Champs, usines et ateliers/Chapitre IX

CHAMPS, USINES ET ATELIERS
Chap. IX. Conclusion


CHAPITRE IX


Conclusion.


Les lecteurs qui ont eu la patience de suivre l'énumération des faits accumulés dans ce livre, et surtout ceux qui ont bien voulu y appliquer leur réflexion, se rendront probablement compte de l'immense pouvoir que l'homme a acquis depuis un demi-siècle sur les forces de la nature. En comparant les magnifiques résultats qu'on a pu atteindre, dans des cas isolés, à l'état actuel de la production, certains se poseront aussi, j'espère, la question qui sera avant longtemps le principal objet d'une économie politique scientifique : Les moyens aujourd'hui employés pour satisfaire les besoins de l'humanité, dans le système actuel de division permanente des fonctions et de la production, dont le but est la réalisation de bénéfices, ces moyens sont-ils réellement ' économiques ? Conduisent-ils réellement à une économie de dépenses des forces humaines ? Ne sont-ils pas plutôt de désastreuses survivances d'un passé plongé dans les ténèbres, l'ignorance et l'oppression, et qui ne tenait jamais compte de la valeur économique et sociale de l'être humain ?

Dans le domaine de l'agriculture on peut considérer comme démontré que si une faible partie du temps actuellement consacré dans chaque nation ou dans chaque région à la culture était réservée à des améliorations permanentes du sol, bien calculées et exécutées socialement, la durée du travail qu'il faudrait ensuite dépenser pour faire pousser le blé nécessaire à la nourriture annuelle d'une famille moyenne de cinq personnes, n'atteindrait pas une quinzaine de jours par an. Et l'on peut tenir pour certain que le travail requis pour cet objet ne serait pas le pénible labeur de l'esclave antique ; au contraire, ce serait un travail proportionné aux forces physiques de toute femme et de tout homme bien portants.

Il a été prouvé d'autre part que si l'on profite des méthodes de la culture maraîchère, en cultivant les plantes en partie sous verre, on peut produire les légumes et les fruits en quantités telles qu'on pourrait aisément se procurer une abondante nourriture végétale et des fruits en abondance. Et il suffirait de consacrer à cette culture les heures de loisir que chacun emploie volontiers à travailler en plein air, quand il a passé la plus grande partie de sa journée à l'usine, dans la mine, ou dans un cabinet de travail, — à condition, bien entendu, que la production des denrées alimentaires ne soit pas l'œuvre de l'individu isolé, mais l'action concertée et combinée de groupements humains.

Il a été également démontré, — et ceux qui tiendront à le vérifier par eux-mêmes peuvent facilement le faire en calculant quelle fut la dépense réelle de travail dans les constructions de maisons ouvrières, récemment exécutées par des particuliers et par des municipalités[1], — il a été démontré que, avec une organisation convenable, le travail d'un seul homme pendant vingt à vingt-quatre mois suffirait pour assurer à tout jamais à une famille de cinq personnes un appartement ou une maison pourvue de tout le confort que réclament l'hygiène et le goût modernes.

Et il a été enfin établi par une expérience réelle que, en adoptant des méthodes d'éducation préconisées depuis longtemps et partiellement appliquées on quelques endroits, il est très facile de faire acquérir à des enfants d'intelligence ordinaire, avant qu'ils aient même atteint l'âge de quinze ans, une idée générale de la nature et des sociétés humaines, de familiariser leur esprit avec de saines méthodes combinant les recherches scientifiques et le travail technique, et d'enraciner dans leur coeur le sentiment profond de la solidarité humaine et de la justice. Et pendant les quatre ou cinq années suivantes, il est extrêmement facile de donner aux jeunes gens une connaissance raisonnée et scientifique des lois de la nature, en même temps qu'une connaissance raisonnée et pratique à la fois des méthodes techniques qui permettent à l'homme de satisfaire ses besoins matériels. Loin d'être inférieur aux jeunes gens « spécialisés », fabriqués par nos universités, l'être humain complet, exercé à se servir de son cerveau et de ses mains, les surpasse au contraire sous tous les rapports, en particulier comme initiateur et inventeur dans le domaine de la science et de la technique.

La preuve de tout cela a été faite. C'est là une conquête de l'époque où nous vivons, — une conquête réalisée en dépit des innombrables obstacles semés sur la route de tout homme d'initiative. Elle a été réalisée par les obscurs cultivateurs du sol, des mains desquels les États, les propriétaires et les intermédiaires avides arrachent le fruit de leur travail avant même qu'il soit mûr. Elle a été réalisée aussi par d'humbles éducateurs qui ne succombèrent que trop souvent, écrasés sous le poids de l'Église, de l'État, de la concurrence commerciale, de la paresse d'esprit et du préjugé.

Et maintenant, en présence de toutes ces conquêtes, où en sont réellement les choses ?

Les neuf dixièmes de la population totale des nations qui exportent en grand leurs céréales, comme la Russie, et la moitié, dans les nations, comme la France, qui vivent des produits récoltés dans le pays même, sont occupés au travail de la terre ; et la plupart travaillent encore à la façon des esclaves antiques, se bornant à demander une maigre moisson à un sol qu'ils ne peuvent pas plus améliorer que leurs machines agricoles, parce que l'impôt, le fermage et l'usure les maintiennent autant que possible à la limite de la misère. Ainsi, même au dix-neuvième siècle, des populations entières labouraient avec la même charrue que leurs ancêtres du moyen âge et vivaient dans la même incertitude du lendemain, dans la même impossibilité d'acquérir la moindre instruction. Et quand ces paysans réclamaient leur part de pain, il leur fallait marcher avec leurs enfants et leurs femmes contre les baïonnettes de leurs propres fils, ainsi qu'avaient fait leurs pères cent ans et deux cents ans auparavant.

Dans les pays où l'industrie est déjà développée, et où les machines agricoles et les engrais pourraient être à la portée de tous, deux mois de travail ou même moins suffiraient pour assurer à une famille une alimentation végétale et animale riche et variée. Mais les recherches d'Engel à Berlin et de tous ceux qui l'ont suivi dans cette voie nous montrent que la famille de l'ouvrier doit dépenser une bonne moitié de son gain annuel, c'est-à-dire fournir six mois de travail, quand ce n'est pas plus, pour se procurer sa nourriture. Et quelle nourriture! Le pain et le dripping (graisse de bœuf fondue) ne forment-ils pas le fond de l'alimentation de plus de la moitié des enfants anglais ?

Un mois de travail par an suffirait largement pour assurer à l'ouvrier un logement hygiénique. Mais il lui faut dépenser de 25 à 40 pour cent de son gain annuel, c'est-à-dire le fruit de 3 à 5 mois de son travail de chaque année, pour se procurer un logement qui, dans la plupart des cas, est malsain et beaucoup trop exigu. Et ce logement ne sera jamais sa propriété, encore que l'ouvrier soit sûr d'être renvoyé de l'usine à l'âge de quarante-cinq ou cinquante ans, parce que le travail qu'il avait coutume de faire sera à ce moment accompli par une machine, ou confié à un enfant.

Nous savons tous que l'enfant devrait être familiarisé avec les forces de la nature qu'un jour il aura à utiliser, qu'il devrait être préparé de façon à pouvoir suivre plus tard les progrès de la science et de la technique, qu'il devrait étudier les sciences et apprendre un métier. Chacun le reconnaîtra ; mais comment agissons-nous ? Dès que l'enfant a dix ans, ou même neuf ans, nous l'envoyons pousser un wagonnet au fond d'une mine, ou rattacher, avec une prestesse simiesque, les deux extrémités des fils rompus des métiers mécaniques du tisserand. Sitôt que la fillette atteint l'âge de 13 ou 14 ans, on l'envoie, — un enfant encore, — travailler comme « femme » à un métier à tisser, ou cuire dans l'atmosphère surchauffée et empoisonnée de l'atelier d'apprêt dans une manufacture de cotonnades, ou bien encore s'intoxiquer dans les chambres meurtrières d'une poterie. Quant aux enfants qui ont le bonheur relativement rare de recevoir un peu plus d'instruction, nous anéantissons leur intelligence par un surmenage inutile, nous leur enlevons consciemment toute possibilité de devenir eux-mêmes des producteurs ; et avec un système d'éducation dont le but est le « profit », et le moyen — la « spécialisation », nous tuons de surtravail les professeurs femmes qui prennent au sérieux leurs devoirs professionnels. Sous quels flots de souffrances inutiles chacun des pays « civilisés » de ce monde n'est-il pas submergé !

Quand nous jetons un regard rétrospectif sur les siècles écoulés et que nous y constatons les mêmes souffrances, nous pouvons nous dire qu'alors, peut-être, elles étaient inévitables, à cause de l'ignorance qui régnait à cette époque, et de la faible productivité des industries et de l'agriculture. Mais le génie humain, stimulé par notre Renaissance moderne, a déjà indiqué les nouvelles voies à suivre.

Pendant des milliers d'années, ce fut un fardeau écrasant, — on pourrait dire une malédiction pour l'humanité, que la nécessité de produire les denrées alimentaires. Mais il n'est plus nécessaire qu'il en soit ainsi. Quand on peut faire soi-même le sol et donner aux différentes cultures la température et l'humidité que réclame chacune, on s'aperçoit que pour produire la nourriture d'une famille dans des conditions de culture rationnelles, il faut si peu de travail qu'on peut le considérer comme une simple distraction, reposant des autres besognes qu'on s'impose.

Retournez seulement à la terre et coopérez avec vos voisins, au lieu d'ériger de hautes murailles pour vous dérober à leurs regards ; utilisez ce que l'expérience nous a déjà appris et appelez à votre aide la science et l'invention technique, qui jamais ne manqueront de répondre à cet appel, — voyez ce qu'elles ont su faire pour la guerre, — et vous serez étonnés de la facilité avec laquelle vous ferez sortir du sol une nourriture abondante et variée. Vous admirerez la quantité de connaissances solides que vos enfants s'assimileront à vos côtés, le rapide développement de leur intelligence et la facilité avec laquelle ils saisiront les lois de la nature vivante et de la nature inanimée.

Construisez l'usine et l'atelier à proximité de vos champs et de vos jardins, et travaillez-y. Non pas, naturellement, ces grands établissements où l'on manie d'énormes masses de métal et qui sont mieux placés en certains endroits indiqués par la nature, mais l'innombrable variété d'ateliers et de manufactures qui sont nécessaires pour satisfaire à la diversité infinie des goûts de l'homme civilisé ; non pas ces usines où les enfants cessent de ressembler à des enfants dans l'atmosphère d'un enfer industriel, mais des manufactures aérées et hygiéniques, et par conséquent économiques, où la vie humaine compte plus que la machine et que les profits extraordinaires, — établissements dont nous trouvons déjà quelques rares exemples. Faites que vos usines et vos ateliers ne soient plus des lieux maudits, où hommes, femmes et enfants n'entrent que parce qu'ils y sont poussés par la faim ; mais qu'ils soient des laboratoires rationnels, où l'homme sera attiré par le désir d'y trouver un travail qui convienne à son goût et où, aidé par le moteur et la machine, il choisira le genre d'activité qui répondra le mieux à ses inclinations.

Élevez ces usines et ces ateliers, non pour réaliser des bénéfices en vendant aux esclaves d'Afrique des tissus faits de rebuts de laine, ou des choses inutiles et même nuisibles, mais pour satisfaire les besoins de millions d'Européens. Et vous serez étonnés de voir avec quelle facilité et avec quelle rapidité l'industrie pourra procurer à tous, en fait de vêtements, ce qu'ils désireront — le nécessaire et le luxe, — pour peu que la production soit organisée de façon à satisfaire des besoins réels, plutôt qu'à payer de gros dividendes à des actionnaires, ou à verser le Pactole dans les coffres-forts des « lanceurs d'affaires » et des conseillers d'administration des grandes compagnies. Bientôt vous vous intéresserez vous-même à ce travail, et vous aurez l'occasion d'admirer chez vos enfants l'ardent désir de connaître la nature et ses forces, leur curiosité pour les machines et leur fonctionnement, le rapide développement de leur génie inventif.

Tel est l'avenir, — dès maintenant possible et dès maintenant réalisable, et tel est le présent — dès maintenant condamné à disparaître. Et ce qui nous empêche de tourner le dos à ce présent et de marcher vers cet avenir, ou tout au moins de faire les premiers pas dans cette direction, ce n'est pas la « faillite de la science », mais c'est avant tout notre cupidité sordide — la cupidité de l'homme qui tuait la poule aux œufs d'or. C'est, avant tout, notre paresse d'esprit, — cette lâcheté intellectuelle que le passé a si soigneusement cultivée.

Durant des siècles la science et ce qu'on appelle la sagesse pratique ont dit à l'homme : « Il est bon d'être riche, de pouvoir satisfaire au moins ses besoins matériels ; mais le seul moyen de s'enrichir, c'est d'exercer son esprit et ses facultés à forcer d'autres hommes, esclaves, serfs ou salariés, à produire des richesses pour vous. Il n'y a pas de choix : Ou bien il faudra rester dans les rangs des paysans et des artisans qui, quoi que les économistes puissent leur promettre dans l'avenir, sont pour le moment condamnés à souffrir la faim après chaque mauvaise récolte ou pendant leurs grèves, et à être fusillés par leurs propres fils le jour où ils perdront patience. Ou bien il vous faudra exercer vos facultés à commander militairement aux masses, vous préparer à être l'un des rouages du mécanisme gouvernemental de l'État, ou encore à devenir un gérant, un administrateur dans le commerce ou l'industrie. » Pendant des siècles, il n'y avait pas d'autre alternative, et les hommes suivaient ce conseil, sans trouver dans cette voie le bonheur, ni pour eux-mêmes, ni pour leurs enfants, ni pour ceux qu'ils prétendaient préserver de pires infortunes.

Mais la science moderne ouvre une autre issue aux hommes qui réfléchissent. Elle leur dit que pour devenir riches il ne leur est pas nécessaire d'arracher le pain de la bouche des autres. La solution rationnelle serait une société où les hommes, grâce au travail de leurs mains et de leur intelligence, et, avec l'aide des machines déjà inventées et de celles qui le seront demain, créeraient eux-mêmes toutes les richesses imaginables. Soyez absolument certains que la technique et la science ne resteront point en retard, si la production prend une telle direction. Guidées par l'observation, l'analyse et l'expérimentation, elles répondront à toutes les demandes possibles. Elles réduiront de plus en plus le temps nécessaire pour produire la richesse, de façon à laisser à chacun autant de loisir qu'il pourra en demander. Certes, elles ne peuvent pas garantir le bonheur, parce que le bonheur dépend autant, sinon plus, de l'individu lui-même que de son milieu. Mais elles garantissent au moins le bonheur que l'on peut trouver dans l'exercice varié de ses différentes facultés, dans un travail qui n'a pas besoin de devenir du surmenage, et dans le sentiment qu'on ne s'efforce pas de fonder son propre bonheur sur la misère des autres.

Tels sont les horizons que l'enquête qui vient d'être faite ouvre à l'esprit non prévenu.






  1. On peut faire ces calculs en s'appuyant sur les données fournies par « The Ninth Annual Report of the Commissioner of Labour of the United States for the year 1893 : Building and Loan Associations. »