Chants populaires de la Basse-Bretagne/La Fontenelle

LA FONTENELLE
Première version.
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I

  La Fontenelle, de la paroisse de Prat,
Le plus beau gentilhomme qui porte des habits,
A enlevé une héritière
De dessus les genoux de sa nourrice ;

  De dessus les genoux de sa nourrice,
Une cousine de la Reine.
La Fontenelle disait
Un jour à l’héritière :[1]

  — Petite héritière, dites-moi,
Que cherchez-vous dans ce fossé ?
— Je cherche des fleurs d’été,
Pour mon petit cousin que j’aime ;

  Mais j’ai peur, jusqu’à trembler,
De rencontrer La Fontenelle ;
De rencontrer La Fontenelle,
Car il me menace de m’emmener ;

  J’ai souvent entendu dire
Que c’est un débaucheur de jeunes filles ;
Que c’est un débaucheur de jeunes filles,
Et surtout d’héritières.

  La Fontenelle répondit
À l’héritière, quand il l’entendit :
— Cherchez les fleurs que vous voudrez,
Vous irez avec La Fontenelle !

  Il l’a placée sur ses genoux,
Et l’a revêtue de sa simarre ;
Il l’a revêtue de sa simarre,
Et l’a conduite au couvent.

Elle avait sept ans quand il l’y conduisit,
Et sept ans elle est restée au couvent ;
Quand ses quatorze (ans) furent révolus,
Alors ils ont été mariés.

II

— Je reçois des lettres de toute façon,
De votre cousin, pour aller à Paris.
— Mon époux chéri, si vous m’aimez,
Vous enverrez un messager pour vous.

— Assez de messagers j’ai envoyés,
Et aucun d’eux n’est revenu,
J’irai moi-même jusqu’au but,
À cause des propos du monde.

La Fontenelle disait,
En quittant la paroisse de Prat :
— Une bannière blanche des plus belles
Je donne aux habitants de Prat ;

Je donne aux habitants de Prat,
Pour qu’ils se souviennent de La Fontenelle….
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III

La Fontenelle disait,
En arrivant à la cour du roi :
— Bonjour, roi et reine,
Je vous salue tous les deux ensemble ;

Je vous salue tous les deux ensemble,
Je suis venu bien jeune à votre cour.
Et le roi répondit,
À La Fontenelle, quand il l’entendit :

— Puisque vous êtes venu, soyez le bienvenu,
Prenez un escabeau et asseyez-vous ;
Prenez un escabeau et asseyez-vous,
Voici votre sentence, lisez-la…

À peine avait-il ouvert la lettre,
Qu’il avait les larmes aux yeux.
La Fontenelle disait
À son petit page, ce jour-là !


  — Tenez, page, mon petit page,
Prenez la bague de mon petit doigt
Et portez-la à l’héritière, à Goadélan,
Pour qu’elle se souvienne de La Fontenelle !

IV.

  Le petit page disait,
En arrivant à Coadélan :
— Bonjour et joie dans cette maison,
L’héritière où est-elle ?

  — Elle est dans sa chambre qui dort,
Prenez garde de la réveiller ;
Il y a trois nuits qu’elle n’a dormi goutte,
Avec l’inquiétude au sujet de son mari !

  L’héritière, quand elle a entendu,
Est descendue par l’escalier tournant :
— Attelez les chevaux à la voiture,
Pour que j’aille à Paris cette nuit !

V.

  La Fontenelle disait,
Un jour, du haut de l’échafaud :
— Je vois venir l’héritière
Entre deux marquises :

  Entre deux marquises,
Elle ne sait pas qu’elle est veuve !
Elle porte une robe à fleurs empesée,
Elle ne sait pas qu’elle est veuve !

  Si elle savait ce que je sais,
C’est une robe noire qu’elle porterait.
Sur ses genoux elle tient une écuelle d’argent
Pour demander l’argent de son paiement.[2]

  L’héritière demandait,
En arrivant au palais du roi :
— Bonjour, roi et reine,
Je vous salue tous les deux ensemble ;

  Bonjour et joie dans cette cour,
Mon mari bien-aimé où est-il ?
— Il est là-bas, étendu sur le dos,
Et la tête séparée de son corps ?


— Pourquoi avez-vous tué mon mari ?
Je ne méritais pas de l’avoir,
Ni pour mes biens, ni pour ma beauté,
Pour ma qualité, je ne dis pas !….
……………………………………………………


Chanté par Anne Salic, femme de
75 ans, à Plouaret, 1864.


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VARIANTE


D’après une autre version, recueillie à Plouaret, ce n’est pas auprès du roi, à Paris, que se rend La Fontenelle, mais à Coat-an-Rinec, auprès du seigneur du Rinec. Je ne sais qui peut être ce seigneur du Rinec. mais on sait que, le 15 juillet 1602, le maréchal de Brissac envoyait à Charles Budes, sieur du Hirel, alors gourverneur de Moncontour, l’ordre d’arrêter Gui Eder de La Fontenelle partout où il le trouverait. Voici la variante à laquelle je fais allusion.


La Fontenelle disait,
En arrivant à Coat-an-Rinec :
— Bonjour et joie dans cette maison,
Le seigneur du Rinec où est-il ?

— Prenez un escabeau et asseyez-vous,
Prenez cette lettre et lisez-la.
— Cette lettre ne doit pas être si cruelle
Que je ne puisse la lire debout.

À peine l’avait-il ouverte,
Que l’eau lui tombait des yeux ;
il ne l’avait pas lue à moitié,
Qu’il demanda un escabeau pour s’asseoir.

— Donnez-moi un escabeau pour m’asseoir,
Et un peu de vin pour boire ;
Et un peu de vin pour boire,
Mon cœur est sur le point de se briser !….
………………………………………………………

Je vois venir l’héritière,
Et elle est entre deux princesses,
Elle tient à la main une écuelle d’argent,
Pour demander le prix du jugement ?[3]




LA FONTENELLE
Seconde version
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I

La Fontenelle a fait serment
Que jamais il n’entrerait en Léon ;
Pourtant il a menti,
Car il a dépassé Plounevez-du-Faou :

(Il a dépassé) la montagne d’Arré et Plougonver,
Et aussi la Chapelle-Neuve.
La Fontenelle disait,
En arrivant à Coadélan :

— Bonjour et joie dans cette maison,
L’héritière où est-elle ?
— L’héritière est à dormir,
Prenez garde de la réveiller !…

— Donnez-moi les clefs,
Et si elle dort, je la réveillerai…
L’héritière disait
À La Fontenelle, en se réveillant :

— Je n’ose aller me promener,
Tant j’ai peur de La Fontenelle,
Car j’ai entendu dire
Que c’est un débaucheur de jeunes filles ;

Que c’est un débaucheur de jeunes filles,
Et surtout d’héritières…
— Si c’est La Fontenelle que vous redoutez,
C’est à lui-même que vous parlez !…

L’héritière disait
À sa petite servante, ce jour-là :
— Petite servante, aidez-moi,
Pour du courage, je n’en manque point….

Elle tenait une hache à tête,
Et menaçait de l’en frapper.
La Fontenelle disait
À l’héritière, là, en ce moment :


  — Petite héritière, ne me frappez pas,
Autrement je vous mettrai dans l’embarras ;
Si j’appelle à moi mes soldats,
Héritière, alors vous tremblerez.

  La Fontenelle demandait
À l’héritière, en ce moment ;
— Petite héritière, dites-moi,
Viendrez-vous avec moi en terre de France,

  Pour être capitaine de trois armées,
Et la femme de La Fontenelle ?
L’héritière répondit,
À La Fontenelle, quand elle l’entendit :

  — J’aime mieux aller au Folgoat,
De là je verrai la terre de mon père ;
De là je verrai la terre de mon père,
Ce qui fera bien du plaisir à mes yeux.

II

  La Fontenelle disait,
Un jour, à son petit page :
— Va-t’en demander à Marie
De nous accorder accueil dans sa maison ;

  Si elle n’ouvre sa porte, brise-la,
Fais servir l’église d’écurie,
La sacristie, de cave au vin,
Et le grand autel, de table de cuisine !

  Au meilleur moment de la bonne chère,
Les cloches commencent de se mettre en branle ;
Les cloches commencent de se mettre en branle,
Et La Fontenelle pousse un soupir :

  — Petit page, petit page, mon petit page,
Toi qui es diligent et prompt,
Va vite, va vite au sommet de la tour
Pour savoir qui est à sonner (les cloches.)

  Le petit page disait,
En descendant du haut de la tour :
— J’ai été le plus haut que j’ai pu,
Et je n’ai vu personne.

Si ce n’est la Sainte Vierge et son fils,
Qui sont tous les deux à les mettre en branle !
La Fontenelle disait
À ses soldats, là, en ce moment :

— Douze cents soldats sont avec moi,
Et tous ils donneront chacun un écu neuf ;
Tous ils donneront chacun un écu neuf,
L’héritière et moi (nous en donnerons) douze !

Et à présent, allons tous en route,
Et laissons leurs maisons aux saints.[4]
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III


La Fontenelle demandait,
En arrivant à Trébrian :
— Mon fermier, dites-moi
Où sont vos filles ?

Où sont vos filles ?
Il faut que j’en aie une.
Et le fermier répondit
À La Fontenelle, quand il l’entendit :

— Monseigneur, excusez-moi, je vous prie,
Vous n’avez pas besoin de mes filles,
Vous avez avec vous l’héritière de Coadelan,
La plus jolie jeune fille qui soit en ce monde !


IV.


Lettre est venue à La Fontenelle
Pour aller trouver le roi.
La Fontenelle disait,
En sortant de Trébrian :

— Au revoir à la paroisse de Tremel,
Si je le puis, je ne serai pas longtemps absent ;
Si je reste en vie, je reviendrai,
Si je meurs, j’enverrai une lettre.

La Fontenelle disait
En arrivant au palais du roi :
— Bonjour, roi et reine,
Je suis venu vous voir dans votre palais…



  Et le roi dit alors
À La Fontenelle, quand il l’entendit :
— Puisque vous êtes venu, soyez le bienvenu,
Pour à la maison vous n’irez pas !

  La Fontenelle répondit
Au roi, quand il l’entendit :
— Ta barbe est trop jeune
Pour me faire mettre à mort, moi !

  Le roi répondit alors
À La Fontenelle, avec grande malice :
— Si je suis trop jeune pour être ton juge,
Toi, tu es trop vieux pour être un oppresseur !

  La Fontenelle disait
À son petit page, là, en ce moment :
— Petit page, petit page, mon petit page,
Toi qui es diligent et prompt,

  Vas à présent à Coadelan,
Pour chercher une paire de linceuls de fine toile ;
Pour chercher une paire de linceuls de fine toile,
Pour ensevelir mon corps.

  Le roi dit alors
À La Fontenelle, quand il l’entendit :
— Sauf votre grâce, il n’en sera pas ainsi,
Vous serez mis en pièces ;

  Vous serez mis en pièces,
Qui seront jetées dans les carrefours !
La Fontenelle disait
À son petit page, là, en ce moment :

  — Petit page, petit page, mon petit page,
Vas à présent à Coadelan,
Et demande un plat doré
Pour mettre ma tête (dessus) quand elle sera coupée !

  Mais le roi répondit
À La Fontenelle, quand il l’entendit :
— Non, elle sera jetée sur la rue
(Pour servir de) boule à quilles aux enfants !


  La Fontenelle disait
À son petit page, là, en ce moment :
— Prends une mèche de mes cheveux blonds,
Pour rattacher à la porte de Trébrian ;

  Afin que les gens de Trébrian disent :
La bénédiction de Dieu (soit) sur l’âme du marquis ![5]


(1) Cette version est extraite des « Antiquité des Côtes-du-Nord », (pages 392 et suivante», par M. de Fréminville. Recueillie dans la commune de Tremel, où se trouve le château de Trébriand, habité pendant quelque temps par La Fontenelle, elle a été communiquée à M. de Fréminville par M. le comte de Kergariou, propriétaire du château de Coadélan, en la commune de Prat. — Je me suis borné à copier le texte donné par l’auteur des « Antiquités des Côtes-du-Nord, » avec toutes ses incorrections ; j’ai seulement modifié un peu l’orthographe et corrigé deux ou trois erreurs de la traduction. — On trouve dans le même livre une seconde version qui diffère très-peu de la première donnée ici.


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  1. Il s’agit de l’héritière de Coadélan, Marie de Coadélan, fille de Lancelot le Chevoir et de Renée de Coëtlogon. C’est au chateau de Mesarnou, dans le bas Léon, où elle avait suivi sa mère, mariée en secondes noces, que l’enlèvement eut lieu. Le château de Coadélan est dans la commune de Prat, canton de la Roche-Derrien.
  2. Je ne sais de quel paiement il peut être question ici.
  3. Gay Eder La Fontenelle, juveigneur de la maison de Beaumanoir, naquit en la commune de Bothoa, (Côtes-du-Nord), vers l’année 1572. — Ce fut le plus renommé et le plus considérable des chefs de partisans qui désolèrent la Bretagne sous la Ligue. Il se disait partisan du duc de Mercœur ; mais on doute si ce n’était pas là un prétexte pour excuser, autant que possible, ses brigandages et ses crimes. Il fut accusé devant le Grand Conseil d’avoir trempé dans la conspiration de Biron. Cette accusation resta sans preuve, et on fit revivre contre lui ses déportements et ses crimes antérieurs, quoi qu’il en eût été amnistié. Après avoir été soumis à la question ordinaire et extraordinaire, il fut roué vif en place de Grève, malgré sa qualité de gentilhomme, le 27 septembre 1602. Sa tête fut tranchée et envoyée à Rennes, où elle fut exposée sur l’une des tours de la porte Toussaint. Mais elle n’y resta pas longtemps : la garde organisée pour défendre ce triste trophée ne put empêcher qu’on l’enlevât.

    Le sujet de cette ballade et de la suivante a été fourni par une course qu’il fit à la sourdine, comme dit le chanoine Moreau, en Léon, jusques à Mesarnou, d’où il enleva la fille de la dame du lieu, Marie de Coadélan, riche de neuf à dix mille livres de rente, et âgée seulement de huit à neuf ans. —
  4. Tout ce paragraphe qui n’a aucune raison d’être ici est une interpolation empruntée au Gwerz « Le siège de Guingamp, » qui précède.
  5. (1)