Chants populaires de la Basse-Bretagne/Anne Lucas

ANNE LUCAS
Première version
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I

  Anne Lucas disait
Au seigneur Le Glazon, un jour :[1]
Quand sera la linerie à la métairie,
Seigneur Le Glazon j’y irai ?

  — Anne, ce n’est pas votre affaire
D’aller, cette année, aux lineries ;
D’aller, cette année, aux lineries,
Anne Lucas, restez à la maison.

  Anne Lucas disait
À la fermière, un jour :
— Quand sera la linerie dans votre maison,
Fermière, je veux y aller.

  — Anne, vous avez parlé trop tard,
Car c’est aujourd’hui la linerie….
— Quand vous irez leur porter le goûter,[2]
J’irai avec vous, en me promenant

  Quand ils ont pris leur repas,
Les jeunes gens sont joyeux et gais ;
Et ils ont commencé de jouer,
Et voilà Anne au milieu des ébats !

  Si bien que son nez commença de saigner,
Et ses seins de dégoutter.
Et tout le monde disait, grands et petits :
— Anne Lucas, a failli !

  Et Anne Lucas, pleurait,
Et elle ne trouvait personne pour la consoler ;
Et elle ne trouvait personne pour la consoler,
Si ce n’est la fermière, celle-là le faisait :


  Celle-là lui disait toujours :
— Consolez-vous, Anne, ne pleurez pas ;
Consolez-vous, Anne, ne pleurez pas,
Car ceci ne sera pas publié !

II

  Pour midi, le lendemain,
Anne Lucas, eut du nouveau :
Dix-huit archers étaient venus de Rennes,
Pour emmener Anne en prison.

  Les dix-huit archers demandaient
Aux dix-huit cadets, ce jour-là :
— Bonjour et joie à tous, dans cette maison,
Anne Lucas où est-elle ?

  — Elle est dans la salle, à empeser,
Seigneurs que lui voulez-vous ?
— Nous sommes venus dix-huit en une bande,
Pour emmener Anne Lucas au couvent.

  Les dix-huit cadets, répondirent
Aux dix-huit archers, quand ils entendirent :
— Ce n’est pas par de pareilles gens
Que sont conduites les jeunes filles pour devenir nonnes.

  — Nous sommes venus dix-huit en une bande,
Pour emmener Anne Lucas en prison.
— Quel crime a-t-elle donc commis,
Pour que les archers viennent la chercher ?

  — Elle a transplanté dans son jardin
Un arbrisseau, une herbe fine ;
Mais la plante n’a pas fait bonne fin,
Ses racines commencent de se gâter.

  Les dix-huit archers demandaient
À Anne Lucas, ce jour-là :
— Anne Lucas, voulez-vous marcher,
Ou être traînée à la queue d’un cheval ?

  Les dix-huit cadets répondirent
Aux dix-huit archers, quand ils entendirent :
— Anne Lucas, ne marchera pas,
Et elle ne sera pas traînée à la queue d’un cheval ;

  Notre frère Le Glazon, a assez de chevaux
Pour porter Anne en prison.


III

  Les gentilshommes de la ville disaient,
Quand elle montait la rue :
— Notre dame Marie de la Trinité,
Voyez-la demoiselle déguisée !

  — Je ne suis pas une demoiselle déguisée,
J’ai été au service de la noblesse ;
J’ai servi dans une maison
Où il y avait dix-neuf gentilshommes,

  Et je les trouvais tous d’honnêtes gens,
Si ce n’est le fils aîné, Le Glazon ;
Avec celui-là il me fallut consentir,
Ou souffrir la mort ; — Je trouvais que c’était cruel….

  La geôlière disait
Aux gens de la Justice, ce jour-là :
— Gens de la Justice, si vous m’en croyez,
Anne Lucas n’ira pas en prison ;

  Anne Lucas n’ira pas en prison,
Je la mettrai dans la chambre de mes filles.
Anne Lucas disait
À la geôlière, ce jour-là :

  — Notre Dame Marie du Kreis-Ker,
Ne trouverai-je pas un messager,
Qui porterait pour moi une lettre
Au seigneur Le Glazon (pour lui dire) de venir en ville ?

  La geôlière répondit
À Anne Lucas, quand elle l’entendit :
— Écrivez vos lettres quand vous voudrez,
Je les porterai moi-même, s’il le faut.

IV

  Quand la lettre lui arriva,
Il était à table, à souper ;
Il était à table, à souper,
Et il y avait de la société avec lui ;

  Et il ne pouvait pas lire la lettre,
Avec ses larmes, qui mouillaient le papier ;
Et il ne pouvait pas la lire bien,
Avec les larmes dans ses yeux.


  Le seigneur Le Glazon disait
À son garçon d’écurie, cette nuit-là :
— Attelle-moi mon carosse,
Afin que j’aille au Glazon, cette nuit.

  Le seigneur Le Glazon demandait,
En arrivant au manoir Ar Glaz :
— Bonjour et joie à vous tous, dans cette maison,
Qu’y a-t-il de nouveau ici ?

  Pourquoi personne ne vient-il me saluer ?
Anne Lucas, où est-elle ?
Et ses dix-huit frères répondirent,
Au seigneur Le Glazon, quand ils l’entendirent :

  — Anne Lucas est allée en prison,
Allez, vite, la chercher à Rennes.
— Je n’irai pas seul la chercher.
Vous viendrez avec moi, mes dix-huit frères.

  Anne Lucas demandait
À la geôlière, ce jour là :
— Qu’y a-t-il donc de nouveau en ville ?
La prison tout entière tremble.

  La geôlière répondit
À Anne Lucas, quand elle l’entendit :
— Anne Lucas, consolez-vous,
C’est Le Glazon qui vient vous chercher ;

  C’est Le Glazon qui vient vous chercher,
Et avec lui dix-neuf carrosses accoutrés.
Le seigneur Le Glazon demandait
En arrivant dans la ville de Rennes :

  — Bonjour et joie à vous tous dans cette ville,
Où est la prison ici ?
Où est ici la prison
Dans la quelle se trouve Anne Lucas ?

  La geôlière répondit
Au seigneur Le Glazon, quand elle l’entendit :
Anne n’est pas dans la prison.
Il fallait faire honneur au Glazon ;

  Anne n’est pas dans la prison,
Car elle est dans une chambre, avec mes filles ;
Car elle est dans une chambre, avec mes filles ;
Il fallait faire honneur au Glazon.

Quand le seigneur Le Glazon entendit (cela),
Il lui donna cinq cents écus :
— Tenez, geôlière, comptez de l’argent,
Vous en aurez encore, si vous n’êtes pas contente.

Si Anne Lucas avait été mise à mort,
J’aurais mis le feu dans la ville ;
J’aurais mis le feu dans la ville,
Car j’ai le pouvoir de le faire !

Le seigneur Le Glazon disait
À Anne Lucas, ce jour-là :
— Si vous m’aviez avoué,
Je vous aurais procuré une nourrice ;

Une nourrice belle comme le jour,
Eût-elle coûté une pistole par jour.
………………………………………………………………

VI

Anne Lucas disait,
En arrivant au manoir Le Glazon :
— Ouvrez toutes grandes les fenêtres,
Pour que les pauvres viennent par bandes ;

Pour que les pauvres viennent me trouver,
Eux qui m’ont sauvé la vie ;
Si je suis sur le point de devenir baronne,
J’ai été aussi mendiante.

Il n’y a rien qui me tourmente l’esprit,
Si ce n’est mon enfant que j’ai tué ;
Si ce n’est mon enfant que j’ai tué,
Et planté dans le jardin ;

Je l’avais planté dans le jardin,
Sous un buisson de fleurs :
Hélas ! la plante n’a pas fait bonne fin.
Ses racines viennent à se gâter ![3]


Chanté par Marie Daniel
du bourg de Duault. — (Côtes-du-Nord.)







ANNE LUCAS
Seconde version
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I

  — S’il y a linerie à la métairie,
Seigneur Le Glazon, j’y irai ;
J’y irai pour me promener,
Voir les gens et les sonneurs (ménétriers).

  Le seigneur marquis disait,
À Anne Lucas, en l’entendant :
— Anne, si vous m’obéissez,
Vous n’irez pas à la linerie.

II

  Le marquis va à Paris,
Et laisse Anne à sa discrétion.
À peine eût-il tourné le dos,
Qu’Anne Lucas dit :

  — S’en fâche qui voudra,
Pour moi, j’irai à la linerie.
Quand vous irez porter le goûter, fermière,
J’irai avec vous, pour me promener ;

  J’irai avec vous, pour me promener,
Voir les gens et les sonneurs.
— Anne Lucas, si vous m’en croyez,
Vous n’irez pas à la linerie ;

  Vous n’irez pas à la linerie,
Quand le seigneur arrivera, il s’en fâchera.
Mais Anne n’a pas obéi,
Et elle est allée à la linerie.

  Quand ils ont pris leur repas,
Les jeunes gens sont toujours joyeux ;
Les jeunes gens sont toujours joyeux,
Et le sonneur a commencé de sonner.

  Et quand le sonneur commence de sonner,
Anne (sentait) son cœur tressaillir ;
Et les jeux commencèrent,
Et voilà Anne au milieu des ébats.


  Anne est au milieu des ébats,
Et le sang de jaillir de son nez ;
Le sang de jaillir de son nez,
Et aussitôt le lait, de sa poitrine ;

  Et aussitôt le lait, de sa poitrine,
Et voilà les jeunes gens de rire !
Et les femmes disaient aux jeunes filles
— Anne Lucas a failli !

III

  Pour le lendemain matin,
Il y avait du nouveau à Keraglaz :
— Bonjour à tous dans cette maison,
Anne Lucas où est-elle ?

  Le baron de Keraglaz répondit
Au jeune archer, quand il l’entendit :
— Que voulez-vous à Anne,
Pour être venus si matin chez moi ?

  Le jeune archer répondit
Au seigneur baron, quand il entendit :
— Nous sommes dix-huit du couvent,
Venus chercher Anne pour la cloîtrer.

  Le jeune baron répondit
Au jeune archer, quand il l’entendit :
— Ce n’est pas par de pareilles gens
Que les filles sont conduites au couvent.

  Le jeune archer répondit
Au baron de Keraglaz, en l’entendant :
— Ne nous niez (cachez) pas Anne,
Car nous avons ordre de l’emmener.

  Le seigneur baron disait
Au jeune archer, là, en ce moment :
— Si vous avez ordre de l’emmener,
Vous m’en direz le sujet.

  — C’est au sujet d’un bouquet de fines fleurs,
Qu’elle a transplanté dans votre jardin.
Il n’a pas été transplanté dans la bonne saison,
Ses racines viennent à se gâter.

  — Elle est là-bas, dans la chambre de derrière,
Si tu as ordre de l’emmener.
Si mon frère aîné était à la maison,
Pareille chose ne serait pas arrivée.

Le jeune archer disait
À Anne Lucas, ce jour-là :
— Voulez-vous marcher, Anne,
Ou être traînée à la queue de mon cheval ?

Le baron dit alors
Au jeune archer, quand il l’entendit :
— Anne Lucas ne marchera pas,
Et ne sera pas traînée à la queue de votre cheval.

Le baron Le Glazon disait
À son garçon d’écurie, ce jour-là :
— Selle-moi mon cheval, selle-le bien,
Le cœur d’Anne ne sera pas déplacé.

Anne Lucas disait
Au jeune archer, ce jour-là :
— Il y a ici dix-huit fils de bonne maison,
Et je suis bien avec eux tous ;

Et je suis bien avec eux tous,
Et je couche avec le fils aîné.
………………………………………………………………

IV

………………………………………………………………
La geôlière répondit
Au jeune archer, quand elle l’entendit :
— Anne Lucas ne sera pas emprisonnée,
Il faut faire honneur au Glazon ;

Je la mettrai dans la chambre de mes demoiselles,
Et elle aura un lit de plume pour se coucher.
Anne Lucas disait,
Assise à la fenêtre de sa prison :

— Notre-Dame Marie du Kreis-Kèr,
Ne trouverais-je pas un messager,
Qui portât pour moi une lettre,
Pour dire au baron de venir en ville ?

La geôlière répondit,
À Anne Lucas, quand elle l’entendit :
— Ecrivez votre lettre quand vous voudrez,
Il ne manquera pas de messager pour la porter.


  
V

La geôlière disait,
En arrivant à Keraglaz :
— Bonjour et joie à tous dans cette maison,
Le fils aîné du Glazon où est-il ?

  Le fils aîné du Glazon était dans sa chambre,
Et avec lui étaient de jolies demoiselles.
La petite servante répondit
À la geôlière, quand elle l’entendit :

  — Le fils aîné du Glazon n’est pas à la maison,
Il est allé à une petite affaire ;
Il y a trois jours qu’il est parti,
Et il n’arrivera pas avant trois autres jours.

  — Seigneur Dieu, où est-il allé ?
Il a affaire pressée à Rennes.
Quand le fils aîné du Glazon entendit (cela),
Il descendit par l’escalier tournant ;

  Il descendit par l’escalier tournant,
Et salua la geôlière.
La geôlière dit
Au baron de Keraglas, quand elle le vit :

  — Prenez siège et asseyez-vous,
Tenez, baron de Keraglas, et lisez.
Il n’avait pas bien ouvert (la lettre),
Qu’il avait les larmes aux yeux.

  Le baron de Keraglas disait
À sa petite servante, ce jour-là :
— Pourquoi me nies-tu (me dis-tu absent)
À des gens qui viennent me voir de si loin ?

  Le baron de Keraglas disait
À son garçon d’écurie, ce jour-là :
— Attelez le cheval au coche,
Il faut que j’aille à Rennes, cette nuit.

VI

  Anne Lucas disait,
Assise à la fenêtre de sa chambre :
— Notre-Dame Marie de la Trinité,
Voilà ma vie sauve !


  J’entends le baron qui arrive en ville,
Le pavé en tremble tout entier.
Le baron de Keraglas disait,
En arrivant dans la ville de Rennes :

  — Bonjour et joie à tous, dans cette ville,
Où est la prison, ici ?
La geôlière répondit
Au baron de Keraglas, quand elle l’entendit :

  — Anne n’a pas été emprisonnée,
Elle est dans une chambre avec mes demoiselles.
Le baron de Keraglas répondit
À la geôlière, quand il l’entendit :

  — Si Anne avait été mise en prison,
J’aurais désolé votre cœur ;
(J’aurais) mis le feu aux quatre coins de la ville,
J’ai le pouvoir de le faire.

  Le marquis de Keraglas disait
À Anne Lucas, ce jour-là :
— Venez ici sur mes genoux.
Venez nu-pieds dans mon carrosse ;

  Venez nu-pieds dans mon carrosse
Et soyez charitable envers les pauvres ;
Donnez-leur l’aumône, tous les jours,
Et la qualité trois fois par semaine ;

  Jeûner le mercredi et le vendredi,
Pour honorer la mort de notre Sauveur.
Là où vous avez manqué le plus,
C’est en tuant votre enfant.

  — Mon enfant n’a pas été tué,
Il est en Léon, en nourrice.
— Quand vous arriverez à Keraglas,
Nous serons unis devant Dieu !


Chanté par Marie-Joseph Kerival,
Plouaret — 1848.






  1. Les manoirs portant le nom de « Kerglas, Ar Glas, Ar Glason » — sont communs en Bretagne. Tous ces noms indiquent des habitations couvertes d’ardoises, comme l’étaient les châteaux, et généralement les manoirs et les gentilhommières, tandis que les fermes et les habitations des simples paysans et des ouvriers étaient presque toujours couvertes de chaume.
  2. « Merenn » se dit, dans certaines localités, du second repas de la journée, celui qui se fait à dix heures, ordinairement, et ailleurs il désigne le troisième repas, celui qui se fait vers trois heures, et qui se porte généralement aux champs, en été. Ici, Il ne peut être question que de ce dernier.
  3. Dans la version qui suit, Anne Lucas n’a pas tué son enfant.