Chants populaires de la Basse-Bretagne/Jeanne Toulouse


JEANNE TOULOUSE
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I

  S’il vous plaît, vous écouterez
Un gwerz nouvellement composé ;

  Un gwerz nouvellement composé,
Et qui a été fait à sainte Jeanne.

  La petite Jeanne Toulouse, fille d’une veuve,
Était une fille sage et dévote.

  Elle fut d’abord fileuse,
En second lieu, couturière ;

  En second lieu, couturière,
Et en troisième lieu, reine.

  Elle fit bâtir un oratoire,
Pour adorer la Trinité.

  Tous les jours, avant d’aller à son travail,
Elle allait saluer la sainte Vierge ;

  (Elle récitait) un chapelet de cinq dizaines,
Tous les jours, en l’honneur de la Vierge.

II

  La reine souhaitait le bonjour,
En arrivant chez la veuve :

  — Bonjour à vous, veuve,
Et aussi à votre fille la couturière ;

  Je suis venue demander la couturière
Pour venir coudre au palais ;

  Pour tailler de la toile de Quintin,
Pour faire des chemises à mon fils le Dauphin.

  — Ma fille n’est pas assez habile
Pour coudre pour des princesses ;

  Pour tailler de la toile de Quintin,
Pour faire des chemises à votre fils le Dauphin ;

  Ma fille ne travaille pas de la toile de Quintin,
Mais seulement de la grosse toile d’étoupe.


  Le prince Dauphin se promenait
D’un bout à l’autre bout de la chambre ;

  D’un bout à l’autre bout de la chambre,
Et il regardait la couturière.

  Il jeta un regard pardessus son épaule,
Et la vit qui pleurait.

  — Couturière, dites-moi
Ce qui est cause que vous pleurez ?

  — C’est de voir que Dieu me fait la grâce
De travailler dans la maison d’un roi.

  — Couturière, dites-moi,
De quel rang êtes-vous sortie ?

  — Je suis issue de pauvreté,
(Je désire) y mourir, avec la grâce de Dieu,

  En touchant mes trois sols par jour,
Et vivre dans la crainte de Dieu.

  En touchant mes dix-huit-sols par semaine,
Encore, Dauphin, ne suis-je pas obligée de jeûner.

  — Si vous aviez eu un peu de qualité,
Vous auriez épousé un roi ;

  Vous auriez épousé un roi,
Et vous l’épouserez, grâce à Dieu.

  Trois mois et demi elle a été
Avant de terminer son travail.

  Quand elle quitta le palais,
Le prince Dauphin tomba malade.

  Des médecins ont été appelés,
Pour connaître sa maladie.

  Le prince Dauphin est malade
Du mal d’amour ;

  Du mal d’amour (il est malade),
Il lui faudrait épouser la couturière.

  Ils furent fiancés et mariés,
Avec beaucoup d’honneur et de respect.


IV

  Sa nourrice disait
À la reine, un jour :

  — Vous êtes terriblement fière,
Depuis que vous êtes devenue reine !

  — Préparez-moi des crêpes chaudes et du lait,
Et j’irai vous voir, ma nourrice.

  En arrivant chez sa nourrice,
Sa nourrice elle a salué ;

  Elle a salué sa nourrice,
Qui lui a dit :

  — Allez vous promener dans le jardin,
En attendant que le dîner soit prêt.

  Quand elle arriva dans le jardin,
Elle fut complètement déshonorée ;

  Elle fut complètement déshonorée
Par une bande de courtisans.

  Comme elle s’en revenait, sur le chemin,
Le Dauphin lui a demandé :

  — Ma pauvre femme, dites-moi
Pourquoi vous pleurez ?

  — (Je pleure) de voir que Dieu m’a fait la grâce
D’épouser un roi.

V

  Elle revêtit un habit de moine,
Et partit à minuit.

  Peu de temps après,
Les moines allèrent en tournée.

  En arrivant dans le palais,
Ils demandèrent à loger.

  — Oh ! oui, vous serez bien logés,
(Vous aurez) chacun un lit de plume pour vous coucher,

  (Vous aurez) chacun un lit de plume pour vous coucher….
Vous ressemblez à ma femme !


  — Ô prince Dauphin, excusez-moi,
Nous ne coucherons pas dans des lits ;

  Nous ne coucherons pas dans des lits,
Mais sur des pierres, ou la terre dure.

  Et le lendemain matin,
Avant de partir de là,

  Elle embrassa par trois fois la porte,
Et la marque de ses deux joues y resta.[1]


Chanté par Marguerite Philippe.








  1. Je ne m’explique pas bien le nom de Toulouse, que porte l’héroïne de ce Gwerz : on l’appelle aussi sainte Jeanne, comme on le voit au quatrième vers.

      On aura remarqué, sans doute, que le nom de Marguerite Philippe revient souvent dans ce recueil, et je dois, à ce sujet, une explication, que, du reste, j’ai déjà donnée ailleurs (dans la préface de mon petit volume : Contes Bretons).
      Marguerite Philippe est, depuis sept ou huit ans, ma chanteuse et conteuse ordinaire. Pélerine par procuration de son état, elle parcourt constamment la Basse-Bretagne en tous sens, pour se rendre (toujours à pied), — aux places dévotes les plus en renom. Partout où elle passe, elle écoute, elle s’enquiert, et me rapporte fidèlement toutes les chansons, tous les récits divers, toutes les pratiques superstitieuses et les coutumes qu’elle peut recueillir ou observer dans ses voyages. Sa mémoire est prodigieuse, et je n’exagère rien en portant à 200, environ, le nombre des chants de toute sorte, et à 150 le nombre des contes merveilleux et autres qu’elle connait. Elle demeure au village de Pont-ann-c’hlan, en Pluzunet, arrondissement de Lannion. Les personnes qui voudraient la consulter au sujet des traditions orales du pays, ne perdraient pas leur temps en faisant le voyage. Mais je dois dire aussi qu’elle ne sait pas un mot de Français.