Champs, usines et ateliers/Chapitre VIII

CHAMPS, USINES ET ATELIERS
Chap. VIII. Travail intellectuel et travail manuel


CHAPITRE VIII

Travail intellectuel et travail manuel.

Divorce entre la science et le travail manuel. — L’éducation professionnelle. — L’éducation intégrale. — Le système de Moscou ; son application à Chicago, Boston, Aberdeen. — L’enseignement concret. — Le gaspillage du temps dans les écoles. — La science et la technique. — Avantages que la science peut retirer d’une association du travail intellectuel avec le travail manuel.

Autrefois les hommes de science, et particulièrement ceux qui ont le plus contribué aux progrès de la physique, ne dédaignaient point le travail manuel. Galilée faisait ses télescopes de ses propres mains. Newton, dans son enfance, apprit à manier les outils. Il exerçait son jeune esprit à imaginer des machines des plus ingénieuses, et quand il commença ses recherches en optique, il sut lui-même polir les lentilles de ses instruments et construire le célèbre télescope qui, pour son époque, était un fort beau travail. Leibnitz aimait à inventer des machines : les moulins à vent et les voitures sans chevaux préoccupaient son esprit, tout autant que les spéculations mathématiques et philosophiques. Linné devint botaniste en aidant son père, qui était jardinier, dans son travail quotidien. Bref, pour ces grands génies, le travail manuel n'était point un obstacle à leurs recherches abstraites : il les favorisait.

D'autre part, si les ouvriers des temps passés ne trouvaient guère l'occasion d'acquérir le savoir scientifique, beaucoup d'entre eux avaient du moins leur intelligence stimulée par la variété même des travaux exécutés dans les ateliers, qui alors n'étaient pas spécialisés ; quelques-uns de ces artisans jouirent aussi des bienfaits d'un commerce familier avec des hommes de science. Le professeur Robinson comptait l'inventeur de la machine à vapeur moderne, Watt, et l'ingénieur Rennie parmi ses amis. Brindley, le constructeur de routes, qui ne gagnait pas trente sous par jour, fréquentait des hommes instruits, et c'est ainsi qu'il développa ses remarquables aptitudes pour l'art de l'ingénieur. Un fils de famille aisé pouvait, en « flânant » dans la forge d'un charron, se préparer à devenir plus tard un Smeaton ou un Stephenson.

Nous avons changé tout cela. Sous prétexte d'appliquer le principe de la division du travail, nous avons creusé un fossé entre le travailleur intellectuel et le travailleur manuel. La masse des ouvriers ne reçoit pas encore une éducation plus scientifique qu'il y a deux ou trois générations. Mais ils ont été privés de l'éducation qu'ils acquéraient dans les petits ateliers, et leurs enfants sont envoyés dès l'âge de 13 ou 14 ans à la mine où à la fabrique, où ils s'empressent d'oublier le peu de choses qu'ils ont appris à l'école primaire. Quant aux hommes d'étude, ils méprisent le travail manuel. Combien parmi eux seraient capables aujourd'hui de construire un télescope ou même un instrument plus simple ? La plupart ne sont même pas en état de dessiner un appareil scientifique, et une fois qu'ils ont donné au fabricant d'instruments une vague idée de ce qu'ils désirent, ils lui laissent le soin d'imaginer l'appareil dans tous ses détails. Ils ont même élevé le dédain du travail manuel à la hauteur d'une théorie.

« Le savant, disent-ils, doit découvrir les lois de la nature. C'est à l'ingénieur d'en trouver l'application, et à l'ouvrier d'exécuter en acier ou en bois, en fer ou en pierre, les modèles imaginés par l'ingénieur. L'ouvrier doit travailler avec des machines inventées pour lui, non par lui. Peu importe s'il ne les comprend pas et ne peut pas les perfectionner. C'est au savant et à l'ingénieur de faire progresser la science et l'industrie. »

On pourrait objecter cependant qu'il y a une classe d'hommes qui n'appartiennent à aucune des trois divisions citées plus haut. Dans leur jeunesse, ils ont été des ouvriers manuels, et quelques-uns le sont encore ; mais, grâce à quelque heureuse circonstance, ils ont pu acquérir des notions scientifiques, et c'est ainsi qu'en eux la science s'allie à la connaissance d'un art mécanique. Certainement il existe de tels hommes : par bonheur il y a un noyau d'individus qui ont échappé à la spécialisation tant préconisée, et c'est précisément à eux que l'industrie doit ses principales inventions récentes. Mais, dans notre vieille Europe du moins, ce sont là des exceptions : ce sont des irréguliers, des « Cosaques », qui sortent des rangs et renversent les barrières soigneusement érigées entre les classes. Et ils sont si peu nombreux, en comparaison des besoins toujours croissants de l'industrie — et de la science, comme on va le voir tout à l'heure, — que dans le monde entier on se plaint de la rareté de ces hommes.

Comment expliquer, en effet, qu'en Angleterre, en France, en Allemagne, aux États-Unis et en Russie, on ait réclamé au même moment, à cor et à cri, un enseignement professionnel, si ce n'est là la conséquence d'un mécontentement général, causé par la division actuelle en savants, ingénieurs et ouvriers ?

Écoutez ceux qui connaissent l'industrie, et vous verrez que c'est bien là l'objet de leurs plaintes : « L'ouvrier, dont la tâche a été spécialisée par la division du travail, a perdu, nous disent-ils, toute curiosité d'esprit pour son travail, et cela surtout dans la grande industrie : il a perdu ses facultés inventives. Autrefois, il inventait beaucoup.

« Ce sont des ouvriers manuels, non des savants ou des ingénieurs, qui ont imaginé ou porté à la perfection les moteurs et toutes ces machines qui révolutionnèrent l'industrie au cours des cent dernières années. Mais depuis que le règne de la grande usine a commencé, l'ouvrier, déprimé par la monotonie de son travail, n'invente plus. Que pourrait inventer un tisserand qui ne fait que surveiller quatre ou dix métiers, mécaniques, sans rien savoir de leurs mouvements compliqués, ni des perfectionnements successifs qui ont fait de ces machines ce qu'elles sont actuellement ? Que saurait inventer un homme, condamné à perpétuité dans une fabrique de dentelles à rattacher les extrémités de deux fils, aussi vite que possible, et qui ne sait faire autre chose qu'un nœud ?

« Au début de l'industrie moderne, trois générations d'ouvriers ont fait des inventions ; aujourd'hui, ils cessent d'inventer. Quant aux inventions des ingénieurs, spécialement instruits pour imaginer des machines, elles sont dépourvues de génie ou pas assez pratiques. Ce qui manque à ces inventions ce sont ces « menus riens » dont parlait un jour Sir Frederick Bramwell à Bath, ces riens qu'on ne peut apprendre qu'à l'atelier et qui permirent à un Murdoch et aux ouvriers de l'usine de Soho de faire une machine à vapeur pratique avec les plans de Watt. Seul celui qui connaît la machine, — non seulement d'après des croquis ou des modèles, mais pour l'avoir entendue respirer et gémir et y avoir songé inconsciemment tout en la surveillant. — celui-là seul peut y apporter des perfectionnements. Certes Smeaton et Newcomen furent d'excellents ingénieurs, mais dans leurs machines un enfant devait ouvrir le robinet de vapeur à chaque coup de piston, et ce fut un de ces enfants qui imagina un jour de relier le robinet au reste de la machine, de façon qu'il s'ouvrît et se fermât automatiquement, — ce qui lui permit d'aller jouer avec ses camarades. Mais dans la machine moderne des perfectionnements aussi naïfs ne sont plus possibles. Pour faire de nouvelles inventions, une éducation scientifique très étendue est devenue nécessaire, et cette éducation est refusée aux ouvriers.

« De sorte qu'on ne peut sortir de l'impasse que si l'éducation scientifique et l'éducation manuelle sont combinées et alliées ; on n'y arrivera que le jour où l'éducation intégrale sera substituée à l'éducation spécialisée actuelle. »

Telle est la raison d'être du mouvement d’opinion en faveur de l’enseignement professionnel. Mais, au lieu de faire comprendre clairement au public les causes, peut-être incomprises, du mécontentement actuel, au lieu d’élargir l’horizon des mécontents en discutant le problème dans toute son étendue, les promoteurs du mouvement ne s’élèvent généralement pas au-dessus du point de vue du boutiquier. Bon nombre se laissent même aller à un accès de chauvinisme, et ils nous parlent d’écraser la concurrence des industries étrangères ; tandis que les autres ne voient dans l’enseignement technique qu’un moyen de perfectionner un tant soit peu la machine en chair et en os des usines, l’occasion de faire passer quelques ouvriers dans la classe supérieure des contremaîtres et des ingénieurs.

Il se peut que cet idéal les satisfasse, mais il ne saurait satisfaire ceux qui ont en vue les intérêts combinés de la science et de l’industrie, et qui voient dans ces deux branches d’activité les moyens d’élever le niveau de l’humanité. Nous affirmons que dans l’intérêt de la science et de l’industrie, aussi bien que dans l’intérêt de la société prise dans son ensemble, tout être humain, sans distinction de naissance, devrait recevoir une éducation qui lui permît d’acquérir une connaissance approfondie des sciences, en même temps que la connaissance sérieuse d’un métier. Nous reconnaissons parfaitement qu’il est nécessaire de se spécialiser dans ses études ; mais nous soutenons que cette spécialisation ne doit venir qu'après l'éducation générale, et que cette éducation générale doit comprendre les sciences et le travail manuel. À la division de la société en travailleurs intellectuels et travailleurs manuels, nous opposons la combinaison des deux ordres d'activité ; et au lieu de l'enseignement « professionnel », qui comporte le maintien de la séparation actuelle, nous préconisons, avec les fouriéristes, avec quelques-uns des fondateurs de l'Internationale. — leurs élèves, — et avec bon nombre de savants modernes, l'éducation intégrale, l'éducation complète, qui entraîne la disparition de cette pernicieuse distinction.


Voici, en peu de mots, quel serait le but de l'école sous ce régime. Il s'agirait de donner aux élèves une telle éducation que, en quittant l'école à l'âge de dix-huit ou vingt ans, chaque jeune homme et chaque jeune fille eussent étudié à fond les sciences, de façon à pouvoir être d'utiles ouvriers pour la science, et, en même temps, eussent acquis des notions générales sur ce qui constitue les bases de l'éducation professionnelle, ainsi que la connaissance d'un métier qui les mît en mesure de prendre leur place dans l'immense armée du travail manuel, des producteurs de la richesse.

Je sais que beaucoup trouveront ce but trop ambitieux, impossible même à atteindre ; mais j'espère, que s'ils ont la patience de lire les pages suivantes, ils verront que nous ne demandons rien qu'il ne soit facile d'atteindre. En fait, ce résultat a déjà été atteint ; et ce qu'on a fait sur une petite échelle pourrait se faire déjà en grand, n'étaient-ce les causes économiques et sociales qui empêchent toute sérieuse réforme de s'accomplir dans notre société si misérablement organisée.

L'expérience a été faite à l'École professionnelle de Moscou, pendant vingt années consécutives et sur des centaines de jeunes gens. Et, à en juger par les témoignages des jurys très compétents des expositions de Bruxelles, de Philadelphie, de Vienne et de Paris, l'expérience a été pleinement réussie.

L'École de Moscou n'admettait pas d'élèves au-dessus de quinze ans[1], et à cet âge on n'exigeait d'eux que des notions substantielles de géométrie et d'algèbre répondant aux programmes des lycées, ainsi que la connaissance de leur langue maternelle. Les élèves plus jeunes entraient dans des classes préparatoires. L'École était divisée en deux sections, la section mécanique et la section chimique ; mais comme je connais mieux la première, et que c'est aussi la plus importante au point de vue qui nous intéresse, je bornerai mes remarques à l'enseignement que l'on donnait dans la section mécanique.

Après un séjour de cinq ou six ans à l'école de Moscou, les étudiants en sortaient avec une connaissance approfondie des mathématiques supérieures, de la physique, de la mécanique et des sciences connexes, — une connaissance si approfondie, qu'elle n'était en rien inférieure à celle qu'on peut acquérir dans les facultés des sciences mathématiques des meilleures universités européennes. Lorsque j'étais moi-même étudiant à la faculté physico-mathématique de l'Université de Pétersbourg, j'ai eu l'occasion de comparer au nôtre le savoir des étudiants de l'École technique de Moscou. J'ai vu les cours de géométrie supérieure que l'un d'entre eux, mon élève, avait rédigés à l'usage de ses camarades. J'ai admiré la facilité avec laquelle ils appliquaient le calcul intégral aux problèmes de dynamique, et j'en ai conclu que tandis que nous autres, étudiants d'Université, nous possédions plus de connaissances d'ordre général, — par exemple en mécanique céleste, — eux, les étudiants de l'École technique, étaient beaucoup plus avancés en géométrie supérieure, et spécialement dans les applications des mathématiques aux problèmes les plus compliqués de la mécanique, aux théories de la chaleur et de l'élasticité. Mais tandis que nous autres savions à peine nous servir de nos dix doigts, les étudiants de l'École technique fabriquaient de leurs propres mains, et sans l'aide d'ouvriers professionnels, de belles machines à vapeur, depuis la chaudière jusqu'à la dernière vis, délicatement filetée, des machines agricoles et des appareils scientifiques. Tous ces produits étaient destinés à la vente, et ces étudiants obtenaient aux expositions internationales les plus hautes récompenses pour le travail de leurs mains. C'étaient des ouvriers qualifiés, possédant une éducation scientifique, une éducation universitaire ; et ils étaient en haute estime, même chez les industriels russes, qui généralement dédaignent tant la science.

Or, les méthodes au moyen desquelles on obtenait ces remarquables résultats étaient les suivantes. Dans l'enseignement scientifique, les exercices de pure mémoire étaient fort peu en honneur, tandis qu'on favorisait les recherches indépendantes par tous les moyens. On enseignait les sciences, en même temps que leurs applications : et ce qu'on apprenait en classe était appliqué à l'atelier. On apportait en même temps une attention toute spéciale aux abstractions de la haute géométrie, car on y voyait un moyen de développer l'imagination et l'esprit de recherche.

Quant à l'enseignement des métiers, les méthodes étaient tout à fait différentes de celles qui aboutirent à un échec à l'Université de Cornell, et elles différaient notablement de celles qui sont suivies dans la plupart des écoles techniques. On n'envoyait pas l'étudiant à l'atelier pour y apprendre un métier, qui lui permît de gagner sa vie aussitôt que possible, mais on enseignait l'art de la technique en général, les bases, la philosophie, pourrait-on dire, des métiers fondamentaux, et cela, conformément à un plan proposé jadis par un ouvrier parisien, dont malheureusement je n'ai jamais pu retrouver le nom, et développé par le Directeur de l'École, M. Dellavos. Ce plan est appliqué aujourd'hui à Chicago et à Boston sous le nom de « système de Moscou ».

Il est évident que le dessin était considéré comme le prélude de l'éducation technique. Quant au travail manuel, l'étudiant était amené d'abord dans l'atelier, ou, pour mieux dire, dans le laboratoire de menuiserie, et là on lui enseignait à exécuter toutes sortes de travaux de charpenterie, de menuiserie, d'assemblage. Dans cet enseignement on procédait selon le système qui consiste à commencer, non pas par faire une pièce quelconque, ou quelque bricole, selon le système du slöjd[2], mais en faisant d'abord un cube très juste, un prisme, un cylindre (avec le rabot), et puis les différents types fondamentaux des assemblages : bref, en étudiant, pour ainsi dire, la philosophie de la menuiserie par le travail manuel. On n'épargnait aucun effort pour amener l'élève à une certaine perfection dans cette branche, base réelle de tous les métiers.

Plus tard on le faisait passer à l'atelier du tourneur, où on lui apprenait à exécuter en bois les modèles des objets qu'il aurait à exécuter plus tard en métal. La fonderie venait ensuite : là il apprenait à fondre les pièces de machines dont il avait fait les modèles en bois. Et ce n'était qu'après avoir franchi ces trois premières étapes qu'il était admis à l'atelier du mécanicien. Tel était le système que l'on trouvera exposé en détail dans un ouvrage de Ch. H. Ham[3].

Quant à la perfection des travaux industriels des étudiants, je ne peux mieux faire que de renvoyer le lecteur aux rapports des jurys des expositions sus-mentionnées.

En Amérique, le même système a été introduit, pour sa partie technique, d'abord à l'École de travail manuel de Chicago, puis à l'École professionnelle de Boston qui est, me dit-on, la meilleure de son espèce, et enfin à Tuskagee, dans l'excellente école pour les Nègres. En Écosse, j'ai trouvé le système appliqué avec un plein succès, pendant quelques années, sous la direction du Dr Ogilvie, au Gordon College d'Aberdeen. C'est le système de Moscou ou de Chicago sur une échelle réduite.

Tout en recevant une éducation scientifique substantielle, les élèves du Gordon College travaillent aussi dans les ateliers. Mais ils n'apprennent pas un seul métier, comme c'est trop souvent le cas. Ils passent tour à tour à l'établi du menuisier, à la forge et à la fonderie, puis à l'atelier de serrurerie et mécanique. Et dans chacun de ces ateliers ils étudient les éléments essentiels de chacune de ces branches du travail manuel, suffisamment bien pour pourvoir l'école même d'un certain nombre de choses utiles. D'ailleurs, autant que j'ai pu m'en rendre compte par ce que j'ai vu dans les classes de géographie et de physique, ainsi qu'au laboratoire de chimie, le système de l'enseignement concret, résumé dans la formule : « de la main au cerveau, » est en plein essor, et il réussit parfaitement. Les élèves travaillent avec les instruments de physique et ils étudient la géographie en plein champ, les instruments à la main, aussi bien qu'en classe. Quelques-uns de leurs levés remplissaient de joie mon cœur de vieux géographe[4].

Certes l'École professionnelle de Moscou n'est point une école idéale[5]. Elle néglige totalement l'éducation humanitaire des jeunes gens. Mais nous devons reconnaître que l'expérience de Moscou — pour ne pas parler de mille autres expériences partielles — a parfaitement démontré la possibilité de combiner une éducation scientifique d'un niveau très élevé avec l'éducation nécessaire pour devenir un excellent ouvrier qualifié. Cette expérience a prouvé, d'autre part, que le meilleur moyen de produire des ouvriers réellement habiles est de saisir le taureau par les cornes. C'est de considérer le problème de l'éducation dans ses grandes lignes, au lieu de faire acquérir aux jeunes gens une virtuosité dans un métier quelconque, en même temps que quelques vagues notions de science. Elle a montré aussi qu'on peut obtenir de pareils résultats sans surmenage, si l'on a toujours en vue une économie rationnelle du temps consacré à l'étude, et si l'on ne sépare pas la théorie de la pratique. Vus sous ce jour, les résultats obtenus à Moscou n'ont plus rien d'extraordinaire ; on doit même espérer des résultats encore meilleurs, si l'on applique les mêmes principes dès le début des études, à l'école primaire.

Un gaspillage incroyable du temps, voilà le trait distinctif de notre système d'éducation actuel. Non seulement on nous enseigne une masse de choses sans utilité, mais ce qui n'est pas inutile, on nous l'enseigne de façon à nous faire perdre encore le plus de temps possible. Les méthodes pédagogiques en usage remontent à une époque où l'on ne demandait aux personnes instruites qu'un savoir très limité, et on a conservé ces méthodes malgré la masse de connaissances que l'esprit d'un étudiant doit assimiler, depuis que la science a immensément étendu ses anciennes limites. De là le surmenage dans les écoles, et de là aussi la nécessité urgente de réviser les programmes et les méthodes d'enseignement, pour les adapter aux besoins nouveaux, en tenant compte des heureux essais faits de différents côtés.

Il est évident que les années de l'enfance ne devraient pas être gaspillées, comme elles le sont maintenant. Les pédagogues allemands ont montré comment les jeux mêmes de l'enfance peuvent déjà suggérer certaines notions concrètes de géométrie et de mathématiques. Les enfants qui ont découpé en carton et assemblé le triangle et les carrés du théorème de Pythagore — le fameux « Pont aux Ânes » — ne considéreront pas ce théorème, quand il se présentera au cours de leurs études de géométrie, comme un instrument de torture, imaginé par les professeurs ; et cela surtout lorsqu'ils l'auront appliqué comme font les charpentiers, pour trouver la longueur des chevrons d'un toit. Les problèmes compliqués d'arithmétique, qui nous semblèrent des casse-tête chinois dans notre enfance, sont facilement résolus par des enfants de sept à huit ans, pourvu qu'on les leur présente sous forme d'intéressantes énigmes. Et si le Kindergarten est souvent devenu pour les bébés une petite prison, une caserne, où les maîtres allemands règlent à l'avance chacun de leurs mouvements, l'idée qui présida à la création des jardins d'enfants n'en est pas moins heureuse.

En vérité, il est presque impossible de se figurer, quand on ne l'a pas essayé, combien de solides et saines notions sur la nature, quelles habitudes de classification, quel goût pour les sciences naturelles on peut faire acquérir à un enfant. Et si l'on adoptait d'une façon générale dans l'éducation le système des cours concentriques, adaptés aux différentes phases du développement de l'être humain, la première série, pour toutes les sciences, excepté la sociologie, pourrait être enseignée avant l'âge de dix ou douze ans. Déjà à cet âge, on pourrait donner aux enfants une idée générale de l'univers, de la Terre et de ses habitants, des principaux phénomènes physiques, chimiques, zoologiques et botaniques ; mais c'est dans les cycles suivants d'études plus profondes et plus spécialisées que l'enfant découvrirait, ou plus exactement apprendrait à formuler les lois de ces phénomènes.

D'autre part, nous savons tous combien les enfants aiment à fabriquer eux-mêmes leurs jouets, quel plaisir ils ont à imiter le travail des grandes personnes, quand ils les voient à l'œuvre dans l'atelier ou sur le chantier. Mais les parents répriment sottement cette passion ou ne savent pas en tirer parti. La plupart dédaignent le travail manuel et préfèrent envoyer leurs enfants étudier l'histoire romaine ou les conseils de Franklin sur l'épargne, plutôt que de les voir se livrer à un travail « qui n'est bon que pour la basse classe de la population ». Or, c'est précisément ainsi qu'on rend beaucoup plus difficile toute étude ultérieure dans les sciences naturelles.

Viennent ensuite les années d'école, durant lesquelles le temps est gaspillé dans des proportions incroyables. Prenons, par exemple, les mathématiques, que chacun devrait connaître, puisqu'elles forment la base de toute éducation complète, et que si peu d'élèves apprennent en réalité dans nos écoles. Pour la géométrie, on gaspille follement le temps en employant une méthode qui consiste surtout à faire apprendre cette science par cœur. Dans la plupart des cas, l'élève lit et relit la démonstration d'un théorème, jusqu'à ce que sa mémoire ait retenu la succession des raisonnements. Il en résulte que sur dix enfants neuf seront incapables de démontrer un théorème élémentaire deux ans après leur sortie de l'école, à moins que les mathématiques ne soient leur spécialité. Ils auront oublié quelles lignes auxiliaires il faut tracer. On ne leur a jamais appris à découvrir eux-mêmes les démonstrations. On ne saurait donc s'étonner si plus tard ils éprouvent tant de difficulté à appliquer la géométrie à la physique, s'ils avancent d'un train de colimaçon, et si un si petit nombre arrivent à comprendre les hautes mathématiques.

Il existe, cependant, une autre méthode qui permet de faire des progrès beaucoup plus rapides, et grâce à laquelle celui qui a étudié la géométrie ne l'oubliera de sa vie. Dans ce système, tout théorème est posé comme un problème. La solution n'en est jamais donnée à l'avance, et l'élève est amené à la trouver lui-même. Si l'on emploie ce procédé en ayant soin de faire faire quelques exercices préparatoires avec la règle et le compas, il n'y a pas un enfant sur vingt qui ne soit en état de découvrir le moyen de tracer un angle égal à un angle donné, et de prouver l'égalité de ces deux angles, aidé par quelques suggestions de son maître. Et si les problèmes suivants sont donnés dans un ordre systématique, — il y a déjà d'excellents manuels qui peuvent servir de guides, — et si le professeur ne force pas ses élèves à aller plus vite qu'ils ne peuvent le faire au début, ils passent d'un problème au suivant avec une facilité étonnante. — la seule difficulté étant d'amener l'élève à résoudre le premier problème et à prendre ainsi confiance en son propre raisonnement. Je le dis par expérience.

D'autre part, toute vérité géométrique abstraite doit être imprimée dans l'esprit sous sa forme concrète. Dès que les élèves ont résolu quelques problèmes sur le papier, il faut qu'ils les résolvent dans la cour de récréation à l'aide de quelques bâtons et d'une corde, et qu'ils appliquent à l'atelier les notions acquises. À ce prix seulement les lignes géométriques prendront un sens concret dans l'esprit des enfants. Ce n'est qu'à cette condition qu'ils comprendront que le professeur ne cherche pas à les embarrasser inutilement, quand il leur demande de résoudre des problèmes à l'aide de la règle et du compas, sans recourir au rapporteur. Ce n'est qu'alors qu'ils sauront la géométrie.

« Par les yeux et la main, arrivez au cerveau ». c'est le vrai principe pour économiser le temps dans l'enseignement. Je me rappelle, comme si c'était hier, comment la géométrie acquit pour moi soudain une signification nouvelle, et comment cette nouvelle façon de la concevoir facilita plus tard toutes mes études. Ce fut le jour où nous fabriquâmes une montgolfière. Je fis la remarque que les angles aux sommets de chacune des vingt bandes de papier, dont le ballon allait être fait, devaient avoir chacun une valeur inférieure au cinquième d'un angle droit. « Voilà donc ce que signifiait cet horrible théorème de stéréométrie qui nous avait causé à tous tant de tracas ! Et comme c'est simple, et combien c'est utile! »

Je me souviens aussi comment les sinus et les tangentes cessèrent pour moi d'être de simples signes cabalistiques, le jour où ils nous permirent de calculer le tracé d'un profil de fortification, là où les deux faces d'une redoute se rencontrent à angle saillant. Et je me rappelle encore comment la géométrie dans l'espace devint toute simple à mes yeux le jour où nous nous mîmes à construire sur une petite échelle un bastion avec ses embrasures et ses barbettes, occupation qui, bien entendu, fut bientôt interdite à cause de l'état où nous mettions nos vêtements. « Mais vous avez tout l'air de terrassiers ! » nous disaient nos intelligents éducateurs, alors précisément que nous étions fiers d'être des terrassiers... et de découvrir en même temps l'utilité de la géométrie !

En forçant nos enfants à étudier les choses tangibles par l'intermédiaire de simples représentations graphiques, au lieu de leur faire faire ces choses eux-mêmes, nous leur faisons perdre un temps des plus précieux ; nous fatiguons inutilement leur esprit ; nous les habituons aux pires disciplines intellectuelles ; en les dressant à apprendre de confiance, à se fier au livre, aux autorités, nous étouffons dans le germe toute pensée indépendante ; et ce n'est que très rarement que nous réussissons à faire apprendre réellement ce que nous enseignons. La superficialité, le psittacisme, la servilité et la paresse d'esprit, — cette peste de notre époque, — voilà les résultats de nos méthodes d'éducation. Nous n'inculquons même pas à nos enfants l'art d'apprendre.

Dès les débuts, les premiers éléments de toutes les sciences sont déjà enseignés selon ce pernicieux système. Dans la plupart des écoles on enseigne l'arithmétique elle-même d'une façon abstraite, et ce n'est que de règles que l'on bourre la tête des pauvres petits. L'idée d'une unité, toujours arbitraire et pouvant être changée à volonté au cours de nos mensurations (l'allumette, la boîte d'allumettes, la douzaine de boîtes, ou la grosse ; le mètre, le centimètre, le kilomètre, etc.), n'est point imprimée dans l'esprit. En Angleterre, aux États-Unis, en Russie, au lieu d'accepter le système décimal, on torture encore les enfants en leur faisant étudier un système saugrenu de poids et mesures qui devrait être abandonné depuis longtemps. On y perd deux années d'école, et quand on arrive aux problèmes de mécanique ou de physique, l'élève passe les trois quarts de son temps à des calculs interminables qui le fatiguent et lui inspirent le dégoût des sciences exactes. Mais là même où les mesures décimales sont introduites, on perd encore un temps considérable, faute de savoir que chaque mesure n'est qu'approximative et qu'il est absurde de calculer à un mètre ou à un gramme près, là où les mensurations elles-mêmes n'admettent pas une pareille exactitude. Nous faisons ensuite tout notre possible pour rendre l'algèbre inintelligible, et nos enfants passent un an à apprendre ce qui n'est rien moins que de l'algèbre, — un simple système d'abréviations qu'on pourrait apprendre subsidiairement, en même temps que l'arithmétique[6].

Le gaspillage du temps dans l'enseignement des sciences physiques est tout simplement révoltant. Alors que les jeunes gens comprennent très aisément les principes de la chimie et ses formules, dès qu'ils font eux-mêmes les premières expériences avec quelques verres et quelques tubes à essais, ils éprouvent les plus grandes difficultés à comprendre l'introduction mécanique du cours de physique, en partie parce qu'ils ne savent pas de géométrie, mais surtout parce qu'on se contente de leur montrer de coûteuses machines, au lieu de les amener à fabriquer eux-mêmes des appareils très élémentaires pour vérifier les phénomènes qu'ils étudient.

Au lieu d'apprendre les lois des forces avec de simples instruments qu'un garçon de quinze ans peut facilement fabriquer, nos élèves les étudient par le moyen de dessins, d'une façon purement abstraite. Au lieu de leur faire faire eux-mêmes une machine d'Atwood avec un manche à balai et la poulie d'une vieille pendule, ou de leur faire vérifier les lois de la chute des corps à l'aide d'une clef glissant sur une ficelle inclinée, on leur montre un appareil compliqué. Le professeur, le plus souvent, ne sait pas lui-même en expliquer le principe et se perd dans des détails superflus. Et il en est ainsi dans tout notre enseignement — toute réserve faite pour quelques honorables exceptions[7].

Si le gaspillage du temps caractérise nos méthodes d'enseignement scientifique, il caractérise aussi bien les méthodes suivies pour enseigner le travail manuel. Nous savons comment les enfants perdent leur temps pendant les années d'apprentissage dans un atelier, mais on peut adresser le même reproche à ces écoles techniques qui s'efforcent de faire apprendre immédiatement un métier déterminé, au lieu de recourir aux méthodes plus générales et plus sûres d'un enseignement systématique du travail manuel. De même qu'il y a pour les sciences des notions et des méthodes qui préparent à l'étude de toutes les sciences, de même il existe des notions et des méthodes fondamentales qui préparent à l'étude spéciale d'un métier quelconque.

Reuleaux a montré dans son livre si attrayant, intitulé Cinématique théorique, qu'il y a, pour ainsi dire, une philosophie de toutes les machines possibles et imaginables. Chacune, si compliquée qu'elle soit, peut se réduire à quelques éléments — plateaux, cylindres, disques, cônes, etc. — ainsi qu'à quelques outils — ciseau, scie, marteau, laminoir, etc., combinés de diverses manières ; et, quelle que soit la complication de ses mouvements, on peut aussi ramener chaque machine à un petit nombre de modifications du mouvement, telles que la transformation d'un mouvement circulaire en un mouvement rectiligne, etc., à l'aide de quelques organes intermédiaires.

De même chaque métier peut être décomposé en un certain nombre d'éléments. Dans chacun on doit savoir faire un prisme à faces parallèles, un cylindre, un disque, un trou carré et un trou rond ; on doit savoir manier un nombre limité d'outils, — tous les outils n'étant que des modifications de moins d'une douzaine de types ; et enfin il faut savoir transformer un mode de mouvement en un autre. C'est là la base de tous les métiers mécaniques, si bien que l'art d'exécuter en bois ces éléments primaires, de travailler le bois avec les principaux outils et de transformer les différentes espèces de mouvement, devrait être considéré comme la vraie base sur laquelle s'appuierait l'enseignement ultérieur de tous les genres possibles de métiers mécaniques. L'élève qui a acquis ces connaissances possède déjà une bonne moitié de tous les métiers possibles.

D'autre part, nul ne peut être un bon ouvrier de la science s'il n'est en possession de bonnes méthodes de recherche scientifique, s'il n'a pas appris à observer, à décrire avec exactitude, à découvrir les relations mutuelles entre des faits en apparence isolés, à faire des hypothèses et à les vérifier, à raisonner sur les causes et les effets, etc. Et nul ne peut être un bon ouvrier manuel s'il n'a pas été habitué aux bonnes méthodes du travail manuel en général. Il faut qu'il s'accoutume à concevoir ses idées sous une forme concrète, à les dessiner, à les modeler, à ne pas tolérer qu'un outil soit mal tenu, à détester les mauvaises méthodes de travail, à donner à tout la dernière touche, à puiser une joie artistique dans la contemplation des formes gracieuses, des harmonieuses combinaisons de couleurs, du « fini » de son travail, et à souffrir à la vue du laid.

Qu'il s'agisse de métier, de science ou d'art, le principal but de l'école n'est point de transformer le débutant en un spécialiste, mais de lui enseigner les éléments, les bonnes méthodes de travail. Par-dessus tout, c'est de lui donner cette inspiration qui l'incitera plus tard à mettre dans tout ce qu'il fera un amour sincère de la vérité, à aimer tout ce qui est beau d'une beauté extérieure ou plus intime, à comprendre la nécessité d'être une unité utile parmi les autres unités humaines, à sentir ainsi son coeur battre à l'unisson avec le reste de l'humanité.

Pour éviter la monotonie d'un travail, au cours duquel l'élève ne ferait que des cylindres et des disques, sans jamais construire de machines entières ou d'autres objets utiles, il y a cent moyens, dont l'un, qui fut en usage à l'École de Moscou, mérite d'être signalé. Aucun travail n'était donné simplement en guise d'exercice. Au contraire, on utilisait tout ce que l'élève avait fait, dès ses premières leçons. Vous souvient-il quelle joie c'était pour vous, dans votre enfance, de voir votre travail utilisé, ne fût-ce que comme partie accessoire d'une chose utile ? C'est ce qu'on faisait à l'École de Moscou. Toute planche rabotée par les élèves était employée dans un autre atelier pour la construction d'une machine quelconque (batteuse, moissonneuse, etc.) Lorsqu'un élève entrait dans l'atelier de mécanique, et qu'on le mettait à limer un bloc de fer quadrangulaire aux faces parallèles et perpendiculaires, ce bloc prenait à ses yeux un certain intérêt parce que, une fois terminé, ses angles et ses faces vérifiés et ses défauts corrigés, il n'était pas jeté au rebut sous l'établi. On le donnait à un élève plus avancé qui y adaptait un bouton, passait sur le tout une couche de peinture et l'envoyait au magasin de l'école pour y être vendu comme presse-papier. L'enseignement systématique gagnait ainsi en intérêt[8].

Il est évident que la rapidité d'exécution du travail est un facteur très important dans la production. Aussi peut-on demander si dans le système dont nous parlons l'élève atteint la rapidité nécessaire. Mais il y a deux genres de rapidité. Il y a celle que je pus observer dans une fabrique de dentelles de Nottingham. Des hommes faits, les mains tremblantes et le chef branlant, nouent d'un geste fébrile les extrémités de deux fils de coton restés enroulés sur les bobines, après qu'une certaine dentelle a été fabriquée à la machine. C'est à grand'peine si vous pouvez suivre leurs mouvements. Mais le fait même que la manufacture réclame un travail rapide de ce genre suffit à lui seul pour la condamner. Que reste-t-il de l'être humain dans ces corps chétifs et frémissants ? Qu'adviendra-t-il d'eux ? Pourquoi ce gaspillage de forces humaines qui pourraient produire dix fois la valeur des misérables fils restés sur les bobines ? Cette espèce de rapidité n'est requise qu'à cause du peu que coûtent au fabricant les esclaves de la grande industrie. Espérons donc que jamais aucune école ne tentera d'atteindre cette espèce de célérité dans le travail[9].

Mais il y a aussi la rapidité de l'ouvrier bien entraîné, qui sait bien employer son temps ; et le meilleur moyen d'y parvenir, c'est, sans contredit, le genre d'éducation que nous préconisons. Si simple que soit son travail, l'ouvrier instruit l'exécute mieux et plus rapidement que l'ouvrier sans instruction. Observez, par exemple, comment s'y prend un bon ouvrier pour couper un morceau de carton, et comparez ses mouvements à ceux d'un ouvrier mal préparé. Celui-ci saisit le carton, prend l'outil tel qu'il est, trace une ligne « à la six-quatre-deux » et commence à couper. À mi-chemin il est fatigué, et quand il a fini, son travail n'est bon à rien. L'autre, au contraire, examinera son outil et l'aiguisera d'abord ; il tracera la ligne avec exactitude, après quoi, ayant bien fixé son carton et sa règle et tenant convenablement son outil, il coupera très aisément et livrera un bon travail.

Voilà la vraie rapidité, celle qui permet d'économiser le temps et l'effort ; et le meilleur moyen de l'acquérir, c'est une éducation véritablement supérieure. Les grands peintres peignaient avec une rapidité prodigieuse ; mais c'était là le résultat d'un merveilleux développement de leur intelligence et de leur imagination, de leur sentiment profond de la beauté, de leur délicate perception des nuances, de leur sûreté de main, acquise en faisant chaque jour, chaque heure, sans fin, des croquis de dessins. Et c'est là le genre de travail rapide dont l'humanité a besoin.


Il y aurait encore bien des choses à ajouter sur les services que devrait rendre l'école, mais je dois encore ajouter quelques mots pour montrer combien il est désirable qu'on adopte le genre d'éducation esquissée dans les pages qui précèdent. Certes, je ne me berce pas de l'illusion qu'une réforme radicale de l'éducation, ou même une réforme limitée aux points signalés plus haut, puisse être réalisée, tant que les nations civilisées resteront attachées au système actuel de production et de consommation, système d'un égoïsme absurde par son étroitesse. Tout ce qu'on peut espérer, aussi longtemps que dureront les conditions actuelles, c'est de voir faire ici ou là, sur une petite échelle, quelques essais de réformes microscopiques, — tentatives qui, naturellement, donneront des résultats bien inférieurs à ceux que l'on comptera obtenir, à cause de l'impossibilité de faire des réformes sur une petite échelle, alors qu'un lien si intime existe entre les multiples fonctions d'une nation civilisée. Mais la puissance du génie constructif de la société dépend avant tout de la profondeur de sa conception des réformes à accomplir et des moyens d'y parvenir. Et la nécessité de refondre nos systèmes d'éducation est une des nécessités les plus universellement reconnues et les plus propres à inspirer à la société cet idéal, sans lequel la stagnation ou même la décadence sont inévitables.

Supposons donc qu'une communauté, — une cité ou un territoire peuplé de quelques millions d'habitants, — dispense l'éducation esquissée ci-dessus à tous ses enfants, sans distinction de naissance, — et nous sommes réellement assez riches pour nous permettre ce luxe, — sans rien demander en retour aux enfants que ce qu'ils donneront quand ils seront devenus producteurs de richesses. Supposons qu'une telle éducation soit introduite et analysons-en les conséquences probables.

Je n'insisterai pas sur l'accroissement de richesses qui résulterait de la création d'une jeune armée de producteurs instruits et bien entraînés. Je ne veux pas non plus m'appesantir sur les avantages qui découleraient pour la société de l'effacement de cette distinction qu'on fait aujourd'hui entre travailleurs intellectuels et travailleurs manuels. Je ne dirai point combien cette réforme contribuerait au rétablissement de l'harmonie et de la concordance d'intérêts, dont le défaut se fait si péniblement sentir à notre époque de luttes sociales. Je ne m'attarderai pas à montrer que chaque individu se sentirait vivre d'une vie plus complète, s'il pouvait jouir à la fois de la plénitude de ses facultés intellectuelles et de ses forces physiques. Je ne signalerai pas non plus l'avantage qu'il y aurait à mettre le travail manuel à la place d'honneur qu'il devrait occuper dans la société, alors qu'il n'est à l'heure actuelle qu'une marque d'infériorité. Et enfin je n'insisterai pas sur cette conséquence inévitable de la réforme préconisée — la disparition de la misère et de la dégradation de l'être humain avec tout leur cortège : le vice, le crime, les prisons, la justice sanglante, la délation. Bref, je ne dirai rien de la grande question sociale, sur laquelle on a déjà tant écrit, et sur laquelle il reste tant de choses à dire. Ma seule intention est de signaler dans ces pages les bénéfices que tirerait la science elle-même de ce changement dans notre système d'éducation.

Quelques-uns diront, sans doute, que réduire les hommes de science au rôle de travailleurs manuels, ce serait causer la décadence de la science et la mort du génie. Mais ceux qui voudront bien tenir compte des considérations suivantes reconnaîtront probablement que le résultat serait tout l'opposé ; ce serait au contraire un tel renouvellement de la science et de l'art, et un tel progrès de l'industrie, que nous ne pouvons nous en faire qu'une bien faible idée par ce que nous savons de l'époque de la Renaissance.

C'est devenu un lieu commun de parler avec emphase des progrès de la science au dix-neuvième siècle ; et il est évident que ce siècle, comparé aux précédents, est un siècle glorieux. Mais si nous considérons que la plupart des problèmes qu'il a résolus avaient déjà été indiqués, et leurs solutions prévues, cent ans auparavant, nous sommes forcés de reconnaître que le progrès n'a pas été aussi rapide qu'on aurait pu s'y attendre. Quelque chose en a certainement entravé la marche.

La théorie mécanique de la chaleur avait été pressentie au dix-huitième siècle par Rumford et Humphrey Davy, et même en Russie elle fut soutenue par Lomonossoff[10].Et cependant il s'écoula plus d'un demi-siècle avant que la théorie fît sa réapparition dans la science. Lamarck, et même Linné, Geoffroy Saint-Hilaire, Erasmus Darwin, et plusieurs autres savants étaient parfaitement sûrs de la variabilité des espèces, et ils déblayaient le chemin de ceux qui devaient édifier la biologie sur les principes de la variation. Mais là encore, on perdit cinquante ans avant de ramener au premier plan cette question de la variabilité des espèces, et nous nous souvenons tous comment les idées de Ch. Darwin furent propagées et imposées à l'attention des savants universitaires par ceux qui, pour la plupart, n'étaient point des professionnels de la science. Et même entre les mains de Darwin la théorie de l'évolution ne put atteindre son plein développement, à cause de l'importance prépondérante qu'il donnait à un seul des facteurs de l'évolution — la sélection naturelle, — aux dépens de cet autre facteur, l'action directe du milieu.

Depuis bien des années, on sent en astronomie le besoin de réviser sérieusement la théorie de Laplace et de Kant, mais il ne s'est présenté encore aucune théorie nouvelle qui pût être généralement acceptée. Il en est de même en géologie. Certes la géologie a accompli des merveilles pour reconstituer les annales des époques de notre planète ; mais la géologie dynamique n'avance qu'avec une lenteur désespérante, et tous les progrès à venir dans la grande question des lois de la distribution des organismes vivants sur la surface de la terre sont arrêtés par l'ignorance où l'on est encore de l'extension des nappes de glace pendant l'époque quaternaire[11].

En résumé, dans chacune des branches de la science le besoin se fait sentir d’une revision des théories courantes, ainsi que de l’apparition de nouvelles généralisations. Et si cette revision exige un peu de l’inspiration géniale qui fait des Galilées et des Newtons, et dont l’apparition dépend de certaines conditions de l’évolution humaine, elle exige aussi, et surtout, un accroissement du nombre des ouvriers de la science.

Lorsque les faits qui contredisent les théories courantes commencent à s’accumuler, celles-ci doivent être révisées ; mais pour observer et recueillir ces faits — on l’a bien vu dans le cas de Darwin, — il eût fallu que des milliers de simples travailleurs intelligents, au lieu d’un seul savant, fussent à la disposition de la science.

D’immenses régions du globe restent encore inexplorées, ce qui fait que l’étude de la distribution géographique des animaux et des plantes rencontre à chaque pas quelque pierre d’achoppement. Des voyageurs traversent des continents sans savoir même déterminer la latitude d’un lieu ou se servir d’un baromètre. La physiologie végétale et animale, la psycho-physiologie, l’étude des facultés psychologiques de l’homme et des animaux sont autant de branches de la science qui auraient besoin d’une vaste accumulation de faits et d’observations des plus simples.

L’histoire reste une « fable convenue, » surtout parce qu’elle a besoin d’être inspirée par des idées nouvelles, mais aussi parce qu’il lui faudrait des milliers de travailleurs doués d’esprit scientifique pour reconstituer la vie des siècles passés, à la façon dont Thorold Rogers et Augustin Thierry ont procédé pour des périodes déterminées[12].

En un mot, il n’y a pas une seule science qui ne souffre dans son développement du manque d’hommes et de femmes doués d’une conception philosophique de l’univers, prêts à appliquer leur esprit de recherche à un domaine donné, si limité qu’il soit, et ayant assez de loisirs pour se consacrer à ces travaux.

Mais dans une société telle que nous l'imaginons, des milliers d'ouvriers seraient disposés à répondre à tout appel sérieux pour explorer des domaines inconnus. Darwin dépensa près de trente années de sa vie à recueillir et à analyser les faits nécessaires à l'élaboration de la théorie de l'origine des espèces. S'il eût vécu dans une société telle que nous la rêvons, il n'aurait eu qu'à lancer un appel, pour que par milliers des volontaires se missent à la recherche des faits requis et que des explorateurs se livrassent à des expérimentations partielles. Les centaines d'associations se seraient constituées pour débattre et résoudre chacun des problèmes impliqués dans la théorie, et en dix ans on en aurait déjà vérifié l'exactitude et découvert les côtés faibles. Tous les facteurs de l'évolution, auxquels aujourd'hui seulement on commence à accorder l'attention nécessaire, seraient dès lors apparus en pleine lumière. Les progrès scientifiques auraient été dix fois plus rapides, et si l'individu isolé n'aurait pas les mêmes droits qu'aujourd'hui à la reconnaissance de la postérité, la masse des volontaires inconnus aurait achevé l'œuvre bien plus rapidement, et elle aurait ouvert aux progrès à venir une perspective bien plus large que ne le pouvait faire un homme isolé au cours de son existence. Le dictionnaire de la langue anglaise, fait par Murray avec l'aide d'un millier de volontaires, est un exemple de ce genre de travail. C'est là la méthode de travail de l'avenir.

Il y a un autre trait de la science moderne qui rend plus impérieuse encore la réforme que nous préconisons. Alors que l'industrie, surtout à la fin du dix-huitième siècle et pendant la première partie du dix-neuvième, a multiplié ses inventions au point de bouleverser et métamorphoser la face même du globe, la science a perdu ses facultés inventives. Les hommes de science n'inventent plus du tout, ou peu s'en faut. N'est-ce pas frappant que la machine à vapeur, même dans ses principes fondamentaux, la locomotive, le navire à vapeur, le téléphone, le phonographe, le métier à tisser, la machine à faire la dentelle, les phares, le macadam, la photographie en noir et en couleurs, la phototypie et des milliers de choses moins importantes n'ont point été inventés par des professionnels de la science. Et cependant aucun d'eux n'eût refusé d'associer son nom à l'une quelconque de ces inventions. Des hommes qui avaient reçu à l'école une instruction des plus rudimentaires, qui n'avaient pu que ramasser les miettes de savoir tombées de la table des riches, et qui se trouvaient réduits aux moyens les plus primitifs pour faire leurs expériences, — le clerc d'avoué Smeaton, Watt, le fabricant d'instruments, Stephenson, le serre-frein, Fulton, l'apprenti bijoutier, Rennie, l'ajusteur de moulins, Telford, le maçon, et des centaines d'autres dont les noms même resteront inconnus, furent, comme dit très justement M. Smiles, les vrais créateurs de la civilisation moderne. Et pendant ce même temps les hommes de science, pourvus de tous les moyens nécessaires pour acquérir de nouvelles connaissances et instituer des expériences, ne peuvent revendiquer qu'un bien petit nombre d'inventions dans la masse formidable des outils, des machines, des moteurs qui ont permis à l'humanité d'utiliser et de domestiquer les forces de la nature[13].

Ce fait est frappant, mais la raison en est très simple : ces hommes — les Watt et les Stephenson — savaient faire une chose que les savants ignorent ; ils savaient se servir de leurs mains. Le milieu où ils vivaient stimulait leurs facultés inventives ; ils connaissaient les machines, leurs principes fondamentaux, leur fonctionnement ; ils avaient respiré l'atmosphère de l'atelier et du chantier.

Nous savons comment les savants vont répondre au reproche. Ils diront : « Nous découvrons les lois de la nature. Que d'autres les appliquent ! C'est là une simple division du travail. » Mais une telle réplique serait une erreur absolue. La marche du progrès suit la direction inverse, car dans cent cas contre un, l'invention mécanique précède la découverte de la loi scientifique. Ce n'est pas la théorie mécanique de la chaleur qui a précédé l'invention de la machine à vapeur ; elle l'a suivie, au contraire. Alors que des milliers de machines transformaient déjà, depuis plus d'un demi-siècle, la chaleur en mouvement sous les yeux de centaines de professeurs ; alors que des milliers de trains, arrêtés dans leur marche par de puissants freins, dégageaient de la chaleur et lançaient sur les rails des gerbes d'étincelles à l'approche des stations ; alors que dans tout le monde civilisé les lourds marteaux-pilons et les perforeuses rendaient brûlantes les masses de fer qu'ils martelaient ou qu'elles perforaient, — alors, mais alors seulement un ingénieur, Séguin aîné, en France, et plus tard un docteur, Mayer, en Allemagne, se hasardèrent à formuler la théorie dynamique de la chaleur avec toutes ses conséquences. Et les savants ignorèrent Séguin et faillirent rendre fou Mayer en se cramponnant obstinément à leur mystérieux fluide calorique et en déclarant « anti-scientifique » le travail de Joule sur l'équivalent mécanique de la chaleur qu'il avait présenté à la société Royale de Londres en 1843.

Lorsque nos milliers de machines eurent démontré l'impossibilité d'utiliser toute la chaleur dégagée par une quantité déterminée de combustible, apparut la deuxième loi de la théorie de la chaleur, la loi de Clausius. Alors que dans le monde entier l'industrie transformait déjà le mouvement en chaleur, en son, en lumière et en électricité, et vice versa, mais alors seulement, parut l'admirable théorie de Grove sur la « corrélation des forces physiques, » et Grove eut encore à la Royal Society le même sort que Joule. La publication de son mémoire fut refusée jusqu'en 1856.

Ce ne fut pas la théorie de l'électricité qui nous donna le télégraphe. Lorsque le télégraphe fut inventé, tout ce que nous savions sur l'électricité se réduisait à un petit nombre de faits plus ou moins mal classés dans nos manuels. À l'heure actuelle la théorie de l'électricité n'est pas encore faite ; elle attend toujours son Newton, en dépit des brillantes tentatives des temps derniers. Même la connaissance empirique des lois des courants électriques était dans son enfance à l'heure où quelques hommes audacieux posèrent un câble au fond de l'Océan Atlantique, en dépit des savants officiels qui prédisaient un « échec certain. »

Le nom de « science appliquée » est absolument incorrect, parce que dans la grande majorité des cas, l'invention, loin d'être une application de la science, crée au contraire une nouvelle branche de la science. Les ponts en treillis, dits « américains », ne furent pas une application de la théorie de l'élasticité ; ils la précédèrent, au contraire, et tout ce que nous pouvons dire en faveur de la science, c'est que dans cette branche spéciale la théorie et la pratique se développèrent parallèlement en se rendant des services réciproques. Ce ne fut point la théorie des explosifs qui conduisit à la découverte de la poudre à canon : l'usage de la poudre était connu depuis des siècles, avant que l'action des gaz dans l'âme d'un canon fût soumise à l'analyse scientifique. On pourrait multiplier les exemples et citer encore les grands procédés de la métallurgie, les alliages et les propriétés qu'ils acquièrent par l'addition de très petites quantités de certains métaux ou métalloïdes, les récents progrès de l'éclairage électrique, et même les pronostics météorologiques, qui réellement méritaient d'être déclarés « non-scientifiques » à l'époque où ils furent lancés pour la première fois par l'excellent observateur des étoiles filantes, Mathieu de la Drôme, ou ce vieux loup de mer, l'amiral Fitzroy.

Bien entendu, il y a un certain nombre de cas où soit la découverte, soit l'invention ne fut que l'application d'une loi scientifique ; par exemple, la découverte de la planète Neptune. Mais dans l'immense majorité des cas l'invention ou la découverte commence par n'être pas scientifique. Elle relève beaucoup plus du domaine de l'art, — l'art prenant toujours la préséance sur la science, comme l'a si bien montré Helmholtz dans une de ses conférences populaires ; ce n'est que lorsque l'invention a été faite, que la science entre en jeu pour l'interpréter. Il est évident que toute invention profite des conquêtes antérieures et des méthodes éprouvées de la science. Mais dans la plupart des cas elle prend les devants sur ce qui est connu, elle fait un saut dans l'inconnu et ouvre à l'investigation scientifique tout un nouveau domaine de recherches. Ce caractère de l'invention, qui est d'accroître l'étendue des connaissances humaines, au lieu de se contenter d'appliquer des lois connues, permet de l'assimiler à la découverte, en tant qu'opération de l'esprit, et il en résulte que les gens lents à inventer sont aussi lents à découvrir.

Dans la plupart des cas, l'inventeur, bien qu'inspiré par l'état général de la science à un moment donné, ne part que d'un petit nombre de faits bien établis. Les faits scientifiques sur lesquels on s'est appuyé pour inventer la machine à vapeur ou le télégraphe, ou le phonographe, étaient extrêmement élémentaires. C'est pourquoi nous pouvons affirmer que ce que nous savons actuellement est déjà suffisant pour nous permettre de résoudre tous les grands problèmes qui sont à l'ordre du jour : moteurs marchant sans vapeur d'eau, emmagasinage de l'énergie, transmission de la force, machine volante. Si ces problèmes ne sont pas encore résolus[14], la seule cause en est le manque de génie inventif, le trop petit nombre d'hommes instruits qui en sont doués, et le divorce actuel entre la science et l'industrie.

D'un côté nous avons des hommes doués de facultés inventives, mais qui n'ont ni l'éducation scientifique nécessaire, ni les moyens d'expérimenter pendant de longues années. Et d'autre part, nous avons des hommes instruits et bien outillés pour l'expérimentation, mais dépourvus de tout génie inventif à cause de leur éducation trop abstraite, trop scolastique, trop livresque, et du milieu où ils vivent[15]. Et je ne veux rien dire encore du système des brevets d'invention qui divise et éparpille les efforts au lieu de les combiner.

L'essor de génie, qui a caractérisé les ouvriers à l'aurore de la période industrielle moderne, a fait défaut chez nos savants officiels. Et il continuera d'en être ainsi, tant qu'ils resteront étrangers au monde, à la vie, plantés au milieu de leurs bouquins poudreux ; tant qu'ils ne deviendront pas eux-mêmes des ouvriers, travaillant parmi d'autres ouvriers à la lueur du haut fourneau, au foyer de la machine dans l'usine, au tour du mécanicien ; tant qu'ils ne se feront pas matelots pour vivre sur mer parmi les matelots, ou pêcheurs sur le bateau de pêche, bûcherons dans la forêt, laboureurs dans le sillon.

Nos critiques d'art, comme Ruskin et son école, n'ont cessé de nous répéter depuis quelque temps que nous ne pouvons espérer une renaissance de l'art, tant que les métiers manuels seront ce qu'ils sont. Ils nous ont montré comment l'art grec et l'art médiéval furent enfantés par les professions manuelles. Il en est de même des rapports du travail manuel et de la science : leur séparation les mènerait à la décadence. Quant aux grandes inspirations, dont on a malheureusement tant négligé de parler dans la plupart des discussions des temps derniers sur l'art, — et qui font également défaut dans le domaine de la science, — on ne peut les attendre que d'une humanité qui, brisant ses chaînes et ses entraves actuelles, se laissera guider par les principes supérieurs de la solidarité et abolira la dualité qui existe encore dans nos théories d'éthique et notre philosophie.

Il est évident que tous ne peuvent également goûter la joie des recherches scientifiques. La variété des inclinations est telle que les uns trouveront plus de plaisir dans la science, d'autres dans l'art, et d'autres encore dans quelqu'une des nombreuses branches de la production des richesses. Mais, quelles que soient ses occupations préférées, chacun sera d'autant plus utile qu'il sera en possession d'une sérieuse culture scientifique. Et, quel qu'il soit, — homme de science ou artiste, physicien ou chirurgien, chimiste ou sociologue, historien ou poète, — il gagnerait à passer une partie de sa vie, soit à l'atelier, soit à la ferme — ou mieux encore à l'atelier et à la ferme. Être en contact avec l'humanité qui travaille à sa besogne quotidienne, et arriver à la satisfaction de savoir que lui-même s'acquitte de ses devoirs de producteur non privilégié de la richesse sociale, serait pour le savant comme pour l'artiste un essor de vie nouvelle, un accroissement du génie créateur.

Combien l'historien et le sociologue comprendraient mieux l'humanité, s'ils la connaissaient, non par les livres, non par un petit nombre de ses représentants, mais dans son intégralité, après l'avoir vue dans sa vie, dans son travail, dans ses affaires de tous les jours ! Comme la médecine serait plus confiante en l'hygiène et compterait moins sur ses ordonnances, si les jeunes docteurs étaient les infirmiers des malades, et si les infirmières et les infirmiers recevaient l'éducation des médecins de notre temps ! Comme le poète sentirait mieux les beautés de la nature, comme sa connaissance du cœur humain serait plus profonde si, laboureur lui-même, il contemplait le lever du soleil au milieu des cultivateurs du sol, s'il luttait contre la tempête aux côtés des matelots, ses confrères, s'il connaissait la poésie du travail et du repos ; les douleurs et la joie de la lutte et de la victoire ! « Greift nur hinein ins volle Menschenleben », disait Gœthe. « Ein jeder lebt's — nicht vielen ist's bekannt. » Mais combien peu de poètes suivent son conseil !

La soi-disant « division du travail » est née sous un régime qui condamnait la masse des ouvriers à travailler durement tout le long du jour et pendant toute leur vie au même genre d'ouvrage fastidieux. Mais si nous considérons combien sont peu nombreux les réels producteurs de richesses dans notre société actuelle, et comme le produit de leurs efforts est gaspillé, nous sommes bien forcés de reconnaître que Franklin avait raison de dire que cinq heures de travail par jour seraient suffisantes pour assurer à chaque membre d'une nation civilisée le confort qui n'est aujourd'hui accessible qu'au petit nombre, pourvu que chacun prît sa part de travail dans la production.

Mais nous avons fait quelques progrès depuis l'époque où vivait Franklin, et quelques-uns de ces progrès relatifs à la branche de la production qui jusqu'ici était restée le plus en retard — l'agriculture, — ont été signalés dans les pages précédentes. Même dans cette branche, la productivité du travail peut être accrue dans des proportions considérables, et le travail lui-même peut être rendu facile et agréable.

Eh bien, si chacun faisait sa part de la production, et si cette production était socialisée, comme nous l'indiquerait une économie sociale visant à la satisfaction des besoins toujours croissants de tous, — alors il resterait à chacun plus de la moitié de la journée de travail pour s'adonner à l'art, à la science ou à n'importe quelle autre distraction qu'il préférerait. Et son travail dans le domaine artistique ou scientifique serait d'autant plus profitable qu'il aurait employé l'autre moitié de la journée à un travail productif. L'art et la science gagneraient à n'être cultivés que par pure inclination, et non dans un but mercantile. D'autre part, une société organisée sur ce principe, que tous ses membres participeraient à la production, serait assez riche pour décider que chacun, à partir d'un certain âge, — disons quarante ou cinquante ans — serait relevé de l'obligation morale de prendre une part directe à l'exécution du travail manuel nécessaire, de façon à pouvoir se consacrer entièrement à des recherches scientifiques, à des travaux artistiques, ou à tout autre travail. On garantirait ainsi pleinement la libre recherche dans les nouvelles régions de l'art et de la science, la libre création, le libre développement de chacun. Et une telle société ne connaîtrait pas la misère au sein de l'abondance. Elle ignorerait la dualité de conscience qui pénètre notre vie et paralyse tout noble effort. Elle prendrait librement son essor vers les plus hautes régions du progrès compatible avec la nature humaine.






  1. Hélas, on doit déjà dire : n'admettait pas. Avec la réaction qui prit le dessus après 1881, sous le règne d'Alexandre III, cette école fut « réformée », — c'est-à-dire que tout son esprit et son système furent détruits.
  2. Méthode suédoise d'enseignement du travail manuel, comme on la pratique en particulier à l'école de Xääs. (Note du traducteur.)
  3. Manual Training : the Solution of Social and Industrial Problems (L'Éducation manuelle, Solution des Problèmes sociaux et industriels), par Ch. H. Ham. Londres ; Blackie et Son, 1886. Je puis ajouter que des résultats semblables ont encore été obtenus à la Realschule de Krasno-oufimsk, dans la province de Perm, particulièrement en ce qui concerne l'agriculture et la mécanique agricole. Mais les résultats atteints par cette école et son influence dans la région sont si intéressants qu'ils mériteraient mieux qu'une courte mention.
  4. Il est évident que la section industrielle du Gordon College n'est pas la simple copie de quelque autre école. Bien au contraire, je ne puis m'empêcher de penser que si Aberdeen a fait cette heureuse tentative pour combiner la science et le travail manuel, l'origine de ce mouvement doit être recherchée dans le système appliqué depuis longtemps déjà sur une plus petite échelle dans les externats d'Aberdeen.
  5. Je ne sais ce qu'est devenue cette école aujourd'hui. En tout cas, le système n'est pas perdu. Il a été transplanté en Amérique.
  6. Aux lecteurs de ce livre qui s'intéressent effectivement à l'éducation de leurs enfants, j'aimerais à signaler d'excellents ouvrages conçus selon les idées exposées au cours de ce chapitre. Le principe en est que « pour être sainement éducatif, tout enseignement doit être objectif, surtout au début », et que « l'abstraction systématique introduite dans l'enseignement, sans préparation objective, est nuisible. » Il s'agit de la série des « Initiations » publiées par la librairie Hachette : 1° Initiation mathématique, de C.-A. Laisant, livre complété par l’Initiateur mathématique, jeu de petits cubes extrêmement ingénieux, concrétisant les démonstrations de l'arithmétique, du système métrique, de l'algèbre, de la géométrie ; 2° Initiation astronomique, de C. Flammarion ; 3° Initiation chimique, de Georges Darzens ; 4° Initiation à la mécanique, de Ch.-Ed. Guillaume ; 5° Initiation zoologique, de E. Brucker. Les auteurs de ces ouvrages ont eu — il serait injuste de l'oublier — des précurseurs comme Jean Macé (L'Arithmétique du Grand-Papa) et René Leblanc, dont l'excellent manuel (Les Sciences physiques à l'École primaire) — j'en ai fait l'expérience sur des élèves âgés de 11 à 13 ans — donne aux enfants les plus « endormis » le goût, souvent la passion de l'expérimentation directe. (Note du traducteur.)
  7. Prenons pour exemple la description de la machine d'Atwood dans un cours quelconque de physique élémentaire. (J'ai sous les yeux un cours de physique très renommé). Vous verrez qu'on appellera toute l'attention de l'élève sur les quatre roues, sur lesquelles repose l'axe de la poulie pour diminuer le frottement. On mentionne les curseurs pleins et annulaires, les plateaux, le mouvement d'horlogerie et les autres accessoires, avant de dire un mot du principe fondamental de la machine qui consiste à ralentir le mouvement d'un corps tombant, en faisant mouvoir par un corps de faible poids un corps plus lourd, qui est en état d'inertie parce que la pesanteur agit sur ce dernier dans deux directions opposées. Telle était l'idée de l'inventeur (il le dit dans son mémoire) ; et, si elle est mise en lumière, les élèves voient immédiatement que suspendre sur une poulie deux corps de poids égal et les mettre en mouvement en ajoutant un petit poids additionnel à l'un d'eux, est un des moyens — et un moyen excellent — pour ralentir la vitesse de la chute. Ils voient alors que le frottement de la poulie doit être réduit au minimum, soit en employant les deux paires de roues qui semblent tant gêner les fabricants de manuels, soit par tout autre procédé. Ils comprennent que le mouvement d'horlogerie est une addition utile, mais non indispensable, et que plateaux et curseurs sont de simples accessoires ; bref, que l'idée d'Atwood peut-être réalisée à l'aide d'une roue d'horloge fixée comme une poulie à un mur ou au bout d'un manche à balai planté verticalement. Dans ce cas, les élèves comprendront l'idée de la machine et de son inventeur, et ils s'accoutumeront à séparer le principe des détails accessoires. Dans l'autre cas, au contraire, ils se contentent de regarder curieusement les « tours de physique » exécutés par le professeur à l'aide d'une machine compliquée, et le petit nombre de ceux qui finissent par comprendre ont perdu beaucoup de temps en efforts inutiles. En réalité, tous les appareils destinés à vérifier les lois fondamentales de la physique devraient être faits par les enfants eux-mêmes.
  8. Le produit de la vente des objets exécutés par les élèves n'était point négligeable, surtout pour les classes supérieures où l'on construisait des locomobiles, des batteuses, etc. Il en résultait que l'École de Moscou, à l'époque où je l'ai connue, était une de celles où la pension et l'enseignement coûtaient le moins. Mais imaginez une école analogue annexée à une ferme-école, qui produirait les denrées alimentaires et les échangerait avec l'école industrielle au prix de revient. Que pourrait coûter la pension en pareil cas ?
  9. J'apprends qu'une machine pour faire ces nœuds a été inventée depuis que ces lignes furent écrites.
  10. Dans un mémoire sur les régions arctiques, mémoire également remarquable à d'autres points de vue.
  11. La marche du progrès dans cette question de la période glaciaire, qui fut si populaire il y a une cinquantaine d'années, fut d'une lenteur remarquable. Venetz dès 1821 et Esmarck dès 1823 avaient déjà expliqué les phénomènes des blocs erratiques par une immense extension des glaciers en Europe. Vers 1840, Agassiz fit paraître ses études sur les glaciers des Alpes, du Jura et de l'Écosse, et cinq ans plus tard, Guyot dressait ses cartes des routes suivies par les blocs erratiques alpins. Mais quarante-deux ans durent s'écouler après la publication des travaux de Venetz, pour qu'un géologue de marque — Lyell — osât adopter timidement sa théorie, et encore avec des restrictions. Le fait le plus intéressant est que les cartes de Guyot, considérées en 1845 comme dénuées de valeur, furent reconnues comme concluantes après 1863. Aujourd'hui même, les vues d'Agassiz, connues depuis plus d'un demi-siècle, ne sont ni réfutées, ni généralement acceptées. Et il en est de même des opinions de Forbes sur la plasticité de la glace. J'ajouterai en passant que toute la polémique sur la viscosité de la glace est un exemple frappant de l'ignorance, chez ceux qui prirent part à cette polémique, des faits, des termes scientifiques (viscosité, plasticité, tassement, etc.), et des méthodes expérimentales, si connus des ingénieurs. Si l'on avait tenu compte de ces faits, de ces termes et de ces méthodes, les polémiques n'auraient pas fait rage pendant des années sans donner aucun résultat. On pourrait citer un grand nombre d'exemples semblables pour montrer combien la science souffre de ce que les savants ne sont pas familiarisés avec des faits et des méthodes d'expérimentation très connues des ingénieurs, des horticulteurs, des éleveurs, etc.
  12. James Thorold Rogers (né en 1823, mort en 1890) a fait un travail très remarquable sur les conditions économiques de l’Angleterre depuis le XIIIe siècle. Profitant de ce que les archives de l’Université d’Oxford contiennent tous les comptes des paiements faits depuis 1259 pour divers travaux à divers artisans et aux travailleurs agricoles, ainsi que les revenus des terres appartenant à l’Université et les prix de vente du blé, etc., Rogers put reproduire le tableau économique de la vie anglaise pendant six siècles. Ses principaux ouvrages sont : History of Agriculture and Prices in England, six volumes, 1866-1888 ; Six Centuries of Work and Wages, 1884, (résumé du précédent), The Industrial and Commercial History of England, 1892, et Économical Interpretation of History, 1888. Ses travaux ont permis au professeur suédois, Gustaf Steffen, de donner, dans le Nineteenth Century (1892) et dans un ouvrage spécial, en suédois, les courbes, très remarquables, des fluctuations des salaires, ainsi que des prix du pain et de la viande depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours.
  13. La chimie nous offre, généralement parlant, une exception à cette règle. Ne serait-ce pas parce que le chimiste est dans une grande mesure un travailleur manuel ? — Il faut dire cependant que vers la fin du XIXe siècle (1880-1900) il s'est produit un renouveau indiscutable de l'esprit d'invention scientifique, surtout dans le domaine de la physique, — branche où l'ingénieur et le savant ont tant d'occasions de se rencontrer.
  14. Je laisse ces lignes comme elles furent écrites en 1898. Tous ces desiderata sont déjà devenus des faits accomplis.
  15. La même observation devrait être faite concernant les sociologues, surtout les économistes. Que sont l'immense majorité de ceux, même parmi les socialistes, qui étudient les livres et les systèmes, au lieu d'étudier les faits de la vie économique des nations ?