Champs, usines et ateliers/Chapitre VII

CHAMPS, USINES ET ATELIERS
Chap. VII. Les petites industries et les villages industriels (suite)


CHAPITRE VII


Petites industries et villages industriels (Suite).


Les petites industries en Allemagne : Discussions sur ce sujet. — Les petites industries en Russie. — Conclusions.


Les petites industries en Allemagne.


Les différentes branches de la production qui ont conservé en Allemagne le caractère de petites industries et d'industries domestiques ont été l'objet d'études très soignées, dues en particulier à A. M. Thun et au Professeur Issaïeff, travaillant pour la Commission russe des petites industries, à Emmanuel Hans Sachs, à Paul Voigt et à beaucoup d'autres. À l'heure actuelle ce sujet a déjà une littérature volumineuse, et des tableaux si impressionnants et si suggestifs ont été tracés d'après nature de différentes régions et de différentes industries que je suis tenté de résumer ces descriptions si véridiques. Cependant, comme dans un tel résumé il me faudrait répéter beaucoup de choses, déjà dites et commentées dans le chapitre précédent, le lecteur sera sans doute plus curieux de connaître les conclusions que l'on peut tirer des œuvres des chercheurs allemands[1].

Malheureusement la discussion de cet important sujet a souvent pris en Allemagne un caractère passionné et même agressif à l'égard de certaines personnes[2]. D'une part, les éléments ultra-conservateurs de la politique allemande s'efforcèrent, — et ils y réussirent dans une certaine mesure, — de faire des petites industries et des industries domestiques une arme pour assurer le retour au « bon vieux temps ». Ils votèrent même une loi destinée à préparer une résurrection des corporations d'autrefois, fermées, patriarcales, qui pourraient être placées sous l'étroite surveillance et la tutelle de l'État. Ils voyaient dans une législation de ce genre une arme contre le socialisme.

D'autre part, les démocrates-socialistes, justement opposés à ces mesures, mais enclins eux-mêmes, à leur tour, à adopter une conception trop abstraite des questions économiques, attaquent avec virulence tous ceux qui ne se contentent pas de répéter les phrases stéréotypées, déclarant que « la petite industrie est en décadence » et que « plus vite elle disparaîtra, mieux cela vaudra », car elle fera place à la « concentration capitaliste » qui, selon le credo démocrate-socialiste, « achèvera bientôt sa propre ruine »[3].

Dans ce dédain pour la petite industrie les social-démocrates sont naturellement d'accord avec les économistes de l'école orthodoxe bourgeoise, qu'ils combattent sur d'autres points.

Dans de telles conditions les polémiques sur les petites industries et les métiers exercés à domicile sont évidemment condamnées à rester stériles. Cependant, il a été publié en Allemagne une somme considérable de très consciencieux travaux, capables d'éclairer la question ; et, à côté de monographies qui ne peuvent rien nous apprendre, sinon que les ouvriers de telle petite industrie vivent dans une situation misérable, et qui ne nous disent point pourquoi ces travailleurs préfèrent néanmoins leur condition à celle des ouvriers des grandes usines, — il ne manque pas de monographies détaillées (comme celles de Thun, Em. H. Sachs, Paul Voigt sur les ébénistes de Berlin, etc.), où l'on voit toute la vie de cette classe d'ouvriers. On y apprend à connaître les difficultés avec lesquelles ils ont à lutter, les conditions techniques de leurs métiers et on y trouve tous les éléments nécessaires pour se faire une opinion indépendante sur ce sujet.

Il est bien évident qu'un certain nombre de petits métiers sont dès maintenant destinés à disparaître. Mais il en est d'autres, au contraire, qui sont doués d'une grande vitalité, et il y a toute probabilité qu'ils continueront à exister et à se développer pendant un bon nombre d'années. Dans la fabrication de ces textiles que l'on tisse par millions de mètres et qu'on ne peut bien produire qu'à l'aide de machines compliquées, la concurrence du métier à main n'est évidemment qu'une survivance qui peut se maintenir encore quelque temps dans certaines conditions locales, mais qui doit nécessairement disparaître.

Il en est de même en ce qui concerne un grand nombre de branches des industries métallurgiques, de la quincaillerie, de la poterie, etc. Mais partout où l'intervention directe du goût et de l'esprit d'invention est requise ; partout où de nouveaux types d'articles, nécessitant un continuel renouvellement du mécanisme et des outils, sont produits pour satisfaire de nouveaux besoins, — comme c'est le cas pour tous les tissus fantaisie, même s'ils sont fabriqués pour une clientèle innombrable ; partout où le nombre des articles est diversifié à l'infini et où de nouveaux articles sont inventés chaque jour, — comme dans l'industrie du jouet, la fabrication des instruments, l'horlogerie, l'industrie cycliste, etc ; et enfin partout où le sentiment artistique du travailleur individuel donne à l'objet qu'il fabrique la plus grande partie de sa valeur, comme c'est le cas dans la fabrication de centaines de petits articles de luxe, il reste un vaste champ ouvert à la petite industrie, aux ateliers ruraux, aux métiers exercés à domicile, etc.

Ces industries ont évidemment besoin d'un peu plus d'air, d'idées plus nombreuses, de conceptions plus générales. Mais là où l'esprit d'initiative a été éveillé d'une façon ou d'une autre, nous voyons en Allemagne les petites industries prendre un nouveau développement, comme nous venons de le voir pour la France.

Or, dans presque toutes les petites industries allemandes la situation des ouvriers est unanimement décrite comme des plus misérables, et les nombreux admirateurs de la centralisation que nous trouvons dans ce pays arguent toujours de cette misère pour prédire, pour appeler de tous leurs vœux la disparition de « ces survivances médiévales » que doit supplanter la « centralisation capitaliste » pour le plus grand bien du travailleur.

La réalité est que, si nous comparons la situation misérable des ouvriers des petits métiers à la situation des ouvriers salariés des usines, dans la même région et dans les mêmes branches de l'industrie, nous voyons que les ouvriers de la grande industrie souffrent exactement de la même misère. Ils vivent avec des salaires misérables dans les taudis des villes. Ils travaillent onze heures par jour et sont exposés à tomber au dernier degré de la misère pendant les crises, dont le retour est si fréquent. Ce n'est qu'après avoir subi toutes sortes de souffrances dans leurs luttes contre leurs patrons que quelques-uns d'entre eux parviennent, dans des cas isolés et avec plus ou moins de succès, à arracher une augmentation de salaire à leurs employeurs, — et cela dans quelques métiers seulement.

Se réjouir de ces souffrances, dans lesquelles on ne verrait que l'action d'une « loi naturelle » et une étape « nécessaire » de la « nécessaire concentration de l'industrie » serait purement et simplement une absurdité. Soutenir, d'autre part, que la paupérisation de tous les ouvriers et la ruine de toutes les industries rurales sont une étape « nécessaire » qui mènera à une forme plus élevée de l'organisation industrielle serait non seulement affirmer beaucoup plus qu'on n'est en droit de le faire dans l'état actuel de la science économique, encore si imparfaite, mais ce serait encore montrer un défaut absolu de compréhension du sens des lois naturelles et des lois économiques.

Tous ceux, au contraire, qui ont étudié la question du développement des grandes industries en elle-même, seront sans aucun doute d'accord avec l'économiste anglais Thorold Rogers, qui considérait les souffrances imposées dans ce but aux classes laborieuses comme n'étant d'aucune nécessité, car la cause en fut la satisfaction des intérêts temporaires d'une faible minorité et non point des intérêts de la nation[4].

D'autre part, tout le monde sait combien on a souvent recours au travail des enfants et des jeunes filles, même dans les usines les plus prospères, et même en Angleterre, pays qui tient la tête des nations au point de vue du développement industriel. Quelques chiffres relatifs à ce sujet ont été donnés dans le chapitre précédent. Et ce fait n'est pas un de ces accidents qu'il serait facile de faire disparaître, comme essaie de le présenter Maurice Block, grand admirateur, cela va sans dire, de la grande industrie[5]. Les bas salaires payés aux enfants et aux jeunes gens sont un des éléments nécessaires du bon marché des produits de la grande industrie pour tous les textiles, et, par conséquent, une des conditions de la concurrence que fait la fabrique à la petite industrie.

En parlant de la France, j'ai déjà signalé quelques effets des industries « concentrées » sur la vie rurale ; et dans l'ouvrage de Thun, ainsi que dans beaucoup d'autres études allemandes, on trouvera constatés par un grand nombre d'exemples effroyables les effets de l'accumulation des jeunes filles dans les fabriques. Idéaliser l'usine moderne, afin de déprécier les formes dites « médiévales » des petites industries, c'est donc, pour ne rien dire de plus, se montrer aussi déraisonnable que si l'on idéalisait les petits métiers avec l'idée de ramener l'humanité au temps où l'on filait et tissait dans chaque chaumière.

Un fait dominant se trouve signalé dans les recherches que l'on a faites sur la situation des petites industries. Nous le retrouvons en Allemagne, tout comme en France ou en Russie. Dans un nombre considérable d'industries, ce qui milite en faveur du système des usines et manufactures contre les petites industries, ce n'est pas la supériorité de l'organisation technique, ni les économies réalisées sur la force motrice, mais bien les conditions plus avantageuses où se trouvent les grands établissements industriels pour la vente des produits et pour l'achat de la matière première. Partout où cette difficulté a été surmontée, soit au moyen d'associations, soit en s'assurant un marché pour la vente des produits, on a toujours constaté, d'abord, que la situation des ouvriers et artisans se relevait immédiatement, — ensuite, que de rapides progrès étaient réalisés au point de vue technique par les industries en question : on y adoptait de nouveaux procédés pour améliorer le produit ou pour augmenter la rapidité de sa fabrication ; de nouvelles machines-outils étaient inventées, ou bien on recourait à l'emploi de nouveaux moteurs, ou encore l'industrie était réorganisée de façon à diminuer les frais de production.

Au contraire, partout où les artisans et les ouvriers isolés, réduits à eux-mêmes, continuent à rester à la merci des acheteurs en gros, qui toujours, depuis Adam Smith, « ouvertement ou tacitement » s'entendent pour agir comme un seul homme, afin de réduire les salaires presque à un taux de famine, — et tel est le cas pour un grand nombre de petits métiers et d'industries rurales, — leur situation devient et reste misérable. Et si ces artisans ne vont pas grossir les rangs des ouvriers de fabrique, c'est parce qu'ils savent trop bien la vie qui les attend, et parce qu'ils tiennent à conserver une certaine indépendance relative. Sachant que, dans la majorité des cas, l'installation d'une fabrique dans leur village aurait pour conséquence que la plupart des hommes ne trouveraient plus de travail, et que la fabrique prendrait les enfants et les jeunes filles, ils mettent tout en œuvre pour écarter cette éventualité.

Quant aux associations rurales, coopératives ou autres, il ne faut pas oublier que les gouvernements français, allemand, russe et autrichien ont toujours empêché les ouvriers, et surtout les ouvriers des campagnes, d'entrer dans n'importe quels groupements formés dans un but économique. En France, les syndicats ne furent permis qu'en 1884. Maintenir le paysan au niveau le plus bas possible, au moyen de l'impôt, du servage et d'autres mesures semblables, telle a été et telle est encore la politique de la plupart des États continentaux. Il n'y a guère qu'un quart de siècle qu'on a donné quelque extension en Allemagne aux droits d'association, et aujourd'hui encore une simple coopérative de production est bientôt signalée comme « association politique » et soumise comme telle aux mesures restrictives d'usage, telles que l'exclusion des femmes[6]. Un exemple frappant de cette politique à l'égard d'une association rurale est fourni par le professeur Issaïeff qui mentionne aussi les mesures sévères prises par les acheteurs en gros dans le commerce des jouets pour empêcher les ouvriers d'entrer en relations directes avec des acheteurs étrangers.

Quand on examine avec quelque attention la vie des petites industries et leurs luttes pour l'existence, on voit que lorsqu'elles périssent, ce n'est pas par la concurrence de la grande industrie, qui « peut réaliser une économie en employant un moteur de cent chevaux au lieu de cent petits moteurs. » On ne manque jamais de signaler cet inconvénient, bien qu'on y sache remédier très facilement à Sheffield, à Paris et dans beaucoup d'autres villes, soit en louant des ateliers pourvus de force motrice, distribuée par une grande machine à vapeur qui dessert une cinquantaine d'ateliers, soit — ce qui est encore plus fréquent, comme l'a observé le professeur W. Unwin, — en utilisant la transmission de la force par l'électricité. Nombre de petites industries périssent, non pas parce qu'une économie sérieuse peut être réalisée par la production en fabrique, — dans un bien plus grand nombre de cas qu'on ne le suppose ordinairement, c'est le contraire qui a lieu, — mais parce que le capitaliste qui installe une grande usine s'émancipe des marchands en gros et en détail de matières premières, et surtout parce qu'il s'émancipe des revendeurs, en traitant directement avec l'acheteur en gros et l'exportateur ; ou bien encore il concentre dans un seul établissement les différentes phases de la fabrication d'un produit donné.

Les pages que Schulze-Gäwernitz a consacrées à l'organisation de l'industrie du coton en Angleterre et aux difficultés contre lesquelles les propriétaires allemands de fabriques de cotonnades eurent à lutter, tant qu'ils furent dans la dépendance de Liverpool pour le coton brut, sont des plus instructives sous ce rapport. Et ce trait n'est pas particulier à l'industrie du coton, on le retrouve dans toutes les autres industries.

Si les couteliers de Sheffield, qui travaillent maintenant dans leurs minuscules ateliers, installés dans des établissements pourvus de force motrice, si ces ouvriers étaient incorporés dans une grande fabrique, le principal avantage obtenu dans cette fabrique ne serait pas une économie dans les frais de production. Avec une compagnie d'actionnaires et ses directeurs grassement payés, les frais de production seraient même plus élevés. Et si les profits étaient néanmoins élevés, ce serait à cause des réductions sur le prix d'achat du fer et de la houille, et surtout des facilités pour la vente des produits. Le grand établissement trouverait ainsi ses avantages, non pas dans les conditions techniques de la production, mais dans celles de la vente et de l'achat, qui pourraient être obtenues tout aussi bien par la petite industrie, au moyen d'une organisation coopérative. Ce sont là des notions élémentaires pour les industriels pratiques.

Il est à peine besoin d'ajouter qu'un autre avantage du grand industriel, c'est qu'il peut trouver un écoulement même pour des produits de la qualité la plus inférieure, pourvu qu'il en ait une quantité considérable à vendre. Tous ceux qui connaissent le commerce savent, en effet, quelle proportion énorme des marchandises circulant dans le monde consiste en « shoddy », « patraque », « pacotille », « couvertures pour sauvages », etc., vendus dans des contrées lointaines. Des villes entières, avons-nous vu, ne produisent que ces articles de rebut.

En résumé, on peut considérer comme un fait fondamental de la vie économique de l'Europe, que la défaite d'un certain nombre de petits métiers et d'industries domestiques est due, non pas à une organisation inférieure de leur production, mais à ce qu'ils furent incapables d'organiser la vente de leurs produits. La même constatation revient à chaque page de l'histoire économique. L'incapacité d'organiser la vente, sans se laisser asservir par les marchands, fut une des causes principales de la décadence des cités du moyen âge, qui tombèrent peu à peu sous le joug économique et politique des corporations des « maîtres marchands », tout simplement parce qu'elles ne purent maintenir la vente par la Commune de ses produits manufacturés, ni organiser le commerce lointain dans l'intérêt de la Commune. Lorsque l'Asie d'une part, le Nouveau-Monde de l'autre devinrent des marchés pour ces produits, et procurèrent la possibilité d'un rapide et immense enrichissement, la décadence des cités du moyen âge fut chose fatale : le commerce étant devenu individuel, de communal qu'il avait été au début, les cités devinrent la proie des intrigues des riches familles[7].

Aujourd'hui même, quand nous voyons les associations ouvrières réussir dans les coopératives de production, alors qu'il y a vingt ans leurs tentatives dans ce sens aboutissaient invariablement à un échec, nous pouvons affirmer que la cause de leurs premiers insuccès n'était point à chercher dans leur incapacité d'organiser convenablement et économiquement la production, mais dans leur inhabileté de vendeurs et d'exportateurs des produits qu'elles avaient fabriqués. Leur réussite actuelle, par contre, s'explique facilement par le réseau de sociétés coopératives de consommation, qui forment une clientèle toute trouvée. En organisant d'abord le marché, on a rendu possible la production coopérative.

Voilà les quelques conclusions que l'on peut tirer d'une étude des petites industries en Allemagne et ailleurs. Et l'on peut dire, sans crainte d'erreur, que, en ce qui concerne l'Allemagne, si l'on n'y prend pas des mesures pour arracher le paysan à la terre, comme on en a pris en Angleterre ; si, au contraire, le nombre des petits propriétaires fonciers se multiplie, ils s'adonneront infailliblement à différents petits métiers qu'ils exerceront conjointement à leur profession d'agriculteurs, comme ils ont fait et comme ils continuent à le faire en France. Tout effort qui sera tenté pour éveiller la vie intellectuelle dans les campagnes, ou pour assurer les droits des paysans ou des communes paysannes sur la terre, aura pour conséquence nécessaire de favoriser le développement des industries rurales[8].


Les petites industries dans d'autres pays.


S'il était utile d'étendre notre enquête à d'autres pays, nous trouverions en Suisse une vaste matière à de fort intéressantes observations. Nous y verrions la même vitalité dans un grand nombre de petites industries, et nous pourrions dire ce qu'on a fait dans les différents cantons pour les maintenir et les développer au moyen de trois séries de mesures : en étendant la coopération ; en donnant une large place dans les écoles à l'éducation technique et en introduisant de nouvelles branches de production semi-artistique dans différentes parties du pays ; enfin, en fournissant à bon marché la force motrice à domicile, au moyen de la transmission hydraulique ou électrique de l'énergie empruntée aux chutes d'eau. On pourrait écrire tout un livre du plus grand intérêt et de la plus grande importance sur ce sujet, et en particulier sur l'impulsion qu'on a donnée à un certain nombre de petites industries de création ancienne ou récente en fournissant la force motrice à bon compte.

La Belgique offrirait un égal intérêt. La Belgique est certainement un pays d'industrie centralisée, et la productivité de l'ouvrier y atteint un niveau très élevé, puisque la moyenne de la production annuelle des ouvriers de l'industrie — hommes, femmes et enfants — s'élève au chiffre très respectable de 5,660 francs par tête. Les mines de houille, où travaillent plus de mille ouvriers, sont nombreuses, et il y a en Belgique un nombre considérable de fabriques de textiles qui occupent de 300 à 700 ouvriers. Et cependant, si du chiffre de la population industrielle de la Belgique, qui était de 823.920 personnes en 1896, (1.102.240 en y comprenant la direction, les commis, les voyageurs, etc.), nous retranchons 116.300 travailleurs employés dans les houillères et près de 165.000 artisans travaillant seuls ou avec leurs familles, nous voyons que sur 565.200 ouvriers restants, bien près de la moitié, soit 270.200 personnes travaillent dans des entreprises employant moins de 50 ouvriers, et sur ce dernier nombre 95.000 sont occupées dans 54.500 ateliers qui comptent en moyenne moins de trois ouvriers chacun[9].

Nous pouvons donc dire que, abstraction faite des mines, plus d'un sixième des ouvriers de l'industrie sont employés dans de petits ateliers qui comptent en moyenne, outre le patron, moins de trois ouvriers chacun, et que quatre dixièmes de tous les ouvriers travaillent dans des installations ayant chacune en moyenne moins de 13 ouvriers[10].

Ce qui est plus remarquable encore, c'est que le nombre des petits ateliers où le patron travaille seul, ou avec sa famille, ou bien n'a pas plus de quatre ouvriers, atteint le chiffre considérable de 1.867 pour les industries textiles, en dépit de la concentration intense d'une partie de cette branche[11]. Dans les industries des métaux, la serrurerie, la quincaillerie, etc., les petits ateliers où le patron travaille avec deux, trois ou quatre aides sont très nombreux (plus de 13.000). Quant à la fabrication des armes à feu, c'est une petite industrie par excellence, et c'est aussi le cas pour l'industrie du meuble, qui a récemment pris un grand développement.

En résumé, une industrie fortement concentrée et prospère, une productivité élevée, ainsi qu'un commerce d'exportation très important coexistent avec un développement considérable des petites industries et des métiers exercés à domicile.


Il est à peine besoin de dire qu'en Autriche, en Hongrie, en Italie et même aux États-Unis, les petites industries occupent une situation proéminente et jouent dans l'ensemble de l'activité industrielle de ces pays un rôle plus important même qu'en France, en Belgique ou en Allemagne. Mais c'est surtout en Russie que nous pouvons pleinement apprécier l'importance des industries rurales. C'est là aussi que l'on comprend mieux quelles terribles souffrances seraient tout à fait inutilement infligées à la population, si le gouvernement, à l'instigation des économistes archi-réactionnaires de l'école de la Gazette de Moscou, mettait en œuvre les forces terribles dont dispose l'État pour paupériser les paysans et pour anéantir par des moyens artificiels les industries rurales, afin de créer une grande industrie centralisée[12].


Les recherches les plus minutieuses ont été faites en Russie sur la situation, les progrès, le développement technique des industries villageoises et les difficultés avec lesquelles elles ont à lutter. Une enquête à domicile embrassant, environ un million de maisons de paysans fut faite dans différentes provinces de Russie, et, les résultats remplissent déjà 450 volumes, imprimés par différents zemstvos (Assemblées provinciales et de districts). En outre, dans les quinze volumes publiés par les soins de la Commission de la Petite Industrie, et surtout dans les publications du Comité de statistique de Moscou et d'un grand nombre d'assemblées provinciales, nous trouvons des listes très complètes indiquant le nom de chaque artisan, l'étendue et l'état de ses terres, son bétail, la valeur de sa production agricole et industrielle, ses gains provenant de chacune de ces sources, ainsi que son budget annuel. D'autre part, des centaines d'industries différentes ont été décrites dans des monographies séparées, se plaçant aux points de vue technique, économique et sanitaire.

Les résultats fournis par ces enquêtes sont réellement imposants, car il apparaît que sur les 80 ou 90 millions d'habitants que comptait lors de l'enquête la Russie d'Europe, il n'y avait pas moins de 7.500.000 personnes occupées dans les industries s'exerçant à domicile. Leur production atteignait alors, d'après les plus faibles évaluations, plus de 3.750 millions, très probablement plus de cinq milliards de francs (deux milliards de roubles) par an[13], chiffre qui dépasse la production totale de la grande industrie.

Quant à l'importance relative de l'une et de l'autre pour la classe ouvrière, qu'il suffise de dire que même dans le gouvernement de Moscou, qui est la principale région manufacturière de Russie (ses usines produisent plus d'un cinquième en valeur de la production industrielle totale de la Russie d'Europe), le nombre de personnes occupées dans les industries domestiques est presque égal à celui des personnes occupées dans les manufactures.

Le trait le plus intéressant des industries domestiques en Russie, c'est qu'elles ne furent nullement écrasées par l'essor soudain qu'ont pris les usines et manufactures. Au contraire, elles en ont reçu une nouvelle impulsion. Elles grandissent et se développent précisément dans les régions où la grande industrie fait les progrès les plus rapides.

Un autre trait des plus suggestifs est le suivant. Bien que les provinces de la Russie centrale, dont les terres le cèdent beaucoup en fertilité aux terres noires des provinces méridionales, aient été de temps immémorial le siège de toutes sortes de petits métiers, différentes industries domestiques d'origine moderne se développent maintenant dans les provinces les plus favorisées par le sol et par le climat. C'est ainsi que le gouvernement de Stavropol dans le Caucase septentrional, où les paysans ont une immense étendue de sol fertile, est subitement devenu le centre d'une industrie de la soie. Les soies bon marché tissées dans les maisons des paysans alimentent le marché russe et en ont complètement chassé les soieries communes, autrefois importées de France. D'autre part, dans la province d'Orenbourg et sur les côtes de la mer d'Azov, la construction des machines agricoles par la petite industrie s'est développée récemment au milieu des prairies fertiles, couvertes de « terre noire ».

Les aptitudes des ouvriers russes pour organiser leurs industries domestiques sur des bases coopératives mériterait mieux qu'une simple mention. Quant au bon marché des produits manufacturés dans les villages, — bon marché réellement étonnant, — on ne peut pas l'expliquer seulement par la longueur excessive des journées de travail et les salaires très bas, puisque dans les manufactures russes les salaires sont aussi très bas et les journées très longues (elles furent de douze heures et plus jusqu'à ces dernières années). La cause en est aussi que le paysan, qui tire du sol toute sa nourriture, mais souffre d'un besoin constant d'argent, vend à n'importe quel prix les produits de son industrie. Aussi, la grande masse des articles manufacturés, consommés par les paysans russes, à l'exception des indiennes et de quelques autres produits de quincaillerie, sont-ils fabriqués par les industries rurales. En outre, beaucoup d'objets de luxe sont confectionnés dans les villages, surtout autour de Moscou, par des paysans qui continuent à cultiver leur lopin de terre. Les chapeaux de soie, vendus dans les grands magasins de Moscou et portant la marque « Nouveautés parisiennes, » sont faits par les paysans de cette province : et on peut en dire autant du meuble en noyer et de celui dit de Vienne, mis en vente dans les meilleurs magasins. Ce qu'il faut le plus admirer dans ces industries, ce n'est pas l'habileté des paysans — les travaux agricoles ne constituent pas un obstacle à l'acquisition de l'habileté industrielle. — c'est la rapidité avec laquelle la fabrication des articles de luxe s'est répandue dans des villages qui ne manufacturaient autrefois que des objets des plus grossiers[14].


Quant aux relations entre l'agriculture et l'industrie, on ne peut parcourir les documents accumulés par les statisticiens russes sans en arriver à la conclusion que, loin de nuire à l'agriculture, les métiers domestiques sont, au contraire, le meilleur moyen de la relever, d'autant plus que pendant plusieurs mois chaque année le paysan russe n'a rien à faire dans les champs.

Il y a des régions où l'agriculture a été totalement abandonnée pour l'industrie ; mais ce sont là des régions où l'exercice de la profession agricole avait été rendu impossible par l'exiguïté des lots de terre accordés aux serfs lors de leur libération, et surtout par la mauvaise qualité ou le défaut de prairies sur ces terres, ainsi que par l'appauvrissement général des paysans, — conséquence des impôts écrasants et des payements pour le rachat de la terre, qui étaient très élevés.

Mais partout où les lotissements furent raisonnables et où les paysans sont relativement moins grevés d'impôts, ils continuent à cultiver la terre ; et leurs champs sont mieux entretenus, le nombre moyen de têtes de bétail est plus considérable, là où l'agriculture peut s'associer aux industries domestiques. Même les paysans dont les lots sont peu étendus trouvent les moyens d'affermer de la terre chez les propriétaires voisins, si le travail industriel leur permet de gagner quelque argent. J'ai à peine besoin d'ajouter que ces villages qui combinent les deux genres de travaux jouissent d'un bien-être relatif. Vorsma et Pavlovo — deux villages de couteliers, dont l'un est purement industriel, tandis que les habitants de l'autre continuent à cultiver le sol — pourraient être cités comme deux exemples illustrant cette comparaison d'une façon frappante[15].

Il y aurait bien d'autres choses à dire sur ce sujet des industries rurales en Russie, en particulier pour montrer avec quelle facilité les paysans s'associent pour acheter de nouvelles machines, ou pour se passer de l'intermédiaire dans leurs achats de matières premières, là du moins où la misère n'est pas un obstacle à l'association. On pourrait aussi chercher des exemples semblables en Belgique et mieux encore en Suisse ; mais ceux qui ont été fournis ci-dessus suffiront pour donner une idée générale de l'importance, de la vitalité et de la perfectibilité des industries rurales, et pour stimuler l'étude dans cette direction.


Conclusions.


Les faits que nous venons de passer rapidement en revue montrent assez quels avantages il y aurait à tirer d'une combinaison de l'agriculture et de l'industrie, si cette dernière pouvait s'installer au village, non sous sa forme actuelle d'usine capitaliste, mais sous la forme de production industrielle socialement organisée, avec tout le secours que peuvent lui prêter le machinisme et la technique. En fait, le trait prédominant des petites industries, c'est qu'on ne constate l'existence d'un bien-être relatif que là où elles sont associées à l'agriculture, là où les ouvriers sont restés en possession du sol et continuent à le cultiver. Même parmi les tisserands de France ou de Russie, qui ont à compter avec la concurrence de la fabrique, on voit régner un certain bien-être, tant qu'ils ne sont pas forcés d'abandonner la terre.

Au contraire, dès que les impôts trop lourds ou l'appauvrissement résultant d'une crise a forcé l'ouvrier en chambre à abandonner à l'usurier son dernier lopin de terre, la misère se glisse à son foyer. L'entrepreneur, l'acheteur deviennent tout-puissants, l'ouvrier travaille pour rien et souvent toute l'industrie périclite, avant d'avoir pu se réorganiser.

Ces faits, ainsi que la tendance marquée qu'a la grande industrie à émigrer à la campagne, sont très suggestifs. Naturellement, ce serait une grave erreur de s'imaginer que l'industrie doive revenir à la phase primitive des métiers purement « manuels », pour pouvoir s'associer à l'agriculture. Chaque fois qu'une économie de travail humain peut être obtenue grâce à une machine, cette machine est la bienvenue. On s'en servira, et il n'est sans doute pas une seule branche de l'industrie où l'on n'aurait un grand avantage à introduire le travail mécanique, au moins dans certaines phases de la fabrication. Dans l'état chaotique où se trouve actuellement l'industrie, on peut encore faire à la main des clous et des canifs à bon marché ; des cotonnades communes peuvent encore être tissées par-ci par-là sur le métier d'antan. Mais cette anomalie ne saurait durer. La machine détrônera le travail à la main dans la confection des articles ordinaires, alors que le travail purement manuel étendra son domaine sur tout ce qui demande un certain finissage plus ou moins artistique. Ce sera sans doute le cas pour beaucoup d'objets, aujourd'hui complètement manufacturés en fabriques, ainsi que dans des milliers d'industries nouvelles qui sont encore dans l'enfance.

Mais cette question se pose : Pourquoi les cotonnades, les lainages, les soieries, actuellement tissés à la main dans les villages, ne seraient-ils pas tissés à la machine dans ces mêmes villages, sans pour cela que les ouvriers abandonnent leur profession agricole ? Pourquoi des centaines de métiers domestiques, aujourd'hui entièrement exercés à la main, ne recourraient-ils pas aux machines qui permettent de faire une économie d'efforts, comme on l'a déjà fait pour le tricotage, la coutellerie (à Sheffield) et tant d'autres industries ? Il n'y a pas de raison pour que le petit moteur ou la transmission de la force à domicile ne soient pas d'un usage beaucoup plus répandu qu'ils ne le sont à présent, partout où le besoin du grand établissement industriel ne se fait pas sentir ; et il n'y a pas de raison pour que le village n'ait pas sa petite fabrique, là où le travail en fabrique est préférable, ainsi que nous l'avons vu occasionnellement dans certains villages de France.

Mieux encore. Il n'y a pas de raison pour que la fabrique, avec sa force motrice et ses machines, n'appartienne pas à la commune, comme c'est déjà le cas pour la force motrice dans les ateliers et petites manufactures sus-mentionnés du Jura français.

Il est évident qu'aujourd'hui, sous le régime capitaliste, l'usine est la plaie du village, car elle ne s'y installe que pour accabler de travail les enfants et réduire à la pauvreté toute la population mâle. Il est donc tout naturel que les cultivateurs s'y opposent par tous les moyens. Il en est de même pour les ouvriers s’ils ont réussi à conserver leurs vieilles organisations corporatives, comme à Sheffield ou à Solingen, ou si, comme dans le Jura, ils ne sont pas encore réduits ou peu s’en faut à la misère. Mais avec une organisation sociale plus rationnelle, l’usine ne rencontrerait pas de tels obstacles, car elle serait un bienfait pour le village. Et il est déjà de toute évidence qu’un mouvement dans cette direction s’accomplit à l’heure actuelle dans quelques communes rurales.

Les avantages moraux et physiques qu’on aurait à répartir ainsi ses efforts entre le champ et l’atelier sont incontestables. Mais la difficulté, nous dit-on, est dans la centralisation nécessaire des industries modernes. Dans l’industrie, comme dans la politique, la centralisation a tant d’admirateurs ! Eh bien, dans ces deux sphères l’idéal des centralisateurs a grand besoin d’être soumis à une révision. En effet, si nous étudions les industries modernes, nous découvrons bientôt que pour quelques-unes d’entre elles la coopération de centaines et même de milliers d’ouvriers réunis sur un même point est réellement nécessaire. Les grands établissements métallurgiques et les entreprises minières appartiennent sans contredit à cette catégorie ; les transatlantiques ne peuvent pas non plus être construits dans des ateliers de village. Mais un bon nombre de nos grandes usines ne sont pas autre chose que des agglomérations sous une direction commune d'industries distinctes.

D'autres grandes manufactures sont simplement constituées par la réunion de centaines d'exemplaires d'une même machine : tels sont, par exemple, la plupart de nos filatures et de nos tissages aux proportions gigantesques. La manufacture étant une entreprise strictement privée, ses propriétaires trouvent avantageux d'avoir sous leur direction immédiate toutes les branches d'une industrie donnée : ils cumulent ainsi les bénéfices résultant des transformations successives de la matière première. Et quand plusieurs milliers de métiers mécaniques sont rassemblés dans une seule fabrique, le propriétaire est le maître du marché. Mais si l'on se place au point de vue technique, les avantages d'une telle concentration sont insignifiants et souvent fort douteux. Même une industrie aussi centralisée que celle du coton ne souffre aucunement de ce que la production de certains articles soit répartie, selon les différentes phases de la fabrication, entre plusieurs manufactures distinctes. C'est ce que nous voyons à Manchester et dans les villes voisines. Quant aux petites industries, on n'a jamais constaté le moindre inconvénient à subdiviser encore plus le travail entre les ateliers, ni pour l'horlogerie, ni pour un grand nombre d'autres branches.

Nous entendons dire à chaque instant qu'un cheval-vapeur coûte tant avec une petite machine et tant de moins avec une machine dix fois plus puissante ; que le prix de revient du kilogramme de filés de coton est beaucoup moins élevé si la manufacture double le nombre de ses broches. Mais, d'après l'opinion des ingénieurs les plus autorisés, comme le Prof. W. Unwin, la distribution hydraulique et surtout électrique de l'énergie provenant d'une station centrale vient écarter le premier de ces arguments. En effet, nous en voyons déjà la preuve dans beaucoup de villes du centre de l'Angleterre. Et le second argument ne peut être invoqué que pour les industries qui préparent les produits à demi manufacturés et destinés à subir des transformations ultérieures. Quant aux innombrables articles qui doivent leur valeur surtout à l'adresse de l'artisan, c'est dans les petits établissements qu'on peut les fabriquer dans les meilleures conditions.

Même dans les circonstances actuelles les usines monstres présentent de grands inconvénients, car il leur est impossible de transformer rapidement leurs machines d'après la demande toujours variable des consommateurs. Que de krachs récents de grandes entreprises industrielles anglaises, trop connus pour qu'il me soit nécessaire de les nommer, furent dus à cette cause !

Quant aux nouvelles branches d'industrie que j'ai mentionnées au début du chapitre précédent, il leur faut toujours avoir des commencements très modestes, et elles peuvent prospérer aussi bien dans les villages que dans de grandes cités, pour peu que les petites agglomérations soient pourvues d'institutions stimulant le goût artistique et le génie inventif. Pour fournir des exemples, citons les progrès réalisés récemment par l'industrie du jouet, ainsi que la haute perfection atteinte dans la fabrication des instruments de mathématiques et d'optique, des meubles, des petits articles de luxe, de la céramique, etc. L'art et la science ont cessé d'être le monopole des grandes villes, et de nouveaux progrès seront la conséquence de leur propagation dans les campagnes.

La distribution géographique des industries dans un pays donné dépend évidemment dans une grande mesure d'un certain ensemble de conditions naturelles ; il est évident qu'il y a des endroits tout particulièrement propres au développement de certaines industries. Les rives de la Clyde et de la Tyne sont certainement on ne peut mieux appropriées à l'installation de chantiers de constructions maritimes, et ces chantiers doivent nécessairement être entourés d'un grand nombre d'usines et d'ateliers. Les industries trouveront toujours quelque avantage à être groupées, jusqu'à un certain point, selon les caractères physiques des différentes régions. Mais nous devons reconnaître que, à l'heure actuelle, leur groupement n'est pas du tout conditionné par ces caractères. Des causes historiques — surtout des guerres religieuses et des rivalités nationales — ont exercé une forte influence sur leur croissance et leur distribution actuelle. Mais ce qui a agi plus encore, ce sont des considérations sur la facilité de la vente et de l'exportation, c'est-à-dire des considérations qui perdent déjà beaucoup de leur importance, étant donné que les facilités de transport augmentent sans cesse ; et elles en perdront bien plus encore quand les producteurs produiront pour eux-mêmes et non pour des consommateurs éloignés.

Pourquoi, dans une société rationnellement organisée, Londres resterait-il un grand centre pour la production des confitures et des conserves, et continuerait-il à fabriquer des parapluies pour à peu près tout le Royaume-Uni ? Pourquoi les innombrables petites industries de Whitechapel resteraient-elles où elles sont, au lieu de se disperser dans tout le pays ? Il n'y a aucune raison pour que les manteaux portés par les Anglaises soient confectionnés à Berlin et dans Whitechapel, plutôt que dans le Devonshire ou le Derbyshire. Et pourquoi Paris raffinerait-il du sucre à peu près pour la France entière ? Pourquoi la moitié des bottines et des souliers achetés aux États-Unis doivent-ils être manufacturés dans les 1500 ateliers du Massachusetts ? Il n'y a absolument aucune raison pour que ces anomalies et autres analogues persistent. Les industries doivent se disséminer sur toute la surface du globe, dans tous les pays civilisés, et cette dispersion sera nécessairement suivie d'une dispersion des fabriques sur le territoire de chaque nation.

Au cours de cette évolution, les produits naturels de chaque région et ses conditions géographiques seront sans doute l'un des facteurs qui détermineront le caractère des industries qui s'y développeront. Mais lorsque nous voyons la Suisse devenir un pays d'exportation pour les machines à vapeur, les locomotives, les bateaux à vapeur, — alors qu'elle n'a ni minerai de fer, ni houille pour obtenir l'acier, ni même un port de mer pour les importer ; lorsque nous voyons la Belgique se faire exportatrice de raisin, Manchester devenu port de mer, et ainsi de suite, — nous comprenons que dans la distribution géographique des industries, le facteur des produits locaux et celui des facilités maritimes ne sont pas encore les deux facteurs dominants. Nous nous apercevons qu'en fin de compte, c'est le facteur intellectuel (l'esprit d'invention, la faculté d'adaptation, la liberté, etc.), qui domine les autres.

Que toutes les industries gagnent à se toucher les coudes dans un milieu d'industries variées, — le lecteur a pu s'en persuader par de nombreux exemples. Pour chaque industrie il faut un milieu technique. Mais il en est de même aussi pour l'agriculture.

L'agriculture ne peut pas se développer sans l'aide des machines, et l'usage de celles-ci ne peut se généraliser sans un milieu industriel : sans qu'il y ait des ateliers mécaniques à la portée de l'agriculteur. Le forgeron du village ne suffit plus. S'il faut arrêter le travail de la batteuse pour huit ou dix jours, parce qu'une dent s'est cassée dans un de ses rouages, et que pour avoir une nouvelle roue il faille envoyer un messager spécial dans une province voisine, à cinquante lieues de distance, — l'usage des machines n'est pas possible. Eh bien, j'ai vu la chose se produire chez nous, dans mon enfance, dans la Russie centrale ; et j'ai trouvé mention, dans une autobiographie anglaise, d'un fait analogue en Angleterre dans la première moitié du dix-neuvième siècle.

En outre, dans toute la partie septentrionale de la zone tempérée, les agriculteurs ont besoin d'un travail industriel quelconque pour remplir les mois d'hiver. C'est ce besoin qui a amené le développement frappant des industries rurales dont le lecteur a vu quelques exemples. Et ce besoin se fait sentir même dans le climat si doux des îles normandes, et cela, malgré l'extension prise par l'horticulture sous verre. — « Nous avons besoin de ces industries. Suggérez-nous en quelques-unes, » m'écrivait un de mes correspondants de Guernesey. Et ce n'est pas tout.

L'agriculture a tant besoin du secours de ceux qui habitent les villes, que chaque été on voit des milliers d'hommes quitter leurs galetas et aller faire la moisson à la campagne. Les miséreux de Londres vont par milliers dans le Sussex ou le comté de Kent pour faire les foins ou cueillir le houblon, ce dernier comté à lui seul exigeant, estime-t-on, 80.000 hommes et femmes de plus pour faire cette cueillette. En France, des villages entiers sont abandonnés en été, avec toutes leurs industries domestiques, et les paysans s'en vont vers les parties les plus fertiles de la région. Des centaines de milliers d'êtres humains sont transportés chaque été dans les prairies du Manitoba et du Dakota. Chaque été, des milliers et des milliers de Polonais se répandent, pour y faire la moisson, par les plaines de la Prusse, du Mecklembourg, de la Westphalie, de la France même, dont les populations agricoles ont émigré vers les villes industrielles. Et en Russie, il y a chaque année un exode de plusieurs millions d'hommes, venus du nord jusqu'aux prairies du Sud, pour y faire la moisson, tandis qu'à Saint-Pétersbourg beaucoup d'industriels ralentissent leur production en été parce que les ouvriers retournent à leurs villages natals pour y cultiver leurs terres.

L'agriculture ne peut se passer de l'aide de ces ouvriers supplémentaires pendant la saison d'été. Mais elle a encore bien plus besoin de secours temporaires pour améliorer le sol, pour décupler sa puissance productive. Le labourage préliminaire à la vapeur, le drainage et le fumage transformeraient même les terres fortes du nord-ouest de Londres en un sol beaucoup plus riche que celui des prairies américaines. Pour devenir fertile, cette argile n'a besoin que d'un travail fort simple, ne nécessitant aucune habileté : le travail nécessaire pour ouvrir le sol, y poser des drains, pulvériser des phosphates, etc. ; et ce travail, les ouvriers des fabriques seraient heureux de le faire, s'il était convenablement organisé et s'il se faisait par associations libres, travaillant au profit de la société tout entière.

Le sol réclame cette aide, et il l'aurait, dans une société bien organisée, même s'il était nécessaire dans ce but d'arrêter un certain nombre de manufactures pendant l'été. Évidemment, les industriels actuels considéreraient comme une cause de ruine l'arrêt de leurs manufactures pendant plusieurs mois par an, parce qu'ils attendent des capitaux engagés dans l'industrie qu'ils produisent des bénéfices chaque jour de l'année et à toute heure du jour, si possible. Mais c'est là le point de vue du capitaliste, et non celui de la communauté.

Quant aux ouvriers, qui devraient être les directeurs réels de toutes les industries, ils comprendraient sans doute qu'il est hygiénique et nécessaire, pour l'esprit comme pour le corps, de ne pas exécuter tout le long de l'année la même besogne monotone, et ils abandonneraient le travail de l'usine un ou deux mois, pendant l'été, ou bien encore ils trouveraient le moyen de continuer à faire fonctionner usines et manufactures en se relevant par équipes.

La dissémination des industries dans les campagnes, de façon que l'agriculture puisse recueillir tous les avantages qu'elle retire toujours de son alliance avec l'industrie et de la combinaison du travail industriel avec le travail agricole, voilà certainement la première mesure à prendre dès qu'une réorganisation sérieuse de l'état de choses actuel sera possible. On y va déjà, ainsi que nous l'avons vu dans les pages précédentes.

Cette mesure nous sera imposée par la nécessité de produire pour les producteurs eux-mêmes ; elle sera imposée par la nécessité pour toute femme et pour tout homme bien portants de consacrer une partie de leur vie au travail manuel en plein air ; et elle sera rendue encore plus nécessaire lorsque les grands mouvements sociaux, qui sont aujourd'hui devenus inévitables, viendront modifier les formes actuelles du commerce international et contraindre chaque nation à demander sa subsistance surtout à ses propres ressources. L'humanité dans son ensemble et chaque individu en particulier ne peuvent que gagner à ce changement, et c'est pourquoi il s'accomplira nécessairement.

Mais une telle transformation implique aussi une modification radicale de notre système d'éducation actuel. Elle présuppose une société composée d'hommes et de femmes dont chacun soit capable de travailler de ses mains, aussi bien que de son cerveau, et de déployer son activité dans plusieurs sens. C'est cette « intégration des aptitudes » que je me propose maintenant d'analyser.






  1. Les remarques du Professeur Issaïeff — qui a étudié d'une façon très approfondie les petites industries en Russie, en Allemagne et en France — seront pour moi un guide précieux dans ce qui va suivre. Voir Travaux de la Commission chargée de l'Étude des petites Industries en Russie (en russe), Saint-Pétersbourg, 1879-87, volume I.
  2. Voir la préface de K. Buecher des Untersuchungen über die Lage des Handwerks in Deutschland, volume IV.
  3. La base de cette croyance se trouve dans un des derniers chapitres du Capital de Marx (l'avant-dernier), où l'auteur parlait de la concentration du capital et y voyait « la fatalité d'une loi naturelle ». Vers 1848 tous les socialistes, ou à peu près, partageaient cette idée, qui revenait continuellement dans leurs écrits. Mais tout porte à croire que Marx, s'il avait vécu, aurait tenu compte des développements ultérieurs de la vie industrielle, qu'on ne prévoyait pas en 1848. S'il eût vécu, il n'aurait certes pas fermé les yeux au formidable accroissement du nombre des petits capitalistes et des fortunes moyennes qui s'édifient à l'ombre des milliardaires modernes, ainsi que l'a démontré M. Tcherkésoff, dès 1894, dans le journal Freedom, et en 1895-96 dans les Temps Nouveaux, et sa brochure, Pages d'histoire socialiste.
    Très probablement Marx aurait également remarqué l'extrême lenteur avec lequel s'accomplit la disparition de la petite industrie, lenteur qu'on ne pouvait prévoir vers le milieu du dix-neuvième siècle, car nul ne pouvait alors prédire les facilités de transport dont nous disposons, la demande toujours croissante et toujours plus variée, ni le bon marché actuel de la force motrice prise en petite quantité. Marx aurait certainement étudié ces faits, et vraisemblablement il aurait atténué le caractère absolu de sa formule de jadis, comme il le fit une fois, en effet, au sujet de la propriété communiste dans les villages de Russie (le mir).
    Il serait désirable que ses disciples fissent un peu moins fond sur des formules abstraites, — si commodes qu'elles soient comme mots de ralliement dans les luttes électorales — et eussent à cœur d'étudier les phénomènes économiques concrets.
  4. The Economic Interpretation of History.
  5. Les Progrès de la Science économique depuis Adam Smith, Paris, 1890, tome I, pp. 460-461.
  6. Voir les discussions au Reichstag en janvier 1909 sur les syndicats polonais et l'application qui leur est faite du paragraphe de la loi sur les associations, relatif aux langues (Sprachenparagraph). — Note du traducteur.
  7. Pour plus de détails, voyez L'Entr'aide : un facteur de l'Évolution.
  8. Voir Appendice S.
  9. Voici la répartition de toutes les industries, y compris les usines d'après le dernier Annuaire : Les artisans travaillant seuls ou avec leurs familles représentent 165.000 entreprises. La très petite industrie (de 1 à 4 ouvriers) 54.000 entreprises, 95.000 ouvriers ; la petite (de 5 à 49), 14.800 entreprises, 177.000 ouvriers ; moyenne et grande (50 à 499 ouvriers), 1.500 entreprises, 250.000 ouvriers ; très grande (plus de 500), 200 entreprises, 160.000 ouvriers. Total, 236.000 petits et gros patrons ; ou bien 71.000 patrons, sur 7.000.000 d'habitants, si l'on ne compte pas les artisans.
  10. Quand aurons-nous pour l'Angleterre un recensement aussi complet que celui que nous avons pour la France et la Belgique, c'est-à-dire un dénombrement où l'on comptera employés et employeurs séparément, au lieu de jeter pêle-mêle le propriétaire de l'usine, les administrateurs, les ingénieurs et les ouvriers ?
  11. Industries textiles : artisans travaillant seuls ou avec leurs familles, 1.437 ; de 1 à 4 ouvriers, 430 établissements, 949 travailleurs ; de 5 à 49 ouvriers, 774 établissements, 14.051 travailleurs ; 50 ou plus, 379 établissements, 66.103 ouvriers.
  12. En 1907, le gouvernement a, en effet, suivi ces conseils et s'est mis à détruire violemment la propriété communale, dans l'intérêt des gros bonnets de l'industrie et de la grande propriété rurale.
  13. Il résulte de l'enquête à domicile, qui portait sur 855.000 ouvriers, que la valeur de leur production annuelle atteignait 530 millions de francs (le rouble étant estimé 2 fr. 50), ce qui faisait une moyenne de 620 francs par ouvrier. Une moyenne de 500 francs pour les 7.500.000 personnes occupées dans les industries donnerait déjà 3.750 millions pour leur production totale : mais les enquêteurs les plus autorisés considèrent ce chiffre comme au-dessous de la réalité.
  14. Quelques-uns des produits des industries rurales de Russie ont été récemment introduits en Angleterre où ils se vendent très bien
  15. Prougavine, dans le Vyestnik Promychlennosti, Juin 1884. Cf. aussi l'excellent ouvrage de V. V. (Vorontsoff), Destinées du capitalisme en Russie, Pétersbourg, 1882 (en russe).