Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 157-181).
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X

Il put croire un instant à l’accomplissement de ses espérances. Trois conférences, qu’il donna au Cercle des Arts, eurent du succès. Un des critiques les plus autorisés de la Belgique, le rédacteur chargé des Beaux-Arts à l’Indépendance belge, M. Frédérix, en avait fait, avec une hospitalière obligeance, un compterendu des plus favorables (i).

(i) « Il paraît que j’ai eu ici un succès inconnu jusqu’alors ; je n’ai donné qu’une seule conférence. La saison étant très avancée, ma spéculation de lectures est presque manquée. Ici, tout vaTrès lentement, et je n’ai pas encore de réponse d’Anvers, de Bruges, de Liège ni de Gand. Mais vous savez que le vrai but de mon voyage est de vendre, aussi cher que possible, la collection de mes articles critiques à la maison Lacroix… Mais réussirai-je ? J’y suis si peu accoutumé…

G. B.

h La première était sur Delacroix, la seconde sera sur Théophile Gautier. » (Lettre à M. Ancelle, en date du 7 mai i8f)/|.)

On trouvera, à Y Appendice, V, les pages émues où If. Camille Lemoxmer, qui eut l’heureuse fortune d’assister à l’une de ces conférences, a consigné ses souvenirs, et Mais les mécomptes ne se firent guère attendre. Le 27 mai, il écrit à M. Ancelle :

« Je n’ai pas encore attaqué la grande affaire ; mais je doulo •de tout. Jugez vous-même si je n’en ai pas le droit. Après cinq conférences (grand succès), j’ai désiré régler. Au lieu de 5oo francs, on m’a apporté too francs avec une lettre d’excuses alléguant que, les fonds étant épuisés, on avait compté deux séances seulement à 5o francs, et que pour les trois dernières, comme elles avaient été données après l’époque où s’arrête la saison des cours publics, on les avait considérées comme un acte de générosité de ma part. Quel peuple ! Quel monde ! Je n’avais pas de traité écrit. J’avais traité verbalement pour ioo francs par conférence. J’ai eu envie de faire don des 100 francs aux pauvres. Quel horrible monde (i) !

qu’il a bien voulu nous permettre d’emprunter jà sa Vie belge (E. Fasquelle, éd., iqo5).

Elles constituent un témoignage fort intéressant à divers titres, indépendamment de la légitime autorité qu’elles empruntent au nom de leur auteur. Notamment «lies nous rappellent — et ce n’est certes pas M. Camille Lemonnier qu’on pourrait suspecter de partialité sur ce point, — l’indifférence absolue où la Belgique de 1860 tenait les choses de l’esprit ; puis, outre qu’on y trouve un très pittoresque portrait de Baudelaire orateur, elles nous donnent à entendre que le poète des Fleurs du mal aurait bien pu se tromper du tout au tout sur le « grand succès )) de ses nouvelles tentatives.

(i) Après ces cruels mécomptes, Baudelaire cessa tous rapports avec le Cercle des Arts ; mais en juin io65, il donna encore une « petite soirée littéraire d’un caractère tout à fait privé » dans les salons de M. Prospcr Crabbc, auprès duquel ses travaux de critique picturale lui avaient valu un accueil tout particulier.

À l’occasion de la vente de la collection Crabbe, le (jil Bios (i 4 juin 1890) a produit quelques extraits d’un )> Je n’ose pas écrire toute cette mésaventure à ma mère, Je peur de la désoler.

» Dans quelques jours, je traiterai, si je peux, ma grosse affaire, mais je suis exaspéré et découragé. »

Le i4 juillet suivant, il annonce l’avortement complet de ses projets :

a Tout a échoué. Un mouchard ne peut pas réussir dans une ville aussi défiante. J’ai été malade pendant deux mois et demi… Le joli voyage ! Cependant je veux qu’il me serve à quelque chose, et je fais un livre sur la Belgique, dont les fragments paraîtront au Figaro. La question des mœurs (mœurs politiques, clergé, libres-penseurs) est déjà rédigée. Maintenant, il faut voir Anvers, Bruges. Namur, Liège, Gand, etc. En somme, je saurai faire un livre amusant, tout en m’ennuyant beaucoup. îci, tout a été contre moi, tout m’a nui, surtout ma sympathie visible pour les jésuites. Vous savez probablement dans quelle situation extraordinaire se trouvent la Chambre et le ministère. J’espérais des coups de fusil et [des barricades. Mais ce peuple est trop bête pour se battre pour des idées. S’il s’agissait du renchérissement de la bière, ce serait différent… Quel peuple inepte et lourd ! Ici les jésuites ont tout fait, et tout le monde est ingrat pour eux. »

Il poursuit la tâche commencée, mais sans entrain. Au bout de cinq mois de séjour à Bruxelles, il écrit à \I. Vncelle :

2 septembre i864 « Je suis content de mon livre. Tout ce qui est mœurs, culte, art et politique est fait. Il manque la rédaction de mes excursions en province. Je ferai cela à llontteur. J’écris à M. de Vil— lemessant de ne rien publier avant mon retour en France. Vous

catalogue descriptif esquissé par Baudelaire, On en trouvera le texte entier dans les ( ouvres posthumes qui seront éditées incessamment par le Mercure de France. devinez pourquoi. Je suis très mal vu ici. D’ailleurs, je ne me suis pas gènô pour crier tout haut ce que je pensais. Et puis on sait que je prends des notes partout. »

Le i3 octobre, plaintes nouvelles et très vives :

(( …Figurez-vous, mon cher ce que j’endure. L’hiver est venu brusquement. Ici on ne voit pas le feu, puisque le feu est dans un poule. Je travaille en bâillant, quand je travaille. Jugez ce que j’endure, moi qui trouve le Havre un port noir et américain, moi qui ai commencé à faire connaissance avec l’eau et le ciel, à Bordeaux, à Bourbon, à Maurice, à Calcutta (i). Jugez ce


(i) J’ai dit plus haut qu’il est établi que Baudelaire ne toucha jamais Calcutta au cours de son voyage de 1842, le — seul voyage de quelque importance qu’il ait jamais fait.

Quant au goût qu’il marque dans cette lettre pour l’eau, le ciel, les arbres, etc., c’était un goût nouveau chez lui, car il avait toujours professé l’horreur de la nature. V. plutôt les Souvenirs de Schaunard (G. Charpentier 1887.) « …La campagne m’est odieuse, dit Baudelaire pour expliquer sa hâte à s’enfuir d’Honfleur, surtout par le beau temps. La persistance du soleil m’accable ; je me crois encore dans l’Inde où la continuité monotone de son rayonnement jette dans la torpeur plus de cent millions d’êtres humains… Ah ! parlez-moi des ciels parisiens toujours changeants, qui rient et qui pleurent selon le vent, et sans que jamais leurs alternances de chaleur et d’humidité puissent profiter à de stupides céréales… Je froisserai peut-être vos convictions de paysagiste, mais je vous dirai aussi que l’eau en liberté m’est insupportable ; je la veux prisonnière, au carcan, dans les murs géométriques d’un quai. Ma promenade préférée est la berge du canal de l’Ourcq… quand je me baigne, c’est dans une baignoire ; j’aime mieux une boite à musique qu’un rossignol ; et, pour moi, l’état parfait des fruits d’un jardin ne commence qu’au compotier !… Enfin, l’homme sou que j’endure dans un pays où les arbres sont noirs et où les fleurs n’ont aucun parfum. Quant à la cuisine, vous verrez, je lui ai consacré quelques-unes des pages de mon petit livre… Quant à la conversation, ce grand, cet unique plaisir d’un être spirituel, vous pourriez parcourir la Belgique en tout sens, sans trouver une âme qui parle. Beaucoup de gens se sont pressés, avec une curiosité de badauds, autour de l’auteur des Fleurs du mal. L’auteur des fleurs en question ne pouvait être qu’un monstrueux excentrique. Toutes ces canailles-là m’ont pris pour un monstre, et quand ils ont vu que j’étais froid, modéré et poli, — et que j’avais horreur des libres-penseurs, du progrès et de toute la sottise moderne, — ils ont décrété (je le suppose) que je n’étais pas l’auteur de mon livre.

« Quelle confusion comique entre l’auteur et le sujet ! Ce maudit livre (dont je suis très fier) est donc bien obscur, bien inintelligible ! Je porterai longtemps la peine d’avoir osé peindre le mal avec quelque talent.

mis à la nature m’a toujours semblé avoir refait un pas vers la sauvagerie originelle ! »

On pourrait soupçonner Schaunard d’avoir « corsé », pour en aiguiser l’intérêt, les propos qu’il attribue à son ami, si Baudelaire lui-même, et à plusieurs reprises, n’avait renchéri sur eux dans sa correspondance comme dans son œuvre. Le Rêve Parisien offre cet exemple unique, je crois, dans la poésie, de réaliser un paysage dont le végétal est entièrement banni. Comparez encore la lettre à Desnoyers : « \ous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la Nature, n’est-ce pas ? sur les bois, les grands chênes, la verdure, les insectes, le soleil sans doute ? mais vous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux, etc., etc. » Que conclure de tout ceci ? Peut-être, simplement, que Baudelaire était de la famille de ces infortunés qui ne désirent que ce qu’ils n’ont pas et n’aiment que le lieu où ils ne sont pas. Flaubert, un nerveux aussi, rêvait aux plaines de sa Normandie sur les ruines de Carthage. » Du reste, je dois avouer que, depuis deux ou trois mois, j’ai lâché la bride à mon caractère, que j’ai pris une jouissance particulière à blesser, à me montrer impertinent, talent où j’excelle, quand je veux (i). Mais ici, cela ne suffit pas, il faut être grossier, pour être compris.

» Quel tas de canailles ! Et moi qui croyais que la France ^tait un pays absolument barbare, me voici contraint de reconnaître qu’il y a un pays plus barbare que la France ! Enfin, que je sois contraint de rester ici avec des dettes, ou que je me sauve à Honiïeur, je finirai ce petit livre qui, en somme, m’a contraint à aiguiser mes griffes. Je m’en servirai plus tard contre la France. C’est la première fois que je suis contraint d’écrire un livre absolument humoristique, à la fois bouffon et sérieux, et où il me faut parler de tout, (/est ma séparation d’avec la bêtise moderne. On me comprendra peut-être, enfin !

» Oui, j’ai besoin de retourner à Honfleur. J’ai besoin de ma mère, de ma chambre et de mes collections. D’ailleurs, ma mère m’écrit des lettres funèbres et s’abstient, avec une modération qui me fait mal, de me faire des reproches, comme si elle crai (i) Témoin le fragment de cette lettre (3 janvier i865) adressée à M me Paul Meurice qui fut, comme on sait, l’une de ses plus intimes confidentes pendant les dernières années de sa vie.

« J’ai passé ici pour agent de police (c’est bien fait !) (Grâce à ce bel article que j’ai écrit sur le banquet shakespearien), — — pour pédéraste (c’est moi-même qui ai répandu ce bruit, et on m’a cru !) ; ensuite j’ai passé pour un correcteur d’épreuves, envoyé de Paris pour corriger des épreuves d’ouvrages infâmes. Exaspéré d’être toujours cru, j’ai répandu le bruit que j’avais tué mon père, et que je Vavais mangé ; que, d’ailleurs, si on m’avait permis de me sauver de France, c’était à cause des services que je rendais à la police française. Et on nia cru !… Je nage dans le déshonneur comme un poisson dans Veau ».

Ceci doit être dit à l’excuse de « Pauvre Belgique ». gnait d’abuser de son autorité, dans ses dernières années, de peur de me laisser un souvenir amer. — Gela serre le cœur… »

Baudelaire avait deviné juste. Une lettre de M ,m Aupick à M. Ancelle la montre désolée des échecs de son fils, mais ne voulant pas aggraver, par ses reproches ou par ses plaintes, le chagrin dont tant de déceptions abreuvaient le pauvre poète (i).

Le guignon constant qui le poursuivait, lui avait fait choisir, pour refuge, le pays du monde qui devait blesser le plus vivement sa foi de catholique, ses doc (1) «… Je devrais m’accoutumcr à cette vie si bizarre, et en dehors de toutes les idées reçues, et me résigner. Mais je ne le puis, m’attachant sottement, avec acharnement, à cette pensée qu’il me faut absolument, avant ma mort, un peu de contentement par lui. Et voilà que cela presse, je deviens bien vieille et assez faible. Il lui reste bien peu de temps pour ce contentement auquel j’aspire. Je ne l’aurai jamais. J’aurais pu me consoler dans de grands succès littéraires (trouvant en lui l’étoffe qu’il fallait pour cela), mais là encore, de cruelles déceptions (Charles ayant adopté un genre bizarre et absurde comme lui, qui lui fait peu de partisans) ! Il est vrai qu’il a pour lui son originalité, c’est quelque chose. Il n’écrira jamais rien de banal ! Il n’empruntera jamais les idées des autres, tant il est riche de son propre fonds.

a Je vous dirai qu’il voudrait vous voir attacher plus d’importance (ceci entre nous) à ses affaires littéraires : il prétend que tout en marchant lentement, et même mal, elles marchent néanmoins un peu. » (Lettre à M. Ancelle, i4 novembre 186/j.)

Rien de plus humain ni de plus touchant que ces plaintes maternelles, qui se terminent par un orgueilleux éloge des beaux côtés de ce lils dont elle vient de déplorer les défauts. trines d’absolutiste, ses goûts d’artistes. Les lettres à M. \ncelle ne tarissent pas en plaintes à ce sujet (i). Tout lui déplaît, tout lui est odieux. La délicatesse de ses sens est froissée, révoltée par tout ce qu’il voit, par tout ce qu’il entend. Il ne peut sortir dans la rue sans remarquer la laideur de la population. Son odorat dont il a constaté la sensibilité par ces lignes célèbres d’un de ses poèmes en prose : Mon âme voltige sur les parfums, comme l’âme des autres hommes voltige sur la musique, endure un réel supplice dans une ville dont il ne cesse d’accuser « la puanteur «.d’est là un de ses griefs capitaux contre Bruxelles. La propreté flamande, si fameuse, ne serait, selon lui, qu’illusoire et mensongère.

Son dégoût va jusqu’à la colère, et la colère jusqu’à l’exaspération. D’autre part, sa santé empire sans re (i) Le livre inachevé sur la Belgique confirme, en les répétant sous une autre forme, les plaintes de la correspondance. Asselineau, qui en a donné un résumé fidèle, mais incomplet (p. 89-90), avait, comme éditeur du poète, déclaré « ces notes inimprimables à cause de leur concision rudimentaire et de la fréquente crudité d’expression ». Deux fragments en ont pourtant paru, un dans la Revue d’Aujourd hui (i5 mars 1890), sous ce titre : Argument du livre sur la Belgique, l’autre dans l’ouvrage de M. Eugène Crépet, qui avait choisi une rubrique anodine entre tous les titres injurieux que Baudelaire avait répétés sur une feuille volante, et dont Asselineau donne l’énumération complète : Pauvre Belgique ! la Grotesque Belgique, la Belgique toute nue, la Belgique déshabillée, une * Capitale pour rire, la Capitale des Singes, une Capitale de singes. Le lecteur les trouvera reproduits dans les OEuvres Posthumes que prépare le Mercure de France. iche. Au bout de dix mois de séjour en Belgique, des symptômes graves commencent à se produire :

m Je vous écris dans le répit que me laisse une de mes crises, qui sont si violentes quelquefois, que, ce matin, il m’a fallu plus d’une heure pour déchiffrer votre lettre… Vous me félicitez sur ma santé ! Depuis huit jours, je souffre en diable. J’ai eu alternativement les deux yeux bouchés par le rhume, la névralgie ou le rhumatisme-. J’avais débuté, comme vous savez, par quatre mois de dérangements d’estomac et d’intestins. En août et en septembre, il y a eu un petit peu de lumière et de chaleur. Alors, je me suis bien porté. Mais depuis deux mois, je suis pris généralement à minuit par la fièvre. Les longues heures s’écoulent dans un tressaillement et un froid continus ; enfin le matin, je m’endors de fatigue, n’ayant pas pu profiter de mon insomnie pour travailler, et je me réveille tard, dans une affreuse transpiration, très fatigué d’avoir dormi. Depuis huit jours surtout, il y a eu surcroît de douleur. Et vous savez qu’il n’y a pas de bravoure possible, si ce n’est la passive, dans la douleur. C’est une parfaite abdication de la volonté. » (Lettre du 8 février i865, à M. Ancelle.)

Au commencement de son séjour à Bruxelles, il avait fréquenté quelque peu dans les tavernes où se réunissaient les proscrits de l’Empire et quelques artistes belges. M. Camille Lemonnier, encore écolier, l’a vu enfiler le couloir du Prince of Wales où il rencontrait Bancel, liane, Wetzel, Deschanel, Laussedat, Alfred el Josepb Stevens ; — il Ta entendu « scander avec enflure» pour ce public choisi « des vers dédiés aux chiens errants et malheureux i » et c’est r occasion,

(i) « Un jour, comme il le raconta lui-même dans ses Petits i,<>( :mes en prose, on vit Joseph Stevens, le maître des cabots calamiteux, impétueusement se dépouiller de son gilet « d’une couleur riche et fanée qui fait penser pour sa plume qui peint si pittoresquement, de nous fournir un dernier portrait de Baudelaire, — du Baudelaire svelte et valide que nous ne reverrons plus :

« À pas lents, d’une allure un peu dandinée et légèrement féminine, Baudelaire traversait le terre-plein de la porte de Namur, évitant méticuleusement la crotte et, s’il pleuvait, sautillant sur la pointe de ses escarpins vernis dans lesquels il se plaisait à se mirer. Rasé de frais, les cheveux rejetés en volute derrière l’oreille, un col de chemise mou, d’une blancheur absolue, dépassant le collet de sa longue houppelande, il avait l’air à la fois d’un clergiman et d’un comédien. »

M. Georges Barrai, de passage à Bruxelles pour accompagner M. Nadar dans la mémorable ascension du « Géant » , a raconté, d’autre part (i), l’accueil bienveillant et quasi-paternel que le poète avait fait à ses vingt ans enthousiastes, et de quelles curiosité, verve et passion, Baudelaire élait encore susceptible en septembre i864— Ensemble ils allèrent rêver par la plaine de Waterloo, et firent le pèlerinage de l’Hôtel des Colonnes, à Mont Saint-Jean, où l’auteur des Misérables, que le guide s’obstinait à appeler Victor Rugo, avait «vécu» quatre mois la tragique épopée. Et, au retour, Baudelaire offrit à son hôte un déjeuner fin, assaisonné

aux soleils d’automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin » et le passer en signe d’admiration, au « poète secourable et magnifique » (La Vie belge.) (i) Le Petit Bleu (de Bruxelles), 3i août 1901, 26 octobre et 2 novembre 1902, 21 juin 1906, articles qui seront réunis par l’auteur sous ce titre : Mes cinq journées avec Baudelaire. d’un excellent Pomard et de paradoxes étincelants i . Mais, dès le début de i865, son esprit si enclin à la mélancolie, s’assombrit de plus en plus. Malgré les instances affectueuses de quelques fidèles, de M mC Victor Hugo notamment, chez qui « son couvert est touours mis ’ i , il s’enferme dans sa chambre d’hôtel,


(i) M. Barrai nous a conserve le menu d’un déjeuner cpie lui offrit Baudelaire : « Omelette au sang de lièvre et aux champignons, cailles rôties à la casserolle sur canapé bardé de feuilles de vigne, pommes sautées au beurre des Flandres ; roquefort, poires, raisin. Gomme vin, du Corton ; comme liqueur, du cognac… et un délicieux moka.»

Ce menu recherché — et onéreux — s’accorde mal avec les bien maigres ressources dont Baudelaire disposait à cette époque, et peut-être le lecteur serait-il porté à penser que M. Barrai a été quelque peu ébloui par le mirage de ses anciens et chers souvenirs… Il convient d’observer cependant que Baudelaire fut toujours fort gourmand. N’envoyait-il pas à Sainte-Beuve du pain d’épices, «incrusté d’angélique » (1860, lettre non datée), et ne recommande —tr il pas à Alfred de Vigny, en 1862, alors que se meurt d’un cancer à l’estomac, celui-ci « une espèce de confiture de viande au vin ? »

(2) L’empressement que la famille Hugo témoigna à Baudelaire durant son séjour à Bruxelles, nous est attesté par un billet de Glatigny à Asselineau, et par une lettre que M. Alfred Stevens a bien voulu nous écrire : c Bien qu’approchant elle-même de sa fin, elle (M mo Hugo) ne cessait de porter à notre cher poète un intérêt touchant, maternel même. » Enfin nous avons mieux encore : un billet de M me Adèle Hugo s’informant avec sollicitude de la santé de Baudelaire et le pressant de venir s’asseoir à sa table. (V. à V Appendice, X).

Mais les idées humanitaires étaient fort en honneur à cette époque chez M" Hugo, et l’on sait l’horreur s’obstine dans sa solitude volontaire. Il écrit à M. \ncelle :

qu’avait vouée Baudelaire à tout ce qui se réclamait du progrès.

Puis, dès toujours, en Hugo, il avait séparé le poète de l’homme. S’il admirait le génie, il goûtait peu le caractère. Sa correspondance est plus qu’explicite à cet égard. Et il faut croire que l’antipathie qu’il portait à son maître et dieu était bien vive, car toutes les grâces dont se parait pour le feter la petite maison de la rue de l’Astronomie, n’en purent triompher.

M. Frédérix, d’ailleurs, qui dina souvent avec Baudelaire chez M rae Victor Hugo, a noté l’attitude qu’y gardait le poète des Fleurs :

« …Baudelaire ne parlait guère qu’à M me Victor Hugo en cette maison charmante ; la verve éclatante de Charles Hugo ne lui plaisait pas, visiblement ; et la conversation un peu sèche de François— Victor l’intéressait peu. Mais auprès de M me Victor Hugo, il paraissait trouver contentement, confiance, goûter à son prix cette hospitalité chaude… Il ne causait jamais avec deux ou trois jeunes femmes, d’assez bonne mine et d’assez vif esprit, qu’il rencontrait là… Il gardait ses lèvres pincées, son regard aigu, sa dédaigneuse politesse, soigné de sa personne, net et muet.

« Son Avagnérisme avait parfois satisfaction en cette maison, où la musique était peu prisée. Car Victor Hugo, qui a parlé puissamment de Beethoven dans son William Shakespeare, était peu accessible à la musique… Mais la jeune Madame Charles Hugo — la jeunesse ne doute de rien — avait hardiment apporté son piano, un petit piano d’Erard, dans son nouveau logis, et Baudelaire, sans souci de l’ennui probable de ses hôtes, disait parfois, après le dîner, à un ami de la famille Hugo, lequel avait lu et retenu le Tannhauser : « Allons, quelques nobles accords de (( Je m’ennuie mortellement. Il n’y a ici qu’une seule personne que je puisse voir avec plaisir, et elle demeure au diable, à l’extrémité d’un faubourg (i). »

En effet, à part Félicien Rops, avec lequel il s’était lié d’une sympathie profonde (2), Baudelaire ne fréquentait guère assidûment que Poulet-Malassis. Dans l’exil, leur intimité s’était encore resserrée. Les lettres du poète à Sainte-Beuve donnent d’intéressants détails sur leurs conversations.

Poulet-Malassis, réduit aux expédients pour vivre largement, comme il en avait l’habitude, s’était fait un gagne-pain de la publication de livres obscènes et galants, qui inspiraient une profonde répugnance au poète, ce Parisien si raffiné 3 . Mais s’il répudiait,

Wagner. » Telle était sa formule habituelle pour qu’on lui fit entendre le chœur des Pèlerins, la marche des Chevaliers, ou la prière d’Elisabeth, de ce Tannhauser qu’il avait si passionnément défendu et si bien caractérisé à Paris » (Feuilleton de V Indépendance, 20 juin 1887).

V. encore nos notes à V Appendice, sous les lettres de Victor Hugo.

(1) Poulet-Malassis habitait alors à Bruxelles, rue de Mercélis, 35 bis, faubourg d’Ixelles.

(2) « Rops est le seul véritable artiste (dans le sens où j’entends, moi, et moi seul peut-être, le mot artiste), que j’aie trouvé en Belgique. » Lettre à Manet, 11 mai i865. — « J’ai été, je crois, non pas l’ami, mais le plus fidèle et le plus respectueux compagnon de Baudelaire, j’ai allégé sa tristesse en Belgique, comme il le disait dans la dédicace d’un portrait qui m’est cher. » (Notes de M. Rops).

(3) V. lettre à Sainte-Beuve, (\ mai 18G0.

Le critique des Lundis était moins sévère que Baude sur ce point, toute solidarité avec son éditeur, il res lait fidèle à l’aimable compagnon qui lui avait naguère rendu de grands services et dont le commerce le consolait de sa solitude intellectuelle, à Bruxelles.

laire sur ce chapitre. Il le faut croire du moins, puisque nous le voyons notamment, dans sa correspondance, remercier Poulet de l’envoi d’un conte plus que grivois de Yoisenon. Mais un jour Malassis eut la malencontreuse idée de joindre à ses derniers livres erotiques quelquesuns des pamphlets politiques qui s’imprimaient alors à Bruxelles, — dont les Propos de Labiénus sans doute, — et qui, prohibés plus sévèrement encore que tout le reste, étaient recherchés alors avec la convoitise particulière qu’excite le fruit défendu. Cette fois, le prudent SainteBeuve s’alarma, et son secrétaire, M. Troubat, fut chargé d’adresser au trop obligeant expéditeur d’amicales remontrances :

Ce 11 janvier 1866.

« Mon cher ami, tout d’abord M. Sainte-Beuve, en vous remerciant beaucoup, vous supplie de ne plus user de la voie du ministère. Le dernier envoi n’a été délivré que sur déclaration exacte du contenu et après ouverture. La seule voie sûre, pour ne pas être ouvert, est celle des ambassades… Dans tous les cas, il vous prie expressément de n’envoyer rien de Rogeard et de ne mêler absolument rien de politique : c’est déjà bien assez des grivoiseries de Voisenon. — Il m’explique à merveille comment ce qu’il a droit de réclamer de la complaisance du ministère, à titre de bibliophile, n’a plus aucun lieu ni aucune justification dès qu’il s’agit de livres politiques auxquels l’entrée du pays est interdite. Tête toute poétique et tout artiste, imprimez-vous bien cela dans l’esprit. »

Baudelaire fait allusion à cet incident, — qui d’ailleurs ne troubla pas l’harmonie des rapports de ses deux amis, — dans sa lettre du 16 février 1866. Baudelaire travaillait toujours, malgré ses soucis et sa santé défaillante. Dans une lettre en date du 23 février 1860, il écrit à M. Julien Lemer (i), qui a accepté d’être son intermédiaire auprès des directeurs de journaux et qui le sera encore bientôt auprès des éditeurs : « J’ai deux autres gros ouvrages commencés. . . C’est une série de nouvelles toutes apparentées entre elles, et un gros monstre traitant de omni re et intitulé mon Cœur mis à nu (2).» L’autre, le troisième ou

(1) Le Livre, 10 mai 1888. Dans cet article, M. Julien Lemer nous fournit une nouvelle preuve de la solitude où vécut Baudelaire, pendant un séjour en Belgique : « Il paraissait si bien vouloir s’entourer de mystère que j’ai pu aller deux fois à Bruxelles, v causer avec Malassis, avec qui il entretenait toujours des relations, sans savoir que Baudelaire y était. »

Nous donnons à l'Appendice X des lettres du Conte Lejosne, relatives, pour partie, aux rapports de Beaudelairc et de M. Julien Lemer.

(2) L’idée comme le titre de ce journal intime furent certainement inspirés à Baudelaire par une marginalia des Contes grotesques. J’emprunte ce texte à la traduction de M. Emile Hennequin :

« LXXX. Si quelque bomme ambitieux veut révolutionner d’un coup le monde entier de la pensée humaine, de l’opinion et du sentiment humains, voici ce qui lui en donne le pouvoir. La route à une gloire impérissable est ouverte droite et sans encombre devant lui. Il n’a qu’à écrire et publier un très petit livre. Son titre sera simple, quelques mots sans prétention : Mon cœur mis à nu. Mais ce petit livre doit tenir toutes ses promesses. »

On sait que Baudelaire a laissé un autre journal intime : Fusées, qui, lui, remonte à 1867 environ.

Ces deux journaux, que Poulet-Malassis a gardés, avec vragc, c’est, on le devine, le livre sur la Belgique dont il amoncelle les notes. Malheureusement l’énergie lui manque pour mettre en œuvre tous ces matériaux confus. D’ailleurs ce livre-là, qui renfermera une si âpre satire des mœurs et des habitants du pays, ne saurait paraître tant que son auteur résidera à Bruxelles fi).


un soin jaloux, jusqu’à sa mort, mais avec l’intention de les publier tôt ou tard, ne sont, à première vue, que des suites de notes prises, au jour le jour, sur des feuilles volantes, et qui n’ont d’autres liens entre elles que le titre du recueil auquel l’auteur les destinait. Mais, quand on y regarde de plus près, ces notes si courtes et si rapides ne constituent rien moins que le résumé de la vie intellectuelle et morale de Baudelaire.

Le pauvre poète est tout entier dans ces journaux intimes, avec ses théories religieuses et politiques, morales et littéraires, avec ses sympathies et ses haines, et surtout avec le témoignage explicite de ses faiblesses et de sa douleur. Aucun commentaire ne saurait prouver plus éloquemment la sincérité des Fleurs du mal.

(1) À la même date ou àpeuprès (3o octobre 1864), Baudelaire prie Poulet-Malassis de lui confier la traduction du Salyricon, et un travail critique sur Laclos. — Ce dernier travail reçut un commencement d’exécution : M. Ed. Champion a publié des Notes inédites de Charles Baudelaire à la suite d’un manuscrit également inédit de Laclos : De l’Education des Femmes (Paris, Librairie Léon Yanier, A. Messein, successeur, iqo3).

M. Frédérix, dans le feuilleton de Ylndépendance auquel nous avons déjà emprunté une citation, rapporte : « Dans les derniers jours de mars 1866, on nous dit que Baudelaire était très malade à l’hôtel du Grand Miroir, rue de la Montagne. En effet, il était couché sur son lit, Aussi le voit-on soucieux surtout du succès des négociations engagées à Paris pour une édition de ses œuvres complètes. Dans leur réussite, il trouverait enfin, pense-t-il, la tranquillité d’esprit nécessaire pour la prompte mise au point de ses travaux en cours. Mais les pourparlers traînent en langueur ; sa patience menace de s’épuiser, le découragement manque le gagner ; ses nerfs s’affolent au moindre retard que subit une réponse escomptée i .

Ridentem ferlent ruinœ 2). Il refuse pourtant de s’avouer inférieur à sa fortune. Il bande sa volonté, l’acharné au combat, cherche dans une action permanente des preuves et le ressort de sa vitalité : Janin, dans son feuilleton de l’Indépendance, a insulté Heine et Byron ; il vengera, dans un article terrible, les poètes douloureux (3). L’auteur d’Olympia se plaint des


tout habillé et très accablé, relisant, dans une petite édition bien reliée, les Liaisons dangereuses, dont il avait encore la force de dire la beauté cruelle, la tranquille audace. C’est le dernier livre sans doute qu’il ait tenu en ses mains. »

(1) M. Lemer ayant gardé le silence pendant 48 heures, Baudelaire lui écrit aussitôt que, ne voyant rien venir, il s’était figuré qu’aucun livre de lui n’était plus vendable et que par conséquent il devenait désormais inutile de finir le Spleen de Paris et la Belgique (juillet i865).

(2) C’est la devise que Baudelaire avait écrite sur la photographie reproduite en tétc de cet ouvrage.

(3) Le feuilleton de Y Indépendance, signé Eraste, est du ti février i8G5. Baudelaire y répondit par une lettre écrite sous le coup de l’indignation. Puis il pensa qu’à un outrages dont on l’accable ; il trouve la force, — bien qu’il s’avoue, dans le même billet, « incapable de finir Pauvre Belgique, affaibli et mort » (i), malgré son peu de sa mpathie pour l’école réaliste, — d’exhorter Manet au nom de tous les artistes bafoués et méconnus… De la volonté, il veut en avoir, il en aura, pour lui et pour ses amis.

Ceux-ci, inquiets cependant des mauvais bruits qui courent sur sa santé, le pressent de rentrer en France. C’est mal le connaître et mal le servir. Il écrit à Ancelle :

« Je souffre et je m’ennuie, et cependant j’aurais beaucoup d’argent que je ne partirais pas. Je suis en pénitence et j’y resterai, jusqu’à ce que les causes de la pénitence disparaissent. Il s’agit non seulement d’argent, mais de livres à finir, et de livres à vendre, qui m’assurent en France une tranquillité de quelques mois… »

Vainement À sselineau insiste, et Gautier, et Manet, et bientôt Sainte-Beuve qui allègue l’utile influence que son ami pourrait exercer sur les « jeunes » dont il semble en passe d’être réclamé pour chef (2). Le siège de

article il était préférable de répondre par un article, et en fixa le projet. La lettre et le projet d’article ont été trouvés dans ses papiers.

(1) 11 mai i865. Voir aussi la lettre à Thoré, sans date (1 865-66 sans doute).

(2) Dans une lettre en date du 5 janvier i865 (Correspondance, t. II, p. 48i), Sainte-Beuve avait signalé à Baudelaire un article paru à Y Art, où on l’avait fort bien traité, et il avait conclu, après avoir rendu justice aux bonnes intentions des jeunes gens qui rédigeaient ce nouveau journal, tout en déplorant leur inexpérience : « Ce qui Baudelaire est fait. « Je ne veux rentrer en France que glorieuse nient, et certains devoirs accomplis… » Même il n’hésite pas à demander une nouvelle petite avance à M. Ancelle, pour explorer les provinces belges et compléter son chapitre sur les beaux-arts. « J’ai honte de me servir de votre billet ; mais la littérature doit passer avant tout, avant mon plaisir, avant ma mère, a

Pourtant sa tendresse, sa reconnaissance filiales, n’ont jamais été plus expansives. Nous n’avons point, par malheur, les lettres de M mc Aupick ; mais, en écrivant à M. Ancelle, il y fait de fréquentes allusions :

« Ma mère m’a écrit une lettre charmante et pleine de sagesse. Quelle patience ! Et quelle confiance en moi ! Savez-vous qu’elle a été malade et subitement restaurée ? Par bonheur pour moi, j’ai su les deux nouvelles, la bonne et la mauvaise, à la fois ! » (i5 février i865.)

» Ah ! mon cher ami, j’ai quelquefois le cerveau plein de

manque à tous les nouveaux venus, c’est la tradition, une tradition relative, un corps d’armée auquel ils se rejoignent même en faisant leurs caravanes de jeunesse et leurs aventures. Si vous étiez ici, vous deviendriez, bon gré mal gré, une autorité, un oracle, un poète consultant. »

Baudelaire écrit à ce sujet à M. Troubat (5 mars 18G6) : « Ces jeunes gens ne manquent certes pas de talent, mais que de folies, que d’inexactitudes ! Quelles exagérations ! Quel manque de précision ! Pour dire la vérité, ils me font une peur de chien. Je n’aime rien tant que d’être seul. »

Il n’est pas sans intérêt de remarquer que le « jeune » qui avait consacré trois numéros de Y Art à la critique des Fleurs du mal, s’appelait Verlaine. noir. Conserverai-je ma mère aussi longtemps que vous avez conservé la vôtre ? (2 5 octobre i865.) — Ma mère m’écrit de temps en temps des lettres courtes, et où je trouve un ton de tristesse (je n’ose pas dire d’affaiblissement) qui m’inquiète. Que savez-vous de sa santé ? Car il se pourrait que, par crainte de me tourmenter, elle me cachât quelque chose, » (i3 octobre i865.)

Ce qu’elle lui cache pour ne pas l’affliger, ce sont les inquiétudes et le chagrin qu’il lui donne. Mais quand M. Ancelle fait à son pupille quelques avances, c’est toujours avec le consentement tacite de M mo Aupick, qui a soin de lui recommander le secret, de peur que son fils n’abuse de son indulgence. Ces avances sont du reste indispensables. Le petit revenu qui reste au poète ne suffit même pas à couvrir ses dépenses d’hôtel. Lisez plutôt ce terrible aveu :

(( 11 y a une foule de dépenses, en dehors de l’hôtel, auxquelles je ne peux satisfaire depuis deux mois sans des ruses ridicules : tabac, papier, timbres-poste, raccommodage, etc. Par exemple, le rêve de posséder du vin de quinquina est devenu dans mon cerveau aussi obsédant que l’idée d’une baignoire pleine d’eau dans l’imagination d’un galeux. » (8 février 1865").

Baudelaire s’évada pourtant de Bruxelles, quelques jours, au commencement de l’été de i865, pour aller embrasser sa mère à ïlonfleur. À Paris, il se rencontra avec M. Lemer et M. Garnie r, l’éditeur. Il déposa un billet chez « l’oncle Beuve ». Il vit aussi Asselineau :

« Malgré les bruits alarmants sur sa santé, qui avaient déjà couru, je ne le trouvai point changé. Peut-être un peu grossi, ou plutôt alourdi, ce qui pouvait être l’effet du régime du pays, il avait du reste bonne prestance ; il était gai et jaseur. L’œil < ?tait clair et la parole libre et sonore. 11 accusa pourtant quelques dérangements au commencement de la saison : étourdissements, douleurs de tête ; mais comme il ne parlait qu’au passé et que, d’ailleurs, il me parut en bon point, je le crus guéri, et je mis les alarmes sur le compte des pessimistes. Nous passâmes toute une demi-journée ensemble avec Théodore de Banville, son plus ancien ami. » (Vie de Baudelaire.)

Ce jour, conclut Asselineau, est le dernier où les amis de Baudelaire l’aient possédé tout entier.

M me Aupick avait confessé son fils, puis, spontanément, elle lui avait offert de payer sa dette la plus pressante (i). Baudelaire reprit, sitôt de retour à Bruxelles, les négociations entamées avec les éditeurs.

Pressentis pour une vente « ferme » , ceux-ci avaient refusé. Baudelaire, fort judicieusement, accepta le principe d’une rémunération proportionnelle au nombre d’exemplaires vendus :

« Personne ne consentirait à me donner une somme assez forte pour l’exploitation, pendant toute ma vie et les trente ans qui suivront ma mort, de ces cinq volumes. Puisque je n’ai aucune fortune, il faut que mes livres me fassent une petite rente, et j’aimerais mieux, croyant franchement au succès, recevoir une série indéterminée de petites sommes. »

Cette concession ne suffit pas pourtant. Alors le poète admet de diviser ses œuvres pour en placer les tomes chez divers libraires :

« Il me faut un éditeur pour la collection de mes articles variétés, trois volumes, un éditeur pour les Fleurs du mal très augmentées, et le Spleen de Paris (poèmes en prose) (je fais les dernières pages), deux volumes, et un éditeur pour la Belgique déshabillée, un volume. »

(i) Lettre à Ancelle, 8 juillet i8G5. Mais, de quelque façon qu’il leur présente l’affaire, ou la leur fasse présenter, — Sainte-Beuve et son secrétaire, fidqs Troubates, comme l’appelle Baudelaire, se sont entremis (1), les éditeurs n’en veulent pas, ou font des propositions inacceptables. Baudelaire montre un étonnement légitime de leur aveuglement, et il énumère les raisons qui auraient dû leur donner plus de confiance dans les avantages du marché qu’il propose :

« — Les Paradis ont eu un très grand succès littéraire. Peu de livres ont obtenu autant de comptes-rendus. La dégringolade de Malassis, seule, a empêché la diffusion et le succès d’argent. Les Contemporains sont absolument inconnus. Plusieurs fragments ont paru, mais dans des journaux inconnus, arcld-ignorés. — Les Fleurs du mal, livre oublié ! Ceci est trop bête. On les demande toujours. On commencera peut-être à les comprendre dans quelques années. » (Janvier 1866.)

Lassé, exaspéré de ces démarches qui devaient durer près de deux années, le poète entre en défiance, sinon de son talent, du moins de la fortune et de sa personne.

Il y a un an déjà que, cédant à son douloureux

(1) « Mon cher Troubat, je suis, je vous l’assure, très sensible à la preuve d’amitié que vous me donnez ce matin. Vous savez que je ne suis pas un enfant gâté de la vie. » (19 février 1866.)

Dans le même billet, Baudelaire écrit : u Je suis assez content de mon Spleen. En somme, c’est encore les Fleurs du mal, mais avec beaucoup plus de liberté de détail et de raillerie. » Mais, le 5 mars suivant il conclut un peu différemment : « Ah î ce Spleen, quelles colères et quel labeur il m’a causés ! Et je reste mécontent de certaines parties. » besoin de sincérité, il a livré le secret de sa détresse morale à M. Ancelle, dans cet aveu précieux :

« Je reçois de fort loin, et de gens que je ne connais, des témoignages de sympathie qui me touchent beaucoup, mais qui ne me consolent pas de ma détestable misère, de mon humiliante situation et surtout de mes vices. » (Lettre du 8 février i865.)

Baudelaire se calomnie. La paresse, dont il s’accuse parfois dans ses lettres, avait une très valable excuse dans les empêchements de la maladie ; mais sa conscience avait toujours eu de ces retours de sévérité. Maintenant, elle était d’une exigence étrange. L’idéal du dandysme s’était évanoui, l’âge et la pauvreté aidant ; il réprouvait toute ambition mondaine comme frivole ; l’admiration d’autrui ne lui semblait plus enviable. Mais un idéal nouveau, plus inaccessible encore, la perfection morale, l’attirait. Ses journaux intimes, où l’on peut suivre les phases de sa conversion, attestent quels efforts désespérés le poète tenta pour réformer ses goûts et sa vie :

« À chaque minute, nous sommes écrasés par l’idée et la sensation du temps. Et il n’y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar, pour l’oublier : le plaisir et le travail. Le plaisir nous use, le travail nous fortifie. Choisissons. Après une débauche, on se sent toujours plus seul, plus abandonné. — Que de pressentiments et de signes envoyés déjà par Dieu, qu’il esl grandement temps d’agir, de considérer la minute présente comme la plus importante des minutes, et de faire une perpétuelle volupté de mon tourment ordinaire) c’est-à-dire du travail ! — Sans la chanté, je ne suis qu’une cymbale retentissante. —Mes humilia tions ont été des grâces de Dieu. — Ma phase d’égoïsmc est-elle finie ?… » Et cette sentence, répétée sous plusieurs formes, résume le sentiment suprême du poète : « Il n’y a qu’une chose importante, être un héros et un saint pour soi même. »

Ainsi, plus la force de volonté, nécessaire au succès des grandes résolutions, diminuait chez le pauvre poète, plus son aspiration aux sommets sublimes de l’a me et de la vie devenait impérieuse.

En même temps, et par une conséquence toute lo gique, son horreur de toute médiocrité s’exaspérait. Ses convictions politiques et littéraires n’ont jamais été plus tranchées, plus exclusives ; elles ne sont jamais exprimées avec une plus violente franchise que dans lefactum à Jules Janin, les Journaux intimes, ou encore cette lettre du 1 8 février 1866 :


« Et vous avez été assez enfant pour aller écouter ce petit bêta de Deschanel ! professeur pour demoiselles ! démocrate qui ne croit pas aux miracles, et ne croit qu’au bon sens ! parfait représentant de la petite littérature I petit vulgarisateur de choses vulgaires ! etc., etc. Et vous avez été assez enfant pour oublier que la France a horreur de la poésie, de la vraie poésie ; qu’elle n’aime que les saligauds comme Béranger et de Musset ; que quiconque s’applique à mettre l’orthographe passe pour un homme sans cœur (ce qui est d’ailleurs assez logique puisque la passion s’exprime toujours mal) ; enfin, qu’une poésie profonde, mais compliquée, amère, froidement diabolique en apparence, était moins faite que toute autre pour la frivolité éternelle.. . !

» Et, à propos ! Qu’est-ce que c’est donc que la poésie fantaisiste ? Je ne pourrai jamais le deviner. Je défie de l’expliquer, comme je défie un journaliste ou un professeur quelconque d’expliquer le sens d’un seul des mois dont il se sert. Il y a donc une poésie qui ne l’est pas. Qu’est-ce que c’est que celle-là, qui n’est pas basée sur la fantaisie de l’artiste, du poète, c’est-à-dire sur sa manière de sentir ?

» À propos du sentiment, du cœur, et autres saloperies fémimines, souvenez-vous du mot profond de Leconte de Lisle. « Tous les élégiaques sont des canailles. »

» Assez, n’est-ce pas ! Et vous me pardonnez ma diatribe. Ne me privez pas du seul ami à qui je puisse dire des injures. Mais comprend-on une pareille idée ? Aller à une conférence de Deschanel !

» Vos lignes sur ce joli pédant m’ont mis en fureur. Songez donc qu’en général, l’erreur me cause des crises nerveuses, excepté quand je cultive volontairement la sottise, comme j’ai fait, pendant vingt ans, pour le Siècle, pour en extraire la quintessence.

» Excepté Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Mérimée, de Vigny, Flaubert, Banville, Gautier, Leconte de Lisle, toute la racaille moderne me fait horreur, vos académiciens, horreur, vos libéraux, horreur, la vertu, horreur, le vice, horreur, le style coulant, horreur, le progrès, horreur. Ne me parlez jamais des diseurs de riens. »