Chansons populaires de la Basse-Bretagne/Le clerc et son frère laboureur


LE CLERC ET SON FRÈRE LABOUREUR
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   Débouchez vos oreilles, pour entendre une chanson,
Laquelle a été levée, ce n’est pas sans raison ;

   Qui est faite à un jeune clerc et à son frère laboureur
Lesquels ont planté une rose, dans la maison d’un meunier,

   La mère de ces deux lurons était une veuve ;
Elle les envoya au moulin, après souper, une nuit,

   Et elle dit au clerc : « Blâmez le meunier,
Car, de chaque mouture il distrait une moitié.

   Quand ils arrivèrent au moulin, ils demandèrent à faire moudre,
« S’il vous plaît, dirent-ils, pour nous obliger. »

   — Qu’y a-t-il dans vos sacs ? dit le meunier.
— Du blé noir, dit le clerc, et puis une mouture ?

   Quand le meunier eut mis le blé dans la trémie,
Le cloarec se plaça en dessous, le laboureur au-dessus,

   Pour empêcher le meunier de prélever sa redevance.
Tel fut le premier tour que joua le clerc.

   L’héritière du meunier, qu’il avait eue de sa première femme,
Héla son père à la maison, et lui dit :

   — Souvenez vous, dit-elle, quand vous moudrez le blé noir,
De réserver de la farine pour faire des crêpes, si vous en trouvez
____________________________________l’occasion ou le moyen,


— Je ne crois pas, dit-il, que je puisse avoir ni farine, ni son ;
Le clerc est en dessous (qui surveille), le laboureur au-dessus.

   — Taisez-vous, mon père, dit-elle, je les ferai partir de là ;
Et elle de détacher les chevaux, de les lâcher en liberté :

   Puis, de s’en retourner au moulin, et de dire au clerc :
— Il vous est temps, dit-elle, les gars, de courir après vos chevaux,

   — Laissez-les, dit le clerc, ils ne s’en iront pas hors du pays ;
Quand nous serons prêts à charger, quelque part nous les trouverons.

   Voici le second tour que joua le clerc :
Il amarra les sacs, après que (le blé) fut moulu,

   Et fit un nœud de ficelle sur chacun d’eux.
Sous prétexte d’aller à la recherche de leurs chevaux, ils sortirent alors.

   La fille alla avec une jarre prendre de la farine aux sacs[1]:
Quand elle vit les amarres, elle de dire à son père :

   — Il faudra attacher (chaque) sac en pendant à une corde.
Et le battre avec un bâton, au-dessus d’un drap blanc.

   Les gars s’étaient lassés de guetter, — ils ne s’étaient pas
_________________________________________ écarté bien loin ;
Et le jeune clerc de dire à son frère :

   — Écoute, mon frère, dit-il, je ne sais qu’est-ce que j’ai entendu ,
Je crois que le meunier est en train de battre sa femme.

   Les voilà de s’en revenir regarder par un trou qui était dans la porte.
Ils n’osèrent par pudeur demander qu’on leur ouvrît.

   — Laisse-les, dit le clerc, nous ne resterons pas dehors,
Puisqu’on a gagé notre sac, nous aurons part aux crêpes.

   — ... Voyez un peu, meunier, comme nous sommes mouillés !
Nous avons été battre tous les alentours, et nos chevaux sont perdus.

   Il fait noir au possible, et nous sommes loin de chez nous ;
Cette nuit, il faudra que nous logions dans votre maison, meunier.

   — Parfait ! dit le meunier. Il y a trois lits :
Ma femme et moi, (nous couchons) dans l’un, ma fille dans l’autre,

   Et en voilà un troisième, où personne ne couche.
On va sur le champ faire des crêpes, et vous aurez à souper.

   Quand ils eurent soupé, les voilà d’aller se coucher.
Le clerc qui ronflait, mais par les doigts,

   Vit l’héritière faire deux crêpes,
Et envelopper une chemise dans un bonnet de toile.

   L’amoureux de l’héritière devait, cette nuit-là,
Venir se divertir avec elle, dans son lit ;


Mais le clerc flaira la chose, alla au seuil de la porte,
Y frappa doucement, et se fit ouvrir.

   L’héritière s’imaginait, en ouvrant la porte,
Que c’était le visiteur habituel qui demandait qu’on lui ouvrît,

   Et elle de lui dire : « Venez en votre lit, promptement,
Et quand vous aurez soupé, passez votre chemise fraîche. »

   L’amoureux de l’héritière, peu après,
Comme le clerc était (couché) avec elle, arriva aussi.

   Celle-ci, pensant que c’était le jeune clerc,
Lui jeta à la figure presque plein son pot de chambre.

   Il s’en alla, — sans doute était-il fâché, —
En expectorant mille malédictions sur le cœur des filles ;

   Il dut laver ses hardes, avant de paraître devant les siens :
L’odeur (de l’urine) d’un chrétien, généralement, a coutume de
_________________________________________ sentir l’aigre.

   Quand s’éveille le laboureur, il sort (de son lit)
Il comprend que son frère est dans la chambre de l’héritière.

   Et voyez la finesse qu’eut le laboureur.
Pour tromper son frère et la femme du meunier.

   En retournant au lit, il emporte le berceau
D’auprès du lit du mari, — sans réveiller l’enfant, —

   De l’autre côté du foyer, près de son lit à lui.
Peu après, la femme de se réveiller.

   La mère-nourrice alla se soulager,
Et elle était encore à moitié endormie, quand elle rentra dans la maison

   On avait dérouté la femme du meunier,
En sorte qu’elle alla, se guidant sur le berceau, rejoindre le laboureur.

   Vous n’avez pas besoin de demander, quand elle fut allée le rejoindre,
S’il avait dessein de se bien divertir.

   Le renard, quand il attrape une poule, ne la laisse plus courir ;
Un homme, qui se trouve près d’une fontaine, ne garde pas sa soif...

   Lorsque le jeune clerc eut pris congé (de la fille),
De la chambre de l’héritière il revint à son lit.

   Arrivé près de son lit, il trouva le berceau,
Et lui de passer de l’autre côté et d’aller trouver le meunier.

   Voilà le clerc joué, malgré toute sa finesse,
Puisque c’est d’après le berceau qu’il choisit son lit.

   Et lui de commencer à secouer le pauvre cher meunier :
— Réveille-toi, mon frère, dit-il, il nous est temps d’aller à la maison.



   Moi, ce n’est pas en dormant que je fais mes prouesses ;
J’ai passé cette nuit avec la fille du meunier,

   Et j’ai eu d’elle une chemise de toile fine,
Oui, et des crêpes lardées d’œufs et du lait caillé, à mon souper.

   — Jarni ! dit le meunier, tu es terriblement effronté,
Après ton forfait, — si ton dire est vrai, —

   Pour ma honte, dit-il, de me le venir encore conter, à moi !
(Mais) je vais avoir raison sur-le-champ de ton effronterie.

   La femme, qui était avec le laboureur, d’élever aussi la voix :
— Fi ! quoi donc ? dit-elle, frères, vous n’avez pas de honte ?

   — Comment ! dit le meunier, c’est là que tu es aussi, toi ?
Malheur à celui que j’attraperai, dussé-je y laisser la vie !...

   Il eût fallu voir le clerc et son frère laboureur,
Leurs hardes entre leurs bras, jouer des jambes, à travers la rivière,

   Et décamper tout nus, moins leurs chemises,
Sans chercher ni chapeau, ni bonnet, ni chaussures, ni bas.

   Point n’est besoin de demander ce que fit le meunier
A sa femme et à l’héritière, ni s’il les fit danser sans sonneurs.

   Il enrageait, le meunier, de voir qu’avait été
Le laboureur, cette nuit-là, au lit avec sa femme ;

   Encore paya-t-il bouteille, le pauvre cher meunier,
Pour obtenir leur silence, au clerc et à son frère laboureur.

   Du temps de sa première femme, il avait bonne réputation:
Personne n’aime à s’entendre appeler mouton (cornard[2] .)

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  1. Gobret hon zac’had, — prélevé le droit de mouture.
  2. Il existe sur le même sujet un fabliau français dont l’auteur de notre chanson semble s’être souvenu.