Chants populaires de la Basse-Bretagne/Marguerite Charlès


MARGUERITE CHARLÈS
Première version.
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I

Quand Marguerite va chercher de l’eau,
Le grand forban va la secourir :
— Donnez-moi votre pot, et je le porterai,
De crainte de salir vos coiffes.

— Ne craignez pas pour mes coiffes,
Car j’en ai dix-huit douzaines ;
Dix-huit douzaines, en toile de Hollande,
Et autant en batiste.

— Marguerite Charlès, dites-moi,
Me donnerez-vous votre cœur ?
— Je ne vous donnerai pas mon cœur,
Car je ne suis pas mauvaise femme :

Bien que j’aie commis des meurtres,
Je ne suis pas pécheresse de mon corps.
Si je vais avec vous sous le bois,
Il faudra que j’aie un bon gage :

Boire chaque jour une pinte de sang,
De sang d’homme, sachez-le bien ;
Un sifflet d’argent doré,
Afin de siffler (d’appeler) mes amis !

II

C’est celle-là la Charlès,
Qui siffle à tue-téte ;
Et ce n’est pas un bon signe
Que d’entendre siffler la Charlès.

La Charlès ne savait pas
Que c’était son père qu’elle avait tué,
Jusqu’à ce qu’elle aperçut son bonnet
Sur la tête d’un des forbans….
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III

  Le Seigneur de Keranglas disait[1]
À son petit page, un jour :
- Passons en silence par ici,
De peur que la Charlès nous entende ;

  Car si la Charlès nous entend,
Nous sommes morts à l’instant.
Il n’avait pas fini de parler,
Que la Charlès survint.

  — Seigneur de Keranglas, dites-moi
Où vous allez, ou vous avez été ;
Où vous allez, ou avez été,
Où avez-vous l’espoir d’aller ?

  — « J’ai été chercher un compère (parrain),
Vous serez la commère (marraine) si vous le voulez ;
Vous serez la commère, si vous le voulez,
Ma femme est nouvellement accouchée.

  Quand la Charlès entendit (cela),
Elle mit son pied sur le sien ;
Elle mit son pied sur celui du Seigneur,
Et monta sur sa haquenée.

  Le petit page disait
Au Seigneur de Keranglas, alors :
— Quand vous descendrez de votre haquenée,
Forcez la Charlès à descendre aussi ;

  Je l’ai vue, avec une aiguille,
Qui cousait vos habits aux siens.
La Charlès souhaitait le bonjour,
En arrivant à Keranglas :

  — Bonjour et joie à tous dans cette maison,
Donnez-moi un escabeau, pour m’asseoir,
Serviette, pour essuyer la sueur,
Si je dois être commère dans cette maison.

  Une petite servante qui était dans la maison,
Et qui était un peu trop hardie :
— Commère dans cette maison vous ne serez,
Ni vous, ni aucune paysanne.



  Quand la Charlès entendit (cela),
Elle descendit l’escalier tournant,
Mais elle a été arrêtée aussitôt,
Un archer mit la main sur elle.

  — « Si j’avais su, Keranglas,
Quand j’étais là-bas, sur le grand chemin,
Quand j’étais là-bas, sur le grand chemin,
Vous n’auriez pas fait un pas devant moi !

  Le Seigneur de Keranglas disait
À la Charlès, là, en ce moment :
— Enlevez-lui son coutelas,
Qui est sous son cotillon ;

  Et aussi son sifflet d’argent doré
Qu’elle a dans son giron ;
Qu’elle a dans son giron,
Pour siffler ses amis.

IV

  La Charlès disait,
En montant le dernier degré de l’échelle :
— Bien que j’aie commis des meurtres,
Je ne suis pas pécheresse de mon corps ;

  Je n’ai mis au monde qu’un seul (enfant),
Et je le cachai au milieu du feu.
Entre Morlaix, et la Lieue-de-Grève,
J’ai tué trois femmes enceintes ;

  Ce qui excita le plus ma compassion,
C’est une d’elles qui n’avait que quinze ans,
En l’entendant demander pour son innocent,
Son pauvre petit enfant, le baptême !

  Pour son pauvre petit enfant, le baptême,
Et pour elle-même le sacrement (l’extrême-onction !)
Entre Morlaix et là Lieue-de-Grêve
Est un petit bois rempli de ronces ;

  Il y a là autant de cadavres
Qu’il y en a dans l’ossuaire de cette ville ;
Qu’il y en a dans l’ossuaire de cette ville :
Il est assez temps d’en finir avec moi !


Chanté par Marie Clec'h,
Bûcheronne de la forêt de Beffou, — 1863.


MARGUERITE CHARLÈS
Seconde version.
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I

  — Si vous venez avec nous sous le bois,
Il vous faudra boire une pinte de sang,
Afin que vous ayez le courage
De tuer les gens sur le grand chemin. »

  Quand le roi d’Espagne entendit,
Il leva une armée nouvelle ;
Il envoya cinq cents hommes en une troupe
Dans l’intention de sarcler (de purger) Coadandrézen ;

  Mais ils n’osèrent pas entrer dans le bois,
En entendant Marguerite siffler.
Comme ils allaient par le grand chemin,
Ils rencontrèrent le seigneur de Keranglas.

  — Bonjour à vous, seigneur de Keranglas.
— Et à vous, leur dit-il, grande compagnie ;
Où allez-vous, ou avez été,
Ou avez l’intention d’aller ?

  — Nous avons été cinq cents en une troupe,
Dans l’intention de sarcler Coadandrézen,
Mais nous n’avons pas osé entrer dans le bois,
En entendant la Charlès siffler.

  — Retournez à la maison et dites au roi,
Qu’elle sera chez moi demain à midi,
Ou je perdrai tout mon bien, sec et vert,
Et la maison noble de Keranglas.

II

  Le seigneur de Keranglas disait
À sa Dame, en arrivant à la maison
— Allez, Madame, dans votre lit,
Comme si vous étiez en mal d’enfant.

Vas, à présent, petit page,
Toi qui es diligent et prompt,
Va pour moi à Trémézan (?)[2]
Me chercher une haquenée rouan ;

Me chercher une haquenée rouan,
La plus belle, et va vite.
Le petit page disait,
En arrivant à Trémézan :

— Je suis venu, Madame de Trémézan,
Chercher votre haquenée Rouan.
— Petit page,…[3]
Où va le seigneur de Keranglas ?

— Nous allons tous les deux, ensemble,
Dans l’intention de sarcler Coadandrézen.
— Je regrette ma haquenée nouvelle,
Et également le seigneur de Keranglas ;

Également le seigneur de Keranglas ;
Petit page, la voilà (la haquenée).
Le seigneur de Keranglas disait,
En arrivant à Coadandrézen :

— Mon petit page, retourne sur tes pas,
Car mes habits me brûlent…
— Vous avez parlé trop tard,
La Charlès vient vers vous.

— Bonjour à vous, seigneur de Keranglas.
— Et à vous, dit-il, la grande Marguerite…
— Où allez-vous, ou avez été,
Ou avez l’intention d’aller ? —

— J’ai été chercher un compère (parrain),
Vous serez la commère (la marraine) si vous voulez ;
J’ai cherché le roi d’Espagne
Pour venir vous assister, si vous voulez.

— Descendez, seigneur, venez en bas,
Vous dînerez à Coadandrézen ;
Vous dînerez à Coadandrézen,
En la société de cinq cents brigands. —


— Pour à présent, je n’irai point,
Quelqu’autre fois, je ne dis pas ;
Quelqu’autre fois, je ne dis pas.
Mais en ce moment j’ai affaire pressée ;

Il me manque environ cinq cents écus,
Me les donneriez-vous, ma commère ?
— Au lieu de cinq cents que vous demandez,
Vous en aurez cinq mille, si vous voulez ?

— Je voudrais, ma grande commère,
Vous voir avec votre suite à Keranglas…
— Recevoir ma suite à Keranglas
Serait certainement pour vous une grande dépense.

— À Keranglas il y a du pain cuit,
Et, s’il en manque, on en trouvera encore ;
Et, s’il en manque, on en trouvera encore ;
Venez avec votre suite à Keranglas.

— Descendez, seigneur de Keranglas,
Pour que j’aille à cheval, à votre place.
— Quand je mettrai cent écus dans une haquenée,
Elle devra porter un autre et moi.

Entre Coadandrézen et Keranglas
On compte qu’il y a trois grandes lieues ;
On compte qu’il y a trois grandes lieues,
Faites par moi en une heure d’horloge….

Quand elle arriva à Keranglas,
Elle monta à la plus haute tour,
Et se mit à siffler :
Celle-là sifflait avec courage !

Elle sifflait à tue-tête,
Afin que les brigands l’entendissent…
………………………………………………………
— Il me manque cinq fusils chargés,
Me les trouveriez-vous, ma grande commère ?

— Au lieu de cinq fusils que vous demandez,
Vous en aurez cinq cents, si vous voulez ;
Vous en aurez cinq cents, si vous voulez…
Et elle désarma sa suite.

Puis, quand elle entendit sonner le bal,
Pour rassembler tout le monde :
— Prenez garde, seigneur de Keranglas,
Que vous ne soyez à combiner quelque trahison ?

Que vous ne soyez à combiner quelque trahison,
En m’ayant fait conduire ma suite à Keranglas ?
— Vous songiez, grande Marguerite,
Que vous seriez commère à Keranglas !
……………………………………………………………

— Celui qui me parlait de cette façon,
Était sûr de perdre la vie !….

III

Marguerite Charles disait
En montant sur le plus haut degré de l’échelle :
— Comment jamais faire bonne route ?
J’ai tué mon père et ma mère !

Je regrette la mort de mon père,
Celle de ma mère, je ne la regrette pas….
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À Coadandrézen il y a un arbre
Ayant dans son intérieur six pieds d’argent blanc ;
Un autre est à côté,
Qui contient six pieds d’or jaune !….
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  1. Le château en ruines de Keranglas se trouve dans la commune de Ploumilliau, auprès de Lannion.
  2. Je ne connais dans le pays aucun lieu du nom de Trémézan, car il ne s’agit certainement pas ici de Trémazan, dans le bas Léon.
  3. Je ne comprends pas l’expression « Mar eûz paz », et je ne la traduis pas.
  4. Ce gwerz a été recueilli, dans la paroisse de Ploumiliau, par M. F. Daniel, aujourd’hui recteur de Mur-de-Bretagne.

    En l’année 1598, on envoya, comme il est dit dans la ballade, une petite troupe de soldats, espagnols je crois, pour purger le bois de « Coatandresenn » en la commune de Tréduder, repaire de bandes de voleurs sous le commandement de la Charlès et des Rannou.