Chansons populaires du Canada, 1880/p131

Texte établi par Robert Morgan,  (p. 131-136).


le juif-errant


Cette belle complainte du Juif-Errant se chante sur un air qui n’a pas la prétention d’en faire oublier les paroles, mais qui, à la longue, et surtout lorsqu’on l’entend chanter par des gens du peuple, finit par toucher. Cette triste mais belle allégorie est en grande partie oubliée aujourd’hui, même dans nos campagnes.





\version "2.18.0"
\layout {
  indent = #10
  line-width = #150
  ragged-last = ##t
}
 \relative c'' {
 \time 6/8
 \autoBeamOff
 \key g \major
 \set Score.tempoHideNote = ##t
 \override Score.BarNumber.break-visibility = #all-invisible
 \tempo 4 = 110
 \set Staff.midiInstrument = #"piccolo"
 %\hide Staff.TimeSignature
 \hide TupletBracket
 \hide TupletNumber
 % la 2e mesure doit se terminer par une croche
 % une barre de répétition doit être placée avant la dernière mesure ou demi-soupir
% Ligne 1 
    \partial 8 \repeat volta 2 { g8 | a4 \stemDown g8 c[ g] \stemUp a8 | 
    g4. fis8 r8 g | a4 \stemNeutral b8 c[ b] a  \break 
% Ligne 2 
    g4. r4 g8 | g4 d'8 d4 d8 | e4. c4 d8 | e4 d8 c4 b8 \break 
% Ligne 3 
    a4 c8 \tuplet 4/3 {\once \override TextScript #'extra-offset = #'(2.5 . 8)  
     b4-\markup { "2" } d} | g,4. a | g4 a8 \tuplet 4/3 {\once \override TextScript #'extra-offset = #'(2.5 . 8)  
     b4-\markup { "2" } d} | c4. a  \break  
% Ligne 4
     g4 r8 r4 }
% Ligne 5    
      
% Ligne 6    
      r8   \bar "||"
 }
\addlyrics { 
Est -- il rien sur la ter -- re Qui soit plus sur -- pre -- 
nant Que la gran -- de mi -- sè -- re Du pau -- vre Juif -- Er -- 
rant? Que son sort mal -- heu -- reux Pa -- raît triste et fâ -- 
cheux ! 
 
}


 
Est-il rien sur la terre
Qui soit plus surprenant
Que la grande misère
Du pauvre Juif-Errant ?
Que son sort malheureux
Paraît triste et fâcheux !

Un jour près de la ville
De Bruxell’ s, en Brabant,
Des bourgeois fort dociles
L’accostèr’ en passant :
Jamais ils n’avai’ nt vu
Un homme si barbu !

Son habit, tout difforme
Et très-mal arrangé,
Leur fit croir’ que cet homme
Était fort étranger ;
Portant comme ouvrier,
D’ vant lui un tablier.

Ou lui dit : Bonjour maître,
De grâce accordez-nous
La satisfaction d’être
Un moment avec vous ;
Ne nous refusez pas,
Tardez un peu vos pas.

— Messieurs, je vous proteste
Que j’ai bien du malheur :
Jamais je ne m’arrête
Ni ici, ni ailleurs ;
Par beau ou mauvais temps
Je marche incessamment.
 
— Entrez dans cette auberge,
Vénérable vieillard ;
D’un pot de bière fraîche
Vous prendrez votre part ;
Nous vous régalerons
Le mieux que nous pourrons.

— J’accepterais de boire
Deux coups avecque vous,
Mais je ne puis m’asseoire :
Je dois rester debout.
Je suis en vérité
Confus de vos bontés.

— Ah ! de savoir votre âge
Nous serions fort curieux ;
À voir votre visage,
Vous paraissez bien vieux ;
Vous avez bien cent ans,
Vous montrez bien autant.

— La vieillesse me gêne ;
J’ai bien dix-huit cents ans.
Chose sûre et certaine,
Je passe encore douze ans :
J’avais douze ans passé
Quand Jésus-Christ est né.

— N’êtes-vous point cet homme
De qui l’on parle tant ?
Que l’Écriture nomme
Isa’ c, le Juif-Errant ?
De grâce, dites-nous,
Si c’est sûrement vous.

— Isaac Laquedemme
Pour nom me fut donné ;
Né à Jérusalemme,
Ville bien renommée.
Oui, c’est moi, mes enfants,
Qui suis le Juif-Errant !

Juste ciel, que ma ronde
Est pénible pour moi !
Je fais le tour du monde
Pour la cinquième fois !
Chacun meurt à son tour,
Et moi je vis toujours !

Je traverse les merres,
Les rivièr’ s, les ruisseaux,

Les forêts, les déserres,
Les montagn’ s, les côteaux,
Les plaines, les vallons :
Tous chemins me sont bons.

J’ai vu dedans l’Europe
Ainsi que dans l’Asie,
Des bataill’ s et des chocques
Qui coûtai’ nt bien des vies :
Je les ai traversés
Sans y être blessé.

J’ai vu dans l’Amérique,
C’est une vérité,
Ainsi que dans l’Afrique
Grande mortalité :
La mort ne me peut rien,
Je m’en aperçois bien.

Je n’ai point de ressource
En maison ni en bien ;
J’ai cinq sous dans ma bourse,
Voilà tout mon moyen ;
En tous lieux, en tous temps
J’ai ai toujours autant.
 
— Nous pensions comme un songe
Le récit de vos maux ;
Nous traitions de mensonges
Tous vos plus grands travaux :
Aujourd’hui nous voyons
Que nous vous méprenions.
 
Vous étiez donc coupable
De quelque grand péché
Pour que Dieu tout aimable
Vous ait tant affligé ?
Dites-nous l’occasion
De cette punition.

  
— C’est ma cruelle audace
Qui cause mon malheur ;
Si mon crime s’efface,
J’aurai bien du bonheur :
J’ai traité mon Sauveur
Avec trop de rigueur.

Sur le mont du Calvaire
Jésus portait sa croix ;
Il me dit, débonnaire,
Passant devant chez moi :
« Veux-tu bien, mon ami,
Que je repose ici ? »

Moi, brutal et rebelle,
Je lui dis sans raison :
« Ôtes-toi, criminelle,
De devant ma maison ;
Avance et marche donc,
Car tu me fais affront ! »

Jésus, la bonté même,
Me dit en soupirant :
« Tu marcheras toi-même
Pendant plus de mille ans !
Le dernier jugement
Finira ton tourment. »

De chez moi, à l’heur’ même,
Je sortis bien chagrin ;
Avec douleur extrême
Je me mis en chemin.
De ce jour-là je suis
En marche jour et nuit.

 
Messieurs, le temps me presse
Adieu la compagnie ;
Grâce à votr’ politesse !
Je vous en remercie :
Je suis trop tourmenté
Quand je suis arrêté.