au feu ! Le bon Dieu exige-t-il tant de perfection de nous autres pauvres jeunes filles ?

15 Avril.

Me voici retombée dans mon ennui et le dégoût de tant ce qui m’environne. Cette lettre m’avait pourtant consolée, du moins pour quelques jours.

À présent, j’ai beau la lire et la relire, il me semble qu’elle ne me dit plus ce qu’elle me disait. Je suis dans un état étrange. Tout est pour moi sujet de crainte ou d’espérance. La moindre chose, un mot, un brait, un regard me trouble et m’effraie…

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21 Avril.

J’ai lu des vers qu’il me faut copier ici. Je ne pourrais jamais si bien exprimer ce que je sens.

L’absence.

Pendant une heure au moins je l’avais attendu,
Mécontente, j’avais tâché de me distraire
Par un livre amusant, un travail assidu ;
Hélas ! je ne pouvais ni lire ni rien faire,
Assise sans penser devant mon secrétaire,
Sans se fixer sur rien, mes yeux erraient partout,
Ma plume au lieu d’écrire essuyait la poussière,
Et puis entre mes doigts la prenant par un bout,
Mollement j’arrachais sa parure légère ;
Puis ma tête tombait sur mon bras incliné,
Puis j’effaçais un mot, puis ma main indolente
Défaisait sans effort chaque boucle flottante,
Dont mon front le matin se voyait couronné.
Je soupirais tout bas sans peine bien réelle
J’arrangeais le fichu que j’avais détaché
Puis je me balançais et le corps tout penché,
Je comptais les pavés de ma chambre nouvelle.
Qui croirait que ce jeu dissipa mon ennui !
Depuis que nuit et jour je ne pense qu’à lui,
Pour moi tout est présage — et la lune couverte,
Et les ciseaux offerts, la rose trop ouverte,
La marguerite en fleurs que j’effeuille en passant,
Le chant du jeune oiseau, sa vue au jour naissant
L’araignée au matin qui frit que je tressaille,
Que j’ai peur jusqu’au soir et qu’alors je me raille

De ma vaine frayeur qui renaîtra demain,
J’en reviens au pavé dont le nombre incertain
Fesait qu’en les comptant mon cœur battait à peine,
Qu’à force de trembler je ne voyais pas clair.
Il ne reviendra pas de toute la semaine,
Me dis-je alors tout haut, si le nombre est impair.
Il est pair — j’ai compté — Dût ta bouche railleuse
Sourire un peu de moi, je me sentis joyeuse.
Par un second calcul je n’osai pas risquer,
Un bien déjà promis.. je pouvais le manquer
Peut-être en me trompant ; du pavé prophétique
J’ai détourné les yeux……………
Grand Dieu ! je viens d’entendre un air Napolitain,
Un air gai le lundi… je pleurerai demain.
Un enfant a chanté — cela marque la joie —
Un chien hurle — la peine — ainsi toujours en proie
À la crainte, à l’espoir — Mais le soleil a lui,
Dans un nuage d’or le voilà qui se noie,
C’est preuve de bonheur… quelqu’un vient — ah ! c’est lui !

Elle est bien heureuse et moi pauvre Marichette, quand pourrai-je dire : Ah ! c’est lui !

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26 Avril.

J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’Emilie. Voilà ce que j’appelle une bonne amie. Elle est lancée dans le monde et elle ne m’oublie point dans mon petit coin. Elle s’informe de mon Album. J’aurais honte de lui dire l’usage que j’en fais. Elle m’avait ai bien recommandé en me faisant ce cadeau, de l’emplir de jolies aquarelles et surtout d’y peindre les fleurs des bois qu’elle aimait tant et que nous allions cueillir toutes deux un livre de botanique à la main.

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11 Mai.

M’aurait-il oublié ? Ah ! cette pensée est affreuse, il faut la chasser bien vite.

J’ai surpris mon père aujourd’hui qui me regardait travailler ; il s’est éloigné, les yeux pleins de larmes. Aurait-il compris ?

20 Mai.
Ah ! plaignez le mortel, qui seul en son ennui
Va cueillir une fleur et la garde pour lui !

Pensée délicate et vraie !… Je suis allée aujourd’hui herboriser. J’ai trouvé des fleurs qui sont à-peu-près les premières à poindre dans les champs au bord des ruisseaux, et sur la lisière des bois. Le printemps est bien tardif cette année. L'érythronium, jolie fleur jaune qui se balance avec grâce sur sa tige entre deux longues feuilles d’un vert doux à l’œil et tacheté de rouge, le trilium avec ses trois feuilles, ses trois sépales et ses trois pétales, l'anémone aussi gracieuse que son nom, le sanguinaria canadensis dont la racine tache comme du sang, la violette, fleur emblématique dans tous les pays, la claytonia virginica dont les petites campanules blanches et roses se cachent aussi comme les fleurs de la violette ; quand je les ai eu cueillies, je ne savais plus qu’en faire : mon petit herbier en contient déjà des spécimen sous toutes les formes. Quel plaisir j’aurais eu à les lui donner.

J’étais bien contente cependant de mon petit butin, dont je me proposais de faire hommage à mon père, lorsque j’ai rencontré la mère Paquet, qui venait au-devant de moi et qui m’a fait le plus vilain plat qu’on puisse imaginer. « Mamz’elle Marichette, m’a-t-elle dit, je ne sais pas ce qu’ils ont dans le village, mais ils ne font que rire de vous et jaser sur votre compte. Depuis que ce beau Mossieu est parti, ils disent que vous êtes folle, que vous avez la tête virée, que vous êtes fière, c’est terrible, et puis que vous avez bien du chagrin, ce qui est bon pour vous ! Ils disent comme cela que vous n’aurez plus jamais de ses nouvelles, qu’il vous a amusée, qu’il se moque de vous ; et un tas d’autres choses que je voudrais tant seulement pas vous répéter. Croyez-moi, mamz’elle Marichette, soyez gaie, avenante, montrez-vous dans le village, faites-vous des amis ; ça ne vaut jamais rien pour une créature de se mettre dans les langues. »

La vieille est-elle piquée de ce que je ne lui fais point de confidences ? Ou bien, dit-elle vraie ? Cela ne laisse pas que de m’inquiéter.

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26 Mai.

Mon père m’a pris dans ses bras, et il m’a demandé ce que j’avais à être triste. Je lui ai dit que j’étais malade. Effectivement, je n’ai point menti. Seulement, je ne suis pas triste par ce que je suis malade ; mais je suis malade par ce que je suis triste. J’ai eu cette nuit une fièvre très forte ; si je me souviens bien, je me suis levée dans ma chambre et j’ai récité une grande partie de mon rôle d’Athalie. Il me semblait que Charles était là qui m’écoutait…

Comme mon père est bon ! Ce soir, en rentrant dans ma chambre, j’ai trouvé une belle pièce de soie ; j’ai été voir papa et je lui ai dit que ça me faisait de la peine qu’il fît de la dépense pour moi… Il me dit que la récolte de l’année dernière avait été excellente, qu’il avait fait de bonnes affaires cet hiver ; qu’il savait bien ce qu’il fesait… Je vais me faire une belle robe. Émilie m’enverra bien un patron. Cet ouvrage me distraira peut-être et me consolera… Quand il reviendra, je n’aurai pas honte de me montrer devant lui… Et puis ma vieille robe brune du couvent était si laide !

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3 Juin.


Il m’oublie, c’est bien certain !… aujourd’hui le 3 de juin, je n’ai pas encore de ses nouvelles… et il devait être chez sa mère le premier de mai… peut-être m’a-t-il écrit et sa lettre est-elle restée en chemin… peut-être a-t-il de grandes difficultés à vaincre et ne veut-il pas m’écrire avant que tout soit arrangé… peut-être n’a-t-il pas obtenu la permission de mon oncle pour ce second voyage… peut-être est-il malade.. ou bien quelqu’accident… En voilà des peut-être ; et de bien tristes parmi !

Hier, j’ai eu la visite de la petite Rose Tremblay ; elle est bien nommée Rose : je n’ai jamais vu des joues si fraîches et si colorées. Cela m’a fait penser combien je devais être pâle. Je me suis regardée en passant dans mon miroir. J’ai eu peur de moi.

Rose se marie ; Elle est venue m’annoncer cela et faire, comme on dit, une visite d’adieu. Elle a premier et dernier ban dimanche. « Voilà ce que c’est, mamz’elle Marichette, m’a-t-elle dit en partant, il ne tenait qu’à vous. Si vous aviez voulu, ça ne serait pas moi qui me marierais mardi ! Fallait être bien difficile pourtant pour refuser Modeste Richard, un garçon si riche ! Il est vrai que vous avez trouvé un beau Monsieur, et que vous serez la dame d’un avocat, quelqu’un de ces jours… mais ce n’est pas une affaire faite et vous aurez peut-être bien du chagrin …»

Je lui ai dit qu’elle se trompait, que je ne me marierais jamais, que j’avais refusé son fiancé, parceque j’entendais bien rester vieille fille, pour avoir soin de mon père et raccommoder le vieux linge de la maison. J’ai trouvé le moyen de rire en lui disant cela ; mais, comme j’ai pleuré, quand j’ai pu être seule !

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8 Juin.

Je n’ai eu qu’une pensée toute la nuit et toute la journée, une pensée comme celles qu’on doit avoir dans l’enfer : Il en aime une autre !

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9 Juin.

Comme je me promenais seule dans la campagne, j’ai vu venir de loin un convoi funèbre. La mort a quelque chose de bien plus triste à la campagne, il n’y a pas le bruit, l’agitation, les mille contrastes que vous trouvez de suite dans les rues d’une ville pour effacer l’impression que vous recevez de la vue d’un cercueil. La pauvre femme que l’on menait en terre m’était tout-à-fait inconnue : c’est une fille d’une autre paroisse, qui était venue ici s’engager pour les travaux. Elle est morte en deux ou trois jours d’une fièvre qui s’est déclarée subitement. L’enterrement de cette inconnue m’a causé autant d’émotion que si c’eût été une parente ou une amie. Il n’y avait que les gens de la maison où elle servait, trois ou quatre voisines, et quelques enfans qui suivaient le cercueil. J’ai augmenté de ma présence ce petit convoi.

Il faisait le plus beau temps que l’on pût désirer, trop beau pour un enterrement ! Le ciel était pur et d’un beau bleu pâle, le soleil brillait sans nous incommoder par une excessive chaleur, les petits oiseaux chantaient en sautillant sur les clôtures et quelquefois dans le chemin sans trop s’alarmer de notre présence… ils savaient bien qu’une morte et sa suite ne leur feraient point de mal… le foin, et les fieurs des champs embaumaient l’air ; on aurait dit que la nature entière souriait à la sépulture de cette pauvre fille que le ciel a peut-être reçue de préférence à bien des riches et des grands. La cloche de l’église qui s’est mis à sonner, quand on nous a vu venir, semblait une voix qui l’appelait d’en haut en chantant.

Nous marchions lentement en répondant au chapelet que récitait une des vieilles femmes. Cela m’a rappelé le premier enterrement que j’ai vu… celui de ma pauvre mère. Mais c’était bien différent. Il pleuvait beaucoup cette journée-là et il y avait une grande foule de monde et un beau clergé qui marchait devant. J’étais toute petite ; mon père me tenait par la main, et je marchais sans savoir où nous allions.

Le vicaire et un petit enfant de chœur ont récité à voix basse les prières pour cette pauvre fille et la cérémonie de sa sépulture a été bien courte. Quand le cercueil a été recouvert de terre, je me suis enfoncée dans le cimetière, où j’ai retrouvé avec peine parmi les autres inscriptions celle qu’on a placée sur la tombe de ma mère. Je n’étais pas entrée dans ce lieu depuis bien longtemps. Quand on est heureuse, il en coute de s’attrister : à présent tout ce qui est triste me plait. L’épitaphe de ma pauvre mère est bien simple ; il n’y a pas même de date et il n’y a pas son âge. « Ici repose le corps de Marie Dumont, épouse de Jacques Lebrun — Priez pour elle. »

Je n’ai pas prié pour elle, malgré qu’on me le demandât. L’idée ne m’en est pas venue. Je l’ai priée, elle, pour moi. J’ai dit : « Ma mère, ne m’oubliez point dans le ciel où vous êtes. Si je dois cesser d’être vertueuse et bonne, demandez au bon Dieu que je vienne vous rejoindre ici et là haut bien vite. »

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15 Juin.

Il me semble que je suis résignée à mon malheur. Je suis bien persuadée maintenant que c’est fini. J’étais une folle de le croire ; il était trop jeune et avait trop peu d’expérience du monde. Il ne se croit déjà plus lié par ce qu’il m’a dit. Il se sera dit à lui-même : autant en emporte le vent ! Il a raison et je devrais faire comme lui. Il me semble que je dois avoir assez de force pour oublier un écervelé de cette espèce. Mérite-t-il qu’on se rende malheureuse et qu’on se fasse mourir pour lui ? Après tout, il ne manque pas de jeunes filles à qui la même chose est arrivée, et qui sont encore vivantes et bien portantes. Les chagrins d’amour passent comme tout le reste. J’en aurai pour quelques jours encore à être triste ; mais avec du courage et de la philosophie, je redeviendrai calme et heureuse comme avant.

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20 Juin.

Il est bien facile d’être philosophe sur le papier… mais je l’aime plus que jamais, et je sens que je l’aimerai toujours. J’ai eu hier des momens sombres, des momens de désespoir terribles. Il faut pourtant que je prenne une résolution. Si je lui écrivais ? Oui, il faut que je lui écrive !

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21 Juin.

J’ai griffonné bien du papier aujourd’hui. J’ai écrit cinq ou six lettres pour Charles… les unes étaient tendres et touchantes, d’autres froides et polies, d’une politesse ironique ; d’autres étaient chargées de reproches et d’injures et écrasantes de mépris. Elles se valent toutes à présent… car je les ai toutes déchirées et brûlées. Ça n’a pas le sens commun de vouloir lui écrire. Est-ce qu’il me répondrait ? Est-ce qu’il lirait ma lettre ? Est-ce qu’il la décacheterait seulement ? Est-ce qu’il s’occupe de moi ? Est-ce qu’il a un cœur et une âme comme les autres hommes ? Il m’est venu à l’idée de me confier à Émilie à qui je dois une lettre… il faut nécessairement s’épancher dans le sein d’une amie ; — autrement le chagrin vous tuerait. J’ai donc écrit à Émilie ; mais en la relisant, la colère m’a pris de nouveau, je me suis sentie humiliée de cette confidence, et cette lettre a eu le sort de toutes les autres.

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27 Juin.

Je devrais mourir de honte. Mon père a pris une engagée de plus pour le service de la maison. Moi qui autrefois fesais tout l’ouvrage !

Mon petit écureuil est mort ce matin dans sa cage. J’avais oublié depuis plusieurs jours de lui donner à manger. La mère Paquet m’a dit que si ce n’était que d’elle, il en serait de même de mes poulets et de toute la basse-cour.

À quoi suis-je bonne maintenant ? Je ne travaille pas de la journée et je ne dors pas de la nuit. J’ai des idées épouvantables dont je ne puis me défaire. •. • Que vais-je devenir ?… Mon Dieu ! Mon Dieu ! ayez pitié de moi !

Oh ! mot je veux mourir,
C'est assez parcourir
Le monde, vaste plaine
Où croit partent la peine.

Oh ! moi je veux mourir,
Je ne veux plus nourrir
Dans mon cœur l’espérance,
Cette longue démence.

Oh ! moi je veux mourir,
Mon corps ira pourrir
Sous quelque blanche pierre,
Implorant la prière.

Oh ! moi je veux mourir,
D’ici je veux partir.
Et laisser en arrière
Toute vile barrière.

Oh ! moi je veux mourir ;
Qui pourrait retenir
L’essor de la colombe !
Qui peut fermer la tombe !

Oh ! moi je veux mourir,
Je saurai bien ouvrir
Des morts la noire porte,
Pour que mon âme sorte.

Oh ! moi je veux mourir ;
En me voyant périr,
Qu’importe qu’on décrie :
Si jeune et plus de vie !

Que me feront à moi,
Les clameurs et l’effroi,
Qu’une jeune victime
Fait toujours, en tombant
Dans l’éternel abîme,
Du trépas dévorant

………………………………………

Que me feront à moi

………………………………………

3 Juillet.

Qui a écrit les vers qu’il y a sur la page précédente ? Quelque folle sans doute ! Hélas ! cette folle, c’est moi ; et je vois bien à l’air que tout le monde prend avec moi qu’on me considère telle… Que la volonté de Dieu soit faite !

— Non, pauvre Marichette, non, vous n’êtes pas folle ; vous aimez, vous êtes isolée et malheureuse, et vous voulez persister dans votre isolement et votre malheur en ne vous confiant à personne. Vous avez laissé les occupations grossières, les durs travaux que vous aviez su vous rendre doux et aimables, et vous avez défait en quelques semaines l’ouvrage de deux années. Vous vous êtes placée vous-même en dehors de tout ce qui vous entoure, et vous ne savez plus où vous êtes. Quels songes vous tourmentent dans cet asile où vous vous êtes réfugiée contre la chaleur du jour et l’ennui de toutes choses ? Votre sommeil est agité, votre poitrine oppressée ; et de vos lèvres brûlantes s’échappent des sons confus et inarticulés.

Elle rêvait, la pauvre jeune fille, qu’elle était près d’un précipice et que Charles, comme cela lui était déjà arrivé, était là pour la sauver. Mais il lui semblait que Charles hésitait. Tout-à-coup il paraissait de l’autre côté une autre jeune fille beaucoup plus belle, qui implorait du secours d’une voix lamentable. Alors Charles s’éloignait et fesait un long détour pour sauver l’autre jeune fille. Pendant ce temps, elle glissait… glissait et elle allait tomber… lorsqu’elle fut éveillée par une voix qui ne lui était pas inconnue.

— Mamz’elle Marichette, v’là-t-il longtemps que j’essaie à vous réveiller. C’est que j’avons de bonnes nouvelles à vous apprendre. J’savais ben que j’vous trouv’rais sous les sapins. C’est toujours ici que vous v’nez, quand vous partez sans rien dire avec votre beau livre rouge qu’est tout doré. Dame aussi, j’sommes venu ici tout drette. C’est qu’j’en ai des nouvelles et des fameuses ! Quoi ! une lettre que j’ pense ben qu’est de ce Mossieu… que c’est du papier plus doux que de la soie, que c’est tout parfumé !… et un beau petit cachet ous’ qu’il y a des oiseaux dessus ; mais voyons, j’ai beau fouiller partout sur moé, je ne la trouve plus. Grosse bête que j’ suis, vas ! je l’avons laissée à la maison.

— Il n’y a pas de faute, la mère, seulement je vais avoir de la peine à m’y rendre, quoique je ne devrais pas en parler, si ce que vous dites est vrai. Je suis bien fatiguée, je fesais un bien mauvais rêve quand vous êtes venue : je rêvais que je glissais dans un précipice…

— Dame ! vous n’étiez pas sur des roses non plus ; vous étiez couchée ben mal à votre aise sur cette grosse roche ; ça fait rêver cela ; et pis vous avez la fièvre, car vos joues sont rouges.. fictivement[1] j’cré ben qu’ vous auriez glissé dans le ruisseau, si j’ n’étais pas v’nue.

Marichette prit avec la vieille le chemin de la maison, où elle fut de retour en très peu de temps, non pas cependant sans avoir été contrainte, malgré sa bonne volonté, de s’arrêter de temps à autre sur une clôture, ou sur une roche pour se reposer.

En voyant la lettre, elle dit tristement : ce n’est pas de lui ; mais je suis toujours contente, c’est de cette bonne Émilie. Quand elle en eût terminé la lecture, elle devint, pâle, de rouge qu’elle était : « Mère Paquet, dit-elle, vous allez me faire quelque bonne tisanne bien chaude. Je vais me mettre au lit ; car je suis malade, bien malade. »

En effet, elle frissonnait de tout son corps, et ses dents s’entrechoquaient convulsivement dans sa bounche.

Voici la lettre d’Émilie.

« Ma chère Amie,

« Ta n’as point répondu à ma dernière lettre, ce qui m’inquiète un peu. Réponds à celle-ci, ou je me fâcherai tout de bon contre toi. J’espère au moins que tu n’es point malade, et qu’il ne t’est rien arrivé de mal.

« L’été est triste à Québec comme toujours. Tout le monde est à la campagne. Nous avons fait comme tout le monde, nous sommes descendus toute la famille à R… jolie paroisse de la côte du Sud.

« Il faut dire aussi que nous étions invités, et pour un bal encore ! C’est inviter son monde de loin, n’est-ce pas ?

« Te souviens-tu de Clorinde Wagnaër, cette grande fille un peu brune qui est sortie du couvent quelques semaines seulement après que tu y es entrée ? C’était elle qui donnait ce bal. Elle est fille unique ; sa mère est morte depuis longtemps, son père lui laisse faire tout ce qu’elle veut : il est très riche et il est fou de sa fille.

« C’était un bien beau bal, je t’assure ; ma mère dit qu’elle n’a jamais rien vu de pareil. Il y avait beaucoup de monde et rien n’avait été épargné.

« Je crois que j’ai fait une conquête à ce bal. M. Jules de Lamilletière a été rempli d’attentions pour moi. C’est le fils aîné du seigneur de l’endroit, ni plus, ni moins. S’il se déclare, je te tiendrai au courant de mes amours.

« Clorinde est beaucoup plus avancée que moi. Elle a pour cavalier le plus charmant garçon qu’on puisse trouver. Il est très instruit, rempli de talens et d’activité, et il aura une bonne petite fortune. Il se nomme M. Charles Guérin. Ils s’aiment tous deux à la folie. Clorinde est une bien charmante fille. Elle a embelli depuis qu’elle a laissé le couvent, et elle tient plus qu’elle ne promettait

« Cela me fait penser que tu ne me parles de rien de semblable dans tes lettres. Est-ce que personne ne te fait la cour ? Les jeunes gens de ta paroisse et ceux qui passent par là n’ont donc pas de goût ? Je suis persuadée qu’il se passe quelque chose que tu ne me communiques pas ; et c’est peut-être pour cela que tu m’écris si peu souvent. Ce n’est pas bien, Mademoiselle, je n’ai rien de caché pour vous, et il faut absolument que vous me fassiez votre confidente.

« J’attendrai avec impatience ta prochaine lettre ; je suis certaine d’apprendre quelque chose de nouveau.

« En attendant, je t’embrasse de tout mon cœur,
« Ton amie sincère,
« Émilie. »
  1. Pour effectivement.