Charles Baudelaire, étude biographique/IX

Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 128-156).
◄  VIII
X  ►




IX



L’accueil fait aux Fleurs du mal par le public lettré semblait ouvrir à Baudelaire une carrière nouvelle. Les directeurs de revues et les éditeurs allaient se disputer ses manuscrits, le solliciter de produire avec un redoublement d’activité.

Quelques jours après son procès, le Présent [1], auquel il avait donné précédemment plusieurs poésies, publiait, sous ce titre, Poèmes nocturnes [2], six ceaux de prose : le Crépuscule du soir, la Solitude, les Projets, Y Horloge, la Chevelure, V Invitation au voyage.

Ces poèmes en prose, d’une conception toujours originale et d’une forme souvent exquise, sont assurément, après les Fleurs du mal, la plus précieuse partie de son œuvre. Il y a, par endroits, atteint à la perfection, et Sainte-Beuve ne leur a pas marchandé des éloges qu’il n’avait pas osé accorder publiquement aux poésies.

Dans le dernier semestre de cette même année 1807, Baudelaire écrivit plusieurs opuscules d’ingénieuse critique : Quelques caricaturistes français et Quelques caricaturistes étrangers (le Présent, octobre 1857), sans parler de poésies nouvelles qui parurent dans la même revue et d’une étude intitulée : Gustave Flaubert Y Artiste, 18 octobre 1807 .

Si l’on se rappelle que, dans les premiers mois de la même année, les Nouvelles histoires extraordinaires et les Fleurs du mal avaient déjà paru, on reconnaîtra que ce moment a été le plus brillant de toute sa carrière littéraire.

Cette activité à produire et à publier se soutint pendant les quatre années suivantes. En i858, parurent un nouveau volume de la traduction d’Edgar Poe, les Aventures d’Arthur Gordon Pym, et la première parlie d’un ouvrage qui occupa le poète pendant plusieurs années : les paradis artificiels (1) — de l’idéal ar-

[3] tifigiel, Li HA.SCHICH Revue contemporaine, septembre i858 .

Tandis qu’il publiait les traductions partielles d’Edgar Poe, quelques poésies qu’il donnait à plusieurs revues, entre autres, \& Chevelure, les Petites vieilles et surtout le Voyage, accroissaient encore sa réputation.

En mai i85q, parut, dans Y Artiste, la belle étude intitulée : Théophile Gautier, précédée de la fameuse lettre où Victor Hugo écrivait . « Vous créez un frisson nouveau. »

Baudelaire était arrivé au faîte de sa renommée. La jeune génération des littérateurs et des artistes le proclamait un de ses maîtres (i). Son éditeur, Poulet blication fut retardée (V. les Lettres, passim), par une tribulation étrange et assez peu connue qu’eut à subir le poète : la réclame faisait déjà des siennes à cette date, et Poulet-Malassis ne demandait rien moins à son auteur que de consentir à ce que certaine marque de haschisch, fabriquée par un pharmacien bruxellois, figurât au bas d’une page de l’ouvrage. Cette publicité aurait été payée à l’éditeur par deux cents exemplaires souscrits. Finalement ce projet bizarre fut abandonné.

(i) « C’est alors que je l’ai vu, surtout, — dans cette deuxième période de sa vie, — bien différente de la dernière, où le mal et quelquefois la misère noire abattirent enfin cet indomptable. Vers cette époque il devait avoir trente-cinq à trente— huit ans. Toujours vêtu de noir, il portait une sorte de vareuse, mais d’une forme cherchée et très élégante, une cravate très ample et coquettement nouée sous un large col de chemise, qui laissait voir le col blanc et lisse. Quelques-uns d’entre nous, pour cette raison, l’appelaient c le guillotiné » ; d’autres « le prêtre ». En vérité il avait quelque chose d’ecclésiastique. Lui nous Malassis, lui écrivait, sur le ton enjoué dont il avait T habitude :

« ]Sous avons fait hier Un dîner du baron d’ Holbach avec Saint-Albin, Leconte, Chennevières, Dussieux, Hamel, et où il n’a été question que de Dieu, du pape, de Mirabeau et de vous, homme glorieux… Je vous. serre la main parce que

a L’amitié d’un grand homme est un bienfait des Dieux (i). »

appelait les « Ephèbes » ou les « Eliacins ». Tantôt il nous choyait, nous donnait des conseils d’un air paternel qui était bien la chose la plus comique du monde ; tantôt il nous rudoyait et nous faisait des plaisanteries féroces. Mais comme nous admirions sa faconde sèche et libre, quand il daignait parler d’art, et comme nous écoutions, bouche bée, les théories qu’il voulait bien répandre ! » 1 . [Emile de Molènes), La Liberté, 23 septembre 87. C’est vers cette date encore que Baudelaire fit la connaissance de Léon Gladel qui devint aussitôt son élève et l’honora toujours, on sait avec quelles reconnaissance et constance ; la préface des Martyrs ridicules parut le io octobre 18C1 dans la Revue fantaisiste (V. à V Appendice, IV, l’article Chez feu mon maître.)

(1) V. cette lettre (27 septembre i85o) à Y Appendice, et la réponse de Baudelaire dans les Lettres (r r octobre i85q.)

Quand Poulet-Malassis s’établit à Paris, rue de Richelieu, il s’y fit aménager une boutique d’un goût charmant. « Au-dessus d’élégantes bibliothèques de chêne, se détachait une suite de médaillons peints à la fresque sur fond brun, représentant une partie des auteurs édités par la maison, Monselet, Hugo, Gautier, Champfleury, Banville, Baudelaire, Babou, Asselineau… » (Comte G. de Contactes, Le Livre, n° du 10 mars 188/j.)

Ce médaillon de Baudelaire, à l’huile sur carton, par (Iode production active, sa collaboration à la Revue contemporaine et à la Revue française avaient amélioré la situation pécuniaire du poète. Il y eut, à cette date, une courte trêve aux difficultés que sa pauvreté lui suscitait sans relâche. Déjà, le 3 novembre i858. il avait pu écrire à Poulet-Malassis :

« Je prépare toujours ma double installation nouvelle ; car, alors je réparerai seize ans de fainéantise. La rue Beautreillis et Ilonfleur. Je suis allé voir le local. Il est perché au-dessus de la mer, et le jardin lui-même est un petit décor. Tout cela est fait pour l’étonnement des yeux. C’est ce qu’il me faut (i).

A. Lafond, demeura en la possession de Poulet-Malassis jusqu’à sa mort (1878). Le célèbre éditeur avait possédé longtemps un autre portrait de son ami, — celui de Courbet (qu’a reproduit le Charles Baudelaire d’Asselineau) — acquis pour 5oo francs du maître d’Ornans, en i858, et dont ses embarras financiers l’obligèrent à se défaire. Manet, qui professait pour Baudelaire autant de reconnaissante amitié que d’admiration, eut désiré vivement acquérir ce portrait : il offrit à Malassis de le lui échanger contre un tableau de lui : « une femme en costume de majo, couchée sur un divan rouge… » qu’a gravée Bracqucmond. Mais l’éditeur, trop pressé d’argent pour pouvoir accepter cette offre, céda la toile pour 3. 000 fr. à M. de Bryas. Elle est aujourd’hui au Musée de Montpellier. Il en est plusieurs fois question dans les lettres données à V Appendice.

(1) La maison de M nle Aupick à Ilonfleur. Une lettre, écrite par elle à Asselineau, en 1868 ou 1869 (sa correspondance porte rarement l’indication du millésime), contient sur ce logis quelques détails intéressants : « Il faut que vous connaissiez ces lieux que Charles a habités, qu’il aimait et qu’il appelait la maison-joujou, tant c’est petit î Le général avait fait bâtir ceci simplement comme Dans l’appartement de la rue Beautreillis, Baudelaire habitait avec Jeanne Du val. Il ne tarda pas à le quitter, pour aller occuper, à Neuilly, un domicile dont l’indication précise ne se trouve pas dans sa correspondance. Mais il n’y resta que peu de temps ; nous avons dit plus haut quel triste motif l’obligea de renoncer à la vie commune. On ne peut trop louer, en cette circonstance comme en beaucoup d’autres, le sentiment de dignité que le poète gardait au milieu des cruelles gênes de sa vie.

C’est en quittant Neuilly qu’il vint se loger à l’hôtel de Dieppe, rue d’Amsterdam, 22. Il y occupait une chambre des plus modestes qu’il garda jusqu’à son départ pour la Belgique. Le tapage incessant de la rue d’Amsterdam est de nature à troubler le recueillement

un pied-à terre, où nous ne devions passer que trois mois de l’année. Je n’ai que trois chambres à coucher : celle du général, la mienne, celle de Charles. Dans la solitude absolue où je vis, je n’ai aucun plaisir à vous offrir, mes amis ; mais vous aurez sous les yeux une vue splendide. La position de ma chaumière est admirable. Je ne crains pas de vous la vanter à l’avance ; c’est une vue exceptionnelle. » M’ ne Aupick a vécu heureuse dans cette paisible retraite, pendant de longues années. Grâce à la simplicité de ses goûts, elle put se résigner au train de vie fort modeste qui succédait à la large existence qu’elle avait menée jusqu’en i85^ (époque de la mort de son mari), comme femme d’un général de division et d’un ambassadeur. Avec des ressources exiguës, — cinq mille francs de rente au plus, — une rigoureuse économie lui permettait de r parfois les dettes de son tils, quand le sacrifice devenait inévitable, et de bien recevoir les amis qui venaient la visiter. du travailleur le plus acharne, mais Baudelaire n’écrivait guère dans sa chambre, et la proximité de la gare de l’Ouest lui était fort commode, quand il voulait partir pour Honfleur, où M mc Aupick, avec laquelle il s’élait réconcilié dès la mort du général (i\ vivait dans une bourgeoise retraite.

Il allait à Honfleur, en toute saison, même au cœur de l’hiver, jouir d’un repos favorable au travail et surtout de la tendresse de sa mère qu’il n’avait jamais jamais cessé de chérir, du fond de l’âme. Quand elle l’eut perdu, M me Aupick se reportait avec attendrissement au temps où elle le possédait dans « sa chaumière » . Ce souvenir était le seul bonheur qui lui restât. Elle écrivait à son confident habituel, Asselineau :

« Je pense bien souvent à Mon cœur mis à nu et au moment où je rentrerai en possession de ces pages où je vivais avec lui, en le lisant. Mais nous sommes bien plus ensemble ici, dans cette solitude, qu’à Paris. Comme je l’aime et le regrette ici, tout à mon aise ! Je vous montrerai la place où, en étendant les bras devant le ciel et la mer, il m’a dit maintes et maintes fois : «Oh ! si je n’avais pas de dettes, comme je serais heureux \-à ! »

Les dettes 1 C’était là, en effet, la triste raison qui retenait ou rappelait son fils à Paris.

Il était entré dans la vie littéraire avec un passif de trente mille francs, mais ce chiffre s’était grossi sans cesse, chose inévitable puisqu’il n’avait gardé de son

(i) M. Féli Gautier a publié parmi ses Documents sur Baudelaire (Mercure de France, i5 janvier 1905), le testament du général Aupick qui, disons-le en passant, témoigne d’une âme noble et chrétienne. — Son beau-fils n’y est pas même nommé. patrimoine qu’un revenu à peine suffisant pour sa subsistance, et que ses livres, en raison même de leur caractère exclusivement littéraire, ne pouvaient se vendre à grand nombre. Dès i858, il s’était fait faire par Poulet-Malassis des avances relativement considérables ; aussi ne put-il lui refuser sa signature le jour où son ami, dont les affaires n’avaient jamais été prospères et qui ne disposait que d’un capital très restreint se vit obligé de la lui demander.

Bientôt, engagé dans de nombreuses opérations de librairie qui ne lui donnaient pas les bénéfices immédiats qu’il en attendait, Poulet-Malassis fut menacé de la faillite. Il tomba dans un découragement que le poète s’efforçait de combattre, quoiqu’il lui fût difficile de se préserver lui-même, car ses dettes personnelles s’accroissaient toujours. La solidarité d’intérêts, qui le liait à son éditeur, lui faisait doublement redouter une catastrophe. Il lui écrivait, quelques mois plus tard : « Quelle belle époque que celle où il n’y aura plus de navette ! Croiriez-vous que, malgré votre promesse, je suis inquiet ? car mon impuissance à payer serait absolue (i). )> Pourtant, il avait la prétention de régler sar-nt sa dépense, et Poulet-Malassis ayant fait part à un ami commun du souci que lui donnaient l’imprévoyance du poète et « son désordre dans ses affaires », celui-ci s’en plaignit par cette fière protestation (2) :


(1) Lettre du i3 juin i85o.

(2) Lettre du 27 septembre 1860. V. encore passim, dans les Lettres. Par exemple :

« J’ai lu à Paris des lettres de vous où il y avait du découragement. Si vous vous découragez, alors vous « Quand vous aurez trouvé un homme qui, libre à dix-sept ans, avec un goût excessif des plaisirs, toujours sans famille, entre dans la vie littéraire avec 3o.ooo francs de dettes, et, au bout de vingt ans, ne les a augmentées que de 10.000, et, de plus, est fort loin de se croire abruti, vous me le présenterez et je saluerai en lui mon égal. »

Mais quelle que fût sa fermeté, le poète ne cachait pas combien ces odieux tracas d’affaires gâtaient sa vie, entravaient son travail. « Aujourd’hui encore, écrit-il trois mois plus tard, journée terrible, passée dans les rues, billets protestés (i). »

Le nœud coulant, qui les étreignait tous deux, se resserrait de plus en plus. Un moment vint, où Baudelaire, resté à Paris pour veiller aux intérêts communs, pendant que son ami était retenu à Alençon par

courrez de vrais dangers. Je ne veux pas que vous perdiez la tète pour si peu, rappelez-vous que ce n’est pas seulement l’égoïsme qui parle, mais l’amitié » (avril i85o). Parfois Poulet-Malassis, aigri par la perspective d’un désastre imminent, se soulage par des récriminations injustes contre son compagnon d’infortune. Mais celui-ci ne se laisse jamais entraîner aux représailles. Tout au contraire il lui répond avec une douceur résignée et vraiment touchante chez un homme si prompt d’habitude à se révolter contre les offenses. « Vous essayez, dans votre lettre, de me faire sentir votre mauvaise humeur, fort légitime d’ailleurs. C’est inutile, je soutire suffisamment de tout ce qui est arrivé, et j’ai reçu trop de services de vous pour garder souvenir d’autre chose . » Mais il faut lire la longue suite des lettres à « Goco-Malperché » pour pouvoir admirer, comme elles le méritent, la constance d’âme et la générosité de cœur que Baudelaire montra dans ces circonstances difficiles. (i) 5 décembre 1860. les affaires de l’imprimerie, dut lui avouer sa détresse personnelle ; « Je suis désolé de vous affliger, mais, malgré le terrible mot répété si souvent, nous sombrerions, je suis contraint de vous demander peut-être l’impossible, enfin un grand acte de dévouement. » Il s’agissait sans doute de quelque engagement onéreux à prendre, sacrifice convenu d’avance entre eux, car la lettre ne fournit à ce sujet aucune explication .

Sa pénurie est devenue si douloureuse, qu’il est tenté de s’y dérober, même par la mort :

« Depuis assez longtemps je suis au bord du suicide, et ce qui me retient, c’est une raison étrangère à la lâcheté et même au regret. C’est l’orgueil qui m’empêche de laisser des affaires embrouillées. Je laisserais de quoi payer : mais encore faudrait-il des notes soignées (sic) pour la personne chargée de régler tout. Je ne suis, comme vous savez, ni pleurnicheur, ni menteur. Depuis deux mois surtout, je suis tombé dans une atonie et une désespérance alarmantes. Je me suis senti attaqué d’une espèce de maladie à la Gérard, à savoir la peur de ne plus pouvoir penser, ni écrire une ligne. Depuis quatre ou cinq jours seulement, je suis parvenu à vérifier que je n’étais pas mort de ce côté-là. C’est un grand point (i). »

Cette existence intolérable pour un homme de lettres à qui la sécurité d’esprit est nécessaire, ce supplice incessant de mêler des préoccupations pécuniaires au travail littéraire, désintéressé entre tous, se prolongea jusqu’aux derniers mois de 1861, époque de la faillite de Poulet-Malassis.

Libéré du souci périodique qui entravait sa vie, le poète restait grevé d’une] dette considérable envers son

(1) Décembre 1860. éditeur, et sa délicatesse le faisait souffrir de l’impossibilité où il se trouvait de remplir les engagements pris envers un ami malheureux.

Il est vrai que celui-ci avait entre les mains, comme éditeur et aux termes de leurs traités, un gage qui lui répondait très largement de sa créance. Au premier avis de la catastrophe inévitable et prochaine, Baudelaire s’était empressé de lui proposer cette ressource extrême : « Dans le cas de désastre, pensez aux Fleurs et aux Paradis, auxquels j’attache de l’importance (1 . o Le poète n’aurait eu qu’un moyen immédiat de venir au secours de son ami, c’eût été de gagner avec de nouvelles œuvres assez d’argent pour rembourser les avances qu’il avait reçues.

En 1860, il avait espéré tirer une petite somme d’une traduction du Calumet de Paix, qui lui était demandée par un Américain, M. Robert Stœpel, compositeur d’une symphonie sur l’œuvre de Longfellow, pour être déclamée, nous dit l’ouvrage de Pincebourde, en manière d’intermèdes explicatifs. Mais ce projet, qu’atteste la pièce LXXXY des Fleurs du mal (édition définitive), n’aboutit pas.

Il ne fut pas plus heureux avec la belle édition illustrée qu’il rêvait de consacrer à Edgar Poe (2), non plus qu’avec l’album des Vues de Paris de Méryon, où il eût aimé à glisser « les rêveries philosophiques d’un flâneur parisien (3) » .

(1) Lettres 16 janvier 1861.

(2) Id. i3 juillet 1860.

(3) ld. passim, et notamment 8 janvier, 16 février, avi 1860. Enfin il s’était flatté, de longues années, de tirer des ressources importantes du théâtre (i) : on a trouvé,

L’aquafortiste Méryon, par son talent comme par son malheur, mérite d’être placé au premier rang des grands artistes que Baudelaire signala, — je dirais volontiers : dénonça — à l’ignorance et à l’indifférence de la foule. Mais Baudelaire ne se contenta pas de lui rendre justice dans Peintres et Aquafortistes et dans le Salon de 1859, il s’ingénia encore à lui faire acheter, par le ministère, des exemplaires de ses Vues de Paris, — et il y réussit.

Ces traits de générosité ne sont point rares dans la vie de Baudelaire d’ailleurs. On sait avec quelle chaleur il prit puhliquement la défense de Daumier, alors traité en sauvage ; de Delacroix, si fort attaqué ; de Manct, conspué ; de Wagner, insulté ; de tant d’autres encore, morts ou vivants, amis ou inconnus. « Que de journées il a perdues, écrit Asselineau, — perdues pour le travail, — à placer la copie d’un ami, à le conduire chez un éditeur ou chez un directeur de théâtre ! Le pauvre Barbara le savait ; Barbara qu’il avait adopté à cause de son bumeur rétive, et qu’il aimait pour sa persévérance et son honnêteté laborieuse. »

En i865, dans l’exil, déjà en proie aux affres du mal qui l’emportera, alors qu’il ne travaille plus qu’avec une difficulté souvent extrême, il n’hésite pas à quitter ses manuscrits en cours et à secouer ses préoccupations de but ordre, pour venger, au risque de se faire un ennemi du « prince des critiques », Byron et Heine que Jules Janin a cruellement maltraités dans son feuilleton de V Indépendance belge. (V. dans Œuvres Posthumes, Lettre à fuies Janin et encore Une lettre de Baudelaire à Jules Janin, Gil Blas, ’\ lévrier 1906, sous notre signature),

(1) Mentionnons que, selon M. Cousin, Baudelaire aurait eu, vers 1848, l’idée d’écrire des vaudevilles, et que, selon M. Philippe Berthclot, il aurait lu à Louis Ménard un drame : Masaniello « qui ne parut jamais ». dans ses papiers, les scénarios assez détaillés d’un mélodrame, Y Ivrogne (i), au sujet duquel il fut en correspondance avec Tisserant, l’acteur fameux, et d’un drame, Le Marquis du 1 er Ilouzards (2), dont Paul de Molènes lui avait fourni le sujet, outre un court fragment d’un autre drame qui se serait appelé La fin de don Juan (3). Pressé par sa misère chaque jour gran


(1) Le canevas de YIvrogne (v. à V Appendice et dans les Lettres les billets échangés au sujet de ce drame entre Baudelaire et Tisserant, Baudelaire et ilostein), renferme de très ingénieux détails. Il indique même une situation très forte, et qui alors était presque neuve au théâtre : la confession d’un assassin succombant à l’obsession du remords et se dénonçant à la justice. Mais les caractères, esquissés d’un trait trop vague, n’ont pas la personnalité nécessaire à la vie du théâtre, et l’intrigue est d’une simplicité enfantine. Il n’en faut pas moins regretter que cet énergique peintre du vice ait renoncé à traiter un sujet où il eût certainement trouvé des scènes plus originales et d’un pathétique plus littéraire que Zola dans son Assommoir, qui, du reste, offre, par sa donnée première, quelque ressemblance avec l’Ivrogne.

(2) Le sujet du Marquis du 1 er Houzards a aussi sa grandeur et sa poésie. C’est, dans un jeune cœur de soldat, la lutte de l’amour d’une femme contre la fidélité à l’honneur. Mais l’intrigue ne se dégage pas, dans ce plan incomplet, des limbes de l’idée abstraite qui la renferme. Aucun des personnages n’a cette physionomie saillante et tout individuelle, qui, au théâtre, est indispensable. V. à Y Appendice, ix, 1, la rectification de M me la comtesse de Molènes.

(3) Ce fragment est si court qu’il ne permet même pas d’entrevoir les linéaments rudimentaires d’une intrigue. On le regrette doublement quand on songe que Baude dissante, Baudelaire tenta sérieusement, en 1860, de donner corps enfin à des idées qu’Hostein, pressenti, avait encouragées.

Nous lisons dans sa correspondance avec Malassis, en décembre 5 g :

« Maintenant il est possible qu’à la fin du mois, je puisse vous offrir mille francs venant d’Hostein. »

Et encore, sept mois plus tard :

« Mon intention est de vous donner la moitié de la somme que je suis sûr de pouvoir tirer d’Hostein. Cette somme ne peut être que considérable. »

Mais Baudelaire n’avait aucune des qualités requises par l’art dramatique. Renonça-t-il de lui-même à des tentatives dont il n’eût pu attendre que de nouveaux déboires ? Essuya-t-il du directeur de la Gaîté un refus définitif ? À partir de juin 1861, il n’est plus question, dans sa correspondance, des espoirs qu’il fondait sur sa production théâtrale.

En février 1861, après de longs atermoiements causés par le projet d’un frontispice sur lequel l’auteur et M. Bracquemond n’avaient pu se mettre d’accord (1),

laire qui, certes, avait qualité pour peindre, lui aussi, la grande figure dont furent hantés tous les maîtres de la poésie, de la mélodie et du théâtre, a écrit quelque part : (( Rien de plus beau que le lieu commun ! »

Quelle magnifique occasion il eût trouvé là de prouver triomphalement, par un nouvel exemple, la justesse de cet axiome de haute esthétique !

(i)\.passim les lettres à Poulet-Malassis (1860-61). Ce frontispice, dont Baudelaire raconte que l’idée lui en vint en feuilletant l’Histoire des danses macabres, d’Hya la seconde édition des Fleurs du mal avait enfin paru. Parmi les trente-cinq poëmes nouveaux, quelquesuns, Y Albatros, Y Horloge, les Petites Vieilles, le

cinthc Langlois (lettre à F. Nadar du 16 mai 1859), fut remplacé par un portrait de l’auteur.

Cependant on savait — le La Fizelière et Decaux le mentionnent (p. 367) — qu’il existait en petit nombre ((quelques épreuves d’essai de cette tentative abandonnée». Plusieurs ont passé en vente à la mort de M. Champfleury, réunies dans une plaquette unique à trente-trois ornements typographiques dessinés par Bracquemond et gravés par Sotain, qui devaient servir à l’illustration d’une luxueuse édition des Fleurs du mal, projetée par Malassis vers 1862.

Le Livre moderne (t. III, p. 85 et 129) a consacré un très curieux article à cette plaquette, aujourd’hui la propriété de M. Avery (de New— York). Nous en extrayons un passage :

« Les bandes portaient les initiales de Baudelaire, C. B., et des devises chères au poète comme : Eritis sicut Dei ou bien : Quia deceptœ errore viarum, mises en exergue autour d’un groupe d’Adam et Eve chassés du Paradis. Un fleuron, formé d’une tète de mort flanquée d’ailes de chauves —souris et de serpents, porte : Vivitur ingenio f cœtera mortis erunt. Autre part, un soleil flamboie au milieu de ces mots : Ad solem dolorosa ; enfin sur un cartouche décoratif montrant un échafaudage, on lit : Erecta modo erepta ». Une note de Ghampfleury commente : « En m’amusant à coller ces images, qui montrent comme une colla boration de Baudelaire et de Malassis, je suis frappé par les détails bibliques, mystiques et romantiques, les anges, les sabliers et les têtes de mort, les attributs maçonniques, les symboles autoritaires, les grandes épées de justicier et les plus grandes plumes encore du poète ; beaucoup de serpents, attributs de la science, beaucoup de Voyage, plusieurs autres encore, sont au nombre des plus beaux que le poète ait composés.

L’opuscule intitulé Richard Wagner et Tannhauser [Revue Européenne, avril 1 86 1) acheva de démontrer au public compétent que Baudelaire comprenait la question du grand style, dans tous les arts ; mais il ne lui valut guère — à part le modique salaire qu’il en retira, — d’autre satisfaction réelle qu’une lettre de Richard Wagner i . u *

Vers le même temps, Baudelaire donna aussi à une anthologie, qui allait paraître, les Poètes français, quelques études remarquables, surtout par une habileté très rare à présenter, sous des aspects nouveaux, les caractères essentiels du génie ou du talent de chaque poète a .


coupes de la sagesse, auxquelles Baudelaire avait sans doute soif de se désaltérer, mais qu’il approchait rarement de ses lèvres. »

Le même article donne encore une description intéressante du frontispice fameux dont Rops orna l’édition des Epaves, Amsterdam (Bruxelles), à l’enseigne du Coq, 1866, in-12, et une fort belle lettre que le grand aquafortiste avait écrit à Malassis au sujet de cette planche.

(1) V. cette lettre à Y Appendice.

(2) Les Poètes français, recueil publié sous la direction de M. Eugkne Crepet (Gide, puis Hachette, 1861-62).

Ces notices ont été réimprimées dans le tome II des œuvres complètes de Baudelaire, les Curiosités estiiéti es, sous cette rubrique : Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains. Elles sont au nombre de sept, intitulées : Victor lluqo, Marceline Desbordes* Valmore, Théoph il e Gautier, Gustave Le Vavasscur, Théodore de Banville, Pierre Uupont, Leconte de Liste. On peut dire que c’est le Mais son principal travail, pendant ces dernières années de production active, fut de continuer deux séries d’œuvres déjà commencées, sa traduction d’Edgar Poe et les Poèmes en prose.

Après avoir choisi, au début, dans les nouvelles du grand romancier américain, celles qui lui avaient paru les plus belles, il fit connaître successivement au public français la Genèse d’un poème, Eurêka (i864), Histoires grotesques et sérieuses (i865).

Entre temps, il publiait encore (i86i-i86/j), quelques poésies nouvelles, dont notamment Madrigal triste et la Plainte d’un Icare.

Au mois de décembre 1861, Baudelaire se porta candidat à l’un des deux fauteuils de l’Académie française, qui se trouvaient vacants alors.

On peut conjecturer avec vraisemblance que sa résolution lui fut principalement suggérée par ce désir d’étonner les autres et lui-même, qu’Asselineau, dans

travail de critique où il a le mieux montré la sûreté de son jugement dans les questions littéraires. Baudelaire avait, non sans raison, une très grande confiance dans sa sagacité de critique. À l’occasion de son étude sur Daumier, il écrivait à M. Martinet, directeur du Courrier artistique, qui lui exprimait le regret de ne pouvoir, par crainte de la censure officielle, publier intégralement le manuscrit : « Croyez que j’ai pour vous un sincère dévouement, mais je ne peux pas me soumettre à des circonstances. J’ai pris l’habitude, depuis mon enfance, de me considérer comme infaillible. » Asselineau a constaté, chez son ami, le même trait de caractère. V. à Y Appendice son Recueil d’Anecdotes. ses ana reconnaît avoir été constamment le motif des œuvres et des actions de son ami. Mais nul doute qu’il n’y vit aussi, outre un moyen d’affirmer publiquement la conscience qu’il avait de son talent, l’occasion de plaider, aux portes de l’Académie, la cause de la poésie trop souvent econduite.

« Vous me comprendrez facilement, écrit-il a Arsène Houssave en le priant d’annoncer « cette candidature inouïe », si je vous dis qu’étant personnellement sans espérances, j’ai pris plaisir à me faire bouc pour tous les infortunés hommesde lettres(i).»

Et encore, à Flaubert qui, tout en lui envoyant une lettre d’introduction auprès de Sandeau, s’étonne d’un acte si contraire au caractère indépendant de son ami :

« Comment navez-vous pas deviné que Baudelaire, ça voulait dire Auguste Barbier, Théophile Gautier, Banville, Flaubert, Leconte de Lisle, c’est-à dire littérature pure (2) ? »

À peine annoncée, cette résolution fit grand tapage. Ceux de ses confrères qui se piquaient de respectabilité s’étonnèrent qu’un auteur « flétri par les tribunaux », selon le mot de l’un d’eux, osât briguer l’honneur d’être admis dans l’honorable compagnie. D’autre part, la petite presse railla fort le camarade qui, désertant le camp des irréguliers, passait si effrontément à l’ennemi .’) .

(1) Lettre non datée.

(2) 3i janvier 186 :2. V. à Y Appendice, X, les lettres de Flaubert. Baudelaire s’était aussi adressé à Asselincau pour lui demander de le servir auprès d’Emile Augier et de Ponsard (1861, lettre non datée.)

(3) Ces attaques furent relevées dans la Revue anecdotiqae, qui défendait la candidature du plus célèbre de ses Avant do poser sa candidature, Baudelaire avait voulu consulter Sainte-Beuve, comme il faisait dans toutes les circonstances graves de sa vie littéraire, et son ami avait cherché à le dissuader d’une tentative qui ne pouvait aboutir qu’à un échec. Mais le poète s’obstina. En homme qui avouait tirer un de ses plus grands plaisirs de la sottise d’ autrui, il se divertit fort de l’acharnement de ses détracteurs et de l’hostilité que sa candidature soulevait déjà parmi ceux dont il allait solliciter les voix. ’

Il écrivit à un ami ce billet, dont la date est inconnue comme le nom du destinataire :

« Le bruit m’est revenu que ma candidature étant un outrage à l’Académie, plusieurs de ces messieurs ont décidé qu’ils ne seraient pas visibles pour moi ? Mais c’est trop fantastique pour être possible (i). »

rédacteurs. On lit, dans le numéro de février 1862, cette boutade anonyme, mais où se reconnaît le ton gouailleur de Poulet Malassis : « La petite presse ne se montre, pas plus que M. Villemain, sympathique à l’auteur des Fleurs du mal ; mais son opposition prend son point de départ dans un ordre d’observations étrangères à la littérature.

« 11 appert de faits non contestés que M. Baudelaire, comparé couramment au mancenilier, inspire aux marchands de vin l’idée du suicide, je ! te des sorts dans les compagnies où il fréquente, et fait, pour les Kevues où il passe, comme la cavale d’Attila faisait sécher l’herbe.

« Non seulement tout cela est vrai, mais encore (les auteurs de ces articles n’ont qu’à se bien tenir) M. Baudelaire est de première force dans la pratique de l’envoùtage… et noue supérieurement l’aiguillette. »

(1) Billet cité dans l’Annuaire de la Société des Amis des livres, i883. Asselincau a raconté l’accueil que reçut Baudelaire dans sa tournée de visites obligées.

« Il alla voir ML de Lamartine, qui l’accueillit très bien ; IL de Sacy, toujours bienveillant ; M. Villemain, qui le reçut avec hauteur ; M. Viennet et quelques autres. Il nous rapportait de quelques-unes de ces audiences des récits, des mots a mourir de rire, telle, par exemple, celte définition devenue fameuse, que lui avait formulée M. Yiennet : « 11 n’y a que cinq genres, mon« sieur : la tragédie, la comédie, la poésie épique, la satire… et « la poésie fugitive qui comprend la fable, où /excelle. »

La Revue anecdotique, de son côté, donna de piquants détails sur les dispositions fort diverses que montrèrent au téméraire candidat ceux dont il ambitionnait de devenir le collègue :

» M. Baudelaire a fait la plupart de s8s visites, mais il ne raconte guère que sa visite à M. Villemain. Ce n’a pas été, à proprement parler, une visite, mais plutôt une rencontre, et une rencontre assez vive.

« On n’a jamais dit que M. Villemain fut tout aimable ; mais la mauvaise grâce se complique encore, chez le secrétaire perpétuel, de l’appréhension que le candidat au siège vacant n’entre avec l’arrière-désir de voir prochainement vaquer le sien propre. Ce doute est partagé par M. Viennet, qui, tout en se jurant in petto un Seclet œternumque sedebit, n’oublie jamais de reconduire ]p visiteur avec cette phrase sacramentelle : « Vous n’attendrez pas longtemps mon fauteuil, monsieur, vous ne l’attendrez pas longtemps. »

« Deux attaques de M. Villemain, avec les ripostes de M. Baudelaire, donneront aux curieux le Ion du dialogue de ces messieurs :

Il faut croire que ce n’était pas « trop fantastique pour être possible », car Baudelaire ne put rencontrer ni Ponsard, pour lequel il avait demandé une lettre d’introduction à Asselincau, ni Saint-Marc Girardin, ni Legouvé. » M. Villemain. — Vous vous présentez à l’Académie, monsieur ; combien avez-vous de voix ?

» M. Baudelaire. — M. le secrétaire perpétuel n’ignore pas, non plus que moi, que le règlement interdit à MM. les académiciens de promettre leurs voix. Je n’aurai donc aucune voix jusqu’au jour où, sans doute, on ne m’en donnera pas une.

» M. Villemain, avec insistance. — Je n’ai jamais eu d’originalité, moi, monsieur.

» M. Baudelaire, avec insinuation. — Monsieur, qu’en savezvous ? »

En revanche, le poète des Fleurs du mal fut très aimablement reçu par le poète d’Eloa. Alfred de Vigny ne connaissait que de nom Charles Baudelaire ; mais le souvenir cuisant qu’il gardait lui-même des épreuves que lui avait values l’obtention de son fauteuil sous la coupole, le portait à l’indulgence. Quand il eut lu les Fleurs du mal, ce ne furent plus seulement de courtoises paroles qu’il donna au téméraire candidat, mais aussi d’affectueux et paternels conseils, dont celui, d’ailleurs, de renoncer à son projet (i).

Cependant Sainte-Beuve saisit l’occasion, qui s’offrait, de rendre un public témoignage de— haute estime à son ami méconnu et injurié. Dans une « Causerie du lundi » intitulée : Des prochaines élections de l’Académie (2), il exposa un très judicieux plan de réforme, au sujet de la façon dont se faisaient les choix de la compagnie, dictés par des considérations politiques bien plus que par des motifs littéraires.

(1) V. C. Baudelaire et Alf. de Vigny, candidats à V Académie, étude par Eiienne Charavay, Charavay frères, éd. 1879.

(2) V. le Constitutionnel, 20 janvier 1862. Puis, passant à l’examen des titres des divers candidats et arrivant à l’auteur des Fleurs du mal, il rendit justice à l’originalité de son talent (louange précieuse entre toutes pour Baudelaire’, sans quitter toutefois le ton d’apologie dont il croyait ne pouvoir se dispenser en parlant des Fleurs du mal au public. On sait la métaphore restée célèbre qu’il trouva pour le livre tant attaqué :

« Ce singulier kiosque, fait en marqueterie d’une originalité concertée et composite, qui, depuis quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du Kamtschatka romantique, j’appelle cela la folie Baudelaire. »

De plus, Sainte-Beuve prit soin de défendre la personne même du poète, en protestant contre l’absurde légende qui calomniait ses manières et son savoirvivre :

« Ce qui est certain, c’est que M. Baudelaire gagne à être vu ; que là où l’on s’attendait à voir entrer un homme étrange, excentrique, on se trouve en présence d’un candidat poli, respectueux, exemplaire, d’un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique dans les formes. »

Ravi de l’assistance que lui prêtait son puissant ami, Baudelaire s’empressa de lui écrire avec une véritable effusion de reconnaissance. Mais, dans le même billet (i),

~(i) Non content de sa lettre, Baudelaire s’était ingénié à témoigner encore sa reconnaissance à son protecteur en lui rendant publiquement ses éloges. La Revue anecdotique (n° du i5 janvier 18G2) avait publié sur l’article, Des prochaines élections de l’Académie, ces lignes sans signature :

« Tout l’article est un chef-d’œuvre plein de bonne il lui annonçait que, sauf conseil contraire de sa part, il renoncerai l à briguer le fauteuil de Scribe, optant pour celui de Lacordaire :

humeur, de gaieté, de sagesse, de bon sens et d’ironie. Ceux qui ont l’honneur de connaître intimement l’auteur de Joseph Delorme et de Volupté savent apprécier en lui une faculté dont le public n’a pas la jouissance. Nous voulons dire une conversation dont l’éloquence capricieuse, ardente, subtile, mais toujours raisonnable, n’a pas d’analogie, même chez les plus renommés causeurs. Eh bien, toute cette éloquence familière est contenue ici. Rien n’y manque, ni l’appréciation ironique des fausses célébrités, ni l’accent profond, convaincu, d’un écrivain qui voudrait relever l’honneur de la compagnie, à laquelle il appartient. Tout y est, même l’utopie. M. Sainte-Beuve, pour chasser des élections « le vague si naturellement cher aux grands seigneurs », — pour comprendre le sel de ceci, il faut se souvenir que le prince de Broglie était can« didat contre Baudelaire, — désire que l’Académie française, assimilée aux autres académies, soit divisée en sections correspondant aux divers mérites littéraires : langue, théâtre, poésie, histoire, éloquence, roman, « ce genre si moderne, si varié, auquel l’Académie a jusqu’ici accordé si peu de place ». Ainsi, dit-il, il sera possible de discuter, de vérifier les titres et de faire comprendre au public la légitimité d’un choix.

« Hélas ! dans la très raisonnable utopie de M. SainteBeuve, il y a une vaste lacune : c’est la fameuse section du vague, et il est fort à craindre que ce volontaire oubli rende à tout jamais la réforme impraticable. »

Sainte-Beuve avait tout d’abord attribué ces lignes à Poule t-Malassis, alors directeur de la Revue anecdotique, et l’en avait remercié par ce billet olographe encore inédit :

a Ce 3 février, — Je suis bien touché et reconnaissant de la manière dont l’auteur de la Revue anecdotirpie a bien <c C’était primitivement mon dessein, et si je ne l’ai pas fait, c’était pour ne pas vous désobéir et pour ne pas paraître trop excentrique… Aussi bien Lacordaire est un prêtre romantique et je l’aime. Peut-être glisserai-je, dans la lettre, le mot de romantisme, mais non sans vous consulter. »

Il avait écrit, en même temps et dans le même sens, à Vigny i . Les deux réponses ne se firent pas attendre. Elles n’étaient pas moins formelles l’une que l’autre, et conseillaient un désistement simple et total.

Sainte-Beuve écrivait même :

« Ce choix exprès du P. Lacordaire, le catholique-romantique, paraîtrait excessif et choquant, ce que votre bon goût de candidat ne veut pas faire (2). »

Sur de nouvelles instances du critique des Lundis 3 . Baudelaire se décida enfin. Il écrivit la lettre

voulu parler de l’article sur l’Académie et de l’appui qu’il

vient me donner dans cette question.

« 77 ny a eu, à la séance qui a suivi, rien de particulier,

aucune interpellation, et les choses se sont passées comme à

l’ordinaire.

« Je salue et respecte le bienveillant anonyme. »

Le passage mis en italique témoigne que Sainte-Beuve,

qui savait quel émoi ses projets de réforme avaient dû

jeter dans l’illustre compagnie, s’attendait à être pris à

partie par quelqu’un — ou quelques-uns de ses collègues.

(1) V. à Y Appendice, X, la lettre d’ A. de Vigny.

(2) Correspondance, t. I, lettre du 2C janvier 1862.

(3) « Je vous ai dit raisonnablement qu’il n’y avait rien à faire, selon moi… Laissez l’Académie pour ce qu’elle est, plus surprise que choquée, et ne la choquez pas en revenant à la charge au sujet d’un mort comme Lacordaire. Vous êtes un homme de mesure et vous devez sentir cela… » (Correspondance, t. I, lettre du 9 février i8fcri. de désistement qu’il faut, en pareil cas, adresser au secrétaire perpétuel de l’Académie française.

N<»us n’avons pas cette lettre (1) mais le sens nous en est donné par cet entrefilet de la Revue anecdotique, où l’on voit de quels plausibles prétextes le poète couvrit sa retraite :

« M. Charles Baudelaire s’est désisté de sa candidature au fauteuil du P. Lacordaire, un peu parce qu’il ne s’était présenté que pour prendre rang, beaucoup parce que les opposants protesteront peut-être, par un vote en blanc, contre la candidature imposée du prince de Broglie. La nomination de ce dernier n’en est pas moins certaine. »

Et, parlant de la candidature tardive de Gautier, qui venait de se produire, l’auteur anonyme de l’entrefilet ajoute :

« À voir l’ardeur du pourchas qu’excite chaque vacance, et a considérer les illusions des candidats, il semble peu probable que personne se retire devant ce grand nom littéraire, si l’on excepte toutefois M. Baudelaire, qui certainement ne mettra pas le sien en balance avec celui du cher et vénéré maître auquel il a dédié les Fleurs du mal. »

Un dernier billet de Sainte-Beuve nous apprend l’impression que produisit sur l’Académie la lettre du poète :

« ..Quand on a lu votre dernière phrase de remerciement, conçue en termes si modestes et si polis, on a dit tout haut : Très bien ! Ainsi, vous avez laissé de vous une bonne impression. N’est-ce donc rien (2) ? »

(1) Le « dossier Baudelaire » a disparu des archives de l’Académie.

(2) Correspondance, t. I, lettre du i5 février 18G2. En somme, Baudelaire sortait de la lutte sans attendre une défaite inévitable. L’honneur était sauf.

On peut supposer que, parmi les raisons qui lui faisaient désirer d’être admis à porter l’habit vert, Baudelaire avait particulièrement envisagé la manière de réhabilitation qui eût résulté, pour lui et son œuvre, d’un lustre quasi-officiel.

Le jugement qui l’avait condamné naguère pesait encore sur sa réputation. Des directeurs de journaux, qui n’exerçaient certes pas, d’habitude, sur les articles qu’on leur apportait, un contrôle bien rigoureux au point de vue de la pruderie, s’effarouchaient, — quand elles leur étaient offertes par Baudelaire, — de peintures de mœurs qui, signées de tout autre nom, auraient passé sans objection i . Et les pouvoirs publics, trois ans après le procès des Fleurs, s’en souvenaient assez pour refuser l’estampille aux Paradis artificiels (lettre du 18 août 1860).

Mais rien n’a jamais pu détourner Baudelaire de sa voie, et, quand il publia dans le Figaro (numéros des 26, 28 novembre et 3 décembre i863), le Peintre de la vie moderne y il loua son ami, M. Constantin Guys,

(1) Je me souviens d’avoir entendu Baudelaire se plaindre à Gustave Flaubert des sévérités du directeur littéraire d’un journal de la presse politique. On exigeait de lui des suppressions, dans le poème en prose intitulé Les Vocations. Il refusa de se soumettre à cette censure excessive, et ce très beau morceau ne parut que dix-huit mois plus tard, dans le Figaro du i/j février 18G4. V. encore les lettres du 18 août 18G0 et une lettre de SainteBeuve ("1862, non datée.) avec une audacieuse franchise, sans nul souci de scandaliser le lecteur ou les rivaux du maître anglais.

Cependanl sa santé s’altérait. Dès le commencement de 1862, il écrivait, dans son journal intime, Mon cœur mis à nu, ces lignes douloureuses et sinistres :

« J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j’ai toujours le vertige, et aujourd’hui, 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité. »

À la fin de la même année, il mandait avec mélancolie à Poulet-Malassis : «… Pour moi, je me porte fort mal et toutes mes infirmités, physiques et morales, augmentent d’une façon alarmante. » Rien de plus à ce sujet, dans sa correspondance, jusqu’à la date de son départ pour la Belgique (avril 186/1) ; mais son état ne s’était pas amélioré. Plus tard, à propos de graves symptômes, précurseurs de la crise qui lui fut fatale, il écrira à M. Ancelle : « Je suis persuadé que j’étais malade en quittant Paris. »

On le rencontrait, dans les rues, vêtu d’habits râpés et l’air de plus en plus sombre. Il n’écrivait presque plus, et, avec une obstination désespérée, il menait le train de vie qui répondait le mieux à sa conception pessimiste de la vie et de la nature humaine. M. ïroubat qui le voyait intimement, pendant cette triste période, a bien voulu me communiquer ce curieux souvenir :

« Fréquentant les endroits où l’on s’amusait, tels que le Casino de la rue Cadet, j’y rencontrais, de temps en temps, Baudelaire <rui errait, avec une mine sinistre, au milieu des filles qu’il effarouchait.., Il se promenait à l’écart, en solitaire… Un soir, il me parla d’une fille à qui il avait demandé, sans se nommer, si elle connaissait ses œuvres. Elle répondit qu’elle ne connaissait que Musset ! Vous voyez la colère de Baudelaire (i). »

Ce poète qui avait tout aime de Paris, non seulement ses verrues, comme Montaigne, mais ses plaies, finit par le prendre en dégoût. Il voulut s’expatrier (2).

(1) Cf. Le monument de Baudelaire, par Jules Claretie (Journal, 4 septembre 1901).

« … Et alors, assis tout seul devant quelque table ronde, dans un coin, remplaçant le haschich par le houblon, il regardait passer, au son de quelque valse de Métra ou de quelque quadrille d’Offenbach, le défilé macabre des viveurs aux yeux troubles et des jolies filles aux pommettes rosées par la phtisie.

» — Qu’est-ce que vous faites-la, Baudelaire, lui demandait ce petit abbé de Charles Monselet, qui entrait au Casino Cadet comme Bernis à Trianon.

» — Mon cher ami, je regarde passer des tètes de mort ! »

Remarquons que la plupart des dessins que Baudelaire laissa, représentaient des scènes macabres :1a mort chevauchant à travers les camps ; la mort en parure caquetant, pipe en bouche, avec les vivants ; la mort saisissant une épée, etc., etc. Le plus grand nombre se réclamaient delà gravure allemande, plusieurs signées Alfred Rethel.

(2) Suivant M. Georges Barral, les motifs qui déterminèrent Baudelaire à s’exiler, furent d’ordres divers :

» — Alors, pourquoi êtes-vous venu ?

» —Est-ce que je sais ? je suis venu pour trouver lapaix, le moyen de travailler, pour échapper aux tracas de la vie de Paris, aux poursuites d’une femme insatiable. Ah ! ne tombe jamais dans les griffes féminines. Et puis, je suis malade, malade. J’ai un tempérament exécrable, par la faute de mes parents. Je m’effiloche à cause d’eux. Voilà ce que c’est que d’être l’enfant d’une mère de 27 ans et Mais où aller ? I u renseignement inexact, qui lui fut donné à la légère ( i ) , lui suggéra le faux espoir de gagner de grosses sommes en faisant, à Bruxelles, des lectures publiques et des conférences, dans les Cercles ! 2). Il accueillit cette idée avec d’autant plus d’empressement qu’il espérait vendre une édition de ses œuvres complètes à la maison Lacroix et Yerboeckhoven. Il quitta Paris au printemps de i864 et, dans la dernière quinzaine d’avril, sa résidence fut fixée à Bruxelles 3<.

d’un père âgé de 72 ! Union disproportionnée, pathologique, sénile. Pense donc, 45 ans de différence ! Tu me dis que tu fais de la physiologie avec Claude Bernard. Demande donc à ton maître ce qu’il pense du fruit hasardeux d’un tel accouplement ! » (Le Petit Bleu de Bruxelles, Entretiens avec Baudelaire, 3i août 1901.) Le typographe a commis ici une légère erreur : ce n’est pas soixante douze, mais soixante-deux ans qu’avait JeanFrançois Baudelaire quand son fds naquit.

(1) Par Stevens, si on en croit une lettre de M me Meurice (non datée), qu’on trouvera à Y Appendice X.

(2) Asselineau écrit dans sa Vie :

« Il avait rêvé les magnifiques profits réalisés en Angleterre et en Amérique par Dickens, par Thacheray, par Longfellow et par Edgar Poe même, revenus riches après une tournée employée à exploiter de ville en ville un même livre ou une même leçon. »

(3) Le 16 avril, d’après la bibliographie La Fizelière et Decaux .

La correspondance de mars 1864 nous montre Baudelaire priant Poulet-Malassis, qui part pour Bruxelles de se charger d’une note pour M. Yervoort, président de la Chambre des Députés et président du Cercle artistique, et contenant les titres des lectures qu’il veut faire.


  1. Un billet inédit d’Asselineau à Monselet explique : « L’histoire de notre arrivée au Présent est un fait assez comique : c’est Baudelaire qui nous y entraîne tous pour faire pièce à la Revue Française qu’il a prise en exécration depuis que Morel a retardé mon article sur les Fleurs… On paie quatre sous la ligne au Présent, on attend un peu, mais il paraît que ça se tire. Les intrigants tels que Baudelaire et Barbara arrivent à des avances de 200 francs. — Du reste, gens polis et bien élevés… »
  2. Deux ans plus tôt, les deux premiers spécimens de cette série nouvelle avaient paru dans un petit livre intitulé : Fontainebleau, paysages, légendes, fantaisies. (Paris, Hachette, 1855.) La publication de cette série se poursuivit, à des intervalles irréguliers, de 1857 jusqu’en 1867, dans le Présent, l’Artiste, la Presse, la Revue de Paris, le Figaro, le Boulevard, Y Indépendance belge, la Revue nationale (Voir le détail des dates dans la bibliographie La Fizelière et Dccaux).
  3. Les Paradis artificiels parurent en 1860 ; leur pu-