Charles Baudelaire, étude biographique/VIII

Étude biographique d’
Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein Succr (p. 114-127).
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VIII



Le succès des Fleurs du mal valut à Baudelaire une récompense qui, pour tout autre, eût été douce entre les plus douces : l’amour d’une femme qu’il pouvait aimer.

Mme  Sabatier, — il n’y a point lieu de garder ici l’anonyme à l’héroïne de ce roman, qui, par sa vie, s’était mise ouvertement en marge de la stricte société, et que d’autres, d’ailleurs, ont nommée avant nous, — réunissait en elle tout ce qu’il faut pour attirer et retenir l’homme le plus raffiné. Les mémoires contemporains nous ont souvent entretenus du salon artistique de la rue Frochot et de sa charmante hôtesse [1]. Encore qu’elle ne réalisât pas cet idéal complexe, mêlé de tristesse et de mystère que le poète des Fleurs a exalté dans Fusées (XVI), Mme  Sabatier était d’une beauté rare et splendide, qu’attestent assez la Femme piquée par un serpent, de Clésinger, et la Femme au chien, de Ricard. À sa table s’asseyaient tous les dimanches l’élite des artistes et des écrivains, Préault, Dumas père, Feydeau, Gautier, Meissonnier, Musset, Clésinger, Flaubert, Bouilhet, Maxime du Camp, d’autres encore. Avec de tels partenaires, on le devine aisément, la conversation prenait parfois un tour quelque peu paradoxal, voire subversif. Mais la Présidente, — ainsi l’avaient baptisée ses amis qui tous eux-mêmes, à l’instar des habitués de l’hôtel de Rambouillet, s’étaient affublés de surnoms familiers ou grandiloquents, — possédait à fond l’art exquis de concilier les plus grandes libertés avec le bon ton. Enfin elle joignait à une bonté très réelle une intelligence naturellement vive et qu’avait encore affinée le milieu où elle vivait.

À la comparer à Jeanne Duval, on ne s’étonnera pas si Mme  Sabatier fit une vive impression sur Baudelaire ni si elle bénéficia du contraste. La Vénus noire et la Présidente, le Démon et l’Ange, la Chair et l’Esprit, le Vampire et l’idéale Amie [2], voilà les deux pôles du Baudelaire amoureux et même, plus généralement, de Baudelaire tout court. Il m’en coûte fort, en ce moment, d’avoir à me souvenir du cadre strict de cette étude : à tenter d’analyser par le fin ce roman qui faillit si brutalement à ses promesses, on aurait chance de découvrir l’âme vraie d’un des hommes les plus captivants et les plus déconcertants des temps modernes.

Le lecteur trouvera dans les Lettres le texte complet des billets que Baudelaire adressa à Mme  Sabatier [3], et qu’accompagnait régulièrement l’envoi d’une pièce de vers [4]. Il est difficile d’en concevoir de plus respectueux, de plus idolâtres, de plus touchants, et, disons-le, de plus naïfs. Baudelaire y montre les timidités d’un collégien et les mystiques enivrements du catéchumène qui entrevoit la vraie foi. Qu’a-t-il fait de ses préventions contre la femme et contre l’amour ? Il a si peur d’effaroucher son idole ou de lui paraître ridicule qu’il déguise son écriture ; il ne demande rien, n’espère rien ; il se défend de vouloir troubler la vie d’une femme « qui a ses affections placées et peut-être ses devoirs ». Mieux : ayant rencontré « l’ami » de Mme  Sabatier, il se déclare heureux de le trouver « aimable et digne de plaire ! » Nous voici loin du fameux :

Maudit soit à jamais le rêveur inutile…

Ce n’est pas seulement la beauté de son idéale maîtresse qu’il exalte, c’est sa vertu. Ce n’est pas seulement à ses « yeux pleins de lumières » qu’il demande de le conduire et de le garder « dans la route du Beau », mais aussi à ses prières ! Vous souvenez-vous qu’il s’étonnait très fort, jadis, que les églises ne fussent pas interdites aux femmes ?… Cet envoi de billets anonymes dure cinq années, de 1852 à 1857 ; le poète semble s’abandonner avec ivresse au souffle de son spiritualisme amoureux ; il a atteint les plus hauts sommets de la mysticité : Mme  Sabatier est vraiment devenue sa Laure et sa Béatrice, sa Muse et son bon Ange, sa conscience et sa Sainte. Lisez plutôt :

« … Vous êtes pour moi non seulement la plus attrayante des femmes, de toutes les femmes, mais encore la plus chère et la plus précieuse des superstitions… » (8 mai 1854.)

» … Vous avez été, sans aucun doute, tellement abreuvée, saturée de flatteries, qu’une seule chose peut vous flatter désormais, c’est d’apprendre que vous faites le bien, même sans le savoir, même en dormant, simplement en vivant… » (7 décembre (1854.)

» … Quand je fais quelque grande sottise, je me dis : mon Dieu ! si elle le savait ! quand je fais quelque chose de bien, je me dis : voilà qui me rapproche d’elle en esprit… » (18 août 1857.)

Et souvenez-vous encore de tant de vers d’adoration. de reconnaissance, de joie et de délivrance, — je choisis :

Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille

Entre en société de l’idéal songeur,

Par l’opération d’un mystère vengeur

Dans la brute assoupie un Ange se réveille (i).

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,

David mourant aurait demandé la santé

Aux émanations de ton corps enchanté ;

Mais de toi je n’implore, Ange, que tes prières,

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières (2).

Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges, Rien ne vaut la douceur de son autorité ; Sa chair spirituelle a le parfum des Anges, Et son œil nous revêt d’un habit de clarté (3).


Il eût fallu vraiment que M mc Sabatier n’eût ni cœur, ni esprit pour ne pas s’émouvoir d’un culte qui la célébrait avec tant de constance et si magnifiquement. Comment Baudelaire fut invité à lever le masque, il nous l’apprend lui-même :

« Ah ! le petit monstre ! elle m’a glacé, un jour que, nou s étant rencontrés, elle partit d’un grand éclat de rire à ma face, et me dit : Etes-vous toujours amoureux de ma sœur et lui écrivez-vous toujours de superbes lettres"} » (18 août 1857.}

Baudelaire n’avait jamais cessé de fréquenter au salon de la rue Frochot, et ce serait faire injure à la

(1) V ’Aube spirituelle .

(2) Réversibilité.

(3) Que diras-tu ce soir, pauvre drue solitaire ? perspicacité féminine que de supposer que son cher secret n’avait pas été, dès longtemps, pénétré.

Le billet du 18 août 1807, auquel nous avons fait deux emprunts déjà, mandait encore (il s’agissait du procès des Fleurs du mal, et faisant allusion aux récentes poursuites dont Madame Bovary avait été l’objet) : « Flaubert avait pour lui l’Impératrice, il me manque une femme. » Nous ne savons si M me Sabatier tenta ou fit tenter aucune démarche auprès des juges dont Baudelaire lui envoyait les noms. En revanche, il est certain qu’elle lui marqua, presque aussitôt, l’intérêt le plus direct, car la lettre du 3i août nous place en face du fait accompli.

Hélas ! Baudelaire s’était cruellement mépris sur la puissance d’illusion qu’il lui restait en amour ; la réalité d’un joui avait suffi pour anéantir les rêves de cinq années ; à devenir femme pour lui, l’ange avait perdu ses ailes…

Vainement M ,n0 Sabatier tente de s’abuser ellemême par les protestations de la plus ardente passion :

« Aujourd’hui je suis plus calme. L’influence de notre soirée de jeudi se fait mieux sentir. Je peux te dire, sans que tu me taxes d’exagération, que je suis la plus heureuse des femmes, que jamais je n’ai mieux senti que je t’aime, que je ne t’ai jamais vu plus beau, plus adorable, mon divin ami, tout simplement. Tu peux faire la roue, si ceci te flatte, mais ne va pas te regarder ; car, quoi que tu fasses, tu n’arriveras jamais à te donner l’expression que je t’ai vue une seconde. Maintenant, quoi qu’il arrive, je te verrai toujours ainsi, c’est le Charles que j’aime ; tu pourras impunément serrer tes lèvres et rapprocher tes sourcils sans que j’en prenne souci, je fermerai les yeux et je verrai l’autre… » (Réponse à la lettre du 18 août 67).
Madame Sabatier, d’après Ricard
Madame Sabatier, d’après Ricard


MADAME SABATIER, D’APRÈS RICARD
(La femme au Chien)

Le désenchantement de son amant s’avère complet. Témoin, si l’on veut lire entre les lignes, cette lettre que je donne presque en entier, parce qu’on y trouve des aveux qu’aucun commentaire n’oserait souligner, et parce qu’elle constitue un document des plus significatifs sur l’homme intime :

3i août 1857.

« J’ai détruit le torrent d’enfantillages amassé sur ma table. Je ne l’ai pas trouvé assez grave pour vous, chère bien-aimée. Je reprends vos deux lettres, et j’y fais une nouvelle réponse.

» Il me faut, pour cela, un peu de courage, car j’ai abominablement mal aux nerfs, à en crier, et je me suis réveillé avec j l’inexplicable malaise moral que j’ai emporté hier soir de chez vous.

«… Manque absolu de pudeur…

» C’est pour cela que tu m’es encore plus chère.

« — Il me semble que je suis à toi depuis le premier jour ou je t’ai vu. Tu en feras ce que tu voudras, mais je suis à toi de corps, d’esprit et de cœur. »

» Je t’engage à bien cacher cette lettre, malheureuse ! Sais-tu réellement ce que tu dis ? Il y a des gens pour mettre en prison ceux qui ne payent pas leurs lettres de change ; mais les serments de l’amitié et de l’amour, personne n’en punit la violation.

» Aussi je t’ai dit hier : vous m’oublierez, vous me trahirez ; celui qui vous amuse vous ennuiera. Et j’ajoute aujourd’hui : celui-là seul souffrira qui, comme un imbécile, prend au sérieux les choses de l’âme. Vous voyez, ma belle chérie, que j’ai d’odieux préjugés à l’endroit des femmes. Bref, je n’ai pas la foi ; vous avez l’âme belle, mais, en somme, c’est une âme féminine.

Voyez comme en peu de jours notre situation a été bouleversée. D’abord nous sommes tous les deux possédés de la peur d’aflliger un honnête homme qui a le bonheur d’être toujours amoureux. Ensuite nous avons peur de notre propre orage, parce que nous savons (moi surtout) qu’il y a des nœuds difficiles à délier.

» Et enfin, enfin, il y a quelques jours tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, ce qui est si inviolable. Te voilà femme maintenant. Et si, par malheur pour moi, j’acquiers le droit d’être jaloux ! Ah ! quelle horreur, seulement d’y penser ! Mais avec une personne telle que vous, dont les yeux sont pleins de sourires et de grâces pour tout le monde, on doit souffrir le martyre !

» La seconde lettre porte un cachet d’une solennité qui me plairait, si j’étais bien sûr que vous la comprenez : Never meet or never part ! Cela veut dire positivement qu’il vaudrait bien mieux ne s’être jamais connu, mais que, quand on s’est connu, on ne doit pas se quitter : sur une lettre d’adieux, ce cachet serait très plaisant.

» Enfin, arrive ce qui pourra ! je suis un peu fataliste ; mais ce que je sais bien, c’est que j’ai horreur de la passion, — parce que je la connais, avec toutes ses ignominies. Et voilà que l’image bien-aimée, qui dominait toutes les aventures de la vie, devient trop séduisante.

» Je n’ose pas trop relire cette lettre ; je serais peut-être obligé de la modifier ; car je crains bien de vous affliger. Il me semble que j’ai dû laisser percer quelque chose de la vilaine partie de mon caractère.

» Adieu, chère bien-aimée. Je vous en veux un peu d’être trop charmante. Songez donc que, quand j’emporte le parfum de vos bras et de vos cheveux, j’emporte aussi le désir d’y revenir. Et alors, quelle insupportable obsession !

» Charles (i). »

(i) La correspondance de Baudelaire avec Jeanne Duval ayant été détruite (un seul billet dans les Lettres, 17 décembre 1859), on ne connaît de lettres d’amour signées de son nom que les billets à M me Sabatier et une lettre à M mo Marie X.,. publiée dans le Journal par M. Jules Claretie (Recueillie par les Lettres). Il a dû en coûter au poète d’écrire à une maîtresse delà veille cette lettre d’une si cruelle franchise, et qui devait frapper de mort toutes ses espérances de bon L’aventure dont ce dernier billet semble l’épilogue, — et sur laquelle il nous renseigne seul, — est fort banale : Baudelaire avait rencontré M" lc Marie X., un modèle, chez un artiste de ses amis. Un jour, il lui avoua qu’il l’aimait. Elle lui répondit que son cœur était pris et s’abstint de le revoir.

Mais en revanche la lettre, outre que la forme en est fort belle, nous fournit de précieuses indications sur les tendances spiritualistes et les illusions avides que Baudelaire apportait dans l’amour, et par là, elle corrobore le témoignage des billets à M me Sabatier. Ici et là, c’est d’ailleurs, non seulement les mêmes sentiments, mais aussi le même ton et par endroits même, les mêmes termes : « Pour vous, Marie, je serai fort et grand. Gomme Pétrarque j’immortaliserai ma Laure. Soyez mon ange gardien, ma Muse et ma Madone, et conduisez-moi dans la route du Beau. » Toutefois il faut signaler, dans la lettre à Marie X., un mot dont la brutalité traduit de façon particulièrement nette, et en dépit de la forme négative de la phrase, l’horreur dégoûtée que Baudelaire, hors auprès de sa Vénus noire, avait vouée aux choses de la chair : « Soyez tranquille, vous êtes pour moi un objet de culte, et il m’est impossible de vous souiller ; je vous verrai toujours aussi radieuse qu’avant. » Rarement aussi le mysticisme religieux que Baudelaire apporta dans l’amour, ne s’est aussi franchement accusé que dans cette déclaration : « Je vous aime, Marie, c’est indéniable ; mais l’amour que je ressens pour vous, c’est celui du chrétien pour son Dieu ; aussi, ne donnez jamais un nom terrestre, et si souvent honteux, à ce culte incorporel et mystérieux, à cette suave et ebaste attraction qui unit mon âme à la vôtre, en dépit de votre volonté. Ce serait un sacrilège… » heur. Comme il fallait qu’il y (Vit poussé par ce besoin de sincérité à outrance où il faut reconnaître un instinct de loyauté el de noblesse ! Mais quelle douleur pour lui-même que cette faculté d’analyser les sentiment si compliqués qui se disputaient son âme. Dans le passage où il parle de son horreur de la passion, dont il connaît toutes les ignominies, on entrevoit le perpétuel combat qui tortura la vie du poète de Spleen el Idéal.

Aucun reproche dans la réponse de la maîtresse, mais une plainte désolée, qui alterne avec la réflexion que lui suggère l’étrange conduite de son amant :

« Tenez, cher, voulez-vous que je vous dise ma pensée, pensée cruelle et qui me fait bien du mal ? C’est que vous ne m’aimez pas. De là viennent ces craintes, cette hésitation à contracter une liaison qui, dans de semblables conditions, deviendrait une source d’ennuis pour vous, et un supplice continuel pour moi. N’en ai-je pas la preuve dans une phrase de votre lettre ? Elle est tellement explicite qu’elle me glace le sang. — Bref, je n’ai pas la foi. — Vous n’avez pas la foi ! mais alors l’amour vous manque. Que dire à cela ? N’est-ce pas la clarté même ? mon Dieu ! que cette idée me fait souffrir et que je voudrais pleurer sur ton sein ! Il me semble que cela me soulagerait. Quoi qu’il en soit, je ne changerai rien à notre rencontre de demain. Je veux vous voir, ne fût-ce que pour m’essayer à mon rôle d’amie. Ah ! pourquoi avez —vous cherché à me revoir ?

» Votre bien malheureuse amie. »

Dans les conditions désastreuses qu’il avouait luimême, l’amour de Baudelaire ne pouvait qu’allei en s’affaiblissant. On en suit la décroissance fatale et rapide dans les billets suivants de sa maîtresse. Je les choisis entre beaucoup d’autres, parce qu’ils marquent d’une façon bien caractéristique les moments principaux d’une crise qui ne pouvait avoir pour dénouement qu’une rupture plus ou moins prompte. Après quelques capricieux retours, la pauvre femme écrit à son amant, qui la fuit de plus en plus :

« Quelle comédie ou plutôt quel drame jouons-nous ? Car mon esprit ne sait quelles conjectures faire, et je ne vous cacherai pas que je suis très inquiète. Votre conduite est tellement étrange, depuis quelques jours, que je n’y comprends plus rien. C’est trop de subtilité pour une lourdaude de ma trempe. Eclairez-moi, mon ami, je ne demande qu’à comprendre. Quel mortel froid a soufflé sur cette belle flamme ? Est-ce simplement l’effet de sages réflexions ? Gela vient un peu tard. Hélas 1 n’estce pas ma très grande faute ? Je devais être grave et réfléchie, quand vous vîntes à moi. Mais que voulez-vous ? Quand la bouche tremble et que le cœur bat, les saines pensées s’envolent…

» Votre lettre m’arrive. Inutile de vous dire que je m’attendais à ce qu’elle me dit. Ainsi, nous n’aurons que le plaisir de vous posséder quelques instants ! C’est très bien, comme il vous plaira. Je n’ai pas l’habitude de trouver mauvais ce que font mes amis. Il paraît que vous avez une peur terrible de vous trouver en lête-à-tète avec moi. Ce serait pourtant si nécessaire ! Vous en ferez ce que vous voudrez. Quand ce caprice sera passé, écrivez-moi ou venez. Je suis indulgente, et je vous pardonnerai le mal que vous me faites.

» Je ne résiste pas au désir de vous dire quelques mots au sujet de notre brouille. Je m’étais cependant dicté une conduite pleine de dignité, et il ne s’est pas écoulé une journée entière que déjà la force manque à mon cœur, et cependant, Charles, ma colère était bien légitime. Que dois-je penser quand je te vois fuir mes caresses, si ce n’est que tu penses à l’autre, dont l’âme et la face noires viennent se placer entre nous ? Enfin, je me sens humiliée et abaissée. Sans le respect que j’ai pour moi, je te dirais des injures. Je voudrais te voir souffrir. C’est que la jalousie me brûle, el qu’il n’est pas de raisonnement possible dans de semblables moments. Ali ! clier ami, je soubaite que vous n’en souffriez jamais. Quelle nuit j’ai passée, et combien j’ai maudit cet amour cruel !

» Je vous ai attendu toute la journée… Dans le cas où le caprice vous pousserait demain vers la maison, je dois vous prévenir que je ne serai jamais chez moi que d’une beure à trois, ou, le soir, de huit jusqu’à minuit.

» Bonjour, mon Charles. Comment se comporte ce qui vous reste de cœur ? Le mien est plus tranquille. Je le raisonne fortement afin de ne pas trop vous ennuyer de ses faiblesses. Vous verrez ! Je saurai le contraindre à descendre à la température que vous avez rêvée. Je souffrirai très certainement, mais, pour vous plaire, je me résignerai à supporter toutes les douleurs possibles.

C’est à cette abnégation courageuse qu’après tant de traverses, tant d’alternatives de chagrin et de joie, d’attendrissement et de colère, le cœur de la pauvre femme s’arrêta enfin pour y trouver un peu de calme et de sérénité. M me Sabatier accepta d’être une amicale et maternelle conseillère. Témoin ce dernier billet, où elle emprunte le ton dont Asselineau exhortait le poète au travail :

« Etes-vous plus gai, et le drame prend-il tournure ? J’ai peur, très cher, que vous travailliez très peu, et ce serait fâcheux pour le public et malheureusement pour vous, parce que je crois voir, dans le projet que vous m’avez développé, un élément de succès. Je suis persuadée qu’en moins de quinze jours d’un travail un peu suivi, vous en viendriez à bout. Mais, bah ! vous n’en ferez rien. Il faudrait, pour cela, renoncer à l’opium, à toutes les fantaisies qui vous passent par la tète et vous accrochent à chaque pas. Je perds mon temps et ma peine à vous prêcher ; comme, après tout, vous n’en ferez que ce qui vous plaira, je n’ai pas trop de remords de mon petit sermon. Ceci posé, il faut que vous sachiez que, lorsque la fantaisie vous prendra de me voir, vous pourrez venir me dire bonjour. —

Votre amie ».

Il faut ajouter, pour clore ce roman, que Baudelaire continua d’aller rue Frocliot le dimanche jusqu’à son départ pour la Belgique. À travers ses lettres, nous le voyons souvent désireux de gâter son ancienne amie, quêtant pour elle un encrier, un éventail, quelque babiole rare aux éventaires des marchands de curiosités. Un jour il lui écrit : « Je vous embrasse comme un très ancien camarade que j’aimerai toujours. (Le mot camarade est un mensonge, il est trop vulgaire et il n’est pas assez tendre) » (2 mai 1808). Il dit vrai. Un sentiment complexe, où entraient sans doute de la gratitude, de la compassion, et la conscience de ses torts, lui faisait M mo Sabatier particulièrement chère. Pour elle, elle lui garda toujours un coin dans son cœur : quand on le ramènera de Bruxelles, mourant et paralysé, M me Sabatier sera, à la maison de la rue du Dôme, parmi ses visiteuses les plus empressées et les plus assidues.


  1. V. notamment le Journal des Goncourt, passim.

    Théophile Gautier, par Ernest Feydeau. L’auteur s’est particulièrement étendu sur les paradoxes outrés dont Baudelaire s’appliquait à étonner les familiers de la rue Frochot, et il ne se montre pas indulgent pour notre poète. Mais il faut se souvenir, pour apprécier sainement ce témoignage, du jugement que Baudelaire, de son côté, a porté sur Feydeau dans ses Lettres, et de l’animosité que déguisait mal leur camaraderie.

    V. encore la Vie amoureuse de Charles Baudelaire, par M. Féli Gautier (Mercure de France, janvier 1903), et le Second rang du collier, de Mme  Judith Gautier, qui a connu beaucoup « la Présidente » et nous la restitue en quelques pages pittoresques. J’emprunte à Mme  Judith Gautier ce joli portrait :

    « La Présidente arrivait du fond de l’appartement et s’annonçait par une roulade, qui s’achevait en un rire perlé.

    » Trois grâces rayonnaient d’elle au premier aspect : beauté, bonté et joie.

    » Elle s’appelait Aglaé et aussi Apollonie, et c’est à elle qu’est adressé le poème d’Emaux et Camées :

    J’aime ton nom d’Apollonie,
    Écho grec du sacré vallon,
    Qui, dans sa robuste harmonie,
    Te baptise sœur d’Apollon…

    « Elle était assez grande et de belles proportions, avec des attaches très fines et des mains charmantes. Ses cheveux, très soyeux, d’un châtain doré, s’arrangeaient comme d’eux-mêmes en riches ondes semées de reflets. Elle avait le teint clair et uni, les traits réguliers, avec quelque chose de mutin et de spirituel, la bouche petite et rieuse. Son air triomphant mettait autour d’elle comme de la lumière et du bonheur. »

    V. encore dans la notice de Théophile Gautier, (Œuvres complètes, p. 8). le paragraphe : « Près de la fenêtre, la femme au serpent… »

    Le Journal des Goncourt est moins enthousiaste. Nous y lisons, à la date du 11 avril 1864 : « Passé la soirée chez Mme  Sabatier, la fameuse Présidente au merveilleux corps modelé par Clésinger dans sa Bacchante. Une grosse nature avec un entrain trivial, bas, populacier. On pourrait la définir, cette belle femme un peu canaille ; « une vivandière de faunes ».

  2. Baudelaire écrira notamment à Mme  Sabatier, en lui envoyant l’Aube spirituelle : « After a night of pleasure and desolation, all my soul belongs to you. »
  3. Ces billets ont été publiés pour la première fois, partie par M. Maurice Tourneux (le Livre moderne, novembre 91), avec de fort instructifs commentaires ; partie par nous (Journal, 3 mars 1902) ; partie par M. Féli Gautier (Mercure de France, 15 mars 1902).
  4. Le 1er billet contenait Réversibilité ; le 2e Confession ; le 3e le Flambeau vivant ; le 4e Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire ; le 5e Hymne.

    Le 6e, — le premier que Baudelaire ait signé, — nous fournit cette précieuse indication : « Tous les vers compris entre la page 84 et la page 105 vous appartiennent » (18 août 1857). La date de ce billet indique assez que les nombres de la pagination sont empruntés à la première édition. Le « cycle de Mme  Sabatier » contient donc, outre les pièces déjà citées : l’Aube spirituelle, Harmonie du soir, le Flacon, Tout entière, À celle qui est trop gaie (v. pour cette dernière pièce, Œuvres Posthumes).