Chants populaires de la Basse-Bretagne/Le roi de Romanie

Édouard Corfmat (1p. 179-193).
LE ROI DE ROMANI[1]
PREMIÈRE VERSION.
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I

  Quand le roi de Romani était à se promener,
Il vit une petite colombe blanche ;
Une petite colombe blanche descendue du ciel,
Qui lui parla ainsi de la part de Dieu :

  — Roi de Romani, quitte ta maison.
Et va demeurer en Normandie ;
Il te faudra quitter ton royaume,
Avant d’entrer dans la chrétienté ! —

  Le roi de Romani, ayant entendu cela,
A dit à sa femme :
— Ayez bien soin de nos enfants,
Moi, je vais faire un voyage. —

  — Si vous partez, mon mari, moi je partirai aussi ;
Mais que ferons-nous de nos enfants ? —
— Vous en porterez un, et moi deux ;
Quand nous serons fatigués, nous nous reposerons ;

  Quand nous serons fatigués, nous nous reposerons,
Et le temps passera toujours ;
Et le temps passera toujours,
Et notre vie diminuera. —

II

  Ils ont tant marché.
Qu’ils sont arrivés près d’une chapelle ;
Et étant entrés dans cette chapelle,
Ils se sont mis à genoux.

  Et ils aperçurent visiblement
Le corps de Jésus, dans un calice d’argent ;
Le corps de Jésus dans un calice d’argent
Pour leur donner à tous les cinq le baptême.

  Et ayant reçu le baptême.
Ils se remirent en route :
Ils se remirent en route.
Et arrivèrent au bord de la mer.


  Et en arrivant au bord de la mer.
Ils saluèrent le passager :
— Cher passager, si vous m’aimez,
Passez-nous dans votre barque. —

  — Donnez-moi la main de cette demoiselle,
Et je la conduirai de l’autre côté. —
— Notre bande n’est pas si grande,
Que nous ne puissions aller tous les cinq dans votre barque. -

  — Donnez-moi la main de cette demoiselle,
Et je reviendrai ensuite vous prendre. —
Ils n’étaient pas rendus au milieu de la mer,
Qu’il lui a fait affront.

  — Notre-Dame de la Trinité !
Préservez-moi pour mon mari ;
Préservez-moi pour mon mari,
Jamais je n’ai eu pareille pensée! —

  Elle n’avait pas fini de parler,
Quela foudre est tombée du ciel ;
La foudre est tombée du ciel,
Et a mis la barque en deux !

  La barque a été mise en deux,
Et le passager a été noyé ;
Le passager a été noyé
Et la reine a été conduite à l’autre bord :

  — Notre-Dame de la Trinité,
Me voici maintenant abandonnée !
Séparée de mon mari et de mes enfants,
Jamais plus je ne les reverrai ! —

III

  La reine de Romani disait,
En arrivant à l’auberge :
— Donnez-moi de la nourriture et des vêtements,
Et je resterai travailler dans votre maison ;

  Je resterai travailler dans votre maison,
Je ferai de la dentelle et de la passementerie —
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

IV

  Le roi de Romani disait
A ses petits enfants, en ce moment :
— Montez sur mon dos, mon fils aîné,
Venez dans mes bras, mon plus jeune fils ;


  Et vous, mon fils cadet, restez-ici,
Je reviendrai vous prendre après... —
Et comme il passait la mer,
Son fils aîné tomba dans l’eau.

  Et quand il vint prendre son fils cadet,
Un lion était à l’étrangler ;
Et quand il revint vers son plus jeune fils.
Un loup de mer le mettait en morceaux !

  Le roi de Romani disait.
Assis sur le rivage de la mer :
— Notre-Dame du Folgoat,
Me voici abandonné !

  J’ai perdu femme et enfants.
Et jamais plus je ne les reverrai !
Jamais plus je ne les reverrai.
Et que ferai-je maintenant ? —

V

  Le roi de Romani disait.
En arrivant chez le riche :
— Au nom de Dieu, un peu de nourriture.
Depuis trois jours je n’ai rien mangé !

  Sans la grâce de Dieu, qui est grande.
Je ne sais comment je pourrais marcher.
Donnez-moi de la nourriture et des vêtements,
St je resterai travailler dans votre maison ;

  Je resterai travailler dans votre maison.
Je ferai de la dentelle et de la passementerie ... —
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

  Dur eut été le cœur de celui qui n’eut pleuré,
En voyant un roi gardant les moutons.
Avec un morceau de pain moisi dans la main.
Les chiens du riche ne le mangeraient pas !

VI

  Le berger du roi saluait
Le roi de Romani, en le voyant :
— Gardeur de moutons, dites-moi,
N’avez-vous pas vu un roi ? —

  — Voilà sept ans que je garde ces moutons,
Et je n’ai pas vu de roi passer par ici. —
— Vous êtes mon roi,
Et je vous reconnais à vos fleurs de lys.


  Reconduisons ses moutons au riche ;
Celui-là pourra dire
Que ses moutons ont été
Gardés par un grand roi ! —

VII

  Le roi de Romani saluait,
En arrivant à l’auberge :
— Hôtesse, dites-moi
S’il y a moyen d’être logé ?

  Etes-vous en mesure de loger un roi,
Et son berger comme lui,
Et une jolie fille pour les servir,
Je n’ai jamais vu personne

  Qui fut aussi jolie qu’elle[2],
Si ce n’est la reine de Romani. —
— Oui certainement ; entrez dans la maison,
Il y a tout ce qu’il faut pour vous servir

  Ma femme de chambre, si vous m’aimez.
Vous viendrez servir la table :
Voilà sept ans que vous êtes dans ma maison
Sans que je vous aie jamais priée de servir ;

  Et je ne vous en aurais pas encore priée,
S’il n était arrivé un roi —
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

VIII

  — Jeune fille, dites-moi.
Voulez-vous manger un morceau dans mon plat ? -
Quand elle alla pour prendre un morceau au plat.
Il a vu son anneau d’or :

  — Notre-Dame de la Trinité,
Serait-il possible que vous fussiez ma femme ! —
— Si vous êtes roi, comme vous le dites.
Où sont donc vos enfants ? —

  — Comme je traversais la grande mer,
Mon fils aîné tomba dans l’eau ;
Quand j’arrivai pour prendre le second,
Je trouvai un lion qui l’étranglait ;


  Et quand je revins vers mon plus jeune fils,
Un loup le mettait en pièces ! —
Il n’avait pas fini de parler,
Que la reine tomba a terre ;

  La reine tomba à terre,
Et le page du roi la releva ;
Le page du roi l’a relevée,
Et ses trois fils sont entrés dans la chambre.

  — Mes enfants, dites-moi
Qui vous a emmaillottés ? —
~ Une demoiselle blanche du fond de la mer,
Qui venait chaque jour nous instruire ;

  Chaque jour elle venait nous instruire.
Et démêler nos cheveux blonds —
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

XI

  Monsieur saint Loup et saint Gili,
Et le plus jeune, saint Bernardi,
Sont trois fils du roi de Romani,
Qui est allé demeurer en Normandie.


Chanté par Jeanne Le Rolland, au bourg de Pluzunet, — 1867.
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ROUE AR MANI[3]
SECONDE VERSION.
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I

  Dimanche soir, après souper,
Je me suis habillé pour partir :
Vint alors un éclair au-dessus de ma tête,
Qui éclaira tout autour la plaine !

  — Roue ar Mani, il est temps d’aller
Chercher le baptême pour tes innocents ;
Chercher le baptême pour tes innocents,
Pour toi-même et pour ta femme ! —

  Roue ar Mani disait
À sa femme, en arrivant à la maison :
— Ma femme, je vais me promener (en voyage),
Quand j’aurai été, vous irez aussi. —

  — Mon mari, si vous allez en voyage,
Moi, j’irai avec vous aussi. —
— Si nous allons tous les deux en voyage.
Où iront nos chers petits enfants ? —

  — Vous en porterez un, et moi, deux,
Dieu et la Vierge nous protégeront … —
Dieu et la Vierge les ont protégés,
Et ils ont pris le bon chemin.

II

  Près d’une chapelle ils sont arrivés,
Et ils ont demandé le baptême.
Monsieur saint Jean les a baptisés,
Dieu et la Vierge les ont tenus (sur les fonts-baptismaux}.

  Ils ont pris le bon chemin,
Et près de la grande mer sont arrivés ;
Près de la grande mer ils sont arrivés,
Et ont demandé à la passer.

  — Passager, dis-moi,
Nous passerais-tu de l’autre côté ?
Si tu me passes, passe-moi gratis,
Car je n’ai rien à te donner.

  Je suis venu ici d’un pays éloigné.
Et j’ai donné tous mes biens. —
— Laissez-moi prendre la main de cette femme.
Et je la conduirai de l’autre côté. —

  Arrivé au milieu du passage,
Il a voulu lui faire violence ;
La barque a été chavirée.
Et le passager noyé ! …

III

  La jolie femme demandait,
En arrivant chez le riche :
— Au nom de Dieu, un morceau de pain !
Il y a trois jours que je n’ai rien mangé !

  Gardez-moi dans votre maison pour travailler,
Riche, je vous servirai bien ;
Je ferai l’école à vos enfants,
Et les instruirai à servir Dieu,


  Comme j’aurais fait aux miens,
Hélas ! si j’étais restée avec eux. —
— Allez là-bas à l’auberge,
Là vous trouverez à servir. —

  La pauvre femme demandait,
En arrivant près de l’auberge :
— Gardez-moi dans votre maison pour travailler,
Hôtesse, je vous servirai bien ;

  Je ferai l’école à vos enfants,
Comme j’aurais fait aux miens ;
Comme j’aurais fait aux miens,
Si j’étais restée avec eux. —

  — Entrez dans la maison et asseyez-vous,
Jusqu’à ce que j’aie consulté mon mari ;
Jusqu’à ce que j’aie consulté mon mari.
Car je ne puis vous donner de réponse ... —

IV

  Roue ar Mani disait,
En arrivant chez le riche :
— Au nom de Dieu un morceau de pain,
Il y a bien longtemps que je n’ai rien mangé !

  Gardez-moi dans votre maison, pour travailler.
Riche, et je vous servirai bien ... —
On lui donna une pioche pour ouvrir les guérets,
Mais hélas ! il ne savait rien.

  On lui donna un morceau de pain moisi,
Pour aller sur la lande, garder les moutons ...
Il a été sept ans dans la lande avec ses moutons,
N’ayant qu’un peu de croûte de pain moisi.

  Quand les sept ans furent accomplis,
Des barons sont arrivés sur la lande :
— Pâtre, dis-nous,
N’as-tu pas vu roue ar Mani ? —

  — Si c’est roue ar Mani que vous cherchez,
Je crois que c’est à lui que vous parlez :
Je suis ici depuis sept ans à garder les moutons,
Avec un petit morceau de croûte de pain moisi. —

  — Reconduisez ses moutons au riche.
Et rendez-lui son morceau de croûte de pain moisi ... —
Ce baron demandait
En arrivant auprès de l’auberge :

  — Y a-t-il dans cette auberge
De quoi souper, pour mes barons et moi ;
De quoi souper, pour mes barons et moi,
et une jolie fille pour nous servir ? —


  — Il y a une fille depuis sept ans dans ma maison,
Et jamais elle n’a servi personne ;
Jamais elle n’a servi personne,
Je l’aime plus que mes propres filles. —

  — Si nous soupons ce soir dans votre maison,
La jolie fille viendra nous servir ;
La jolie fille viendra nous servir.
Nous n’avons pas de mal à lui faire. —

  Quand le souper fut prêt,
Et que les plats étaient sur la table :
— Jeune fille, dites-moi.
Voudriez-vous manger dans mon plat avec moi ? —

  — Notre-Dame de la Trinité !
Et pourquoi ne le ferais-je pas ?
Pourquoi ne le ferais-je pas ?
Je l’ai fait souvent, il me semble ! —


Chanté par Marie-Anne Lenoan, vieille mendiante,
commune de Duault.
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(1) Ce gwerz et le précédent, outre l’incertitude qui existe à l’égard du personnage principal, sont pleins d’obscurités et de bizarreries, et me paraissent anciens. Je n’essaierai aucune explication. Je serais assez porté a croire qu’il y a mélange de deux chants, anciens tous les deux, surtout dans la première version, Roue ar Romani. Les deux leçons que je donne peuvent, jusqu’à un certain point, se compléter et s’éclairer l’une par l’autre, sans pourtant satisfaire entièrement la curiosité du lecteur. Ma traduction, comme toujours en pareil cas, doit reproduire les incertitudes et les obscurités du breton.

Les vieilles ballades françaises le Chant de Jouseaume, dans le recueil de M. Jérôme Bujeaud, Chants populaires des provinces de l’Ouest (tome II, page 215), Germaine, dans les Poésies populaires du pays Messin (page 8), par M. le comte de Puymaigre, Germine, dans les Poésies populaires des provinces de France, par M. Champfleury, La Pourcheireto, dans les Poésies populaires de la Provence, de M. Damase Arbaud. enfin Le Dom Guillermo du Romancerillo catalan de M. Milà y Fontanals, doivent être rapprochés de ces deux gwerz, ainsi que des deux qui vont suivre.


  1. (1) Je ne sais comment traduire ce titre, car il est vraiment difficile de qui il est question ici. Les chanteurs prononcent tantôt ar Romani, ar Mani et d’autres fois ar Mang et même ar Manac’h.
  2. (1) Il y a ici une altération évidente, ou une lacune de quelques vers, car
    le texte n’est guère intelligible tel que je l’ai recueilli.
  3. (l) Ne sachant comment traduire ce titre, évidemment altéré, je me décide à le laisser tel que je l’ai recueilli en breton.