Charles Guérin, roman de mœurs canadiennes/Partie 3/Chapitre 3


III.

PAS DE TEMPS A PERDRE.



NOTRE vie, a dit Pindare, est le songe d'une ombre. On pense ainsi au déclin de sa carrière ; mais dans la jeunesse, lorsque tout lui sourit, lorsque tout brille autour d’elle du plus vif éclat, lorsque le monde lui apparaît comme un trésor inépuisable de voluptés et d’enchantemens, lorsque les passions tumultueuses et folles l’entraînent comme par la main, l'ombre a le tort de se croire quelque chose et elle prend son rêve au sérieux.

Une nouvelle existence s’ouvrait pour Charles. Il n’était déjà plus l’étudiant ignoré, cultivant pieusement dans son cœur, après l’amour de Dieu, celui de sa mère, et de sa sœur et de son frère absent ; c’était au contraire l’homme du monde dans toute sa gloire, se livrant au tourbillon des plaisirs, ne croyant à rien de sérieux et ne doutant d’aucune chose frivole.

Clorinde passait l’hiver à Québec chez une de ses amies. Charles la voyait souvent, et c’était à elle et à son entourage qu’il devait la transformation de ses goûts et de ses habitudes. Les salons où il fut introduit lui parurent éblouissans, comparés à ceux où son ami Voisin l’avait conduit l’hiver précédent. Ce dernier fut mis à même de faire la comparaison, car Charles à son tour devint son Cicérone ; à la suite du brillant cavalier on remarquait toujours son gauche et disgracieux ami, ce que Clorinde appelait une ombre au tableau .

Cet hiver de 1831 à 1832 fut à Québec un des plus gais et des mieux fêtés. Le terrible fléau qui ravageait alors l’Europe jetait bien comme un pressentiment de sa venue ; mais cela même servait à augmenter la soif des plaisirs. On s’étourdissait à l’envi sur un avenir que l’on ne connaissait pas encore dans toute sa hideuse réalité. Je ne sais qui, d’ailleurs, avait inventé une théorie du choléra à l’usage des salons, la plus rassurante du monde. Il ne devait y avoir absolument que les gens pauvres, malpropres, intempérans, vicieux, la canaille enfin, qui seraient emportés par l’épidémie. Le choléra n’oserait certainement point s’attaquer aux gens comme il faut.

Ce n’était donc que bals, festins, pic-nics et amusemens de tout genre. Belle, enjouée, riche et considérée, Mlle Wagnaër, avec quelques-unes de ses amies, était, pour bien dire, à la tête de tous ces divertissements. Elle organisait tout, fesait et défesait les projets du jour pour le lendemain, et rendait à son lever, au milieu d’une demi-douzaine d’étourdis, des oracles infaillibles.

On connait l’espèce de liberté laissée en Canada, comme partout en Amérique, aux jeunes filles qui en France sont si scrupuleusement surveillées par leurs parens. Québec surtout, comme ville de garnison, jouit sous ce rapport d’une renommée peu enviable que lui ont valu les sketches et les narrations de quelques officiers anglais, beaux-esprits et grands mangeurs de cœurs.

La coterie où trônait Clorinde était célèbre par l’éclat des flirtations que l’on s’y permettait, et Charles, bien qu’entraîné lui-même dans le tourbillon, ne voyait pas sans quelqu’inquiétude cette existence folle et bruyante. Sans trop de sévérité, elle lui semblait devoir rendre impossible chez une jeune personne ces sentiments profonds et délicats, qui ne ressemblent pas plus aux vagues fantaisies de la coquetterie, que la flamme bleuâtre et fugitive d’un bol de punch ne ressemble à la lueur chaste et paisible de la lampe suspendue à la voute du sanctuaire.

Quelquefois le souvenir de son premier amour passait dans son esprit. Seulement l’effet de ces apparitions variait suivant les circonstances. Se trouvait-il mécontent de Clorinde, était-il formalisé des attentions qu’elle recevait de quelques autres jeunes gens, il lui semblait alors que la pauvre enfant du village, seule, savait aimer. Était-il fier de ses succès, des bouffées d’orgueil obscurcissaient-elles sa mémoire, il rougissait alors en lui-même de la petite paysanne.

Ses affaires lui donnaient bien aussi de temps à autres quelques petites inquiétudes. Son établissement de la Rivière aux Écrevisses demandait beaucoup d’argent et n’en rapportait pas encore. Les fonds mis à sa disposition avaient été sérieusement entamés par les dépenses qu’entraînaient ses nouvelles habitudes. Le jugement rendu contre lui pouvait s’exécuter d’un jour à l’autre. Sur ce point cependant, il se rassurait en se disant que M. Wagnaër saurait bien y voir. Son mariage prochain répondait à tout.

Il y avait quelques jours qu’il n’avait pas vu Clorinde, lorsqu’il trouva chez lui, au retour de l’étude, un billet à l’enveloppe dentelée et parfumée. —

Mlle Wagnaër désirait lui parler le plus promptement possible.

Vivement intrigué par cette étrange missive, il vola plutôt qu’il ne courut chez madame L… chez qui Clorinde passait l’hiver. Il trouva celle-ci recevant avec la demoiselle de la maison la visite de deux jeunes personnes de la même coterie. Elle conserva le calme et le sang-froid qui ne doivent jamais abandonner une femme du monde, même dans les momens les plus critiques. La conversation fut reprise au point où elle avait été interrompue par l’entrée de Charles.

— Pour moi, dit l’une des jeunes filles, je trouve en effet qu’Émilie n’est pas supportable. Elle s’imagine que nous la méprisons, et elle nous fait à peine l’honneur de nous saluer.

— Oh ! il faut lui pardonner, elle est si bonne, reprit Clorinde.

— C’est ce que je dis à ma sœur. Et puis les personnes qui n’ont qu’un pied dans la bonne société, comme elle, sont toujours si susceptibles.

— Je lui ai fait hier une petite méchanceté. Je lui ai demandé quelle robe elle comptait mettre demain pour le bal de Madame Norton.

— C’était bien mal, cette pauvre enfant, lui faire avouer qu’elle n’était point invitée.

— Tu es trop bonne. Tu n’as donc point remarqué qu’Émilie s’étudie à nous faire la leçon ?

— Oui, elle a toujours quelque petit bout de sermon à nous répéter. Ça n’est pas agréable.

— Chez Madame de P… elle n’a pas dansé deux fois de la soirée. On peut moraliser à moins.

— C’est cela, la solitude conduit vite à la perfection chrétienne.

— Ah ! M. Guérin, vous n’étiez point chez Madame de P… ?

— Voilà une question bien indiscrète et qui fait rougir Clorinde.

—A quoi pensais-je donc ? Clorinde n’y était point non plus.

— Que Jane Wilby était laide ce soir-là !

— Et quelle toilette !

— Elle était pourtant bien heureuse. Le capitaine R… a valsé deux fois avec elle ; elle ne se possédait point d’orgueil.

— Sa sœur se marie.

— Avec qui, grand Dieu ! C’est bien la plus laide petite personne que je connaisse :

— Avec le jeune F…

— Mais elle a deux fois son âge !

— Vous n’avez donc point remarqué qu’au dernier pic-nic à Montmorency, il a toujours conduit le traîneau de Julie ?

— Oh ! je m’en souviens… ils ont failli glisser dans le gouffre.

— Il va d’abîmes en abîmes, ce pauvre jeune homme.

— Comment dites-vous cela en latin, M. Guérin ?

Abyssus abyssum invocat.

— C'est très joli… amicas amicum invocat. Il faut que je m’en souvienne.

Celle qui faisait ainsi provision de science, était le bel esprit, le bas bleu de la coterie. Elle n’était ni jeune, ni belle, ce qui va sans dire, mais un peu spirituelle et beaucoup méchante. Elle avait eu de grandes prétentions à l’égard du jeune F… et Clorinde, malgré toute la bonté qu’elle affectait, s’était permis de venger son amie Émilie assez habituellement maltraitée par ces demoiselles, en annonçant le mariage de Julia Wilby. Comme on voit le coup avait porté.

Après toute une heure de conversation sur le même ton, où l’on se donna, à la dérobée, force coups de griffes, tout en fesant patte de velours et s’appelant ma chère, ces tendres amies purent se décider à une séparation, en se promettant bien de se revoir le lendemain, pour recommencer le même jeu.

La demoiselle de la maison sortit avec elles, laissant Charles seul avec Clorinde.

Mlle Wagnaër pâlit rapidement et une expression de malaise se répandit sur tous ses traits, comme si elle lut retombée sous le coup d’une émotion pénible, suspendue seulement pour quelques instans.

— M. Guérin, dit-elle, après an long silence, vous avez dû trouver ce billet bien étrange. Vous rappelez-vous bien notre dernière conversation ?

— Oh ! parfaitement.

— Vous m’avez dit vous-même qu’il était temps de mettre nos parens dans nos confidences, et nous étions convenus que vous feriez un effort pour aborder ce sujet délicat devant mon père dont la présence, dites-vous, vous en impose tant. Eh ! bien, je viens d’apprendre quelque chose que je ne puis vous dire, mais d’où je conclus qu’il n’y a pas de temps à perdre. Vous avez le plus grand intérêt à ce que tout soit arrêté et décidé de suite. S’il vous est possible de partir pour R…, il faudrait le faire au plus vite. Il est bien probable que mon père ne vous donnera point de réponse immédiate, et il ajournera, je pense, notre mariage, s’il y consent, à une année ou peut-être plus loin : mais d’après ce que je vois, vous avez le plus grand intérêt à faire cette démarche à présent.

Clorinde était pâle, elle respirait à peine, et dans l’agitation où elle se trouvait, nul doute que Charles lui aurait arraché son secret, si la dame de la maison qui entra dans ce moment n’avait pas interrompu leur tête-à-tête.

Mlle. Wagnaër fit disparaître, aussi promptement qu’elle le pût, les traces de son émotion, et une conversation assez indifférente s’établit entre ces trois personnes.

Comme il allait se retirer, Charles remit à Clorinde une petite croix de corail qu’elle saisit avec empressement… Que je suis heureuse, dit-elle, où avez-vous trouvé cela ?

— L’autre soir en sortant de la soirée de Madame Wilby, j’ai ramassé près du seuil de la porte cette petite croix. J’allais demander à quelques dames qui sortaient, si elle leur appartenait, lorsque je lus distinctement ces lettres C. W. et la date 22 Juin 1822. Je fus frappé de vos initiales et je vous cherchai ; mais vous veniez de partir.

— C’est bien étrange que ce soit vous qui me remettiez cette petite croix ! Je l’ai bien cherchée et j’ai été bien en peine. Je sois doublement heureuse de la retrouver de cette manière. Cela me paraît un heureux présage.

— Que veut donc dire cette date ? Et quel mystère y a-t-il ?

— Vous saurez cela plus tard, répondit Clorinde tristement. Puis elle ajouta vivement : Irez-vous demain chez Madame Norton ?

— Est-ce que vous y serez ?

— Oui, je compte y aller. Si vous venez, n’amenez point ce Monsieur Voisin qui ne se sépare pas de vous plus que votre ombre.

— Mais pourquoi donc ? Quel mal vous fait ce pauvre garçon qui chante continuellement vos louanges et les miennes ?

— Il ne me plaît pas.

— Oh ! cela est péremptoire. C’est un homme jugé et condamné. Il ne vous plaît pas ! Il faut le tuer, je pense ?

— Il est cependant bien poli et bien aimable, ce monsieur, remarqua madame L… De nos jours où les jeunes gens ne portent leurs attentions qu’aux demoiselles à marier, et sont mêmes peu courtois pour les mamans, et les dames qui ne dansent point, je l’ai trouvé plein d’égards, et d’une politesse tout-à-fait de bon genre.

Charles sut trouver quelques paroles convenables et assez galantes pour expliquer les attentions dont parlait la dame de la maison, après quoi il prit congé d’elle et de Clorinde.